Cahier IX
La République du Gourpa
Le 9 mai
L'histoire du
Marmat a été ponctuée de violence
L'histoire du
Marmat a toujours été ponctuée de violence.
Celle-ci fut malgré tout assez peu meurtrière comparée
à d'autres parties du monde.
Les morts et les
souffrances que causent les combats à ceux qui les mènent,
font toujours une part négligeable quand on les compare à
ce que nous appellerions aujourd'hui les « dommages
collatéraux ». Ceux-ci recoupent les victimes
civiles accidentelles, ou délibérément
massacrées, pillées, affamées, abandonnées
au froid ou aux épidémies. Si l'intention est le plus
souvent d'exterminer, lorsqu'elle est absente, des masses d'hommes
armés sont de toute façon presque toujours contraintes
de continuer à tuer et à ravager simplement pour
survivre, ou encore parce qu'elles ne peuvent plus assurer la survie
de ceux qu'elles ont soumis.
C'est ainsi que se
fait l'Histoire, et que certainement la préhistoire s'est
faite aussi. Comme il est fréquent dans les régions
accidentées, où il suffit parfois de s'élever de
quelques centaines de mètres pour échapper aux
carnages, le Marmat connut beaucoup de combats mais peu
d'exterminations.
Des communautés
variées et successives ont cohabité par la force des
armes. Après quelques temps, le combat passait dans les cœurs,
entre la haine et l'estime pour l'ennemi irréductible, puis,
nécessité faisant loi, des échanges succédaient
à la guerre, tout aussi âpres pourtant, entre qui
manquait de fourrage et qui manquait de minerai. Les hommes et les
idées alors peu à peu se mêlaient et des yeux
bleus finissaient par aguicher des yeux bridés.
Il en est résulté
une mosaïque de petites communautés guerrières,
focalisées autour de cités fortifiées :
Tangaar, Bolgobol, Asgarod, Dargo Pal, Bisdurbal... En même
temps que ces centres s'étendaient au-delà de leurs
successives murailles, des citadelles perchées au cœur
de profondes vallées, en devenaient d'autres plus dérobés.
J'ai déjà expliqué cela le mois dernier.
La véritable
religion du Marmat a sans doute toujours été la guerre.
Chaque communauté savait qu'elle devait sa liberté, ses
biens et ses terres à son courage et à ses armes, et
qu'elle les avait gagnés contre les autres. Et les autres le
savaient aussi.
Le Bouddhisme a
très tôt servi de liant entre elles. Il y parvint en
devenant lui-même guerrier. Il maintenait en même temps
les mœurs et les croyances anciennes. Le monothéisme
pénétra donc dans la région moins comme une
division que comme une différence de plus.
Ceci a donné
durablement des mœurs difficilement décryptables pour
l'étranger : un sens du bien commun et de la discipline
quasi-militaire, qui s'harmonise étrangement avec un
individualisme complet.
Non. Ce n'est pas
cela. Je sais bien le sens qu'un lecteur peut donner aux mots que je
viens d'employer. On est bien capable en Occident d'être
discipliné devant un chef, et d'être individualiste
jusqu'à l'égoïsme dans son petit carré. Ce
n'est pas cela.
Je me souviens, le
29 avril, en montant avec Iskanda et son fils jusqu'à sa
maison dans la montagne, il y avait une vieille femme au bord de la
route. Je n'ai pas compris tout de suite ce qu'elle faisait. Elle se
baissait péniblement à l'aide de sa canne pour ramasser
des pierres, et elle les déposait délicatement sur le
bas muret dont elles étaient tombées. Elle entretenait
« sa » route, elle s'en occupait comme de sa
cuisine.
Vous imaginez un
peu, dans un tel pays comment les autorités peuvent s'y
prendre pour imposer la moindre décision, et comment il peut y
avoir seulement des autorités.
En toute chose,
les décisions reposent sur des assemblées, des
conseils, qui doivent s'entendre avec d'autres assemblées et
d'autres conseils... Ils ne servent pas à grand-chose, si ce
n'est à retarder les décisions, qui heureusement ont la
plupart du temps déjà été prises,
imposées par les circonstances. D'ailleurs les votes
majoritaires ne sauraient engager les minoritaires, auxquels rien
n'interdit la scission.
Il n'est pas rare
que des villages aient deux ou trois conseils municipaux rivaux.
Heureusement encore, lorsqu'une route s'affaisse, elle est
généralement réparée avant même
leur réunion, parfois par ceux-là même qui
doivent s'y réunir.
Le 10 mai
Qu'est-ce qu'un
texte
Nous avons pris
l'habitude, Dinkha et moi, de déjeuner ensemble à la
place des Darlabats. Après le repas, le serveur m'apporte
déjà, sans que j'aie à le lui commander, un café
sans sucre avec un verre d'eau, en même temps que le thé
de Dinkha.
À ce
moment-là, nous interrompons nos bavardages, je sors ma pipe
et mon portable, et Dinkha ses dossiers. J'apprécie toujours
la présence des gens qui savent être studieux en
compagnie.
« Comment
fais-tu pour écrire en arabe avec un clavier européen ? »
S'étonne Dinkha en jetant un coup d'œil sur mon écran.
— J'ai
mémorisé les touches tout simplement.
— Tout
simplement ?
— Et je
me servirais aussi bien d'un clavier arabe pour écrire en
français ou en anglais.
— Alors
pourquoi as-tu besoin de regarder ton clavier ? C'est ça
qui m'étonne. Je vois tes yeux courir sur les touches, et tu
saisis des caractères qui n'y sont pas visibles.
— C'est
vrai, je ne suis jamais parvenu à mémoriser la place
des lettres sur les touches. J'ai seulement mémorisé la
relation entre les caractères latins et les caractères
arabes.
« Et tu
n'oublies jamais ? » Demande-t-il apparemment
surpris. « Si, j'oublie tout le temps. C'est pourquoi je
laisse toujours ouvert un clavier virtuel sur mon fond d'écran
quand j'écris en arabe. Il me suffit alors de cliquer sur le
bureau pour le faire monter au premier plan, » continué-je
en joignant le geste à la parole. « Et, tu vois, en
appuyant sur la touche majuscule ou option, les caractères
spéciaux apparaissent. »
« Et
toi, comment fais-tu ? — Je change de clavier. —
Pas vraiment pratique avec un portable. »
« Tu
sais, la forme des lettres, les sons des phonèmes eux-mêmes,
continué-je, tout cela n'est qu'un point de vue, une
figuration toute superficielle de ce qui seul a importance : les
jeux de leurs combinatoires. Le texte que l'on voit, la phrase que
l'on entend, même pour les plus beaux vers et les plus belles
calligraphies, ne sont rien, à peine un emballage intuitif
pour leurs relations numériques. »
« Tiens,
je vais te trouver une pensée magnifique de Gœthe citée
par Paul Éluard dans Donner
à voir.
Je l'ai utilisée dans un de mes textes. » Je lance
mon navigateur et recherche rapidement dans l'arborescence d'une
copie de mon site. Il contient tous mes ouvrages, dont seulement
quelques-uns sont protégés par des mots de passe sur
l'internet. Je sélectionne la citation et la colle sur mon
traitement de texte. Le petit croissant vert à droite de la
barre des menus, à côté de l'heure, est
automatiquement remplacé par un carré bleu-blanc-rouge.
Je grossis un peu les caractères pour que Dinkha puisse les
lire, je sélectionne la barre de son, choisis le français
et lance la lecture :
Gœthe et le
Code Source
… ce
qu'il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit
l'impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d'efficacité
sur notre moral dans une œuvre poétique, c'est ce qui
reste du poète dans une traduction en prose ; car cela
seul est la valeur réelle de l'étoffe dans sa pureté,
dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent
croire à ce mérite réel quand il ne s'y trouve
pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue
quand il s'y trouve... On peut observer que les enfants se font un
jeu de tout ; ainsi le retentissement des mots, la couleur des
vers les amusent, et, par l'espèce de parodie qu'ils en font
en les lisant, ils font disparaître tout l'intérêt
du plus bel ouvrage.
Gœthe,
Poésie
et vérité
« Envoie-moi
ce passage par courriel avec les références »
me demande Dinkha. Je le sélectionne et le coupe, ouvre mon
courrier et le colle. « Je te l'enverrai en me connectant
de chez toi. »
— Ces
quelques phrases de Gœthe, commente-t-il, vont, non sans
quelque méchanceté, à l'essence de la poésie,
et même du langage.
— Je
trouve aussi.
— Pourtant
il ne fait pas allusion à la pure relation numérique et
abstraite dont tu parles.
— Elle
est implicite. Que reste-t-il en effet du poème dans une
traduction en prose, quand on le dépouille de son ornement
éblouissant ?
— Tout,
peut-être, sauf la relation numérique.
— Elle
est justement tout et rien : rien, puisqu'elle n'a en soi ni
forme ni contenu ; tout, puisqu'elle les produit et les
articule.
— Je
vois ce que tu veux dire.
— C'est
pourquoi je ne me laisse pas volontiers enfermer dans la fausse
opposition entre lyrisme et formalisme.
— Je
ne te suis pas.
— Eh
bien si par lyrisme
on
pense à « l'ornement éblouissant »,
ou si par formalisme
on
entend opposer forme et contenu, je les renvoie dos à dos. Si
au contraire, avec lyrisme
on pense à la lyre, et donc à la musique, et donc
encore aux harmonies et aux mesures, c'est à dire aux
relations numériques, et par formalisme
on pense à leur notation formelle, alors je me revendique des
deux.
— Oui,
je comprends, mais je crois que ce que tu prêtes si
exclusivement à la littérature et à la poésie
se retrouve tout autant dans la musique ou l'image, et aussi bien
dans tout travail humain.
Le 11 mai
La télévision
du Gourpa
Dinkha est la
première personne que je rencontre ici à posséder
une télévision. Je la regarde en coupant le son.
Il m'arrive aussi
en France de la regarder ainsi. La plupart du temps, le son est aussi
inutile que le serait l'image à la radio. Ici, il l'est
doublement, puisque je ne comprends pas le palanzi.
Contrairement à
ce qui se passe avec le bon cinéma, les images et le son se
brouillent à force de redondances forcées. Il est
presque impossible dans une émission de télévision
de voir distinctement les images et d'interpréter
intelligiblement le son. On s'y fatigue, et très vite, l'un
distrait de l'autre. Regarder et écouter en même temps
m'épuise, alors je coupe le son.
J'ai mis un
certain temps à remarquer qu'ici personne ne présente
les informations à l'écran. Une interview ne montre
jamais qui parle. Les images qui présentent autre chose que
des objets ou des plans larges avec des silhouettes indistinctes,
sont proscrites.
La télévision
est apparue très tard dans la République du Gourpa,
elle n'a jamais eu beaucoup de succès et a soulevé de
nombreuses polémiques. Sans avoir jamais réussi à
s'imposer, elle est dépassée aujourd'hui par
l'internet, qui correspond mieux aux mœurs du pays.
Pour
faire une télévision, il n'est pas nécessaire de
comprendre la formule de Planck : hv=E2-E1.
Il est surtout nécessaire de décider qui parle dans le
poste. Pour cela, il faut un État fort, des organisations de
masses et des patrons de droit divin. En ce domaine, certains
diraient que la République du Gourpa a beaucoup de retard.
On n'a jamais très
bien su y désigner quelqu'un qui parle pour les autres. À
supposer même qu'on y soit arrivé, il aurait encore
fallu que celui-ci accepte de ne pas parler pour lui seul.
Après des
émeutes et des émetteurs détruits, la télévision
d'État fut dépecée entre des stations locales
autonomes qui s'échangent les mêmes programmes. On y
évite tous les sujets qui fâchent, on y présente
des groupes folkloriques, des documentaires sur la vie des insectes
et des émissions pédagogiques pour les écoles.
Un conseil de
théologiens jugea contraire à l'Islam de filmer des
visages. La déclaration outrancière qui n'avait aucune
chance d'être retenue par une autre assemblée
religieuse, reçut pourtant l'appui inattendu d'une fraction du
Parti Communiste Marxiste-Léniniste, un courant du parti
unique. Il s'appuya sur le jugement des mollahs pour accuser le
président de vouloir établir un culte de la
personnalité, après que celui-ci ait répondu à
un appel du haut conseil de l'audiovisuel pour défendre la
télé à la télévision. La plupart
des conseils de travailleurs de l'industrie sautèrent sur
l'occasion pour renverser le gouvernement, trop proche de l'URSS pour
les uns, de la Chine pour les autres, ou encore, pour quelques
autres, de la Conférence des États Islamiques, des
non-alignés, ou même de l'impérialisme.
Des conseils de
femmes voulurent interdire aussi qu'on filme des chanteuses, des
musiciennes ou des danseuses de trop près, les exhibant comme
des animaux de foire, au détriment de leur art.
La télévision
aurait pu au moins être la vitrine du cinéma local. Les
conseils de cinéastes lui refusèrent leurs films sous
prétexte qu'ils n'étaient pas faits pour être
diffusés ainsi, et qu'ils y perdraient leur liberté.
Bien peu de gens
regardent donc la télévision locale. Rien ne leur
interdit de capter les chaînes étrangères sur
l'écran de leur ordinateur. Des programmes de décryptage
sont disponibles partout en toute illégalité. Certaines
mauvaises langues prétendent qu'ils sont fournis par les
chaînes commerciales étrangères elles-mêmes.
Il est probable
que beaucoup de gens les voient, bien qu'ils aient autre chose à
faire la plupart du temps sur leurs écrans. Ils en parlent
avec mépris comme d'une chose obscène, laissant deviner
les émissions qu'ils suivent.
Leur
télévision pourtant me plaît. Les opérateurs
ne sachant plus quoi filmer, ils promènent leur caméra
dans des sites sauvages ou des zones urbaines sans signification.
C'est idéal pour visiter le pays, et aussi agréable que
regarder par la vitre d'un train.
|