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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier IX
La République du Gourpa

 

 

 

 

Le 9 mai

L'histoire du Marmat a été ponctuée de violence

L'histoire du Marmat a toujours été ponctuée de violence. Celle-ci fut malgré tout assez peu meurtrière comparée à d'autres parties du monde.

Les morts et les souffrances que causent les combats à ceux qui les mènent, font toujours une part négligeable quand on les compare à ce que nous appellerions aujourd'hui les « dommages collatéraux ». Ceux-ci recoupent les victimes civiles accidentelles, ou délibérément massacrées, pillées, affamées, abandonnées au froid ou aux épidémies. Si l'intention est le plus souvent d'exterminer, lorsqu'elle est absente, des masses d'hommes armés sont de toute façon presque toujours contraintes de continuer à tuer et à ravager simplement pour survivre, ou encore parce qu'elles ne peuvent plus assurer la survie de ceux qu'elles ont soumis.

C'est ainsi que se fait l'Histoire, et que certainement la préhistoire s'est faite aussi. Comme il est fréquent dans les régions accidentées, où il suffit parfois de s'élever de quelques centaines de mètres pour échapper aux carnages, le Marmat connut beaucoup de combats mais peu d'exterminations.

Des communautés variées et successives ont cohabité par la force des armes. Après quelques temps, le combat passait dans les cœurs, entre la haine et l'estime pour l'ennemi irréductible, puis, nécessité faisant loi, des échanges succédaient à la guerre, tout aussi âpres pourtant, entre qui manquait de fourrage et qui manquait de minerai. Les hommes et les idées alors peu à peu se mêlaient et des yeux bleus finissaient par aguicher des yeux bridés.

Il en est résulté une mosaïque de petites communautés guerrières, focalisées autour de cités fortifiées : Tangaar, Bolgobol, Asgarod, Dargo Pal, Bisdurbal... En même temps que ces centres s'étendaient au-delà de leurs successives murailles, des citadelles perchées au cœur de profondes vallées, en devenaient d'autres plus dérobés. J'ai déjà expliqué cela le mois dernier.


La véritable religion du Marmat a sans doute toujours été la guerre. Chaque communauté savait qu'elle devait sa liberté, ses biens et ses terres à son courage et à ses armes, et qu'elle les avait gagnés contre les autres. Et les autres le savaient aussi.

Le Bouddhisme a très tôt servi de liant entre elles. Il y parvint en devenant lui-même guerrier. Il maintenait en même temps les mœurs et les croyances anciennes. Le monothéisme pénétra donc dans la région moins comme une division que comme une différence de plus.

Ceci a donné durablement des mœurs difficilement décryptables pour l'étranger : un sens du bien commun et de la discipline quasi-militaire, qui s'harmonise étrangement avec un individualisme complet.


Non. Ce n'est pas cela. Je sais bien le sens qu'un lecteur peut donner aux mots que je viens d'employer. On est bien capable en Occident d'être discipliné devant un chef, et d'être individualiste jusqu'à l'égoïsme dans son petit carré. Ce n'est pas cela.

Je me souviens, le 29 avril, en montant avec Iskanda et son fils jusqu'à sa maison dans la montagne, il y avait une vieille femme au bord de la route. Je n'ai pas compris tout de suite ce qu'elle faisait. Elle se baissait péniblement à l'aide de sa canne pour ramasser des pierres, et elle les déposait délicatement sur le bas muret dont elles étaient tombées. Elle entretenait « sa » route, elle s'en occupait comme de sa cuisine.

Vous imaginez un peu, dans un tel pays comment les autorités peuvent s'y prendre pour imposer la moindre décision, et comment il peut y avoir seulement des autorités.


En toute chose, les décisions reposent sur des assemblées, des conseils, qui doivent s'entendre avec d'autres assemblées et d'autres conseils... Ils ne servent pas à grand-chose, si ce n'est à retarder les décisions, qui heureusement ont la plupart du temps déjà été prises, imposées par les circonstances. D'ailleurs les votes majoritaires ne sauraient engager les minoritaires, auxquels rien n'interdit la scission.

Il n'est pas rare que des villages aient deux ou trois conseils municipaux rivaux. Heureusement encore, lorsqu'une route s'affaisse, elle est généralement réparée avant même leur réunion, parfois par ceux-là même qui doivent s'y réunir.


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Le 10 mai

Qu'est-ce qu'un texte

Nous avons pris l'habitude, Dinkha et moi, de déjeuner ensemble à la place des Darlabats. Après le repas, le serveur m'apporte déjà, sans que j'aie à le lui commander, un café sans sucre avec un verre d'eau, en même temps que le thé de Dinkha.

À ce moment-là, nous interrompons nos bavardages, je sors ma pipe et mon portable, et Dinkha ses dossiers. J'apprécie toujours la présence des gens qui savent être studieux en compagnie.

« Comment fais-tu pour écrire en arabe avec un clavier européen ? » S'étonne Dinkha en jetant un coup d'œil sur mon écran.

— J'ai mémorisé les touches tout simplement.

— Tout simplement ?

— Et je me servirais aussi bien d'un clavier arabe pour écrire en français ou en anglais.

— Alors pourquoi as-tu besoin de regarder ton clavier ? C'est ça qui m'étonne. Je vois tes yeux courir sur les touches, et tu saisis des caractères qui n'y sont pas visibles.

— C'est vrai, je ne suis jamais parvenu à mémoriser la place des lettres sur les touches. J'ai seulement mémorisé la relation entre les caractères latins et les caractères arabes.


« Et tu n'oublies jamais ? » Demande-t-il apparemment surpris. « Si, j'oublie tout le temps. C'est pourquoi je laisse toujours ouvert un clavier virtuel sur mon fond d'écran quand j'écris en arabe. Il me suffit alors de cliquer sur le bureau pour le faire monter au premier plan, » continué-je en joignant le geste à la parole. « Et, tu vois, en appuyant sur la touche majuscule ou option, les caractères spéciaux apparaissent. »

« Et toi, comment fais-tu ? — Je change de clavier. — Pas vraiment pratique avec un portable. »


« Tu sais, la forme des lettres, les sons des phonèmes eux-mêmes, continué-je, tout cela n'est qu'un point de vue, une figuration toute superficielle de ce qui seul a importance : les jeux de leurs combinatoires. Le texte que l'on voit, la phrase que l'on entend, même pour les plus beaux vers et les plus belles calligraphies, ne sont rien, à peine un emballage intuitif pour leurs relations numériques. »

« Tiens, je vais te trouver une pensée magnifique de Gœthe citée par Paul Éluard dans Donner à voir. Je l'ai utilisée dans un de mes textes. » Je lance mon navigateur et recherche rapidement dans l'arborescence d'une copie de mon site. Il contient tous mes ouvrages, dont seulement quelques-uns sont protégés par des mots de passe sur l'internet. Je sélectionne la citation et la colle sur mon traitement de texte. Le petit croissant vert à droite de la barre des menus, à côté de l'heure, est automatiquement remplacé par un carré bleu-blanc-rouge. Je grossis un peu les caractères pour que Dinkha puisse les lire, je sélectionne la barre de son, choisis le français et lance la lecture :


Gœthe et le Code Source

ce qu'il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l'impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d'efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c'est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l'étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s'y trouve pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue quand il s'y trouve... On peut observer que les enfants se font un jeu de tout ; ainsi le retentissement des mots, la couleur des vers les amusent, et, par l'espèce de parodie qu'ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l'intérêt du plus bel ouvrage.

Gœthe, Poésie et vérité


« Envoie-moi ce passage par courriel avec les références » me demande Dinkha. Je le sélectionne et le coupe, ouvre mon courrier et le colle. « Je te l'enverrai en me connectant de chez toi. »

— Ces quelques phrases de Gœthe, commente-t-il, vont, non sans quelque méchanceté, à l'essence de la poésie, et même du langage.

— Je trouve aussi.

— Pourtant il ne fait pas allusion à la pure relation numérique et abstraite dont tu parles.

— Elle est implicite. Que reste-t-il en effet du poème dans une traduction en prose, quand on le dépouille de son ornement éblouissant ?

— Tout, peut-être, sauf la relation numérique.

— Elle est justement tout et rien : rien, puisqu'elle n'a en soi ni forme ni contenu ; tout, puisqu'elle les produit et les articule.

— Je vois ce que tu veux dire.

— C'est pourquoi je ne me laisse pas volontiers enfermer dans la fausse opposition entre lyrisme et formalisme.

— Je ne te suis pas.

— Eh bien si par lyrisme on pense à « l'ornement éblouissant », ou si par formalisme on entend opposer forme et contenu, je les renvoie dos à dos. Si au contraire, avec lyrisme on pense à la lyre, et donc à la musique, et donc encore aux harmonies et aux mesures, c'est à dire aux relations numériques, et par formalisme on pense à leur notation formelle, alors je me revendique des deux.

— Oui, je comprends, mais je crois que ce que tu prêtes si exclusivement à la littérature et à la poésie se retrouve tout autant dans la musique ou l'image, et aussi bien dans tout travail humain.


Le 11 mai

La télévision du Gourpa

Dinkha est la première personne que je rencontre ici à posséder une télévision. Je la regarde en coupant le son.

Il m'arrive aussi en France de la regarder ainsi. La plupart du temps, le son est aussi inutile que le serait l'image à la radio. Ici, il l'est doublement, puisque je ne comprends pas le palanzi.


Contrairement à ce qui se passe avec le bon cinéma, les images et le son se brouillent à force de redondances forcées. Il est presque impossible dans une émission de télévision de voir distinctement les images et d'interpréter intelligiblement le son. On s'y fatigue, et très vite, l'un distrait de l'autre. Regarder et écouter en même temps m'épuise, alors je coupe le son.

J'ai mis un certain temps à remarquer qu'ici personne ne présente les informations à l'écran. Une interview ne montre jamais qui parle. Les images qui présentent autre chose que des objets ou des plans larges avec des silhouettes indistinctes, sont proscrites.


La télévision est apparue très tard dans la République du Gourpa, elle n'a jamais eu beaucoup de succès et a soulevé de nombreuses polémiques. Sans avoir jamais réussi à s'imposer, elle est dépassée aujourd'hui par l'internet, qui correspond mieux aux mœurs du pays.

Pour faire une télévision, il n'est pas nécessaire de comprendre la formule de Planck : hv=E2-E1. Il est surtout nécessaire de décider qui parle dans le poste. Pour cela, il faut un État fort, des organisations de masses et des patrons de droit divin. En ce domaine, certains diraient que la République du Gourpa a beaucoup de retard.

On n'a jamais très bien su y désigner quelqu'un qui parle pour les autres. À supposer même qu'on y soit arrivé, il aurait encore fallu que celui-ci accepte de ne pas parler pour lui seul.


Après des émeutes et des émetteurs détruits, la télévision d'État fut dépecée entre des stations locales autonomes qui s'échangent les mêmes programmes. On y évite tous les sujets qui fâchent, on y présente des groupes folkloriques, des documentaires sur la vie des insectes et des émissions pédagogiques pour les écoles.

Un conseil de théologiens jugea contraire à l'Islam de filmer des visages. La déclaration outrancière qui n'avait aucune chance d'être retenue par une autre assemblée religieuse, reçut pourtant l'appui inattendu d'une fraction du Parti Communiste Marxiste-Léniniste, un courant du parti unique. Il s'appuya sur le jugement des mollahs pour accuser le président de vouloir établir un culte de la personnalité, après que celui-ci ait répondu à un appel du haut conseil de l'audiovisuel pour défendre la télé à la télévision. La plupart des conseils de travailleurs de l'industrie sautèrent sur l'occasion pour renverser le gouvernement, trop proche de l'URSS pour les uns, de la Chine pour les autres, ou encore, pour quelques autres, de la Conférence des États Islamiques, des non-alignés, ou même de l'impérialisme.


Des conseils de femmes voulurent interdire aussi qu'on filme des chanteuses, des musiciennes ou des danseuses de trop près, les exhibant comme des animaux de foire, au détriment de leur art.

La télévision aurait pu au moins être la vitrine du cinéma local. Les conseils de cinéastes lui refusèrent leurs films sous prétexte qu'ils n'étaient pas faits pour être diffusés ainsi, et qu'ils y perdraient leur liberté.

Bien peu de gens regardent donc la télévision locale. Rien ne leur interdit de capter les chaînes étrangères sur l'écran de leur ordinateur. Des programmes de décryptage sont disponibles partout en toute illégalité. Certaines mauvaises langues prétendent qu'ils sont fournis par les chaînes commerciales étrangères elles-mêmes.

Il est probable que beaucoup de gens les voient, bien qu'ils aient autre chose à faire la plupart du temps sur leurs écrans. Ils en parlent avec mépris comme d'une chose obscène, laissant deviner les émissions qu'ils suivent.


Leur télévision pourtant me plaît. Les opérateurs ne sachant plus quoi filmer, ils promènent leur caméra dans des sites sauvages ou des zones urbaines sans signification. C'est idéal pour visiter le pays, et aussi agréable que regarder par la vitre d'un train.

 

 

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