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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XII
Trois semaines plus tard





Le 19 juin

Retour de Marseille

Après être retourné pour quelques semaines à Marseille, je suis revenu hier à Bolgobol. Sachant bien mieux cette fois à quoi m'attendre, j'ai opté pour une location.

Les gens d'ici ont fortement tendance à migrer de la ville à la campagne selon les saisons et les travaux des champs, et beaucoup d'appartements sont vides en été. J'ai trouvé un petit deux pièces dans un quartier ouvrier du sud, et qui offre l'avantage d'être situé face au lavoir, où je pourrai faire laver mon linge.

Si l'eau courante, l'électricité et le téléphone sont bien distribués, les machines à laver sont un luxe assez rare. Les grands immeubles récents en ont de collectives, et l'on trouve aussi beaucoup de laveries, mais les lavoirs publics sont encore très courants dans les vieux quartiers populaires.

Le quartier Al Watan est plaisant, avec son dédale de petites rues, dont beaucoup sont inaccessibles aux voitures. Les habitants aussi sont agréables, au point de me faire oublier que je ne parle pas un mot de palanzi. De nombreux jeunes gens connaissent cependant assez bien « l'indien ».

 

Le café Shamsella

Je suis en train de prendre ces notes sur mon Powerbook au café Shamsella, que j'ai découvert avant-hier, juste en bas de ma rue, après être arrivé.

Contrairement à ce que laisse supposer son nom, le café Shamsella n'est pas ensoleillé, du moins en cette saison où les ramures ne sont pas avares d'ombre, et la fraîcheur y est très acceptable en début d'après-midi pour prendre un café en fumant une pipe. Il est situé au bas de la rue Al Kobra, là où elle s'élargit en une petite place qu'ombrage un noyer, presque au croisement de la rue Al Watan, à quelques mètres des berges de l'Aldor.

La rue Al Kobra a été construite de part et d'autres des rives d'un petit cours d'eau dont elle porte le nom, et que longent deux larges escaliers, le laissant, entre eux, couler dans son état originel. Si l'on y trouvait encore du poisson, des gens pourraient pêcher directement de leurs fenêtres. Il y coule peu d'eau, et il n'est pas très difficile de le traverser en sautant entre deux pierres, surtout en juillet où il est presque à sec.

En début d'après-midi, le café Shamsella est presque entièrement désert. C'est l'heure aussi où la lumière crue qui tombe sur la rue Al Kobra, à l'est, et dans un petit patio que recouvre partiellement une treille, à l'ouest, rend la pénombre de la salle plus profonde et la fait paraître plus fraîche. La traverse un léger courant d'air, que provoque la différence de pression entre la rue et le patio, et qui transporte de subtiles effluves des vergers. Il disperse la fumée de ma pipe avant qu'elle devienne trop pesante.

 

Quelques arbres, dont des noisetiers, et des buissons, notamment des framboisiers, poussent, sauvages, au bord du cours d'eau, bruissant agréablement et attirant les oiseaux. Le courant relativement rapide s'entend de ma chambre et favorise le sommeil. Le noyer, devant le café, ombrage quelques tables.

En fin d'après-midi, les habitants sortent avec des chaises devant les portes et bavardent interminablement.

 

Le Powerbook 1400

Je me suis équipé pour ce voyage d'un Powerbook 1400 de 166 mégaherz, embarquant 48 mégaoctets de mémoire. Il fut en son temps une des plus belles réussites d'Apple, mais il n'est plus aujourd'hui de nature à exciter les convoitises, même ici, où il est pourtant encore une machine relativement puissante.

J'ai opté pour la version 8.1. de MacOS, datant de 1998, particulièrement bien finalisée et peu gourmande en mémoire, et j'ai choisi des applications qui n'en demandent pas beaucoup non plus. J'ai installé une ancienne version de Nisus Writer, la 4.1, à laquelle j'ai rajouté un correcteur orthographique français, dont elle est dépourvue, Excalibur, sous licence GNU, et un correcteur grammatical, aussi en français. Avec ses 6 Mo de mémoire vive nécessaire, Nisus Writer laisse loin derrière lui par la richesse de ses fonctionnalités et sa gestion des langues à alphabet non latin, tous les traitements de texte que j'ai déjà utilisés.

J'ai pris aussi une version lite de BBEdit de Barebone, une version 4 d'Eudora pour le courrier, et ICab pour la navigation, dont la dernière version n'est pas finalisée, mais qui est pourtant complète et rapide, sans prendre beaucoup d'espace ni de mémoire. J'ai pris à tout hasard une version anglaise de l'éditeur de texte japonais QuoEdit, dans l'éventualité où il serait utile de manipuler du code en d'autres alphabets que l'ISO-Latin, et un petit logiciel d'image gratuit, Future paint, développé par Stazsoftware, qui tient décompressé sur une disquette. Il n'en possède pas moins les principales fonctionnalités d'un traitement d'image, gère une grande quantité de formats et travaille très vite.

Si mon Powerbook n'excite pas l'envie, il éveille la curiosité. Mon logeur, un jeune père de famille qui travaille à la centrale électrique, a souhaité l'essayer, et il n'a pas été peu surpris par sa réactivité. L'absence de port parallèle, USB et Firewire a cependant vite fait tomber son intérêt. C'est exactement ce que j'espérais. Je ne tiens pas à susciter un cambriolage.

 

 

Le 20 juin

Deux critiques du contrat social

J'ai fait la connaissance aujourd'hui d'un militant du Parti Populaire Scythe — un groupuscule d'extrême droite. Je ne savais même pas qu'une telle engeance existait par ici.

Un jeune homme d'une trentaine d'année, vêtu à l'européenne d'une chemise de bûcheron et d'un bleu jean, à engagé la conversation avec moi à propos du livre que j'étais en train de lire au café Shamsella. J'étais plongé dans les Two Treatises of government de Locke dont j'ai, en arrivant, trouvé l'édition Everyman d'occasion chez un droguiste. Comme il parlait très bien l'anglais, je lui ai offert de prendre un café avec moi. Il opta pour un thé.

Nous commençâmes évidemment par parler du contrat social, sur lequel nous partagions visiblement un regard critique, ou plus exactement, envers lequel nos critiques se croisaient plus qu'elles ne convergeaient.

 

Pour ma part, je n'ai jamais été convaincu par l'idée d'un contrat social, avec ce qu'il suppose de cœrcition, là où le simple bon sens, doublé d'une connaissance de la nature, me paraissent suffisants.

Les langues naturelles, par exemple, ont des lois très strictes tout en reposant sur bon nombre de choix arbitraires. A-t-on pourtant jamais vu un pacte quelconque sur l'emploi de ces règles ou sur de tels choix ? Et, plus encore, a-t-on jamais vu des polices, des tribunaux et des parlements du langage ? Toutes les langues ont été parlées et parfaitement comprises avant même que quiconque entreprenne d'en formaliser les grammaires, et je ne crois pas que la particularité française d'une académie ait apporté quoi que ce soit qui manquerait aux autres.

 

L'idée qu'il serait nécessaire de s'entendre avant même de comprendre le monde où l'on vit, me semble, de plus, une collusion dangereuse. On pourrait s'entendre pour dire que la terre est immobile et que le ciel tourne autour, et fonder ce principe sur l'autorité des prêtres, du prince ou du peuple souverain... pourtant elle tourne.

Mon interlocuteur y voyait au contraire une perversion de l'esprit aryen, une perversion littéralement masochiste. Se référant largement à la vie et à l'œuvre de Sacher Masoch, il m'expliqua que pour jouir des humiliations et des mauvais traitements, le masochiste a besoin d'établir par contrat la relation avec celui qui les lui inflige.

Un tel rapprochement ne m'avait jamais effleuré l'esprit, et je ne le trouvais pas dénué d'intérêt, bien que je ne sois pas très porté aux explications psychologiques. Ses arguments raciaux me parurent cependant nettement moins sympathiques, et ses références quelque peu forcées à Nietzsche et à Mohammed Ikbal. (Mohammed Ikbal, intellectuel pakistanais et poète, fut artisan de l'indépendance de son pays et en devint le premier ministre de la culture. Fin lecteur de Nietzsche, on lui doit notamment La Plume de Gabriel.)

 

Notre conversation aurait pu tourner à l'altercation, mais trois raisons au moins contribuèrent à la rendre courtoise, et même attentive. La première tenait à l'atmosphère très particulière du café Shamsella aux premières heures de l'après-midi.

La seconde tenait à moi. Avec l'âge, j'ai appris qu'à peu près tout ce qui pouvait être formulé finissait par l'être, et que, de toute façon, les actes suscités par les mots étaient presque toujours inattendus. Je suis donc prêt à entendre sans m'émouvoir à peu près n'importe quoi. La troisième raison, enfin, tenait à mon interlocuteur lui-même. Si mes propos dénotaient chez moi tout ce qu'il pouvait exécrer, il voyait dans mes traits les stigmates de la pure race aryenne.

 

L'Extrême droite du Marmat

Je ne voudrais pas caricaturer des idées parce qu'elles ne sont pas les miennes ; je vais donc tenter de les résumer correctement, car elles valent leur pesant d'octets.

Il est bon de savoir d'abord que l'ancienne population de l'Asie centrale, celle du moins dont ne manquent pas les traces archéologiques, était des nomades scythes. Malgré l'absence d'écriture et d'architecture, si ce n'est funéraire, on sait quantité de choses d'eux. On connaît surtout leurs sculptures, qui nous apprennent qu'ils étaient barbus et chevelus et avaient une physionomie de toute évidence européenne. On ne peut douter non plus de leurs goûts pour la guerre et la chasse. Toutes leurs figures représentent des combats, ou des prédateurs déchiquetant leur proie. Ils furent aussi le premier peuple à dompter des chevaux, dont ils ornaient le crâne de cornes postiches. Tout dans leur culture pourrait donc nous laisser croire que les Scythes sont les lointains ancêtres des concepteurs des modernes jeux vidéos.

 

Ceci est pour l'histoire et ne nous fait remonter que quelques milliers d'années. Dans la préhistoire, tout semble indiquer que l'Asie Centrale, et peut-être l'Asie tout entière, était occupée par des peuples de type caucasien. D'où venaient donc ceux de type asiatique ? Selon toute vraisemblance d'Extrême Orient. Ce n'est pas l'avis de quelques chercheurs, dont s'inspire le Parti National Scythe. Pour eux, ils venaient d'Amérique par le détroit de Béring.

J'ai dit que j'exposerai honnêtement des idées que je ne partage pas, et je m'y tiens : cette thèse n'est pas aussi folle qu'on pourrait le croire. Il n'existe aucune certitude sur l'époque où l'Amérique fut peuplée. Elle aurait pu l'être au cours des glaciations du paléolithique, soit entre cent et dix mille ans, avant que les deux continents ne restent coupés l'un de l'autre au cours du réchauffement du néolithique. Un type humain se serait alors stabilisé pendant plusieurs milliers, ou dizaines de milliers d'années, sans aucun contact avec le reste de la planète. Puis, au cours d'une nouvelle courte glaciation, le passage se serait à nouveau ouvert, permettant l'invasion de l'Asie. Les envahisseurs venus des Amériques auraient repoussé les peuplades caucasiennes jusqu'en Asie Mineure, et même en Océanie. Ces coups de boutoir auraient été prolongés jusque dans des périodes relativement récentes avec les Huns et les Mongols. Ce point de vue n'est à mes yeux ni plus stupide, ni plus improbable qu'un autre.

 

À partir de là, le Parti Populaire Scythe déduit la nécessaire suprématie d'une race aryenne commune aux Scythes, aux Indiens, aux Iraniens, aux Gréco-Romains et aux Goths qui ont conquis l'Europe.

À quelques variantes près, on ne retrouve là rien de très original par rapport à l'extrême droite européenne. Si, pourtant : notre ami, si j'ose dire, soutient radicalement le sionisme et les USA, bien qu'il s'avoue antisémite.

Le paradoxe n'est qu'apparent. Son parti distingue race, culture et religion. La tradition arienne, d'après Georges Dumézil, (c'est lui qui l'affirme, je n'ai pas vérifié) distingue nettement le religieux du politique par des castes distinctes, ce qui se traduit pour lui dans la modernité par les principes de la laïcité. Que les trois monothéismes soient d'origine sémite, comme la roue ou le papier sont chinois, n'empêche en rien que la civilisation arienne se les soit appropriés. « À ce compte, les origines du Bouddhisme sont purement aryennes », observe-t-il très justement. Pour lui, le peuple d'Israël est majoritairement composé d'Aryens, ses élites sont germaniques, sa culture et ses institutions sont européennes.

Quand je lui fais remarque que l'Europe du milieu du siècle dernier n'était pas vraiment de son avis à propos des Juifs européens, il m'avoue qu'elle a en effet commis une injustice envers les Juifs allemands (sic), mais que celle-ci a au moins eu le mérite de les forcer à assumer leur sang.

 

Qu'est-ce qui caractérise alors cette culture arienne, à part la laïcité ? La démocratie ? Non. Pour lui, la démocratie est perverse, et il se réfère à Platon pour me prouver qu'elle engendre le totalitarisme. Pour lui, la forme politique parfaite est le féodalisme. Il me le définit en quelques mots : le féodalisme est la fidélité et l'obéissance aux chefs, et la sélection de ceux-ci par le mérite. Pour lui, la mondialisation de l'économie est en train de reconstruire le féodalisme à l'échelle de la planète.

Il revendique bien sûr un nouveau féodalisme, un féodalisme jeune, non plus basé sur des vertus militaires, mais sur la gestion et la gouvernance. Celui-ci ne serait d'ailleurs pas aussi contraire à la liberté, l'égalité, ni même à la fraternité que je parais le croire, puisque sans une certaine liberté de mœurs et de pensée ni une égalité des chances, une telle sélection ne pourrait s'accomplir.

Il s'exalte un peu en évoquant l'attaque du World Trade Center, dont il compare la gestion à celle de l'incendie du Reichtag, et les pillages des musées irakiens à des autodafés.

 

Quand je lui demande comment il imagine cette domination raciale, s'il pense à des déportations et des exterminations, il m'affirme, choqué, que rien de cela n'est nécessaire. L'idée même de territorialité est pour lui dépassée. Les richesses ne sont plus terriennes, et la domination sera mondiale. Il suffit de remettre sur pied à travers l'organisation économique de la monnaie et de l'emploi, les structures féodales traditionnelles pour que tout rentre dans l'ordre. Pour étayer son point de vue, il me fait remarquer qu'en Europe le milieu de la finance et des entreprises est déjà largement constitué d'aristocrates.

Je m'étonne malgré tout que des gens se revendiquant du nationalisme n'aient pas l'impression de trahir leur pays où les yeux bridés et les pommettes saillantes sont malgré tout nombreux. Il me répond que ce sont eux, au contraire, qui le trahissent, en sabotant l'économie et en se complaisant dans une production agricole et industrielle autarcique, plutôt que de chercher à s'introduire dans le marché mondial. « Quand ils ne s'adonnent pas, ajoute-t-il, à une littérature stérile où l'on ne trouve que des auteurs et aucun public, ou à une programmation qui non seulement n'est pas commerciale, mais concurrence le commerce. »

 

La conversation m'avait quand même agacé, et quand il m'a demandé si, Marseillais, je descendais des Romains, des Francs ou des Wisigoths, je lui ai répondu sèchement que, comme mon nom l'indique, mes ancêtres venaient de l'ancienne ville de Petra, en Jordanie.

 

Cette rencontre a commencé par entamer mon moral, puis elle a fini par m'inquiéter. De tels propos ne sont-ils pas dangereux à tenir dans un lieu public, ou même seulement à écouter et surtout à noter, quand on est un étranger ? Pourquoi cet homme a-t-il pris le risque de parler avec quelqu'un dont il ignorait tout ? Et si mon aspect pouvait lui inspirer une telle confiance, alors ne suis-je pas en danger dans ce quartier populaire où ses vues ne sont certainement pas largement partagées ? J'ai jugé sage de prendre conseil auprès de Manzi ou de Ziddhâ, que je n'avais pas encore prévenus de mon arrivée.

Cet événement m'irrite. Je souhaitais me retrouver seul, comme si je ne connaissais encore personne ici, et je commençais à m'y sentir chez moi, quand cette rencontre m'a plongé dans un univers entièrement différent, sans que rien de tangible, pourtant, n'ait changé.

 

 

Le 21 juin

Je retrouve mes amis

« Et alors, tu as oublié de lui demander comment la Race des Seigneurs s'est faite chasser par des Asiatiques ? » Me demande Manzi impassible.

Mes troubles me paraissent idiots maintenant. Je me sens un peu ridicule.

 

En envoyant mon courriel à Manzi, j'en recevais un de lui. C'était une invitation à une rencontre internationale de poésie dans les régions asghodes du nord. Il ne savait pas si j'étais encore en Europe ou si j'en étais reparti, et il me suggérait, dans le premier cas, de le faire savoir autour de moi et de ne pas revenir seul.

Une rencontre internationale de poésie dans les régions du Marmat, voilà qui me laisse pantois. Qui l'organise ?

Manzi ne comprend pas bien ma question. Organiser quoi ? Il suffit d'une date et d'un lieu, et l'on vient. Et c'est où ?

Près du grand lac d'Aggadhar, dans les ruines d'une madrassat abandonnée. Et où logera-t-on ? Là encore, pour Manzi, loger n'est pas un problème en cette saison. Le problème est celui de l'installation et de la protection des matériels électroniques. Lui monte avec Douha et Ziddhâ quelques jours à l'avance pour tout préparer. Il me propose d'y aller avec eux.

« Nous avons besoin de spécialistes de la sécurité électrique et de la protection contre l'incendie, me précise-t-il. Je crois que tu as déjà travaillé là-dedans et que tu as même une formation de pompier, ajoute-t-il. Tu pourrais te rendre précieux. » 

J'espère que je ne suis pas le seul, mais il me rassure. « Tu as vu nos installations. Pour pratiquer la littérature ici, on doit être capable de tirer correctement des lignes électriques et téléphoniques, et de les protéger de la foudre. Nous avons beaucoup de poètes pompiers dans les vallées. »

Tant pis donc pour mon appartement loué. Je l'informe quand même que « poète pompier » peut aussi avoir une autre acception en français, avant de nous entendre sur les conditions du départ.

Je n'ai même pas songé à lui demander qui pourrait bien participer à un festival international de poésie dans les régions du Marmat.

 

 

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