Home
Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

»

Cahier III
Bahoutban

 

 

 

 

 

Le 25 avril

J'ai occupé une bonne part de ma journée d'hier à tenir mon journal, à rechercher sur l'internet des travaux d'Iskanda et à trouver des documents pour en éclairer ma lecture.

À défaut de m'instruire sur les langues locales, j'ai au moins appris deux mots en français : apophatique (du grec apophasis, négation) et aphairétique (du grec aphaiéisis, abstraction.)

 

L'Islam et la Modernité

Les intellectuels européens ont toujours vu en Ibn Rochd (Avéroès 1126-1195) l'apogée de la philosophie islamique. Il ne marque peut-être que la fin de la philosophie antique, avec laquelle l'Occident Chrétien continua à se colleter jusqu'à la Renaissance et la Modernité.

Tout au contraire, le douzième siècle est peut-être le véritable début de la philosophie islamique, qui se déploya particulièrement entre l'Anatolie, la Transoxiane et le Gangara. La langue grecque, avec sa philosophie et sa science, n'a atteint son hégémonie qu'après la fin de la Grèce. La langue arabe, sa philosophie et sa science, de même, ne l'ont atteint qu'après la chute de la civilisation arabe sous les coups de la reconquête par les Occitans et les Ibères de l'Émirat d'Andalousie, et des conquêtes mongoles.

Au-delà même de la philosophie islamique, cette naissance est peut-être celle de la Modernité et des Lumières. Peu de gens savent que le concept de Lumières, Illuminisme ou Aufklärung ont été traduits de l'arabe et du farsi, et ne sont pas endogènes à l'Occident. Aussi loin que l'on remonte, il semble qu'on les doive à Sohrawardi.

 

Qu'est-ce que les Lumières ?

Dans ses écrits de jeunesse, Descartes a écrit : « Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. [...] Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. » Olympiques 1619-1620

Ferdinand Alquié attire l'attention dans son édition de 1988 sur l'absolue nouveauté d'une telle idée en Occident. Personne n'avait encore dit que les lumières pouvaient se trouver en l'homme, et substituer l'illumination (intérieure) à l'inspiration (divine).

Une telle idée, on peut la trouver dans le dharma bouddhiste, qui voit en chaque être les germes de la bouddhéité (Tathagata), dans la notion muhammadienne de Dépôt Divin, ou encore dans le Platonisme. Il n'est pas étonnant qu'elle soit devenue centrale dans le Chiisme tardif, là où se superposaient l'antique Mazdéïsme, le Bouddhisme Theravada (École des Anciens ), l'Empire d'Alexandre et l'Islam iranien. Elle y a même pris une forme historique, sociale et militante avec la Réforme Ismaélienne d'Alamut.


Qu'est-ce que le néoplatonisme ?

Le néoplatonisme est une composante essentielle des Lumières, qui draine cependant certains malentendus. Sous l'influence du platonisme antique de Plotin, ou encore de Celse, de Maxime de Tyr ou de Clément d'Alexandrie, ou encore sous celle de la simple ignorance, on associe spontanément Platon au dualisme, à la stricte séparation entre noumène et phénomène, monde des « idées » et monde des manifestations.

Ce n'est pas cela qui caractérise le néoplatonisme, notamment islamique, bien trop moniste. Une telle distinction y est alors moins un dualisme initial qu'un procès, je dirais même un travail, celui de l'abstraction, montant jusqu'à l' « idée » (jabr), le « monde des idées » (jabarut). Ces abstractions sont déjà dans « l'existant », et demeurent en lui.

Le Platon du néoplatonisme est donc moins celui du Phèdre que celui du Ménon, où Socrate démontre en l'interrogeant, que l'esclave de son interlocuteur, qui n'a jamais appris la géométrie la connaît déjà. Il lui suffit de le questionner en faisant appel à sa raison, pour réveiller ses lumières. C'est ce néoplatonisme-là qui germera plus tard en Occident, de La Mirandole à Gödel.


Apogée de la philosophie islamique en Orient

La reconquête et les croisades eurent un effet désastreux sur le monde arabe sans apporter à l'Empire Chrétien d'Occident de considérables bénéfices. Il n'en fut pas de même avec l'extension mongole en Orient, bien qu'elle n'eut rien à envier à la brutalité des croisés.

Pour retrouver la plus riche expression de la philosophie islamique en Asie, il fallut pourtant attendre la prédominance des milieux cultivés d'Ispahan, sous le règne de Shah Abbas Premier (1587-1629).

Le premier des grands philosophes de cette époque est peut-être Mir Damad (mort en 1631-1632). Il laissa un Livre des charbons ardents  (Qabasat), somme de recherches avicenniennes. Sa réflexion la plus originale portait sur la nature de la temporalité. Résolvant la contradiction entre la création et l'existence éternelle, Mir Damad fonda le concept de l' « éternellement advenant ».


Son élève, Molla Sadra Shirazi, occupa une place centrale dans la philosophie islamique. Né en 1571-1572, mort en 1640-1641, il éclipsa son maître par son influence qui, aujourd'hui encore, règne sur les philosophes traditionnels. Dans ses Gloses sur Le Livre de la sagesse orientale de Sohrawardi , il affirmait la prévalence de l'acte par lequel l'esprit configure sa propre matière, dans le monde imaginal ('alam al-mithal - Voir mon premier voyage à Bolgobol, cahier 13).

Molla Sadra est surtout connu pour avoir renversé la métaphysique des essences : selon lui, chaque substance est déterminée par son acte d'être et par le niveau atteint par l'intensité de cette existence (wojud) jusqu'aux plus hauts degrés du Jabarut (monde des idées). L'essence de la substance dépend de cette intensité.

On peut dire qu'à partir de Molla Sadra tous les philosophes d'Orient furent sommés de se prononcer sur trois questions : la nature de l'imagination créatrice, l'équivocité ou l'univocité de l'être, le primat de l'essence ou celui de l'existence.


Retour tardif au Platonisme classique

Le concept sadrien du mouvement intrasubstantiel voulait que chaque substance soit affectée par la mutation de son acte d'exister au long de la ligne des degrés de l'être. C'est contre cette thèse que Qazi Sa'id Qommi (1633-1691/1692) s'est élevé. Ce penseur nous a laissé d'importants commentaires des traditions des imams rédigés en farsi. Il y professait une philosophie négative, dont la conséquence pour l'être divin est de se distinguer radicalement de tout existant émané. L'équivocité de l'être supposait à son tour de revenir au primat de l'essence sur l'existence.

Une autre école singulièrement prolifique, l'école shaykhie, s'opposa à Molla Sadra. Shaykh Ahmad Ahsa'i (1753-1826), son fondateur, professa lui aussi l'équivocité de l'être, dans une ligne néoplatonicienne assez stricte. Il ressort de son œuvre, comme de celle de Molla Hadi Sabzavari (1797/1798-1878), la prévalence du thème de l'illumination, comme si Sohrawardi avait légué à l'ensemble de la philosophie orientale sa tonalité originale, à travers les siècles.

Cependant, l'Asie prenait ainsi au dix-septième siècle une direction opposée à celle de L'Occident sous l'impulsion cartésienne.


Pour comprendre cette thématique lorsqu'on est un Occidental, on a intérêt à se référer au concept d'enaction, tel que l'a défini Francesco Varela (<http://web.ccr.jussieu.fr/varela/>, et <http://www.enolagaia.com/Varela.html>), et à songer aussi que toute la spéculation métaphysique orientale est solidement arrimée à une théorie et une recherche mathématiques. Ainsi, toute cette gradation de l'existence s'élève jusqu'au « Jabarut ». Le mot « al Jabr » n'a jamais été traduit en une langue européenne, et a simplement donné « algèbre ».


Je me demande si je ne ferais pas mieux de cesser d'écrire ainsi mon journal au quotidien, qui me prend trop de temps. Seulement un journal cesse d'en être un, s'il n'est plus quotidien. Il devient, par exemple, un hebdomadaire, un bi ou un tri-hebdomadaire de voyage.

Depuis mon premier séjour, j'ai voulu écrire vite, sans retoucher mes notes ni me documenter. C'est impossible. Écrire prend du temps. Quelle que soit l'efficacité de nouveaux outils qui nous y aident, nous nous heurtons à une part de travail incompressible.


bouddha grec


Le 26 avril

Bahoutban

J'ai découvert hier la ville nouvelle, invisible lorsqu'on arrive du plateau du Dapkar. C'est là que sont les industries, au pied de la falaise, à l'est, le long des rives du Gandar, presque invisible aussi de la vieille ville.

Celle-ci n'est d'ailleurs pas si vieille, puisqu'elle n'était qu'un village au huitième siècle. En ce temps-là, la ville était Bahoutban, devenue ce quartier bas, industriel et populeux. Une ligne de car urbain le dessert à partir de mon hôtel.

Bahoutban était un centre bouddhiste depuis la plus haute antiquité. C'est là qu'Iskanda travaille sur une fouille, et des documents en pâli, en sanskrit et en ancien palanzi.

Dargo Pal s'est développé plus tard au détriment de Bahoutban, et a fini par l'intégrer comme l'un de ses quartiers, puis lui-même s'est étendu jusqu'à devenir le plus grand de la ville.


Le Bouddhisme avait connu un très grand rayonnement dans la région à l'époque des royaumes grecs. On trouve ici de nombreux monuments. Ils sont taillés dans la roche contre laquelle la ville fut fondée. Ils ont alors un air de décor sans profondeur, théâtral. Ils sont couverts de bas-reliefs relatant la vie de Gautama, dans le style hellénistique.

On remonte l'avenue qui longe la cimenterie. Après la station-service, on s'enfonce dans ce quartier pauvre, dont les petites maisons sont bordées de jardins fermés par des barrières de bois, et l'on tombe sans transitions sur les fouilles.

Hier, Iskanda m'y a fait découvrir, dans une niche de pierre, la statue d'un bouddha ascétique : un homme maigre, osseux et grave, en position de lotus, évoquant bien plus le stoïcisme ou la passion christique des Romains, que les bouddhas épanouis de l'Extrême-Orient. Elle m'a appris que c'était une imitation tardive de l'école du Gandhara des premiers siècles.


ascete


L'apparition de l'Islam dans le Dapkar

Iskanda, que j'ai retrouvé ce matin dans le bar près de la station-service, ne travaille pas sur cette période antique. Elle tente d'élucider l'apparition de l'Islam.

On comprend assez mal comment l'Asie centrale s'est islamisée. L'explication militaire des « conquêtes » abassides ne nous apprend pas comment des États dotés de bien plus puissantes armées se sont évanouis sur place, alors que les combattants de la foi ont marqué le pas devant des régions bien moins capables de résister.


Des cultes locaux plus ou moins syncrétiques s'étaient maintenus de l'Antiquité au Moyen-Âge, servant d'assise aux institutions et aux hiérarchies. Le Bouddhisme s'y glissa très tôt sans les bousculer, assimilant leurs rites et leurs mythes. Puis le Judaïsme et le Christianisme étaient venus s'y superposer aussi, dans le peuple et les milieux cultivés, sans toucher non plus aux institutions et aux autorités. La différence entre le Bouddhisme et le monothéisme a été pourtant notable. Si l'un se taillait ses habits dans l'étoffe des vieilles croyances, l'autre rejetait ces défroques comme de l'idolâtrie.

Entre les premières apparitions du monothéisme et la plus grande expansion de l'Islam dans toute l'Asie, il y avait eu des siècles de balancements. Le monde paraissait hésiter entre le retour aux plus antiques croyances — avec succès dans le monde indien où elles étaient restées vivaces —, et l'abandon de ce qui était devenu les vains oripeaux d'un pouvoir séculier, s'opposant à une spiritualité plus abstraite et austère.


Il semblerait que le Bouddhisme ait reflué faute d'avoir su choisir. Il se maintint là où il se réforma et s'épura, comme avec la renaissance du Grand Véhicule en Chine, ou lorsqu'il prit l'option inverse, en Asie du Sud-Est, ou plus tard au Tibet, s'assimilant entièrement aux religions locales et les incarnant.


« Thé ? » Nous interrompt le patron, un géant tonitruant avec une si épaisse moustache qu'elle dissimule presque son sourire.

« Pour moi », répond Iskanda.

« Et café pour vous ? » continue-t-il en se tournant vers moi.

« On ne peut rien vous cacher. »


« Tu parais bien détendu ce matin », observe Iskanda. « On dirait que la zone industrielle te mets plus à l'aise que la vieille ville. »

« C'est bien possible. » Je trouvais en effet quelque chose de bizarre au début de mon séjour : pas d'usine, pas d'industrie, pas d'ouvriers, personne en salopette de bon matin aux comptoirs des cafés. La ville en avait une touche d'irréalité, que renforçait encore sa situation entre ciel et roche. Oui, j'en ressentais un léger malaise, une sourde inquiétude, que chasse ce quartier ouvrier, étrangement escamoté par la topologie du site.

« Je n'ai pas fini de te raconter l'histoire de Gandyya, » reprend Iskanda.

 

 

»