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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXVI
Une semaine à Bolgobol

 

 

 

 

 

Bolgobol, Le 23 janvier

La nuit et moi

La boulangerie au rez-de-chaussée réchauffe agréablement le plancher. Le chauffage électrique serait insuffisant avec les murs de bois de ma chambre dont le plafond n'est séparé du toit que par une grange vide.

J'aime la nuit, j'aime l'aube, et tout particulièrement m'y retrouver seul. Évidemment, je dois bien trouver le temps de dormir entre les deux. Parfois je sors devant la porte. Je peux rester à fumer là, dans l'air glacé face aux étoiles. Il m'arrive de descendre l'escalier jusqu'à la cour, et même de faire quelques pas le long de la route jusqu'au pont. Je rentre quand je sens le froid me gagner, et je reprends le clavier ou la plume.

Je me sens manquer de temps en ce moment ; de temps pour parcourir des chemins inconnus. Je suis pris par trop de choses ici, et en France, car je n'en suis jamais entièrement parti — quotidiennement, j'y mène plusieurs affaires.

Je ne trouve plus le temps de lire. Je ne lis plus que dans le car, en l'attendant, ou encore en marchant.

 

Un contrat-type d'édition

Pendant que j'étudiais mon contrat d'édition, j'ai eu l'idée de faire partager mes réflexions sur différentes listes et forums. Il en est résulté un collectif pour rédiger des contrats-type compatibles avec les licences libres. Les contrats qui ont cours ces temps-ci chez les éditeurs sont totalement inacceptables. Qu'on en juge :

Article 2 - Durée de la cession : La présente cession est consentie pour avoir effet en tous lieux, et pour le temps que durera la propriété littéraire de l'auteur et de ses ayants droit, d'après les législations tant françaises qu'étrangères et les conventions internationales, actuelles ou futures, y compris les prorogations qui pourraient être apportées à cette durée.

C'est à dire jusqu'à la Saint Glinglin. C'est bien long, trop long pour nous engager. Nous ne serons plus là.

 

6.3. - Épuisement des éditions : En l'absence de tout accord contraire entre les parties, et en cas d'épuisement des éditions réalisées par l'éditeur, si celui-ci ne procède pas lui-même ou par l'intermédiaire d'un tiers autorisé, à la réimpression dans un délai de 3 (trois) mois à compter de la mise en demeure de l'auteur par lettre recommandée avec accusé de réception, le contrat sera résilié de plein droit.

L'auteur recouvrerait alors la libre disposition des droits cédés par le présent contrat, (jusque là ça va pour moi, mais ça protège très mal l'éditeur) sous réserve des cessions ou autorisations consenties auparavant par l'éditeur à des tiers.

Ce dernier point s'articule avec l'article 8 :

Article 8 - Exploitation par un tiers des droits cédés : Sous réserve de procéder lui-même à la publication de l'œuvre en édition courante et d'assurer son exploitation permanente et suivie ainsi que sa diffusion commerciale, l'éditeur est habilité à accorder à des tiers, en France et à l'étranger, et au besoin par voie de cession, toutes les autorisations pour l'exploitation des droits qui lui sont cédés au titre du présent contrat.

C'est cet article 8 qui donne son véritable sens à l'article 2. En fait, il devrait être une clause de l'article 2. Je suis appelé à signer un contrat pour les siècles des siècles avec un tiers que je ne connais pas.

 

C'est tout de même hallucinant. On ne connaît absolument pas le contenu précis du contrat : on ne connaît pas les « législations étrangères », seulement la convention de Genève et les pays qui l'ont signée. On ne connaît pas la durée de la cession qui peut être prolongée. On ne sait pas avec qui l'on s'engage, puisque le contrat peut être cédé. On ne connaît pas davantage les techniques futures dont il est question dans l'article 3 : Le droit de représenter tout ou partie de l'œuvre, ses adaptations et traductions, à l'exception des adaptations audiovisuelles, par tout procédé actuel ou futur de communication publique, et notamment par lecture publique, représentation théâtrale, chorégraphique ou musicale, télédiffusion et mise en ligne sur les réseaux informatiques.

De plus, c'est précisé dès l'article 1, cette cession est exclusive, et elle vise les droits voisins dans le monde entier et dans toutes les langues. Nous sommes dans le jarrysme intégral !

 

Le plus saisissant est encore le contraste entre ces durées, ces contenus indéfinis, et le caractère assez étroit des droits principaux, c'est à dire le chiffre du tirage courant, les rémunérations, les délais assez courts, et même les termes passéistes comme « manuscrit ».

Comment puis-je inférer le sens qu'auront encore de telles clauses dans vingt ans, et à plus forte raison soixante-dix ans après ma mort, et peut-être bien davantage. En ont-elles encore seulement un aujourd'hui ?

Comment un éditeur normal peut-il croire qu'un tel contrat le protège ? Ce contrat n'est pas plus fait pour lui que pour moi. Certains peuvent bien dire le contraire ; c'est l'auteur qui garantit les droits de l'éditeur.

 

Si on lit bien un tel contrat-type, on voit qu'il est double : il a une apparence, et une réalité. Sous le couvert d'un libre contrat entre un auteur et un éditeur, il suppose une cession exclusive bien plus importante et radicale.

On me demande en somme de céder un travail que je dois à mon rapport à l'humanité tout-entière, passée, présente et future, à une sorte de complexe militaro-médiatique. En tant qu'auteur, on me fait artificiellement propriétaire de ces droits de tous. Et pour quoi en faire ? Pour les en priver en y renonçant.

 

Il est probable qu'à moyen terme aucune valeur légale ne sera reconnue à un tel contrat. Déjà, il ne reste plus rien du droit d'auteur dont la modernité a fondé les principes, même pas un esprit, alors que la législation prétend toujours y trouver ses racines.

Les antiques principes des grandes civilisations que l'Occident avait balayées, chinoise, indienne, iranienne, turco-mongole sont mieux outillés conceptuellement, n'étant pas figés sur l'imprimerie. Les lois des Tangs ou des oulémas, malgré leur âge, semblent plus avancées que celles de l'OMC. D'autres cultures finiront par remodeler la forme et le contenu des conventions internationales. De cela, je suis sûr. Mais comment ? Comment transformeront-elles les rapports de travail intellectuel réels, et ceux juridiques ?

 

 

Le 25 janvier

Les sept piliers de l'édition libre

J'ai envoyé ce matin ce courriel sur la liste de diffusion :

 

Salut à tous,

Pendant qu'on aborde ces questions de contrats et de révision de la licence, je voudrais signaler à la plupart d'entre vous que vous n'avez rien compris. Vous, c'est-à-dire tous ceux qui publient des textes en ligne avec des licences libres on non. Je vous dis ça sans méchanceté aucune.

Que n'avez-vous pas compris ? À peu près tout. Vous croyez que vous publiez sur le net faute de pouvoir pénétrer le marché du livre.

Que devriez-vous comprendre ? Que l'internet sert au contraire à s'en affranchir. Laissons le souci du marché aux publications sans intérêt qui ne trouvent aucun lecteur, aucun critique, aucun éditeur libres, et qui n'intéressent personne si elles ne se donnent pas les moyens d'être vendues comme des marchandises qu'il faut à tout prix acheter.

 

Qu'est-ce que l'édition libre ? — C'est une édition qui privilégie la diffusion et l'exploitation créative, scientifique, littéraire, artistique... intellectuelle, d'un travail préalable, au détriment de son exploitation spectaculaire-marchande.

Comment doit-elle être faite pour optimiser cela ?

Elle doit être numérisée dans un format public et transparent qui permet :

1. La lecture optimale en ligne et en imprimant, et l'accès aux malvoyants,

2. La recherche et la copie partielle ou totale, la communication d'URLs, avec renvois à des passages précis,

3. La portabilité sur tout système et avec tout bon logiciel d'édition, de traitement de texte et de PAO.

4. Et donc la critique aisée, privée ou publique,

5. La traduction avec l'aide de tout outil numérique,

6. La lecture par tout logiciel de reconnaissance vocale,

7. La réédition en ligne ou sur papier.

Voilà ce que j'appelle une édition libre, commerciale ou pas. Voilà l'avenir de la recherche, de l'art et de tout travail intellectuel.

 

Je sais bien que de telles choses ne devraient pas se dire sans détour sur une liste de diffusion : annoncer que d'autres n'ont rien compris. Comment s'y prendre autrement ? Ne pas le dire ? Ou faire des détours ? ;-)

Amicalement, j-p

 

 

Le 30 janvier

Le verglas à Bolgobol

Le verglas est un réel problème à Bolgobol, avec cet hiver peu rigoureux. Le soleil fait fondre la neige, qui glace évidemment pendant la nuit. La marche en est rendue très périlleuse de bon-matin. Il en résulte bien d'autres inconvénients, dont le pire est le blocage des éoliennes. Presque chaque immeuble est en effet doté d'un générateur autonome, alimenté par une éolienne, des plaques solaires, ou encore les deux.

Les dispositifs éoliens ont un relativement faible encombrement, et on les remarque à peine si l'on n'est pas prévenu. Il en est de plusieurs sortes. Les plus nombreux sont des turbines qui ressemblent de loin à des ventilateurs. D'autres sont des hélices constitués de quatre pales triangulaires lobées, comme une croix de Malte, et qui offrent une forte prise au vent. Il en existe aussi avec des pales rectangulaires qui tournent sur un axe vertical à l'intérieur d'une armature cubique. Ce dispositif offre l'appréciable avantage de la superposition pour les grands immeubles. Tous sont pourtant vulnérables au gel.

Il vaut mieux alors voir le bon côté des choses : on est nombreux le matin à s'échanger quelques mots, et même des coups de main d'un toit à l'autre. Ça favorise les relations de voisinage.

 

Le paradigme de processus

Manzi m'a expliqué ce matin la notion de processus. Il l'a fait à sa manière, où l'on ne sait plus très bien quand il est question de philosophie, de technique ou de critique sociale.

Manzi : La traditionnelle opposition entre corps et âme, c'est à dire entre matière et esprit, qui a marqué l'héritage platonicien de l'Izrak en Orient (voir Autour de Bolgobol cahier 3) et des Lumières en Occident, et qui s'est précisée dans la distinction entre « chose étendue » et « chose intelligible », à évolué vers celle de programme et de matériel. Elle est devenue ainsi très empirique, très technique et finalement très efficace. Elle est en même temps très insuffisante.

Moi : En quoi l'est-elle ?

Manzi : En ce que le programme et le matériel ne sont par eux-mêmes rien. Le propre d'un logiciel est d'être indépendant du support matériel. Mais que serait-il, et où, s'il n'était sur aucun ? Et que serait un tel support qui ne supporterait rien ?

En somme, chacun de ces termes n'a de sens, et pour tout dire de réalité, qu'avec un troisième : le processus. Programmes et matériels ne s'actualisent que dans des processus, qui sont finalement leur réalité.

 

Les quatre concepts fondamentaux du matérialisme dialectique

Moi : Voilà qui me rappelle le matérialisme dialectique.

Manzi : Plus que tu ne le crois peut-être. Karl Marx est le premier à avoir mis au point le jeu de concepts qui a si bien trouvé son emploi dans l'informatique. On peut à juste titre en être stupéfait, car il a complètement renouvelé l'usage de tous ces termes qui existaient déjà depuis longtemps, sans aucune pratique du calcul automatique. Les quatre concepts fondamentaux du matérialisme dialectique sont : matériel, programme, processus, et celui dont je n'ai pas encore parlé, de système.

Moi : Pour moi, la différence entre programme et système n'est pas très nette. Quand on installe un système d'exploitation sur une machine, elle possède déjà un langage machine et des microprogrammes. On entre avec lui des programmes systèmes, des programmes d'applications et des programmes utilisateur. Il n'y a pas de démarcation bien nette. Le pilote d'un périphérique est aussi bien pour celui-ci ce qu'est le système pour un ordinateur.

Manzi : Tu as donc parfaitement compris de quoi je parle. Mais l'important, c'est la suite des tâches qui s'accomplissent dans l'exécution du programme aussi bien que dans le dispositif. C'est cela le processus. Or ce concept est totalement ignoré de la pensée moderne. Il n'a de sens que pour l'ingénierie.

Moi : Explique voir.

 

Manzi : La notion de propriété intellectuelle sur laquelle repose aujourd'hui l'accumulation du capital, bien plus soucieuse de s'approprier les brevets que les fabriques ou les terres, repose sur la vieille partition entre esprit, (œuvre de l'esprit) et matière (support matériel).

Moi : Cet apparent dualisme est pourtant très moniste. La propriété ne comprend l'œuvre de l'esprit qu'en relation avec son support matériel. Elle n'imagine pas qu'elle pourrait s'en passer.

Manzi : Il y a là évidemment un paradoxe, puisque ce pseudo-dualisme ignore tout simplement le processus. Prenons comme exemple le livre imprimé, qui est en même temps l'archétype de l'œuvre de l'esprit et du produit industriel.

Le livre a un support matériel : papier, encre, brochage, qui n'a aucun intérêt pour lui-même. Le livre peut très bien passer d'un support à l'autre en demeurant le même. Mais quand le livre existe-t-il réellement ? Quand il est lu, quand, avec son support matériel, il donne lieu au processus de lecture.

Qu'est-il réellement ce processus ? Le parcours des caractères par les yeux ? Leur transformation en signes sonores ? Les processus mentaux qui en découlent ? S'exécute-t-il comme un programme de reconnaissance vocale ? Dans la pratique, les processus sont bien plus complexes : prises de notes, écrits critiques, traductions, rééditions, génération d'autres processus d'écriture, décisions et actions diverses, etc. Nous avons une génération indéfinie de processus.

Comment se situe le dualisme moderne envers ces processus ? Il les ignore, car il ne connaît que la partition entre esprit et matière.

Moi : Le droit reconnaît pourtant cette génération à travers la notion de paternité.

Manzi : C'est exact, la notion de processus père et de processus fils est importante aussi dans la technique de programmation. Elle produit alors ce qu'on appelle des arbres.


arbre

Pour revenir à notre exemple, on pourrait dire que les ouvrages de Kouznetsov sur la relativité sont des processus fils de ceux d'Einstein. Cela ne signifie pas qu'ils se devraient des redevances, mais que pour exécuter le processus de lecture de l'un, on doit être quelque peu instruit des ouvrages de l'autre. Cela se traduit par des renvois et des références, qui font que l'accès à l'ouvrage d'origine est toujours nécessaire.

 

Moi : Je crois que nous oublions quand même un concept important de l'informatique qui ne l'est pas du matérialisme dialectique, même quand on veut l'appeler matérialisme historique. C'est celui de mémoire.

Manzi : Intéressante remarque qui mérite d'être creusée : le concept d'histoire occupe en effet le vide laissé par une théorie de la mémoire.

 

 

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