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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier V
Dans la montagne

 

 

 

 

Le 30 avril

De bon matin en montagne

Hier, Iskanda, après la prière du vendredi, m'a invité dans une vieille maison familiale qu'elle possède un peu plus haut dans la vallée. Les écoles sont fermées pour trois jours en raison d'une fête locale. Elle y va avec son fils.

Cette proposition m'a ravi, qui me permet d'approcher une nature plus sauvage. Où qu'on aille, les humains sont très semblables, si l'on sait les regarder ; le monde naturel, lui, est très différent. Je suis certain que la relation qu'on entretient avec lui détermine en définitive nos particularités.


cimes

Je me suis levé assez tôt pour voir le soleil rosir les roches entre le blanc de la neige et des nuages, au-delà des pentes boisées. Les arbres sont en fleurs devant la porte, où je me suis installé, chaudement couvert, pour répondre à mon courrier.

J'ai retenu cette phrase d'un texte écrit sur la Crau que vient de m'envoyer Pierre-Laurent Faure par courriel : « En fin de journée le soleil tombe si bas qu'il ne me surprendrait pas, un soir, de le regarder de haut. » Elle fait naître en moi la nostalgie de l'étendue plane que je ne risque pas de trouver par ici.


« Cher Jean-Pierre, » m'écrit-il.

« Je suis heureux de voir que ton site est plus vivant que jamais. Bolgobol semble devenu ta deuxième patrie et la publication en ligne ta première voix. J'y ai flâné ce soir, prenant la juste mesure d'un texte en ligne mais découvrant également l'existence possible d'une œuvre en ligne, entièrement lisible sur l'écran — du moins pour une bonne part. Tu devrais pousser tes considérations sur ce sujet dans quelque page de ton journal à venir, à moins que tu ne l'aies déjà fait ailleurs. Car personne ne remet en question l'écrit, seuls quelques-uns se contentent de nier les nouveaux médias. »

Cette remarque, ou plutôt cette incitation résonne fortement avec les dernières pages de mon journal, qui n'étaient pas encore en ligne, et qu'il n'a pas pu lire.


L'écriture comme procès

La forme sous laquelle un texte voit le jour est un préalable à toute considération sur l'écriture. Originellement, cette forme était celle d'une parole orale, mémorisée, répétée, puis inscrite. Elle fut celle, ensuite, d'un texte manuscrit, d'abord rouleau précieux dont la copie était rare, puis cahiers de papier, librement copiables et circulant de par le monde.

Plus tard, avec les différents procédés d'impression, le texte, d'abord objet de duplication devint objet immédiatement dupliqué. Le texte imprimé avait alors cet avantage d'éviter les fautes des copistes, et celui d'économiser bien du travail ; seulement il était comme mort, définitivement figé.

On était loin alors des paroles adressés à des vivants, notées au vol ou de mémoire — dialogues de Socrate, cours d'Aristote, sermons de Gautama, Propos de table de Luther... —, ou des longs épîtres écrits pour un seul correspondant ou un groupe de proches. L'auteur s'était mis à travailler seul longtemps, puis à compter sur une équipe de correcteurs et d'imprimeurs, pour tout livrer d'un coup sous une forme définitive. Et à qui ? À quiconque. Les lecteurs qui ne restaient pas sans réponse ne pouvaient de toute façon plus influencer le cours de sa rédaction.

À ce prix, on a pourtant gagné un pouvoir toujours croissant de modifier, corriger et reconstruire un texte, et fait du procès d'écriture celui-là même de la pensée. J'ai depuis longtemps fait mienne cette image de Frege, que le signe écrit a pour la pensée qu'il permet de naviguer, la même importance que la voile triangulaire pour monter au vent.


L'écriture et l'édition comme un même procès

Personne ne souhaite vraiment gagner de nouveaux avantages en perdant les anciens. Ce sont des promesses que commence à tenir le numérique. Il y a maintenant plus d'une génération que tout écrit, avant même d'être imprimé, à supposer qu'il le soit, est d'abord édité sous la forme d'un fichier numérique. Ce fichier de données numériques est bien la forme sous laquelle aujourd'hui le texte voit le jour.

Moi-même, comme beaucoup, je peux bien continuer à utiliser la plume, et mes textes être publiés sur papier, ces deux moments ne sont plus qu'un travail préparatoire, ou un possible usage postérieur de l'écriture. Celle-ci est devenue tout à la fois écrire et éditer un tel fichier.


Est-ce à dire que le clavier et l'écran ont remplacé l'encre et le papier ? Que non. Un écran de quinze pouces, qui est déjà bien encombrant quand on voyage, ne permet pas d'afficher une page standard, qui n'est lisible qu'à huit cents pixels par pouce. On ne peut pas écrire et travailler un texte à l'écran seul, même s'il a plus de vingt ou trente pouces et si l'on possède une vue d'aigle. L'écran nous permet seulement de retoucher la feuille imprimée. C'est pourquoi, loin de remplacer l'encre et le papier, il en accroît sensiblement la consommation.

Je parle ici, naturellement, d'écriture, et non de bureautique ou de publication assistée.


L'édition pour l'écran et le papier

Ceci pose un problème dont la réponse est loin aujourd'hui de faire l'unanimité. Doit-on penser l'édition à l'écran différemment de celle sur papier, ou doit-on au contraire la concevoir de manière à l'optimiser pour les deux en même temps ? Cette dernière option, qui est la mienne, semble aujourd'hui minoritaire, pour autant qu'on puisse en juger. Iskanda, par exemple, soutient l'inverse.

« D'ailleurs, me dit-elle, tu doubles bien l'édition HTML de ton journal en ligne par une en PDF, optimisée pour l'impression. — L'impression et la recherche, nuancé-je ». Je ne la convaincs guère plus que moi-même par un tel argument. Il ne manque pas de moyens, en effet, d'ajouter au dossier un moteur de recherche maison.


Écriture et lecture se sont rapprochées

La maison d'Iskanda est une vieille bâtisse de pierre au toit d'ardoise, noyée dans des ramures où se mêlent aux fleurs les feuilles naissantes. Il y fait froid, mais moins qu'on pouvait le craindre, tant elle est ensoleillée du matin au soir. Nous avons fait du feu dans la cuisine pour le repas d'hier, mais nous avons préféré ne pas chauffer davantage, de crainte que la condensation ne détériore le matériel informatique.

Celui-ci se réduit à mon portable et une minuscule imprimante de voyage qui ignore la couleur. J'ai accepté de les lui prêter pour qu'elle puisse travailler d'ici.


arbres

« Tu n'as pas tout à fait tort, Iskanda, car la réponse n'est pas si unilatérale que le laisserait croire la façon dont j'ai posé la question. S'il est vrai que l'écriture ne peut plus être distinguée de l'édition, la lecture non plus. — Explique-toi mieux. »

« Si je t'offre à lire un texte, il n'y a pas de raison pour que je ne t'autorise pas aussi à l'éditer, expliqué-je. — Évidemment, approuve-t-elle. Si je ne peux pas écrire à l'aide de l'écran seul, je ne pourrais pas non plus correctement lire. J'ai besoin d'une sortie papier pour l'annoter ou étaler plusieurs pages devant moi, voire plusieurs ouvrages ouverts en même temps, qui n'entreront certainement pas sur un écran de quinze ou vingt pouces. J'ai aussi besoin de copier du texte et de le coller, de rechercher... »

« Tu as besoin d'un texte numérisé, dis-je, pas d'une seule suite de caractères fixés définitivement sur une surface. Tu as besoin d'un texte mouvant, souple, qui coule comme un liquide, et prend la forme du contenant où tu le verses. C'est seulement ainsi que tu peux travailler sur un texte en toute liberté. — Et j'ai besoin naturellement qu'il ne se corrompe pas au cours de ces opérations. — Certainement, il doit conserver ses espaces insécables, et ses caractères spéciaux ne doivent pas être remplacés par des signes bizarres. Le texte doit demeurer tel qu'il est, tout en t'autorisant au moins de l'imprimer plus gros ou plus petit, selon que tu veuilles économiser ta vue ou ton papier. Tu dois pouvoir l'exporter, par fragments ou en entier, en conservant ses enrichissements, ou en lui faisant épouser ceux du document où tu l'importes, selon ton besoin. »

« Le plus important est de pouvoir travailler à plusieurs, parfois d'un bout à l'autre de la planète, corriger, compléter ou traduire, tout en gardant perceptibles les modifications de chacun. » Ajoute Iskanda en me montrant où se trouve le hachoir, car nous conversons en préparant le repas.

« Et travailler aussi avec des malvoyants, voire des aveugles. » Précisé-je en taillant menu diverses herbes dont je ne sais rien mais dont l'arôme me met déjà l'eau à la bouche.


« En effet, complète Iskanda, ton texte doit être prononçable par un gestionnaire de voix, et accessible aux outils linguistiques, correcteurs orthographiques et grammaticaux, ou traducteurs automatiques. — Tu vois bien, conclus-je, combien l'édition sur papier est pauvre comparée à l'édition numérique. Pour autant, celle-ci n'est pas inutile, loin de là. Elle en est un supplément indispensable. »

« Elle n'est pourtant qu'un supplément, insiste-t-elle, tant il est plus simple d'imprimer un fichier numérique, que de numériser un document imprimé. — Or justement, Iskanda, si le fichier numérique est voué à être complété par son impression sur papier, au point que l'écran n'est qu'un outil qui nous permet de passer de l'un à l'autre, ne crois-tu pas que l'édition pour l'écran doive être identique à celle pour l'impression ? »

Ces considérations sont en réalité très pratiques, puisqu'Iskanda utilise mon ordinateur pour accéder à ses documents qui sont demeurés sur son site. Je le lui prête volontiers, mais je ne vais pas jusqu'à l'autoriser à envahir mon disque dur avec des applications exotiques. Elle doit travailler avec les miennes.


Le palanzi comme l'anglais, qui sont les langues qu'elle utilise le plus, ne posent pas les mêmes problèmes que le français avec ses caractères spéciaux, ses espaces insécables et son exigeante typographie.

Iskanda a choisi l'option inverse de la mienne qui consiste à appliquer à l'écran les règles de la typographie française. Elle applique au tirage papier la mise en page spécifique du web. Pour autant, comme je le lui fais remarquer, nos impératifs demeurent fondamentalement les mêmes : le tirage doit être identique à l'affichage. « Pourquoi me contredis-tu ? »


« Et pourquoi fais-tu le contraire ? » M'oppose-t-elle en posant sur la table une bouteille de liqueur et deux verres.

La vitre de la petite fenêtre nous renvoie déjà nos propres images dorées par la lampe, couvrant celle des montagnes et du ciel qui deviennent d'un bleu égal.

« Demande-toi plutôt, dis-je, pourquoi on a inventé les feuilles de style pour pallier aux limites du premier HTML utilisé sur le net : pas d'alinéas, pas de justification ni de marges. La seule alternative pour distinguer les paragraphes était de laisser un espace entre eux. »

« Et alors ? Reprend-elle. Une convention en vaut une autre, surtout si elle est plus simple, et économique en lignes de code. Et puis, on a toujours écrit et publié comme ça chez moi. — Pas chez moi, justement. »

« Ce que tu dis là ne tient pas », me coupe-t-elle en prenant le trackpad de mon portable resté allumé dans la pièce à côté où nous nous sommes déplacés avec nos verres. Joignant le geste à la parole, elle désactive dans les préférences de mon navigateur la lecture des CSS. « Tu vois bien que tes textes s'affichent exactement comme les miens si ton application ne lit plus la feuille de style. »

Elle s'active encore sur le clavier pendant que je bourre une pipe : « Et regarde, continue-t-elle, si je définis dans les préférences comment je veux que le texte s'affiche, mes pages ressemblent aux tiennes. »

Je souris de sa mauvaise foi : « Ma pauvre, si tu crois que la typographie et la mise en page se réduisent à la couleur de fond et à la police... »


Copier et coller

Qu'est-ce que je suis en train de faire en ce moment même ? Répondre à Pierre-Laurent ? Converser avec Iskanda ? Tenir mon journal ? Qu'appelle-t-on « ce moment-même » dans l'écriture ? Écrire n'est jamais que différer de tels moments : déplacer, littéralement copier et coller , un espace-temps dans un autre.

Pierre-Laurent avait justement reçu mon dernier message alors qu'il n'avait pas terminé le sien. « Tu m'as précédé d'une connexion », m'écrit-il. « Bien que je n'aie aucune accointance avec la transcendance, j'éprouve malgré moi un certain bien-être à penser que j'ai reçu ton courriel avant que tu ne le rédiges. C'est une espèce de réalité qui me paraît aussi certaine que l'existence de Bolgobol. L'Orient des géographes et des historiens contient pour moi des lieux beaucoup plus hypothétiques. »


Encore une fois, qu'est-ce que l'esprit ?

Tout le concept de travail de l'esprit est dans ce copier et coller. Sa forme la plus élémentaire est le rêve, qui coupe et colle des émotions et des percepts.

Jâbir Ibn Hayyân y avait vu un travail assez proche de celui de la chimie, qui décompose les matériaux en éléments simples, et en fait éventuellement de nouveaux corps composés. Pour Molla Sadra Shirazi, l'esprit s'élève ainsi jusqu'aux plus hautes abstractions, au-delà du nombre, au-delà du signe, qui n'en est plus un, faute de n'être plus signe de rien, et pour lequel même une suite de 0 et de 1 n'est encore qu'une représentation, et certainement pas une essence. Et ce travail d'abstraction — car c'en est un — est fondé tout entier sur l'intensité de l'acte d'exister , du wujud (en farsi, en dari et en palanzi), du wajd (en arabe).


J'ai tenu cette conversation sur l'écriture et l'édition en ligne, hier soir avec Iskanda, en l'aidant à préparer le repas pendant que son fils jouait devant la maison. Comme la dernière fois où nous avions abordé à peu près le même sujet, dans le restaurant de la vieille ville, nous avons fini par parler de l'esprit. Plus précisément, nous avons parlé de la « matière intellectuelle » (mâdda rûhânîya ). En effet Iskanda, comme notre ami Manzi, a une conception strictement matérialiste et atomiste de l'esprit.

J'aurais bien été incapable d'imaginer une telle conception avant mon premier voyage à Bolgobol.(Voir mon journal de voyage de 2003, cahier 14.)


Je me demande si ma réponse à Pierre-Laurent a encore un sens, avec les copier-coller que je viens de faire entre elle et mon journal qu'il lira de toute façon en ligne.

On poursuit toujours sa propre conversation intérieure avec des interlocuteurs successifs. Pourtant on a besoin d'eux, et ce n'est pas un monologue. C'est même le meilleur qu'on ait à leur offrir. Sacré Bacchus, dieu du vin, qui vient demander à boire !

Pierre-Laurent pourra toujours s'amuser de voir combien je suis en train de faire ce dont je parle en le faisant en ce moment même.

Au fait, quel moment ?

 

 

 

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