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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XI
Le langage et le vivant Selon Manzi





Le 3 juin

Le lendemain au même endroit avec Manzi

Bien que la chaleur ait été précoce cette année — c'est du moins ce que je me suis laissé dire, car je n'ai naturellement aucun élément de comparaison — les matinées sont fraîches. Aussi les rives de l'Ardor sont envahies par les pêcheurs avant d'être abandonnées aux baigneurs.

Ce matin, Manzi n'a pas de cours. Il en donne très peu. Nous avons convenu de prendre ensemble notre petit-déjeuner où nous nous étions rencontrés hier. Je me dis, en regardant la rivière qui tourbillonne sous nos pieds, qu'on aurait pu penser à prendre des cannes à pêche.

 

Qu'est-ce qu'une sensation ?

Les inévitables papillons qui se sont envolés à notre approche ont éveillé chez lui des pensées qui devaient mûrir depuis longtemps. « Avant de ramener les sensations à des organes des sens, m'explique Manzi, il serait plus avantageux de prendre en compte les propriétés d'un milieu qu'elles mettent en œuvre. »

« Nous en dénombrons immédiatement trois. Nous avons d'abord les propriétés mécaniques. Celles-ci sont perçues par le toucher et l'ouïe. L'ouïe peut alors être considérée comme un toucher éloigné. Nous percevons par les oreilles les vibrations mécaniques du milieu, mais d'autres animaux les perçoivent par le corps tout entier, comme le requin, ou par la langue, comme le serpent, ou encore par les articulations des pattes sauteuses, comme la sauterelle. »

« Ensuite, nous percevons les propriétés chimiques. C'est le goût et l'odorat qui décomposent les propriétés chimiques des molécules. Encore une fois, on peut considérer l'odorat comme un goûter éloigné. »

« Nous avons enfin la perception des propriétés lumineuses. Celle-ci ne passe pas nécessairement par des yeux. Les huîtres ont des capteurs lumineux sur les membranes qui ferment leurs coquilles. Les feuilles des végétaux perçoivent aussi la lumière. Percevoir la lumière ne signifie pas, pour autant, percevoir ce qui la renvoie, c'est à dire ce qu'elle éclaire, ni non plus percevoir les couleurs. »

 

De la perception aux signes

Je me demande comment Manzi parvient à entretenir sa musculature. Malgré leur relative diversité, ses activités le contraignent à rester assis devant un clavier, devant des livres ou devant une audience, et depuis mon arrivée, je ne l'ai vu pratiquer aucun sport. Je sais combien il est difficile pour des gens comme nous de se maintenir dans une forme convenable.

Je ne distingue pas encore très nettement pour l'instant le propos qu'il poursuit. Je sens toutefois qu'il est parti pour un long développement. Je devrais m'efforcer d'être attentif.

« Il existe cependant d'autres propriétés du milieu qui sont susceptibles de produire des perceptions, poursuit-il ; par exemple, les variations thermiques, ou encore électriques. »

« Nous percevons les variations thermiques par les organes du toucher, et celles électriques, par le toucher et le goût, mais le poisson torpille paraît avoir des capteurs spécifiques pour l'électricité. De même, un serpent perçoit des quantités de choses avec sa langue : les goûts, les odeurs et les sons. »

 

Il est vrai que rien n'est moins clair que le concept de perception, dans lequel on entremêle à plaisir les choses perçues, les propriétés naturelles du milieu qui véhiculent ce que nous en percevons, les organes qui traitent ces données sensibles et le sujet qui perçoit.

« Une fois que nous avons posé la nature de ce qui véhicule nos sensations, reprend Manzi, nous devons considérer aussi dans quelle mesure nous pouvons utiliser les mêmes propriétés pour émettre des signaux qui peuvent être reçus comme des percepts. Nous devons nous demander si nous pouvons les émettre délibérément, et encore contrôler ces émissions. Par exemple, le poisson torpille perçoit l'électricité, mais il peut aussi en émettre, contrôler cette émission et l'utiliser même pour sonder son milieu. La chauve-souris fait à peu près la même chose avec son cri. Elle projette un son et récupère en retour des informations sur son milieu. »

« Il est utile aussi de comprendre comment l'émission et la réception sont liées. Par exemple, nous émettons et nous percevons des sons par des organes distincts, mais qui sont très proches et fonctionnent en partie de concert, comme la gorge et le tympan. Il en va de même pour les sauterelles qui émettent des sons en frottant leurs pattes sauteuses contre leurs élytres, et les reçoivent par les articulations de celles-ci »

 

« Les articulations des élytres ? l'interrogé-je. — Non, l'articulation des pattes sauteuses, dont la partie antérieure est munie de dents qui n'ont d'autre utilité que produire des sons. »

« Les élytres et les pattes sauteuses sont donc bien des organes de phonation chez les sauterelles et les criquets, à égalité avec leur autre fonction ambulatoire, comme chez nous la bouche, la langue, les dents, le palais et le tympan. » Précise-t-il avant de reprendre le fil de ses idées.

« Les yeux des vertébrés et de nombreux mollusques sont des organes très spécialisés pour percevoir des sources lumineuses, mais les vertébrés peuvent utiliser leur corps tout entier pour émettre des signaux visuels. Des parties du corps peuvent aussi être spécialisées. La queue du paon, par exemple, n'a aucune autre fonction que celle d'être vue. »

« Beaucoup de vertébrés ont des visages très mobiles, où des quantités de muscles contribuent à changer un regard. De ce point de vue, un visage, un regard, peuvent être considérés comme des organes spécialisés pour l'émission de signaux visuels. »

 

« Il est dur d'imaginer des propriétés équivalentes chez des insectes. La chitine qui recouvre leur corps ne peut pas offrir la même richesse de mobilité qu'une peau. Quant aux mollusques, il risque bien de leur manquer la rigidité d'un squelette. »

« C'est ici un point sur lequel il me faudrait insister, que cette nécessité d'une architecture rigide pour permettre le plein déploiement de la souplesse et de la mobilité. Comme dans la grammaire, comme dans la musique, un squelette ou une carapace rigide sont nécessaires à la variété et à la souplesse de mille variations. »

Cette incise pique ma curiosité. J'aimerais demander à Manzi de développer son idée tout de suite. Je pense intuitivement au rigide quadrillage des portées sur une partition musicale, ou à la rigidité des vers et des rimes en poésie.

 

« Bref, il est peu probable, continue-t-il, que les insectes émettent beaucoup de signaux visuels par leur visage, mais on ne sait rien des possibilités que leur offrent leurs mandibules, trompes, antennes, palpes et crochets. De toute façon, leurs yeux ne permettent certainement pas des perceptions comparables à celles des vertébrés, quoiqu'ils puissent être parfois des organes aussi complexes et même davantage. »

« Les insectes utilisent plutôt des signaux olfactifs. Nous autres humains sommes particulièrement infirmes sur ce point. Nous avons un très faible odorat, mais nous sommes de surcroît à peu près incapables d'exercer un contrôle sur nos émissions olfactives, parfois à notre grand désarroi. Les antennes des papillons, elles, sont capables d'émettre et de recevoir sur plusieurs kilomètres de très riches nuances odorantes. Il s'agit proprement d'un langage, dont il serait bien dur d'évaluer la richesse, si toutefois quelqu'un s'en souciait vraiment. »

 

D'une philosophie du vivant à la philosophie du langage

« En résumé, nous pouvons distinguer trois principaux vecteurs des sensations. Ce sont les propriétés mécaniques, chimiques et lumineuses des matériaux. Nous pouvons encore diviser ces perceptions en trois types. D'abord, les perceptions directes. Ce sont pour nous le goût et le toucher, par opposition avec l'odorat et l'ouïe, qui sont les mêmes, éloignées. Par exemple, les végétaux ont une sensation directe de la lumière, mais pas de perception des sources lumineuses éloignées, de même que les huîtres et les moules. »

« Nous avons ensuite la perception éloignée : vision, odorat, ouïe. »

« Puis, nous avons enfin l'émission-perception délibérée de signes. L'être vivant utilise alors les propriétés mécaniques, chimiques, lumineuses du milieu, ou, éventuellement, d'autres propriétés, comme matériaux pour bâtir les éléments d'un langage. »

 

« L'homme n'utilise pratiquement que deux de ces vecteurs : mécanique et lumineux. Les langues humaines les utilisent conjointement et ont toutes une double nature, visuelle et sonore. Elles mettent en œuvre des signes sonores, les phonèmes, et des signes visuels, les caractères. Tous les arts emploient l'un ou l'autre de ces vecteurs, mais bien que nous ayons quelques limites dans la maîtrise des arômes, nous avons aussi cultivé la gastronomie, la parfumerie et l'œnologie. »

 

« En comptant bien, nous avons donc neuf types distincts de sensations, selon le vecteur qu'elles utilisent, et selon qu'elles soient directes, éloignées, ou émises comme signes. »

Je suis admiratif devant l'esprit d'analyse de Manzi. J'ai toutefois peine à croire qu'il ait improvisé ce véritable cours devant moi. Je n'ai pourtant nulle part rencontré l'énoncé d'une semblable théorie, à la limite d'une philosophie zoologique et d'une philosophie de la grammaire.

 

Le signe et l'objet

« On pourrait ajouter que de nombreuses espèces se servent d'objets étrangers à leur corps pour émettre des signes, et, dans ce cas, certaines parties de leur corps peuvent également se spécialiser pour produire ces objets, par exemple les mains pour l'homme. L'homme est loin d'être le seul animal à utiliser ou réaliser de tels objets, mais aucun autre n'en crée en une telle quantité, ni avec une telle complexité. »

« Ces objets soulèvent des questions complexes, car ils sont en général comme ces organes qui ont une double fonction : notre bouche, par exemple, qui sert à la fois à manger et à parler, ou les membres postérieurs des sauterelles, qui leur permettent à la fois de sauter, d'émettre des sons et de les entendre. »

« Parfois, les relations entre ces deux sortes de fonctions peuvent devenir extrêmement complexes et entremêlées. C'est tout particulièrement le cas des objets avec lesquels l'homme sait, plus que toute autre espèce, prolonger les aptitudes de son corps et se faire des prothèses. »

« Considérons, par exemple, un petit dispositif matériel comme une balance à fléaux. La balance n'est qu'une application du principe mécanique du plan incliné, dont l'utilisation la plus élémentaire est le levier. En somme, une balance est un levier étalonné. Observe alors comment s'articulent inextricablement le fonctionnement mécanique du dispositif, et l'étalonnage sémantique et numérique des unités de mesure. »

« Le boulier est encore un objet de cet ordre, comme la machine à calculer ou, enfin, l'ordinateur, dans lequel de telles intrications deviennent proprement vertigineuses selon comment on les regarde. »

 

J'observe que parler n'a pas empêché Manzi de manger. Nous avons commandé un petit-déjeuner paysan, composé principalement de fromage de chèvre et de fruits secs : raisins, noix, noisettes, accompagné de lait caillé.

Comme nous avons terminé, je l'interromps pour lui suggérer de commander un café. Ce qu'il fait sans bouger de sa chaise, d'une voix à réveiller les morts.

 

Qu'est-ce qu'une image ?

« Maintenant que nous en sommes là, avant d'aller plus loin où que ce soit, reprend-il, il est devenu nécessaire de se demander ce qu'est réellement une perception. Ce que nous appelons pour nous-mêmes une vision, est-elle bien la même chose pour un insecte ? Nos yeux nous permettent de construire une image, une image visuelle, de notre environnement. Si l'insecte a une telle image, une image comparable, devons-nous penser qu'il la construirait avec ses yeux ? Ne construit-il pas plutôt ce que nous pourrions appeler une image olfactive ? »

« Il est très difficile de l'imaginer, mais pouvons-nous concevoir que les odeurs lui permettent la construction d'un schème spatial comparable à celui que nous construisons à l'aide de rayonnements lumineux ? Si nous avions des yeux à facettes, il nous serait certainement impossible d'imaginer une représentation spatiale telle que nous la connaissons. »

« Tu veux dire, l'interrogé-je, que ce que nous appelons une image est essentiellement déterminé par la production d'un schème spatial ? »

« À vrai dire, chacun est bien libre de donner aux mots qu'il emploie le sens qu'il veut. On s'arrangera toujours pour les interpréter selon leur fonction dans leur contexte. Je ne saurais pas te donner une définition du mot "image" pour toutes les fois où je l'ai entendu, notamment à propos d'image sonore ou d'image mentale. Dans l'usage le plus courant, en tout cas, image renvoie à une représentation visuelle propre à l'homme ou à l'animal proche de l'homme. Une telle représentation visuelle est indissociable d'une certaine organisation spatiale, pour l'homme du moins. Je suppose que celle-ci doit être produite, pour des organismes aveugles ou mal voyants, par d'autres données des sens. »

 

« Les yeux à facettes des insectes servent surtout à identifier des mouvements, continue-t-il. Ils permettent de percevoir des mouvements extrêmement rapides, bien trop rapides, notamment, pour permettre d'identifier des images mobiles sur un écran. Avec de tels yeux, nous percevrions sûrement le balayage qui rafraîchit les points lumineux, mais pas une image. En tout cas, ce que perçoivent les insectes avec leurs yeux est certainement tout ce qu'on veut sauf ce que nous convenons d'appeler une image, une vision. Jusqu'à quel point pourtant pourrait-on appeler image ce qu'ils perçoivent à l'aide de leurs antennes ? »

Je ne comprends pas parfaitement ici comment Manzi semble distinguer la représentation spatiale et la perception du mouvement, ou peut-être du temps, mais j'hésite à l'interrompre encore.

 

« Ceci pose la question de comment nous produisons nos sensations à l'aide de nos capteurs. En lui-même, le rayonnement lumineux ne produit en rien ce que nous pourrions appeler une image, ni davantage les différentes parties de l'œil, ou encore leur ensemble. Où est l'image que nous percevons ? »

« Pouvons-nous dire pour autant qu'elle soit dans le cerveau ? Nous pourrions avec autant de raisons, et même davantage, dire qu'il n'y a pas, à proprement parler, d'image, ni une quelconque représentation ; qu'il n'y a rien d'autre qu'une apparence du monde et que nous y sommes sensibles grâce aux propriétés de la matière. Comme l'insecte fait à peu près la même chose que nous, fût-ce avec des organes très différents, il est probable qu'il accède à la même apparence, et qu'il perçoit le même monde à peu près comme nous le percevons. »

 

Je me souviens de mes lectures de Lamarck, qui ne partageait pas du tout cet avis. Pour lui, il ne faisait aucun doute qu'à l'organe correspondait un mode de perception, et il était par conséquence exclu que des données des sens différentes donnent une même image du monde.

En condamnant ceux qui prétendaient cela, il nous apprenait au moins qu'ils existaient, mais il ne les nommait pas. Ils étaient peut-être bien connus à l'époque de la Révolution Française. Il devait faire allusion à de lointains disciples de Lucrèce et de sa difficilement compréhensible théorie de "simulacres", elle-même empruntée au matérialisme antique.

Je suppose que le De Natura Rerum nécessiterait un plus gros effort de traduction. « Simulacre », dans son contexte, ne veut à peu près rien dire en français, si ce n'est une certaine objectivité, voire une réalité, des apparences.

 

L'image, le signe, le réel

« Envisager cette possibilité de voir, avec des organes différents, le même monde, nous amène à nous demander ce que signifierait percevoir de la même façon. Je pense qu'en définitive on ferait mieux alors de ne pas s'en tenir aux seules données sensibles. »

« Je vais prendre un exemple simple que je crois éclairant. Nous voyons un homme en blouse blanche et nous croyons qu'il est un peintre en bâtiment. Nous le voyons donc ainsi jusqu'au moment où nous apprenons qu'il est en réalité le dentiste qui va nous arracher une dent. Nous le voyons alors d'une façon totalement différente sans qu'aucune donnée sensible n'ait été modifiée dans notre environnement ni dans notre organisme. »

« Dans ce sens, alors, on peut penser que les perceptions d'une même réalité puissent être profondément différentes, que ceux qui les perçoivent aient ou non les mêmes organes de perception. Un papillon ne verra jamais Douha comme je la vois, ni moi comme il voit sa femelle. Dans ce sens-là, bien sûr, ma perception du monde est très différente de celle d'un insecte. »

« Voilà, je crois, le minimum de réflexions qu'on est en droit d'attendre de celui qui se préoccupe d'écriture, d'esthétique, ou même d'interface. »

 

J'ai suivi le long raisonnement de Manzi sans même l'interrompre, du moins sans en modifier le cours par les rares questions que je suis parvenu à glisser. Quand il assène sa conclusion, je ne peux retenir un éclat de rire.

Il reste un court instant impassible, sans même paraître ressentir de la surprise, et part aussi d'un grand éclat de rire.

 

 

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