Cahier IV
Le moine Gandyya et la naissance du Marmat
Le 28 avril
Il y a deux sortes
de femmes : les femmes voile et les femmes crème. On
pourra rétroactivement mettre sur cette distinction les
significations que l'on voudra, le soleil, l'air sec et le vent ne
font pas un bon mélange pour la peau — la crème
ou le voile.
Nous les hommes,
nous nous moquons un peu d'avoir la peau douce. En vérité,
nous n'y tenons pas. Et puis, en une demi-journée, la barbe
rend nos joues comme des râpes.
Il n'y a pas ici
de pharmacie dans toutes les rues, ni des magasins de produits de
beauté. Les herbes que vendent des boutiques de toute sorte en
tiennent lieu, et quelques hammams aussi.
Iskanda est très
foulard, mais ici, à l'ombre de la futaie, elle l'a enlevé,
et a même dénudé ses épaules.
— Les
Arabes entrèrent au Khorassan vers le milieu du septième
siècle par la ville de Hérat au nord, et par la
province du Sistan au Sud.
— Excuse-moi
de t'arrêter Iskanda. Qu'appelles-tu exactement « les
Arabes » ?
On est ici à
moins de deux cents kilomètres de Bolgobol à vol
d'oiseau, et plus proche encore de Bisdurbal, si l'on descend le
cours du Gandar vers le nord-ouest.
J'ai traversé
la rivière hier et promené de l'autre côté
de la plaine. On trouve, en remontant la vallée du côté
de la forêt, une cascade. Le lieu paraît tout à la
fois aménagé et sauvage. L'eau tombe en chute de la
faille d'une falaise, dans un petit lac qu'elle auréole
d'écume irisée. Puis elle s'écoule paisiblement
au milieu d'une futaie de mélèzes, sur un sol gazonné
que seule la main de l'homme a pu égaliser à ce point.
J'ai envoyé
à Iskanda un courriel pour lui proposer de venir y
pique-niquer avec moi aujourd'hui. — J'ai du travail,
m'a-t-elle répondu. — Emmène-le.
— Je ne
sais que te répondre, continue-t-elle pendant que je déroule
le tapis. C'est comme si je te demandais ce qu'on appelle « les
Wisigoths » ou « les Francs » qui
entrèrent dans le pays d'où tu viens.
— Mais
je peux te répondre : Les Wisigoths étaient en
quelque sorte des immigrés en armes. Pour les Francs, c'était
différent. Clovis était une sorte de chef d'armée
mercenaire, achetée par les Parisiens, qui en firent
finalement leur roi.
— On
pourrait dire alors que les « Arabes » étaient
ce qu'on appellerait aujourd'hui des brigadistes.
D'Érat,
ils poussèrent vers Balkh, en Bactriane, tenu par des forces
turques supérieures et bien mieux organisées. Elles ne
résistèrent pas longtemps contre les populations
locales déjà acquises à l'islam, qui les
voyaient comme des occupants.
De
là, les moujahids
atteignirent la Transoxiane au nord et Tokhar à l'ouest. Ils
s'y heurtèrent à l'armée chinoise. C'est de
prisonniers qu'ils firent à cette occasion qu'ils acquirent la
technique du papier.
Sur
le front sud, à partir du Sistan, ils tentèrent de
s'emparer de Kaboul, capitale des Kaboul Shah brahmaniques.
— Pas
si vite, Iskanda. C'est inextricable si l'on n'a pas étudié
tout ça depuis la petite école. L'Afghanistan
n'était-il pas profondément imprégné de
bouddhisme depuis la plus haute antiquité, comme en témoignent
les pauvres bouddhas de Bamian, qui, à l'époque ne
devaient pas être construits depuis beaucoup plus qu'un
siècle ?
Je t'en ai déjà
parlé, Jean-Pierre. Le monachisme bouddhiste servait de base
spirituelle à une culture et des institutions brahmaniques,
restaurées depuis le recul de l'empire gréco-perse.
— Qui
gagna donc ?
— Personne,
si ce n'est la paix. Le Brahmanisme fut seulement reconnu « religion
du Livre », comme le Bouddhisme et le Mazdéisme.
Personne ne se plaignit d'être dans un monde pacifié qui
s'étendait le l'Himalaya aux Pyrénées, au
carrefour du commerce avec les empires Indiens et Chinois, du moins
tant que la question de la rente foncière ne s'imposa pas
trop.
— Ce
qui nous amène, je le devine, à l'époque du
moine Gandyya.
Le cours de l'eau
est large et calme comme une marre, ici. Si elle n'était si
fraîche, on aurait envie d'y nager. Quelques feuillus poussent
sur ses bords. Plus loin, les conifères sont davantage
espacés. Leur verticalité souligne la forte déclivité
des falaises et de la côte boisée.
— Tu as
trouvé ce lieu tout seul ? M'interroge-t-elle pendant que
je lui verse du vin. C'est la mosquée de Gandyya.
— Pardon ?
— Oui,
sais-tu où nous sommes ? C'est ici qu'on dit que Gandyya
venait prier. Tu sais qu'il était demeuré fidèle
à Dieu. On appelle ce bois « la Mosquée de
Gandyya ».
— Tu es
sûre qu'on peut y manger, boire et fumer ? M'inquièté-je.
— Oh,
personne ne vient jamais dans la semaine, tu sais. Sinon, si des
dévots nous voyaient, ils seraient capables de nous tuer. Je
pense que tu es armé, non ?
Elle soutient mon
regard alarmé un instant, puis éclate de rire.
Le Bouddhisme
tasgard
J'ai déjà
largement parlé de l'Antiquité au cours de mon premier
voyage, puis de l'introduction de l'Islam au douzième siècle.
J'ai appris aussi au cours du second que le Judéo-Christianisme
avait pénétré dans la région dès
le premier siècle. Je ne sais pas grand chose de la période
intermédiaire.
La première
extension de l'Islam vers l'orient, jusqu'au nord dans la Transoxiane
au septième siècle, s'était arrêtée
entre la mer d'Aral et la mer d'Argod. Le moine Gandyya reçut
donc l'illumination dans un pays largement acquis à l'Islam.
De là, il s'enfonça plus loin vers le nord-est, dans
les territoires tasgards jusqu'à Bahoutban, puis s'installa
au-dessus de ce qui n'était encore que le village de Dargo
Pal.
Le monde tasgard,
comme les territoires asgods au nord dans une moindre mesure, ont
toujours été morcelés, et ils le demeurent
encore aujourd'hui. Des migrants successifs, plus ou moins
brutalement, ont repoussé les premiers habitants dans des
vallées inexpugnables, ou s'y sont laissé enfermer. Il
s'est constitué ainsi une mosaïque de petites communautés
guerrières, dans le rayonnement de grandes villes :
Tangaar, Bolgobol, Asgarod, Bisdurbal... En même temps que ces
centres croissaient au-delà de leurs successives murailles,
des citadelles perdues au fond de hautes vallées, s'érigeaient
comme d'autres centres alternatifs.
Il
en est résulté une société à la
fois clanique et urbaine, fortement syncrétique, fondée
sur le citoyen
guerrier
.
Le Bouddhisme, très tôt introduit par des missionnaires
indiens, sut parfaitement s'adapter à ces mœurs, et en
fut longtemps l'expression la plus accomplie. Il y parvint en
devenant lui aussi guerrier. Les monastères étaient de
véritables casernes où se pratiquaient et
s'enseignaient les arts de combat.
Les moines
n'étaient pas destinés à le demeurer toute leur
vie. La plupart des jeunes gens passaient quelques années dans
les monastères à étudier les sutras, le
maniement des armes, et aussi bien la géométrie, la
musique ou encore la philosophie de Platon et de Tchouang Tseu, avant
de revenir à la vie civile et fonder un foyer. Plus tard,
souvent, ils y retournaient, leurs enfants élevés.
Comme en témoigne
l'histoire du moine Gandyya, au septième et au huitième
siècles, le Bouddhisme était encore bien capable de
digérer l'Islam. De fait, ils s'interpénétrèrent,
jusqu'au retournement du douzième siècle, sous
l'impulsion d'Abd Al Tarik.
L'espace, plus que
le vent qu'on ne sent pas d'ici, semble produire une rumeur à
peine perceptible. Elle paraît venir de ce point vers lequel
tous les troncs se tendent quand on regarde le ciel.
Je n’ai
jamais aussi bien senti qu’aujourd’hui combien l’ouïe
est un toucher éloigné. Par ce bruit sourd et profond,
il me semble que je caresse d’ici la lointaine frange de
mélèzes qui couronne la falaise, et les nuées
d’embruns de la chute qui rendent sa roche luisante.
Des Huns aux
Moujahids
L'antiquité
tardive avait connu en Inde et en Perse un très fort
développement de la rente foncière. Elle s'investissait
dans un capitalisme commercial qui favorisait des classes de
marchands et de banquiers cosmopolites, dont les intérêts
s'opposaient aux institutions féodales et sacerdotales des
empires et de leurs vassaux.
Les Huns jouèrent
le rôle d'accélérateur de l'histoire dans ces
conflits. De Shi Le, au quatrième siècle en Chine, puis
d'Attila au suivant en Occident, jusqu'à Toramana, en Inde au
sixième siècle, ils se répandirent comme un
incendie dans le monde civilisé. S'ils n'apportèrent
que la désolation dans un Empire Romain incapable de se
réformer, ils firent un vide salutaire ailleurs, en détruisant
les infrastructures militaires et sacerdotales au profit d'une
société civile. Les techniques, les sciences et les
arts se développèrent en même temps que le
commerce, jusqu'au moment où ils cessèrent de se
stimuler mutuellement et entrèrent en conflit. Ce furent alors
les combattant de l'Islam qui tinrent le même rôle que
les Huns, d'une façon à la fois plus profonde et moins
brutale.
L'Islam pouvait
être perçu autour de la Méditerranée comme
un simple terme mis à la terreur qu'exerçait la
théocratie romaine — de plus en plus difficilement
d'ailleurs au Moyen-Orient. De la corne de l'Afrique à
l'Empire des Tang, la liberté de conscience était déjà
acquise.
Là, une
nouvelle classe de marchands, qui avait d'abord vu dans le progrès
technique un moyen de s'enrichir, et dans son enrichissement un moyen
de le stimuler, commençait à en percevoir les dangers.
Ils craignaient que ceux qui possédaient la richesse
deviennent moins puissants que ceux qui étaient capables de la
produire. C'est à eux que s'attaquèrent les lois des
premiers califes.
— Ces
considérations économiques ne sont-elles pas
réductrices ?
— Mais
ce n'est pas de l'économie, Jean-Pierre, c'est sa critique.
C'est rendre à l'homme sa dignité spirituelle.
— Enfin,
bref, et Gandyya dans tout ça ?
Par quels mots
Gandyya joua-t-il un rôle dans la fondation du Marmat
Il y a à
Bahoutban une source d'eau salée. On en retirait le sel en la
faisant bouillir dans de grandes cuves de fonte. Pour cela, on
faisait venir du charbon de bois de Gavor, à quinze
kilomètres. Un ingénieur pensa alors qu'il serait plus
avantageux de construire une canalisation jusqu'à Gavor que de
transporter à grand-peine le charbon jusqu'à Bahoutban.
Il chercha donc dans les deux villes, des investisseurs pour le
projet.
Ceux de Bahoutban
craignaient de perdre une importante source de richesse, ceux de
Gavor, les revenus du transport de charbon. On consulta alors les
maîtres du monastère pour trancher à qui
appartenait l'eau salée et le bois mort des forêts avec
lequel en faisait le charbon.
Quand vint le tour
d'entendre l'avis de Gandyya, il prit appui sur sa lance pour se
redresser, car il avait alors dépassé les quatre-vingts
ans, et il dit : « Il y a longtemps, je projetais
plus loin que personne ce javelot qui maintenant me sert de canne. »
Il se tut et promena son regard sur tous les visages attentifs au
discours qu'il allait tenir. En fait, il l'avait déjà
achevé.
Alors il prononça
d'une voix forte : « Vous me faites tous chier. »
Puis il se baissa pour saisir son sabre, le glissa dans sa ceinture,
prit son casque sous le bras, et partit jusqu'à la grotte de
Dargo Pal.
L'histoire ne dit
pas comment se termina l'assemblée. Le lendemain, des hommes
se présentèrent à l'ingénieur et lui
proposèrent de bâtir la canalisation sans être
payés, après leurs journées de travail. Il avait
souhaité s'enrichir avec son projet, mais plutôt qu'il
ne vît pas le jour, il préféra leur donner ses
plans. Il aurait dit alors : « Si l'on ne peut même
garder la force de la jeunesse, comment posséderait-on des
sources et des forêts ? Nous n'avons que nos actes. »
C'est lui, plus
tard qui dessina les plans de la forteresse de Dargo Pal, après
la mort de Gandyya, et la naissance du Marmat.
Le 29 avril
Qu'est-ce que le
Marmat ?
« Le
Marmat n'a peut-être jamais existé. »
Avais-je écrit le 26 avril 2003 dans mon premier journal. « Il
n'eut jamais d'État ni de territoire, même pas une
monnaie. Ni une langue, ni une culture originale, ni moins encore une
religion ne l'unifièrent. Il ne connut même pas de
mouvement nationaliste au cours des deux derniers siècles. »
J'avais continué :
« Le Marmat était comme un archipel de cités,
à la façon de la Grèce antique ou de la
Phénicie, sans liens politiques formels entre elles, une vague
confédération. Bien que n'étant pas éparpillé
autour d'une mer, son territoire est en peau de léopard, et, à
la grande différence des citées méditerranéennes,
ses centres ne sont pas des villes, mais des sortes de forteresses
perdues dans les montagnes. »
Selon ce
qu'Iskanda m'a dit hier, il y aurait bien eu un acte fondateur du
Marmat, qui est peut-être légendaire.
Bien peu avant ces
événements, le papier avait été introduit
dans la région. Il coûtait bien moins cher que l'ancien
papyrus ou la peau de chevreuil, et pouvait être fabriqué
partout où l'on trouvait du bois et de l'eau. Il permit donc
de recopier sans fin les livres, qu'on ne pouvait avant qu'aller
étudier dans les monastères. On y venait maintenant les
recopier, et même les écrire.
De
cette époque datent presque toutes les fortifications des
montagnes du Marmat. Elles étaient tout à la fois des
universités, des bibliothèques et des forteresses. Les
habitudes qui avaient été prises de travailler
gratuitement à des tâches communes, permettaient à
chacun de mieux vivre. Elles n'en constituaient que davantage une
part de l'activité qui échappaient à tout
marché, et rongeait l'économie des banques et du
pouvoir comme un gruyère. Il fallait donc se protéger
pour pouvoir travailler et étudier en paix.
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