Cahier V
Dans la montagne
Le 30 avril
De bon matin en
montagne
Hier, Iskanda,
après la prière du vendredi, m'a invité dans une
vieille maison familiale qu'elle possède un peu plus haut dans
la vallée. Les écoles sont fermées pour trois
jours en raison d'une fête locale. Elle y va avec son fils.
Cette proposition
m'a ravi, qui me permet d'approcher une nature plus sauvage. Où
qu'on aille, les humains sont très semblables, si l'on sait
les regarder ; le monde naturel, lui, est très différent.
Je suis certain que la relation qu'on entretient avec lui détermine
en définitive nos particularités.
Je me suis levé
assez tôt pour voir le soleil rosir les roches entre le blanc
de la neige et des nuages, au-delà des pentes boisées.
Les arbres sont en fleurs devant la porte, où je me suis
installé, chaudement couvert, pour répondre à
mon courrier.
J'ai retenu cette
phrase d'un texte écrit sur la Crau que vient de m'envoyer
Pierre-Laurent Faure par courriel : « En fin de
journée le soleil tombe si bas qu'il ne me surprendrait pas,
un soir, de le regarder de haut. » Elle fait naître
en moi la nostalgie de l'étendue plane que je ne risque pas de
trouver par ici.
« Cher
Jean-Pierre, » m'écrit-il.
« Je
suis heureux de voir que ton site est plus vivant que jamais.
Bolgobol semble devenu ta deuxième patrie et la publication en
ligne ta première voix. J'y ai flâné ce soir,
prenant la juste mesure d'un texte en ligne mais découvrant
également l'existence possible d'une œuvre en ligne,
entièrement lisible sur l'écran — du moins
pour une bonne part. Tu devrais pousser tes considérations sur
ce sujet dans quelque page de ton journal à venir, à
moins que tu ne l'aies déjà fait ailleurs. Car personne
ne remet en question l'écrit, seuls quelques-uns se contentent
de nier les nouveaux médias. »
Cette remarque, ou
plutôt cette incitation résonne fortement avec les
dernières pages de mon journal, qui n'étaient pas
encore en ligne, et qu'il n'a pas pu lire.
L'écriture
comme procès
La forme sous
laquelle un texte voit le jour est un préalable à toute
considération sur l'écriture. Originellement, cette
forme était celle d'une parole orale, mémorisée,
répétée, puis inscrite. Elle fut celle, ensuite,
d'un texte manuscrit, d'abord rouleau précieux dont la copie
était rare, puis cahiers de papier, librement copiables et
circulant de par le monde.
Plus tard, avec
les différents procédés d'impression, le texte,
d'abord objet de duplication devint objet immédiatement
dupliqué. Le texte imprimé avait alors cet avantage
d'éviter les fautes des copistes, et celui d'économiser
bien du travail ; seulement il était comme mort,
définitivement figé.
On
était loin alors des paroles adressés à des
vivants, notées au vol ou de mémoire — dialogues
de Socrate, cours d'Aristote, sermons de Gautama, Propos
de table
de Luther... —, ou des longs épîtres écrits
pour un seul correspondant ou un groupe de proches. L'auteur s'était
mis à travailler seul longtemps, puis à compter sur une
équipe de correcteurs et d'imprimeurs, pour tout livrer d'un
coup sous une forme définitive. Et à qui ? À
quiconque. Les lecteurs qui ne restaient pas sans réponse ne
pouvaient de toute façon plus influencer le cours de sa
rédaction.
À ce prix,
on a pourtant gagné un pouvoir toujours croissant de modifier,
corriger et reconstruire un texte, et fait du procès
d'écriture celui-là même de la pensée.
J'ai depuis longtemps fait mienne cette image de Frege, que le signe
écrit a pour la pensée qu'il permet de naviguer, la
même importance que la voile triangulaire pour monter au vent.
L'écriture
et l'édition comme un même procès
Personne ne
souhaite vraiment gagner de nouveaux avantages en perdant les
anciens. Ce sont des promesses que commence à tenir le
numérique. Il y a maintenant plus d'une génération
que tout écrit, avant même d'être imprimé,
à supposer qu'il le soit, est d'abord édité sous
la forme d'un fichier numérique. Ce fichier de données
numériques est bien la forme sous laquelle aujourd'hui le
texte voit le jour.
Moi-même,
comme beaucoup, je peux bien continuer à utiliser la plume, et
mes textes être publiés sur papier, ces deux moments ne
sont plus qu'un travail préparatoire, ou un possible usage
postérieur de l'écriture. Celle-ci est devenue tout à
la fois écrire et éditer un tel fichier.
Est-ce à
dire que le clavier et l'écran ont remplacé l'encre et
le papier ? Que non. Un écran de quinze pouces, qui est
déjà bien encombrant quand on voyage, ne permet pas
d'afficher une page standard, qui n'est lisible qu'à huit
cents pixels par pouce. On ne peut pas écrire et travailler un
texte à l'écran seul, même s'il a plus de vingt
ou trente pouces et si l'on possède une vue d'aigle. L'écran
nous permet seulement de retoucher la feuille imprimée. C'est
pourquoi, loin de remplacer l'encre et le papier, il en accroît
sensiblement la consommation.
Je parle ici,
naturellement, d'écriture, et non de bureautique ou de
publication assistée.
L'édition
pour l'écran et le papier
Ceci pose un
problème dont la réponse est loin aujourd'hui de faire
l'unanimité. Doit-on penser l'édition à l'écran
différemment de celle sur papier, ou doit-on au contraire la
concevoir de manière à l'optimiser pour les deux en
même temps ? Cette dernière option, qui est la
mienne, semble aujourd'hui minoritaire, pour autant qu'on puisse en
juger. Iskanda, par exemple, soutient l'inverse.
« D'ailleurs,
me dit-elle, tu doubles bien l'édition HTML de ton journal en
ligne par une en PDF, optimisée pour l'impression.
— L'impression et la recherche, nuancé-je ». Je
ne la convaincs guère plus que moi-même par un tel
argument. Il ne manque pas de moyens, en effet, d'ajouter au dossier
un moteur de recherche maison.
Écriture
et lecture se sont rapprochées
La maison
d'Iskanda est une vieille bâtisse de pierre au toit d'ardoise,
noyée dans des ramures où se mêlent aux fleurs
les feuilles naissantes. Il y fait froid, mais moins qu'on pouvait le
craindre, tant elle est ensoleillée du matin au soir. Nous
avons fait du feu dans la cuisine pour le repas d'hier, mais nous
avons préféré ne pas chauffer davantage, de
crainte que la condensation ne détériore le matériel
informatique.
Celui-ci se réduit
à mon portable et une minuscule imprimante de voyage qui
ignore la couleur. J'ai accepté de les lui prêter pour
qu'elle puisse travailler d'ici.
« Tu
n'as pas tout à fait tort, Iskanda, car la réponse
n'est pas si unilatérale que le laisserait croire la façon
dont j'ai posé la question. S'il est vrai que l'écriture
ne peut plus être distinguée de l'édition, la
lecture non plus. — Explique-toi mieux. »
« Si je
t'offre à lire un texte, il n'y a pas de raison pour que je ne
t'autorise pas aussi à l'éditer, expliqué-je.
— Évidemment, approuve-t-elle. Si je ne peux pas
écrire à l'aide de l'écran seul, je ne pourrais
pas non plus correctement lire. J'ai besoin d'une sortie papier pour
l'annoter ou étaler plusieurs pages devant moi, voire
plusieurs ouvrages ouverts en même temps, qui n'entreront
certainement pas sur un écran de quinze ou vingt pouces. J'ai
aussi besoin de copier du texte et de le coller, de rechercher... »
« Tu as
besoin d'un texte numérisé, dis-je, pas d'une seule
suite de caractères fixés définitivement sur une
surface. Tu as besoin d'un texte mouvant, souple, qui coule comme un
liquide, et prend la forme du contenant où tu le verses. C'est
seulement ainsi que tu peux travailler sur un texte en toute liberté.
— Et j'ai besoin naturellement qu'il ne se corrompe pas au
cours de ces opérations. — Certainement, il doit
conserver ses espaces insécables, et ses caractères
spéciaux ne doivent pas être remplacés par des
signes bizarres. Le texte doit demeurer tel qu'il est, tout en
t'autorisant au moins de l'imprimer plus gros ou plus petit, selon
que tu veuilles économiser ta vue ou ton papier. Tu dois
pouvoir l'exporter, par fragments ou en entier, en conservant ses
enrichissements, ou en lui faisant épouser ceux du document où
tu l'importes, selon ton besoin. »
« Le
plus important est de pouvoir travailler à plusieurs, parfois
d'un bout à l'autre de la planète, corriger, compléter
ou traduire, tout en gardant perceptibles les modifications de
chacun. » Ajoute Iskanda en me montrant où se
trouve le hachoir, car nous conversons en préparant le repas.
« Et
travailler aussi avec des malvoyants, voire des aveugles. »
Précisé-je en taillant menu diverses herbes dont je ne
sais rien mais dont l'arôme me met déjà l'eau à
la bouche.
« En
effet, complète Iskanda, ton texte doit être prononçable
par un gestionnaire de voix, et accessible aux outils linguistiques,
correcteurs orthographiques et grammaticaux, ou traducteurs
automatiques. — Tu vois bien, conclus-je, combien
l'édition sur papier est pauvre comparée à
l'édition numérique. Pour autant, celle-ci n'est pas
inutile, loin de là. Elle en est un supplément
indispensable. »
« Elle
n'est pourtant qu'un supplément, insiste-t-elle, tant il est
plus simple d'imprimer un fichier numérique, que de numériser
un document imprimé. — Or justement, Iskanda, si le
fichier numérique est voué à être complété
par son impression sur papier, au point que l'écran n'est
qu'un outil qui nous permet de passer de l'un à l'autre, ne
crois-tu pas que l'édition pour l'écran doive être
identique à celle pour l'impression ? »
Ces considérations
sont en réalité très pratiques, puisqu'Iskanda
utilise mon ordinateur pour accéder à ses documents qui
sont demeurés sur son site. Je le lui prête volontiers,
mais je ne vais pas jusqu'à l'autoriser à envahir mon
disque dur avec des applications exotiques. Elle doit travailler avec
les miennes.
Le palanzi comme
l'anglais, qui sont les langues qu'elle utilise le plus, ne posent
pas les mêmes problèmes que le français avec ses
caractères spéciaux, ses espaces insécables et
son exigeante typographie.
Iskanda a choisi
l'option inverse de la mienne qui consiste à appliquer à
l'écran les règles de la typographie française.
Elle applique au tirage papier la mise en page spécifique du
web. Pour autant, comme je le lui fais remarquer, nos impératifs
demeurent fondamentalement les mêmes : le tirage doit être
identique à l'affichage. « Pourquoi me
contredis-tu ? »
« Et
pourquoi fais-tu le contraire ? » M'oppose-t-elle en
posant sur la table une bouteille de liqueur et deux verres.
La vitre de la
petite fenêtre nous renvoie déjà nos propres
images dorées par la lampe, couvrant celle des montagnes et du
ciel qui deviennent d'un bleu égal.
« Demande-toi
plutôt, dis-je, pourquoi on a inventé les feuilles de
style pour pallier aux limites du premier HTML utilisé sur le
net : pas d'alinéas, pas de justification ni de marges.
La seule alternative pour distinguer les paragraphes était de
laisser un espace entre eux. »
« Et
alors ? Reprend-elle. Une convention en vaut une autre, surtout
si elle est plus simple, et économique en lignes de code. Et
puis, on a toujours écrit et publié comme ça
chez moi. — Pas chez moi, justement. »
« Ce
que tu dis là ne tient pas », me coupe-t-elle en
prenant le trackpad de mon portable resté allumé dans
la pièce à côté où nous nous sommes
déplacés avec nos verres. Joignant le geste à la
parole, elle désactive dans les préférences de
mon navigateur la lecture des CSS. « Tu vois bien que tes
textes s'affichent exactement comme les miens si ton application ne
lit plus la feuille de style. »
Elle s'active
encore sur le clavier pendant que je bourre une pipe : « Et
regarde, continue-t-elle, si je définis dans les préférences
comment je veux que le texte s'affiche, mes pages ressemblent aux
tiennes. »
Je souris de sa
mauvaise foi : « Ma pauvre, si tu crois que la
typographie et la mise en page se réduisent à la
couleur de fond et à la police... »
Copier et coller
Qu'est-ce
que je suis en train de faire en ce moment même ? Répondre
à Pierre-Laurent ? Converser avec Iskanda ? Tenir
mon journal ? Qu'appelle-t-on « ce moment-même »
dans l'écriture ? Écrire n'est jamais que différer
de tels moments : déplacer, littéralement copier
et coller
,
un espace-temps dans un autre.
Pierre-Laurent
avait justement reçu mon dernier message alors qu'il n'avait
pas terminé le sien. « Tu m'as précédé
d'une connexion », m'écrit-il. « Bien
que je n'aie aucune accointance avec la transcendance, j'éprouve
malgré moi un certain bien-être à penser que j'ai
reçu ton courriel avant que tu ne le rédiges. C'est une
espèce de réalité qui me paraît aussi
certaine que l'existence de Bolgobol. L'Orient des géographes
et des historiens contient pour moi des lieux beaucoup plus
hypothétiques. »
Encore une fois,
qu'est-ce que l'esprit ?
Tout le concept de
travail de l'esprit est dans ce copier et coller. Sa forme la plus
élémentaire est le rêve, qui coupe et colle des
émotions et des percepts.
Jâbir
Ibn Hayyân y avait vu un travail assez proche de celui de la
chimie, qui décompose les matériaux en éléments
simples, et en fait éventuellement de nouveaux corps composés.
Pour Molla Sadra Shirazi, l'esprit s'élève ainsi
jusqu'aux plus hautes abstractions, au-delà du nombre, au-delà
du signe, qui n'en est plus un, faute de n'être plus
signe de rien, et pour lequel même une suite de 0 et de 1 n'est
encore qu'une représentation, et certainement pas une essence.
Et ce travail d'abstraction — car c'en est un —
est fondé tout entier sur l'intensité
de l'acte d'exister
,
du wujud
(en farsi, en dari et en palanzi), du wajd
(en arabe).
J'ai
tenu cette conversation sur l'écriture et l'édition en
ligne, hier soir avec Iskanda, en l'aidant à préparer
le repas pendant que son fils jouait devant la maison. Comme la
dernière fois où nous avions abordé à peu
près le même sujet, dans le restaurant de la vieille
ville, nous avons fini par parler de l'esprit. Plus précisément,
nous avons parlé de la « matière
intellectuelle » (mâdda
rûhânîya
).
En effet Iskanda, comme notre ami Manzi, a une conception strictement
matérialiste et atomiste de l'esprit.
J'aurais
bien été incapable d'imaginer une telle conception
avant mon premier voyage à Bolgobol.(Voir mon journal de voyage de
2003, cahier 14.)
Je me demande si
ma réponse à Pierre-Laurent a encore un sens, avec les
copier-coller que je viens de faire entre elle et mon journal qu'il
lira de toute façon en ligne.
On
poursuit toujours sa propre conversation intérieure avec des
interlocuteurs successifs. Pourtant on a besoin d'eux, et ce n'est
pas un monologue. C'est même le meilleur qu'on ait à
leur offrir. Sacré Bacchus, dieu du vin, qui vient demander à
boire !
Pierre-Laurent
pourra toujours s'amuser de voir combien je suis en train de faire ce
dont je parle en le faisant en ce moment même.
Au
fait, quel moment ?
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