Cahier III
Bahoutban
Le 25 avril
J'ai occupé
une bonne part de ma journée d'hier à tenir mon
journal, à rechercher sur l'internet des travaux d'Iskanda et
à trouver des documents pour en éclairer ma lecture.
À
défaut de m'instruire sur les langues locales, j'ai au moins
appris deux mots en français : apophatique
(du grec apophasis,
négation) et aphairétique
(du grec aphaiéisis,
abstraction.)
L'Islam et la
Modernité
Les intellectuels
européens ont toujours vu en Ibn Rochd (Avéroès
1126-1195) l'apogée de la philosophie islamique. Il ne marque
peut-être que la fin de la philosophie antique, avec laquelle
l'Occident Chrétien continua à se colleter jusqu'à
la Renaissance et la Modernité.
Tout au contraire,
le douzième siècle est peut-être le véritable
début de la philosophie islamique, qui se déploya
particulièrement entre l'Anatolie, la Transoxiane et le
Gangara. La langue grecque, avec sa philosophie et sa science, n'a
atteint son hégémonie qu'après la fin de la
Grèce. La langue arabe, sa philosophie et sa science, de même,
ne l'ont atteint qu'après la chute de la civilisation arabe
sous les coups de la reconquête par les Occitans et les Ibères
de l'Émirat d'Andalousie, et des conquêtes mongoles.
Au-delà
même de la philosophie islamique, cette naissance est peut-être
celle de la Modernité et des Lumières. Peu de gens
savent que le concept de Lumières,
Illuminisme
ou Aufklärung
ont été traduits de l'arabe et du farsi, et ne sont pas
endogènes à l'Occident. Aussi loin que l'on remonte, il
semble qu'on les doive à Sohrawardi.
Qu'est-ce que les
Lumières ?
Dans
ses écrits de jeunesse, Descartes a écrit : « Il
peut paraître étonnant que les pensées profondes
se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes
que dans ceux des philosophes. [...] Il y a en nous des semences de
science, comme dans un silex des semences de feu ; les
philosophes les extraient par raison ; les poètes les
arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. »
Olympiques
1619-1620
Ferdinand
Alquié attire l'attention dans son édition de 1988 sur
l'absolue nouveauté d'une telle idée en Occident.
Personne n'avait encore dit que les lumières pouvaient se
trouver en l'homme, et substituer l'illumination
(intérieure) à l'inspiration
(divine).
Une
telle idée, on peut la trouver dans le dharma
bouddhiste, qui voit en chaque être les germes de la bouddhéité
(Tathagata),
dans la notion muhammadienne de Dépôt Divin, ou encore
dans le Platonisme. Il n'est pas étonnant qu'elle soit devenue
centrale dans le Chiisme tardif, là où se superposaient
l'antique Mazdéïsme, le Bouddhisme Theravada (École
des Anciens
),
l'Empire d'Alexandre et l'Islam iranien. Elle y a même pris une
forme historique, sociale et militante avec la Réforme
Ismaélienne d'Alamut.
Qu'est-ce que le
néoplatonisme ?
Le
néoplatonisme
est une composante essentielle des Lumières,
qui draine cependant certains malentendus. Sous l'influence du
platonisme antique de Plotin, ou encore de Celse, de Maxime de Tyr ou
de Clément d'Alexandrie, ou encore sous celle de la simple
ignorance, on associe spontanément Platon au dualisme, à
la stricte séparation entre noumène et phénomène,
monde des « idées » et monde des
manifestations.
Ce
n'est pas cela qui caractérise le néoplatonisme,
notamment islamique, bien trop moniste. Une telle distinction y est
alors moins un dualisme initial qu'un procès, je dirais même
un travail, celui de l'abstraction, montant jusqu'à
l' « idée » (jabr),
le « monde des idées » (jabarut).
Ces abstractions sont déjà dans « l'existant »,
et demeurent en lui.
Le
Platon du néoplatonisme est donc moins celui du Phèdre
que celui du Ménon,
où Socrate démontre en l'interrogeant, que l'esclave de
son interlocuteur, qui n'a jamais appris la géométrie
la connaît déjà. Il lui suffit de le questionner
en faisant appel à sa raison, pour réveiller ses
lumières. C'est ce néoplatonisme-là qui germera
plus tard en Occident, de La Mirandole à Gödel.
Apogée de
la philosophie islamique en Orient
La reconquête
et les croisades eurent un effet désastreux sur le monde arabe
sans apporter à l'Empire Chrétien d'Occident de
considérables bénéfices. Il n'en fut pas de même
avec l'extension mongole en Orient, bien qu'elle n'eut rien à
envier à la brutalité des croisés.
Pour retrouver la
plus riche expression de la philosophie islamique en Asie, il fallut
pourtant attendre la prédominance des milieux cultivés
d'Ispahan, sous le règne de Shah Abbas Premier
(1587-1629).
Le
premier des grands philosophes de cette époque est peut-être
Mir Damad (mort en 1631-1632). Il laissa un Livre
des charbons ardents
(Qabasat),
somme de recherches avicenniennes. Sa réflexion la plus
originale portait sur la nature de la temporalité. Résolvant
la contradiction entre la création et l'existence éternelle,
Mir Damad fonda le concept de l' « éternellement
advenant ».
Son
élève, Molla Sadra Shirazi, occupa une place centrale
dans la philosophie islamique. Né en 1571-1572, mort en
1640-1641, il éclipsa son maître par son influence qui,
aujourd'hui encore, règne sur les philosophes traditionnels.
Dans ses Gloses sur
Le Livre de la sagesse orientale de Sohrawardi
,
il affirmait la prévalence de l'acte par lequel l'esprit
configure sa propre matière, dans le monde imaginal ('alam
al-mithal
- Voir
mon premier voyage à Bolgobol, cahier
13).
Molla
Sadra est surtout connu pour avoir renversé la métaphysique
des essences : selon lui, chaque substance est déterminée
par son acte d'être et par le niveau atteint par l'intensité
de cette existence (wojud)
jusqu'aux plus hauts degrés du Jabarut
(monde des idées). L'essence de la substance dépend de
cette intensité.
On peut dire qu'à
partir de Molla Sadra tous les philosophes d'Orient furent sommés
de se prononcer sur trois questions : la nature de l'imagination
créatrice, l'équivocité ou l'univocité de
l'être, le primat de l'essence ou celui de l'existence.
Retour tardif au
Platonisme classique
Le concept sadrien
du mouvement intrasubstantiel voulait que chaque substance soit
affectée par la mutation de son acte d'exister au long de la
ligne des degrés de l'être. C'est contre cette thèse
que Qazi Sa'id Qommi (1633-1691/1692) s'est élevé. Ce
penseur nous a laissé d'importants commentaires des traditions
des imams rédigés en farsi. Il y professait une
philosophie négative, dont la conséquence pour l'être
divin est de se distinguer radicalement de tout existant émané.
L'équivocité de l'être supposait à son
tour de revenir au primat de l'essence sur l'existence.
Une autre école
singulièrement prolifique, l'école shaykhie, s'opposa à
Molla Sadra. Shaykh Ahmad Ahsa'i (1753-1826), son fondateur, professa
lui aussi l'équivocité de l'être, dans une ligne
néoplatonicienne assez stricte. Il ressort de son œuvre,
comme de celle de Molla Hadi Sabzavari (1797/1798-1878), la
prévalence du thème de l'illumination, comme si
Sohrawardi avait légué à l'ensemble de la
philosophie orientale sa tonalité originale, à travers
les siècles.
Cependant, l'Asie
prenait ainsi au dix-septième siècle une direction
opposée à celle de L'Occident sous l'impulsion
cartésienne.
Pour
comprendre cette thématique lorsqu'on est un Occidental, on a
intérêt à se référer au concept
d'enaction,
tel que l'a défini Francesco Varela (<http://web.ccr.jussieu.fr/varela/>, et <http://www.enolagaia.com/Varela.html>),
et à songer aussi que toute la spéculation métaphysique
orientale est solidement arrimée à une théorie
et une recherche mathématiques. Ainsi, toute cette gradation
de l'existence s'élève jusqu'au « Jabarut ».
Le mot « al Jabr » n'a jamais été
traduit en une langue européenne, et a simplement donné
« algèbre ».
Je me demande si
je ne ferais pas mieux de cesser d'écrire ainsi mon journal au
quotidien, qui me prend trop de temps. Seulement un journal cesse
d'en être un, s'il n'est plus quotidien. Il devient, par
exemple, un hebdomadaire, un bi ou un tri-hebdomadaire de voyage.
Depuis mon premier
séjour, j'ai voulu écrire vite, sans retoucher mes
notes ni me documenter. C'est impossible. Écrire prend du
temps. Quelle que soit l'efficacité de nouveaux outils qui
nous y aident, nous nous heurtons à une part de travail
incompressible.
Le 26 avril
Bahoutban
J'ai découvert
hier la ville nouvelle, invisible lorsqu'on arrive du plateau du
Dapkar. C'est là que sont les industries, au pied de la
falaise, à l'est, le long des rives du Gandar, presque
invisible aussi de la vieille ville.
Celle-ci n'est
d'ailleurs pas si vieille, puisqu'elle n'était qu'un village
au huitième siècle. En ce temps-là, la ville
était Bahoutban, devenue ce quartier bas, industriel et
populeux. Une ligne de car urbain le dessert à partir de mon
hôtel.
Bahoutban était
un centre bouddhiste depuis la plus haute antiquité. C'est là
qu'Iskanda travaille sur une fouille, et des documents en pâli,
en sanskrit et en ancien palanzi.
Dargo Pal s'est
développé plus tard au détriment de Bahoutban,
et a fini par l'intégrer comme l'un de ses quartiers, puis
lui-même s'est étendu jusqu'à devenir le plus
grand de la ville.
Le Bouddhisme
avait connu un très grand rayonnement dans la région à
l'époque des royaumes grecs. On trouve ici de nombreux
monuments. Ils sont taillés dans la roche contre laquelle la
ville fut fondée. Ils ont alors un air de décor sans
profondeur, théâtral. Ils sont couverts de bas-reliefs
relatant la vie de Gautama, dans le style hellénistique.
On remonte
l'avenue qui longe la cimenterie. Après la station-service, on
s'enfonce dans ce quartier pauvre, dont les petites maisons sont
bordées de jardins fermés par des barrières de
bois, et l'on tombe sans transitions sur les fouilles.
Hier, Iskanda m'y
a fait découvrir, dans une niche de pierre, la statue d'un
bouddha ascétique : un homme maigre, osseux et grave, en
position de lotus, évoquant bien plus le stoïcisme ou la
passion christique des Romains, que les bouddhas épanouis de
l'Extrême-Orient. Elle m'a appris que c'était une
imitation tardive de l'école du Gandhara des premiers siècles.
L'apparition de
l'Islam dans le Dapkar
Iskanda, que j'ai
retrouvé ce matin dans le bar près de la
station-service, ne travaille pas sur cette période antique.
Elle tente d'élucider l'apparition de l'Islam.
On comprend assez
mal comment l'Asie centrale s'est islamisée. L'explication
militaire des « conquêtes » abassides ne
nous apprend pas comment des États dotés de bien plus
puissantes armées se sont évanouis sur place, alors que
les combattants de la foi ont marqué le pas devant des régions
bien moins capables de résister.
Des cultes locaux
plus ou moins syncrétiques s'étaient maintenus de
l'Antiquité au Moyen-Âge, servant d'assise aux
institutions et aux hiérarchies. Le Bouddhisme s'y glissa très
tôt sans les bousculer, assimilant leurs rites et leurs mythes.
Puis le Judaïsme et le Christianisme étaient venus s'y
superposer aussi, dans le peuple et les milieux cultivés, sans
toucher non plus aux institutions et aux autorités. La
différence entre le Bouddhisme et le monothéisme a été
pourtant notable. Si l'un se taillait ses habits dans l'étoffe
des vieilles croyances, l'autre rejetait ces défroques comme
de l'idolâtrie.
Entre les
premières apparitions du monothéisme et la plus grande
expansion de l'Islam dans toute l'Asie, il y avait eu des siècles
de balancements. Le monde paraissait hésiter entre le retour
aux plus antiques croyances — avec succès dans le
monde indien où elles étaient restées vivaces —,
et l'abandon de ce qui était devenu les vains oripeaux d'un
pouvoir séculier, s'opposant à une spiritualité
plus abstraite et austère.
Il
semblerait que le Bouddhisme ait reflué faute d'avoir su
choisir. Il se maintint là où il se réforma et
s'épura, comme avec la renaissance du Grand
Véhicule
en Chine, ou lorsqu'il prit l'option inverse, en Asie du Sud-Est, ou
plus tard au Tibet, s'assimilant entièrement aux religions
locales et les incarnant.
« Thé ? »
Nous interrompt le patron, un géant tonitruant avec une si
épaisse moustache qu'elle dissimule presque son sourire.
« Pour moi », répond
Iskanda.
« Et café pour vous ? »
continue-t-il en se tournant vers moi.
« On ne peut rien vous cacher. »
« Tu parais bien détendu ce
matin », observe Iskanda. « On dirait que la
zone industrielle te mets plus à l'aise que la vieille
ville. »
« C'est bien possible. » Je
trouvais en effet quelque chose de bizarre au début de mon
séjour : pas d'usine, pas d'industrie, pas d'ouvriers,
personne en salopette de bon matin aux comptoirs des cafés. La
ville en avait une touche d'irréalité, que renforçait
encore sa situation entre ciel et roche. Oui, j'en ressentais un
léger malaise, une sourde inquiétude, que chasse ce
quartier ouvrier, étrangement escamoté par la topologie
du site.
« Je n'ai pas fini de te raconter
l'histoire de Gandyya, » reprend Iskanda.
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