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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier IV
Le moine Gandyya et la naissance du Marmat

 

 

 

 

 

Le 28 avril

Il y a deux sortes de femmes : les femmes voile et les femmes crème. On pourra rétroactivement mettre sur cette distinction les significations que l'on voudra, le soleil, l'air sec et le vent ne font pas un bon mélange pour la peau — la crème ou le voile.

Nous les hommes, nous nous moquons un peu d'avoir la peau douce. En vérité, nous n'y tenons pas. Et puis, en une demi-journée, la barbe rend nos joues comme des râpes.

Il n'y a pas ici de pharmacie dans toutes les rues, ni des magasins de produits de beauté. Les herbes que vendent des boutiques de toute sorte en tiennent lieu, et quelques hammams aussi.

Iskanda est très foulard, mais ici, à l'ombre de la futaie, elle l'a enlevé, et a même dénudé ses épaules.

— Les Arabes entrèrent au Khorassan vers le milieu du septième siècle par la ville de Hérat au nord, et par la province du Sistan au Sud.

— Excuse-moi de t'arrêter Iskanda. Qu'appelles-tu exactement « les Arabes » ?


On est ici à moins de deux cents kilomètres de Bolgobol à vol d'oiseau, et plus proche encore de Bisdurbal, si l'on descend le cours du Gandar vers le nord-ouest.

J'ai traversé la rivière hier et promené de l'autre côté de la plaine. On trouve, en remontant la vallée du côté de la forêt, une cascade. Le lieu paraît tout à la fois aménagé et sauvage. L'eau tombe en chute de la faille d'une falaise, dans un petit lac qu'elle auréole d'écume irisée. Puis elle s'écoule paisiblement au milieu d'une futaie de mélèzes, sur un sol gazonné que seule la main de l'homme a pu égaliser à ce point.

J'ai envoyé à Iskanda un courriel pour lui proposer de venir y pique-niquer avec moi aujourd'hui. — J'ai du travail, m'a-t-elle répondu. — Emmène-le.


chute


— Je ne sais que te répondre, continue-t-elle pendant que je déroule le tapis. C'est comme si je te demandais ce qu'on appelle « les Wisigoths » ou « les Francs » qui entrèrent dans le pays d'où tu viens.

— Mais je peux te répondre : Les Wisigoths étaient en quelque sorte des immigrés en armes. Pour les Francs, c'était différent. Clovis était une sorte de chef d'armée mercenaire, achetée par les Parisiens, qui en firent finalement leur roi.

— On pourrait dire alors que les « Arabes » étaient ce qu'on appellerait aujourd'hui des brigadistes.


D'Érat, ils poussèrent vers Balkh, en Bactriane, tenu par des forces turques supérieures et bien mieux organisées. Elles ne résistèrent pas longtemps contre les populations locales déjà acquises à l'islam, qui les voyaient comme des occupants.

De là, les moujahids atteignirent la Transoxiane au nord et Tokhar à l'ouest. Ils s'y heurtèrent à l'armée chinoise. C'est de prisonniers qu'ils firent à cette occasion qu'ils acquirent la technique du papier.

Sur le front sud, à partir du Sistan, ils tentèrent de s'emparer de Kaboul, capitale des Kaboul Shah brahmaniques.

— Pas si vite, Iskanda. C'est inextricable si l'on n'a pas étudié tout ça depuis la petite école. L'Afghanistan n'était-il pas profondément imprégné de bouddhisme depuis la plus haute antiquité, comme en témoignent les pauvres bouddhas de Bamian, qui, à l'époque ne devaient pas être construits depuis beaucoup plus qu'un siècle ?


Je t'en ai déjà parlé, Jean-Pierre. Le monachisme bouddhiste servait de base spirituelle à une culture et des institutions brahmaniques, restaurées depuis le recul de l'empire gréco-perse.

— Qui gagna donc ?

— Personne, si ce n'est la paix. Le Brahmanisme fut seulement reconnu « religion du Livre », comme le Bouddhisme et le Mazdéisme. Personne ne se plaignit d'être dans un monde pacifié qui s'étendait le l'Himalaya aux Pyrénées, au carrefour du commerce avec les empires Indiens et Chinois, du moins tant que la question de la rente foncière ne s'imposa pas trop.

— Ce qui nous amène, je le devine, à l'époque du moine Gandyya.


eau


Le cours de l'eau est large et calme comme une marre, ici. Si elle n'était si fraîche, on aurait envie d'y nager. Quelques feuillus poussent sur ses bords. Plus loin, les conifères sont davantage espacés. Leur verticalité souligne la forte déclivité des falaises et de la côte boisée.

— Tu as trouvé ce lieu tout seul ? M'interroge-t-elle pendant que je lui verse du vin. C'est la mosquée de Gandyya.

— Pardon ?

— Oui, sais-tu où nous sommes ? C'est ici qu'on dit que Gandyya venait prier. Tu sais qu'il était demeuré fidèle à Dieu. On appelle ce bois « la Mosquée de Gandyya ».

— Tu es sûre qu'on peut y manger, boire et fumer ? M'inquièté-je.

— Oh, personne ne vient jamais dans la semaine, tu sais. Sinon, si des dévots nous voyaient, ils seraient capables de nous tuer. Je pense que tu es armé, non ?

Elle soutient mon regard alarmé un instant, puis éclate de rire.


Le Bouddhisme tasgard

J'ai déjà largement parlé de l'Antiquité au cours de mon premier voyage, puis de l'introduction de l'Islam au douzième siècle. J'ai appris aussi au cours du second que le Judéo-Christianisme avait pénétré dans la région dès le premier siècle. Je ne sais pas grand chose de la période intermédiaire.

La première extension de l'Islam vers l'orient, jusqu'au nord dans la Transoxiane au septième siècle, s'était arrêtée entre la mer d'Aral et la mer d'Argod. Le moine Gandyya reçut donc l'illumination dans un pays largement acquis à l'Islam. De là, il s'enfonça plus loin vers le nord-est, dans les territoires tasgards jusqu'à Bahoutban, puis s'installa au-dessus de ce qui n'était encore que le village de Dargo Pal.


Le monde tasgard, comme les territoires asgods au nord dans une moindre mesure, ont toujours été morcelés, et ils le demeurent encore aujourd'hui. Des migrants successifs, plus ou moins brutalement, ont repoussé les premiers habitants dans des vallées inexpugnables, ou s'y sont laissé enfermer. Il s'est constitué ainsi une mosaïque de petites communautés guerrières, dans le rayonnement de grandes villes : Tangaar, Bolgobol, Asgarod, Bisdurbal... En même temps que ces centres croissaient au-delà de leurs successives murailles, des citadelles perdues au fond de hautes vallées, s'érigeaient comme d'autres centres alternatifs.

Il en est résulté une société à la fois clanique et urbaine, fortement syncrétique, fondée sur le citoyen guerrier . Le Bouddhisme, très tôt introduit par des missionnaires indiens, sut parfaitement s'adapter à ces mœurs, et en fut longtemps l'expression la plus accomplie. Il y parvint en devenant lui aussi guerrier. Les monastères étaient de véritables casernes où se pratiquaient et s'enseignaient les arts de combat.

Les moines n'étaient pas destinés à le demeurer toute leur vie. La plupart des jeunes gens passaient quelques années dans les monastères à étudier les sutras, le maniement des armes, et aussi bien la géométrie, la musique ou encore la philosophie de Platon et de Tchouang Tseu, avant de revenir à la vie civile et fonder un foyer. Plus tard, souvent, ils y retournaient, leurs enfants élevés.

Comme en témoigne l'histoire du moine Gandyya, au septième et au huitième siècles, le Bouddhisme était encore bien capable de digérer l'Islam. De fait, ils s'interpénétrèrent, jusqu'au retournement du douzième siècle, sous l'impulsion d'Abd Al Tarik.


L'espace, plus que le vent qu'on ne sent pas d'ici, semble produire une rumeur à peine perceptible. Elle paraît venir de ce point vers lequel tous les troncs se tendent quand on regarde le ciel.

Je n’ai jamais aussi bien senti qu’aujourd’hui combien l’ouïe est un toucher éloigné. Par ce bruit sourd et profond, il me semble que je caresse d’ici la lointaine frange de mélèzes qui couronne la falaise, et les nuées d’embruns de la chute qui rendent sa roche luisante.


futaie


Des Huns aux Moujahids

L'antiquité tardive avait connu en Inde et en Perse un très fort développement de la rente foncière. Elle s'investissait dans un capitalisme commercial qui favorisait des classes de marchands et de banquiers cosmopolites, dont les intérêts s'opposaient aux institutions féodales et sacerdotales des empires et de leurs vassaux.

Les Huns jouèrent le rôle d'accélérateur de l'histoire dans ces conflits. De Shi Le, au quatrième siècle en Chine, puis d'Attila au suivant en Occident, jusqu'à Toramana, en Inde au sixième siècle, ils se répandirent comme un incendie dans le monde civilisé. S'ils n'apportèrent que la désolation dans un Empire Romain incapable de se réformer, ils firent un vide salutaire ailleurs, en détruisant les infrastructures militaires et sacerdotales au profit d'une société civile. Les techniques, les sciences et les arts se développèrent en même temps que le commerce, jusqu'au moment où ils cessèrent de se stimuler mutuellement et entrèrent en conflit. Ce furent alors les combattant de l'Islam qui tinrent le même rôle que les Huns, d'une façon à la fois plus profonde et moins brutale.


L'Islam pouvait être perçu autour de la Méditerranée comme un simple terme mis à la terreur qu'exerçait la théocratie romaine — de plus en plus difficilement d'ailleurs au Moyen-Orient. De la corne de l'Afrique à l'Empire des Tang, la liberté de conscience était déjà acquise.

Là, une nouvelle classe de marchands, qui avait d'abord vu dans le progrès technique un moyen de s'enrichir, et dans son enrichissement un moyen de le stimuler, commençait à en percevoir les dangers. Ils craignaient que ceux qui possédaient la richesse deviennent moins puissants que ceux qui étaient capables de la produire. C'est à eux que s'attaquèrent les lois des premiers califes.

— Ces considérations économiques ne sont-elles pas réductrices ?

— Mais ce n'est pas de l'économie, Jean-Pierre, c'est sa critique. C'est rendre à l'homme sa dignité spirituelle.

— Enfin, bref, et Gandyya dans tout ça ?


Par quels mots Gandyya joua-t-il un rôle dans la fondation du Marmat

Il y a à Bahoutban une source d'eau salée. On en retirait le sel en la faisant bouillir dans de grandes cuves de fonte. Pour cela, on faisait venir du charbon de bois de Gavor, à quinze kilomètres. Un ingénieur pensa alors qu'il serait plus avantageux de construire une canalisation jusqu'à Gavor que de transporter à grand-peine le charbon jusqu'à Bahoutban. Il chercha donc dans les deux villes, des investisseurs pour le projet.

Ceux de Bahoutban craignaient de perdre une importante source de richesse, ceux de Gavor, les revenus du transport de charbon. On consulta alors les maîtres du monastère pour trancher à qui appartenait l'eau salée et le bois mort des forêts avec lequel en faisait le charbon.


Quand vint le tour d'entendre l'avis de Gandyya, il prit appui sur sa lance pour se redresser, car il avait alors dépassé les quatre-vingts ans, et il dit : « Il y a longtemps, je projetais plus loin que personne ce javelot qui maintenant me sert de canne. » Il se tut et promena son regard sur tous les visages attentifs au discours qu'il allait tenir. En fait, il l'avait déjà achevé.

Alors il prononça d'une voix forte : « Vous me faites tous chier. » Puis il se baissa pour saisir son sabre, le glissa dans sa ceinture, prit son casque sous le bras, et partit jusqu'à la grotte de Dargo Pal.


L'histoire ne dit pas comment se termina l'assemblée. Le lendemain, des hommes se présentèrent à l'ingénieur et lui proposèrent de bâtir la canalisation sans être payés, après leurs journées de travail. Il avait souhaité s'enrichir avec son projet, mais plutôt qu'il ne vît pas le jour, il préféra leur donner ses plans. Il aurait dit alors : « Si l'on ne peut même garder la force de la jeunesse, comment posséderait-on des sources et des forêts ? Nous n'avons que nos actes. »

C'est lui, plus tard qui dessina les plans de la forteresse de Dargo Pal, après la mort de Gandyya, et la naissance du Marmat.


Le 29 avril

Qu'est-ce que le Marmat ?

« Le Marmat n'a peut-être jamais existé. » Avais-je écrit le 26 avril 2003 dans mon premier journal. « Il n'eut jamais d'État ni de territoire, même pas une monnaie. Ni une langue, ni une culture originale, ni moins encore une religion ne l'unifièrent. Il ne connut même pas de mouvement nationaliste au cours des deux derniers siècles. »

J'avais continué : « Le Marmat était comme un archipel de cités, à la façon de la Grèce antique ou de la Phénicie, sans liens politiques formels entre elles, une vague confédération. Bien que n'étant pas éparpillé autour d'une mer, son territoire est en peau de léopard, et, à la grande différence des citées méditerranéennes, ses centres ne sont pas des villes, mais des sortes de forteresses perdues dans les montagnes. »


Selon ce qu'Iskanda m'a dit hier, il y aurait bien eu un acte fondateur du Marmat, qui est peut-être légendaire.

Bien peu avant ces événements, le papier avait été introduit dans la région. Il coûtait bien moins cher que l'ancien papyrus ou la peau de chevreuil, et pouvait être fabriqué partout où l'on trouvait du bois et de l'eau. Il permit donc de recopier sans fin les livres, qu'on ne pouvait avant qu'aller étudier dans les monastères. On y venait maintenant les recopier, et même les écrire.

De cette époque datent presque toutes les fortifications des montagnes du Marmat. Elles étaient tout à la fois des universités, des bibliothèques et des forteresses. Les habitudes qui avaient été prises de travailler gratuitement à des tâches communes, permettaient à chacun de mieux vivre. Elles n'en constituaient que davantage une part de l'activité qui échappaient à tout marché, et rongeait l'économie des banques et du pouvoir comme un gruyère. Il fallait donc se protéger pour pouvoir travailler et étudier en paix.

 

 

 

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