Site de Jean-Pierre Depetris

 

MARTIN HEIDEGGER
National-socialisme et philosophie

 

 

 

 

« Le führer lui-même et seulement lui est la réalité allemande d'aujourd'hui, de demain ; il est aussi sa loi. Apprenez à l'approfondir chaque fois davantage : à partir de maintenant chaque chose doit être décidée. Chaque acte doit être responsable. Vive Hitler ! »

Le recteur: Martin Heidegger.

Freiburger Studenten Zeitung 3 nov 1933.

 

Martin Heidegger n'eut pas beaucoup d'ennuis après la guerre. On en tira peut-être un peu vite la conclusion qu'il n'avait donc pas dû être non plus beaucoup nazi. Seule une légère suspicion entacha le prestige de son œuvre, celle-ci fit peut-être qu'on évita d'en faire une trop grande publicité. Son rayonnement n'en fut que moins superficiel, et surtout sa vie publique et politique n'en fut que plus oubliée.

Cette situation ne pouvait évidemment pas durer toujours, et tandis qu'il n'était plus possible d'ignorer davantage l'importance de l'œuvre, il devenait tout aussi impossible d'oublier les engagements politiques.

La polémique engagée par Jean-Pierre Faye il y a quelques années atteint son apogée avec la parution du livre de Victor Farias (1). Dans les revues, les journaux, à la télévision, le débat en est maintenant à faire la part entre l'engagement national-socialiste et la philosophie, les distinguant, comme si des options philosophiques ne devaient pas être à la base d'orientation politique, et inversement.

De Steiner à Glucksman, on lui reproche de "ne pas avoir pensé les camps", et de ne s'être jamais démarqué de son passé politique. On lui fait un procès par défaut. Insistant sur ce qu'il n'aurait pas dit ou pas pensé, on oublie de parler de ce qu'il a pensé et dit.

Il conviendrait de parler enfin de cette philosophie. Il n'est pas concevable de prétendre ici la résumer ou d'en dire quoi que ce soit de définitif ; cependant quelques points pourraient être mis en évidence.

 

 

La philosophie de Heidegger se caractérise par une résurgence de la scolastique. La philosophie du moyen-âge est le centre de gravité de sa conception de l'histoire. De part et d'autre de ce centre se trouvent d'un côté un passé : la philosophie antique, relue et recodée avec la grille nominaliste du thomisme, de l'autre un devenir : la métaphysique européenne qui aboutit aux grands systèmes de la pensée allemande de Kant à Husserl.

On constatera que cette généalogie philosophique est corollaire de celle d'une civilisation aryenne : Grecs, Romains, Saint Empire, Reich allemand. On n'en fera pas pour autant à Heidegger le mauvais procès d'être allemand, et par là d'être marqué par sa culture et attaché à elle. Pourtant, si l'on compare cette construction à celle par exemple de Hegel, on constate une différence notable.

Si pour Hegel la supériorité de la culture européenne, et tout particulièrement germanique, paraît aller de soi, c'est pour l'unique raison qu'elle serait parvenue à se hisser mieux que les autres vers des valeurs universelles. Aussi va-t-il tout autant de soi que cette supériorité est précaire et relative (de là son engagement pour la révolution française, comme sa préoccupation perpétuelle — si sensible dans ses cours — pour toute manifestation de l'esprit humain étrangère).

Relativité et précarité s'estompent chez Heidegger. L'Allemagne a atteint la plus haute universalité de l'esprit, donc la plus haute universalité de l'esprit est allemande.

 

La philosophie de Heidegger est d'abord une philosophie de l' "Être". Qu'est-ce que l'Être ? Plus que la réponse, la manière dont la question est posée attire l'attention. Toutes les ressources de la langue allemande sont mises à contribution pour constituer une grammaire des concepts : "être", "être-là", "étant", "être-devenu"... Pourtant, ce jeu de langage tourne complètement le dos à une philosophie du langage. (2)

Ceci mérite quelques explications. Lorsque nous donnons la définition d'un mot, nous voulons dire : "par ce mot nous avons coutume de désigner ceci". Si le mot "être" désigne quelque chose, ce n'est sans doute pas sans rapport avec ses multiples sens, plus ou moins implicites dans les diverses acceptions quotidiennes.

On vérifie aisément qu'il n'en est pas ainsi chez Heidegger. Les mots ne désignent pas des concepts ; les mots sont les concepts. Quand il écrit "la philosophie ne se traduit pas", il ne fait qu'en tirer l'ultime conséquence. Si la philosophie ne se traduit pas, elle est donc inséparable de la langue qui la dit ; et donc du peuple qui parle cette langue. Nation allemande et philosophie ne sont pas très bien dissociables chez Heidegger, et l'on peut y voir la source, à la fois consciente et inconsciente de son scepticisme critique depuis 1945.

 

Revenons à la proposition "nous avons coutume de désigner". Si nous abandonnons l'idée de "désignation", nous abandonnons aussi celle de "coutume". Le langage n'est plus alors perçu comme un usage perpétuellement remis en jeu. Son élaboration ne dépend plus d'un usage, mais son usage d'une élaboration. Le commun utilise le langage superficiellement, selon ses besoins élémentaires, cependant que l'élaboration est celle du "penseur" ; ou plus exactement de l'institution qui a charge de la pensée.

"La science ne pense pas", affirme Heidegger. Sans doute comprenons nous ce qu'il entend ainsi. Mais nous ne pouvons pas non plus éviter d'entendre que, pour lui, penser n'est pas utiliser des signifiants, mais seulement penser des significations.

De même que sa conception de la pensée-langue-nation rend la philosophie de Heidegger symétrique d'une conception nationaliste en politique, nous observons qu'elle l'est aussi d'une conception élitiste et autoritaire au sein de cette même nation.

 

Nous venons de dire que Heidegger réactivait la tradition scolastique. Une lecture comparée avec Thomas d'Aquin montrerait que nous sommes dans la même école. Le Latin a bien été traduit en Allemand, et surtout, on retrouve la même relation entre les mots et les concepts ; la même grammaire de la pensée, si ce n'est de la langue (elle constitue d'ailleurs la réelle rupture avec la philosophie du véritable Aristote, d'Avicenne et d'Avérœs, dont elle se veut la continuité).

Cependant, tandis que "Dieu" est au cœur de cette construction scolastique, il disparaît chez Heidegger — sans que pour autant disparaisse la religion. Avec Dieu, s'oublie une autre dimension essentielle de la religion : la solitude. Se confondant au profane, la religion n'est plus chez Heidegger qu'un abandon fusionnel aux structures dont dépend l'existence du citoyen. "Se mouler dans le lit de l'être", selon la formule d'Ernst Jünger. À la communion ne correspond plus la consolation : la rencontre de l'être universel dans la solitude de l'existence purement singulière. Elle ressemble plutôt à l'expérience fusionnelle de masse pour communier à l'âme d'un peuple.

 

Il ne s'agit pas de questionner ici le théisme ou l'athéisme de Heidegger, et encore moins son catholicisme ou son anti-catholicisme. La question est de toute façon dépassée, puisque dans la proposition "Dieu est", ce n'est pas "Dieu" qui pose problème mais "être".

Pour un penseur théiste, comme Hegel, Dieu est l'être qui fait que chaque humain est humain, par essence, dans la solitude de son expérience singulière, quelle que soit l'inhumanité de celle-ci. Pour un penseur athée, comme Marx, il n'en est que l'illusion. Et la négation de la religion n'est jamais que l'affirmation de ce qu'elle mystifie. Or c'est cela qu'ignore Heidegger. Pour lui "humain" s'oppose à "barbare" (le livre de Farias ne fait qu'interpeller ceux qui ne s'en seraient pas aperçus en lisant la Lettre sur l'humanisme).

L'homme ne devient humain que par son intégrations à une culture et à une civilisation. cela veut dire que les hommes sont plus ou moins surhommes ou sous-hommes selon la place qu'ils occupent envers la civilisation.

Nous retrouvons chez Heidegger cette religiosité semblable à l'intégrisme catholique, où Dieu s'efface pour Le Sacré. L'expérience religieuse se condense dans le cérémonial, pour une fusion, une adhésion ; l'intégration à une communauté qui se substitue à l'humain. (3)

 

On m'accordera que les points qui viennent d'être relevés ne sont pas des thèmes isolés, et encore moins isolables. Ils constituent une véritable charpente de l'œuvre d'Heidegger : d'abord avec la façon dont Heidegger conçoit la philosophie ; dans la fidélité à l'institution de cette philosophie, qui se fonde dans le moyen-âge latin et se veut l'unique héritière de l'humanisme gréco-romain. (4)

Ensuite dans la manière dont il conçoit la pensée ; le rapport du "penser" et du "dire". Il ne fait rien moins que de prendre la signifiant pour l'être. La philosophie devient alors l'expression d'une vérité quasi-religieuse, un discours prophétique, mais dans lequel ce n'est pas plus Dieu qui s'exprime que l'Universel, mais seulement l'institution. (5)

On trouvera enfin comme troisième pierre de touche sa conception de l'homme et de la civilisation. Pour lui, l'être de l'homme n'est pas en chacun, mais dans l'institution. Celle-ci n'est pas humaine parce que les hommes la font ; ce sont eux que le sont par la place qu'ils y tiennent.

 

Il n'est pas possible de parler d'une œuvre philosophique en quelques pages autrement qu'à l'emporte pièce. Que l'on s'en console en sachant qu'il est toujours facile d'emporter la conviction par des citations habilement extraites de leur contexte. Il ne s'agit pas d'ailleurs ici de convaincre, mais seulement de tracer une approche de l'œuvre philosophique — et d'elle seulement — qui rende lisible sa dimension politique, et par là permette de mieux comprendre le débat qui se mène actuellement.

Au-delà de la prise de parti sur la personne ou sur la place qui lui a été faite, et loin de tout esprit inquisitorial sur son influence, ce débat peut rendre possible une véritable réflexion sur la pensée national-socialiste, et à travers elle sur l'idéologie européenne. C'est ce que tend à éviter le débat tel qu'il est mené aujourd'hui. On s'arrête à un aspect de la philosophie de Heidegger, sans que son rapport avec le national-socialisme ne soit bien clarifié, et l'on jette le soupçon sur tous ceux qui s'y référeraient. Ou encore on attaque sans nuance toute pensée systématique, comme si jamais le national-socialisme ne pouvait être désigné en tant que tel (6). Pour radical que semble le thème "le nazisme est la haine de la pensée", il n'en fait pas moins l'impasse sur toute critique.

De même qu'on ne peut à la fois condamner les crimes du nazisme et les nier, comment pourrait on en condamner la pensée tout en la niant. Il apparaît qu'on ait seulement nié qu'une pensée fût nazie, et que l'on continue à la faire. Ceci laisse songeur quand on sait combien, et parfois avec quelle mauvaise foi, toutes les pensées progressistes ces dernières années ont été passées au crible de leurs implications politiques.

Or c'est bien sur cette pensée, ces pensées, leur contenu, que nous aimerions bien voir prendre position.

 


*

 


Paru dans l'Éveil, Février1988




Notes

1 Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Verdier 1987.

2 La philosophie de Heidegger est aux antipodes de celle de Wittgenstein. Pour les mêmes raisons elle ne peut qu'ignorer la pensée freudienne ou saussurienne.

3 Mais la société médiatique n'en est au fond que le modèle profane.

4 La place accordée à la philosophie allemande aussi bien qu'à celle des présocratiques le fait parfois oublier, mais ne permet certainement pas de le contester.

5 Il est à noter que le "militantisme" de Heidegger est un militantisme dans et pour l'université.

6 Il n'est pas quelque chose de si compliqué au fond: prédominance du national sur l'humain: d'une part prédominance d'un peuple sur les autres, et d'autre part, inégalité dans ce peuple en vertu de l'intégration au modèle dominant.