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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier VIII
Le Gourpa Révolutionnaire

 

 

 

 

 

Le 7 mai

Le Parti

Le parti prit le pouvoir en 1917, et fonda la République du Gourpa. Mais quel parti ? C'est ce que nul n'est jamais parvenu à établir définitivement.

« Conseil » se dit en russe soviet, et loya en palanzi. Les Soviets étaient alors une invention très récente dans la Sainte Russie. Le premier soviet fut celui de l'usine de Poulitof à Saint-Pétersbourg, créé en 1905. Les loyas dirigeaient les régions du Marmat depuis le septième siècle.

« Parti des Conseils » n'avait donc ici guère plus de signification que si l'on avait décidé en France d'appeler une formation politique « Parti Républicain ». Évidemment, il s'agissait de conseils ouvriers, et c'est ainsi qu'on commença à débattre si le parti était celui des conseils ouvriers, des conseils tout simplement, ou le parti des ouvriers.


Cette idée de conseils ouvriers dont Lénine avait pris alors la stature de porte parole mondial, venait en réalité d'Amérique du Nord. De Leon, un Hollandais cofondateur des IWW, s'y était fait le théoricien et le leader des Workers Councils, principe largement repris par la gauche allemande sous le nom de Rat. C'est de là que vint la prédilection des nazis pour caricaturer les communistes et les Juifs sous forme de rats (Ratte en allemand).

Pendant ce temps, on avait inventé un nouveau mot pour une idée nouvelle : syndicat. Il signifie à peu près « commander ensemble ». Sa morphologie qui mêle le grec et le latin dénote, outre les insuffisances de ses inventeurs en matières de lettres antiques, une volonté translinguistique.


Né autour de la Fédération Jurassienne, le syndicalisme rejetait tout autant le trade-unionisme, condamné par Karl Marx dans sa Critique du Programme de Gotha et d'Erfurt, que le principe d'un parti, fut-il de classe, qui se mettrait à égalité avec ceux de la bourgeoisie et ne prétendrait défendre que la justice sociale. Les Syndicats étaient à la fois l'organisation de la lutte émancipatrice des travailleurs, et celle de la société nouvelle.

Son succès fut si vif en France avec le mouvement des Bourses du Travail puis la CGT, qu'on se mit à traduire trade-union par syndicat — les deux étaient de toute façon assimilés à des organisations criminelles. On dut donc préciser : syndicalisme révolutionnaire, ou anarcho-syndicalisme.

Aux USA, syndicalism et trade-unionism ne se confondaient certainement pas, et le premier s'y associait avec le principe des conseils. C'est à peu près ainsi qu'on entendait la traduction russe par soviet.


Ce que j'essaie de laisser entrevoir ainsi, c'est que le passage continu d'une langue à l'autre n'est pas pour clarifier les concepts, et d'abord parce qu'au sein d'une même langue, les mots changent perpétuellement de sens.

L'idée seule de conseils (ou d'assemblée), était révolutionnaire dans des nations où régnait le despotisme fondé sur des traditions féodales ou des appareils religieux. Dans des pays comme la Suisse, la Hollande, les États-Unis ou la France, l'idée vraiment nouvelle était seulement que les conseils fussent ouvriers.

Pour les premiers, la Révolution se confondait avec un renversement politique et constitutionnel. Pour les autres, elle était « sociale » — encore un mot dont le sens a changé. Elle supposait une transformation plus profonde, et donc plus lente, des rapports de production : une révolution industrielle, technologique et scientifique, bien plus que politique.

Lénine, minoritaire (bolchevik en russe), voulait faire accomplir à l'empire des Tsars les deux pas à la fois. « Le socialisme, c'est les conseils plus l'électricité » disait-il. Cela plaisait aux gens du Marmat qui avaient déjà les conseils mais pas l'électricité. Chaque nation pouvait trouver dans sa propre culture et son histoire les ferments sur lesquels s'enracineraient ces idées, et les gens du Marmat en furent autant capables que les autres.


Ce furent un peu toutes les raisons qui firent qu'on ne sut jamais comment qualifier le parti : Parti des Conseils, Parti Ouvrier, du Travail, Parti Communiste, de la Révolution, Parti Socialiste, Démocratique, du Progrès... On finit par dire simplement « Le Parti ».

Depuis l'origine, le Parti est en réalité une constellation de groupuscules qui s'allient ou s'opposent pour orienter les décisions des divers conseils. Il n'a jamais eu de cartes, ni même de liste des membres. Je crois que je pourrais moi-même me dire « membre du Parti » sans que personne ne vienne me contredire.

Ce Parti unique s'est toujours confondu avec le Syndicat, unique lui aussi et constitué d'une constellation des mêmes groupuscules, dont aucun organigramme ne saurait figurer la présence au sein des Unions Locales et des Unions de Métiers.


Staline


Abou 'l Houghman

Une photo montrant Staline, alors commissaire du Peuple aux nationalités de l'Union Soviétique, et Abou 'l Houghman, secrétaire général des Conseils du Marmat, à Tangaar en 1918, illustre jusqu'à la caricature la différence entre les deux conceptions de la Révolution. Al Houghman, qu'on appelait simplement Abou, avait un sens inné du désordre, comparable à celui que Staline avait de l'ordre. « L'ordre, disait-il, est la perfection, et la perfection est l'immobilité et la mort. Seul le changement est durable. »

Alors que Staline voulait édifier un socialisme d'état planificateur, Abou avait lancé à la tribune du Conseil Supérieur de Tangaar, contre le très léniniste président Galnakh qui présentait son plan d'organisation socialiste de la production : « Organisation ? — Propriété ! »

Il se signala aussi lors d'une visite au soviet de Léningrad, à l'époque où les premiers films des Marx Brothers furent projetés en Orient, en se proclamant « Marxiste tendance Harpo », tout en imitant le regard et les mimiques de celui-ci. C'est à cette occasion que fut prise la seule photo de Staline en train de rire à gorge déployée. Elle fut rapidement détruite par les services de la propagande.


Al Houghman avait fait des études d'ingénieur en France. C'était l'époque où la troisième république offrait avec générosité des bourses à des étudiants de ces régions qui échappaient encore miraculeusement à la domination britannique, russe ou ottomane. Elle se disait que ça ne pouvait pas faire de mal à la présence française en Asie.

Il y rencontra Émile Pouget dans une exposition au salon des Indépendants, avec lequel il partagea toujours une véritable fascination pour la peinture impressionniste, il apprit à jouer de l'accordéon, qu'il introduisit dans le Marmat, et il y tomba amoureux d'une jeune ouvrière syndicaliste qui revint avec lui à Algarod en 1910.

Il retourna dans le Marmat avec l'idée de construire des barrages et des centrales électriques. Il rencontra alors les mêmes difficultés qu'avait connu des siècles plus tôt le moine Gandyyas. C'est ainsi qu'il fonda le Conseil des Travailleurs de l'Électricité.


Le 8 mai

Dinkha

Dinkha est un habitué de la place des Darlabats. De bon matin, il y descend prendre son petit-déjeuner sur une terrasse au soleil. Il y attend son car pour la ville nouvelle où est son bureau.

Dinkha travaille beaucoup chez lui. À quoi bon multiplier les déplacements inutiles, quand on peut le joindre à tout moment par l'internet, et lui, par le même moyen, consulte à tout instant les documents dont il a besoin ?

Il passe des heures devant l'écran et, dès qu'il le peut, il prend les dossiers qu'il vient d'imprimer et va continuer son travail dehors, sur une terrasse de la place des Darlabats, ou plus loin.

C'est là où je l'ai retrouvé hier matin, juste après avoir eu la même idée que lui. « Ici je sais que personne ne vient me déranger, » m'a-t-il dit. « Ce n'était pas mon intention, » m'excusé-je. « Non, répond-il, je ne disais pas ça pour toi, tu ne me déranges pas, tu me changes les idées. — Vraiment ? — Sinon, je te le dirais franchement. Viens, assieds-toi un moment. »


Dinkha a largement passé la quarantaine. Ses cheveux, légèrement bouclés, sa moustache et son bouc, très noirs, le rajeunissent. Sa forte carrure et ses gestes énergiques cachent son début d'embonpoint.

 

L'électricité

— La mécanique quantique est à la fois le résultat de la découverte de l'électricité, et sa véritable découverte, m'explique Dinkha, pendant que le serveur qui vient de m'apporter un café dessert la table. Elle dépasse définitivement ces deux lectures concurrentielles du monde qu'étaient la physique et la chimie. La force électromagnétique réintroduit celle de la gravitation au sein même de la composition des éléments.

— Voilà un résumé bien clair de deux siècles de recherches. Dis-je. Cela, je le comprends parfaitement. Je comprends moins ce que cela veut dire.

— Tu viens de faire toi-même un résumé très clair du programme de la recherche à venir, plaisante-t-il.


— Compare les atomes aux lettres de l'alphabet, continue-t-il quand le serveur qui le connaît bien lui ramène du thé à la menthe sans qu'il ait eu à le commander. Nous avons un alphabet de cent cinq lettres avec lesquelles nous pouvons écrire tous les corps chimiques, du plus simple, l'hydrogène, aux plus complexes, les acides désoxyribonucléiques.

— Oui.

— Jusque là, nos atomes ou nos lettres ne sont que des abstractions. Il leur manque l'existence. L'électricité est l'encre qui la leur donne.

Dinkha s'interrompt un instant, distrait par une jeune fille qui travers la place. Elle longe cette invraisemblable fontaine avec son bassin et ses sculptures qui m'évoquent plus l'Italie baroque que l'Asie Centrale. — Ou la syntaxe ? L'interrogé-je.

— Excellente remarque ! Convient-il. En réalité, c'est la même chose.

— Oui ?

— Oui, j'aurais pu prendre une autre image et comparer aux atomes les phonèmes plutôt que les lettres. Alors, je dirais que l'électricité est la voix qui les prononce.

— Je comprends. Quand il m'a invité chez lui, Manzi m'a expliqué comment pour Al Farabi la grammaire était l'art de la vocalisation : Les trois voyelles qui sont les accents de la langue arabe, en permettant de prononcer les consonnes leur donnent leur valeur grammaticale. Je l'ai résumé dans le deuxième cahier de mon journal de voyage de 2003.

— Exactement, si tu compares les éléments simples aux vingt-deux lettres de l'alphabet arabe, alors les électrons sont les accents qui les vocalisent.

— Les jokers des consonnes, disait De Chazal...

— Quoi ?

— Rien. J'avais lu dans le livre de Malcolm de Chazal Sens plastique, que les voyelles étaient les jokers des consonnes. J'avais pris ce livre dans la bibliothèque de mon ami Fardouzi la même année, et il avait mis en note un renvoi à la Grammaire d'Al Farabi.


L'électricité et la matérialité de la matière

Il fait froid le matin à Algarod. Le jour pointait à peine quand je me suis éveillé, et les oiseaux dormaient encore. J'aime cette heure où la lumière des lampes le dispute encore à celle du jour. Dinkha, en bon habitué, a choisi la première table que le soleil atteint, et je peux maintenant ôter mon manteau.

« L'électricité serait donc comme la matérialité de la matière. » Ajouté-je.

« Un poète pourrait dire cela, répond-il, à condition qu'il ne cherche pas trop à comprendre ensuite ce qu'il a voulu dire. Car, vois-tu, pour que les mots aient une valeur scientifique, ils doivent être associés entre eux par des rapports géométriques, des proportions et des mesures. Qu'est-ce que la puissance ? Le quotient du travail sur le temps. L'unité de puissance est le watt, qui vaut un joule par seconde. Alors qu'est-ce que le travail ? Le travail est le produit de l'intensité de la force par le déplacement. Si le déplacement et la force font un angle, le travail est égal au produit de la force par la projection du déplacement sur la direction de la force. Et la force, qu'est-ce que c'est ? La force est le produit de la masse par l'accélération. Et la masse ? Le produit du volume par la densité. Newton a parfait ce système dans lequel chaque concept est lié aux autres par des mesures. »


— Einstein en a construit un autre, remarqué-je.

— Pour qu'il marche, on devrait ramener la force gravitationnelle à celle de l'électromagnétisme. Nous avons bien quelques équations intéressantes, mais nous ne connaissons pas le chemin du calcul à l'expérimentation.

— Tu veux dire que la théorie des cordes est mathématique mais pas littéralement scientifique.

— Ou si tu préfères, qu'on est capable de vérifier qu'elle soit vraie, mais pas de comprendre ce qu'elle signifie. Peu de chercheurs prennent le bon chemin pour y parvenir, si tu considères que la meilleure vérification expérimentale du big-bang serait de créer un nouvel univers.

Il rit, puis ajoute : « Mais où ? »

 

 

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