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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XIV
En route vers Bisdurbal





Le 22 juin au soir

Sur la route

La température ne cesse de baisser depuis que nous avons passé le Col du Gargon. Nous longeons encore des forêts de conifères de part et d'autre des rives de l'Af Fawourâ. Nous roulons maintenant dans un paysage de prairie, et les cimes enneigées sont devenues lointaines. Bisdurbal n'est plus qu'à une soixantaine de kilomètres. Bien que nous soyons encore loin de la République du Gourpa, nous sommes déjà en plein pays Asghod.

Ici on élève des chevaux. Beaucoup d'Asghods vivent encore sous la yourte en parcourant le pays avec leurs troupeaux. Ils se déplacent en camions, par groupes d'une demi-douzaine de familles. Ils utilisent aussi des motos pour les petits déplacements.

 

« Tu achètes plus de livres que tu ne peux en lire, remarque Manzi. »

« Il est peu probable que la correspondance entre Protagoras et Démocrite soit authentique, poursuit-il tandis que je reste silencieux, les yeux plongés dans le livre que j'ai trouvé à Algarod, mais nous n'avons pas davantage la preuve du contraire. » Démocrite et Protagoras se rencontrèrent à Athènes à l'époque ou Socrate commençait à y être connu. L'école atomiste d'Abdère, dont Démocrite était le principal représentant, était déjà célèbre, m'apprend-il. Protagoras était alors un jeune portefaix du Pyrée, et Démocrite, qui sans être très riche ne vivait pas dans le besoin, lui offrit de devenir son secrétaire.

On ne peut manquer de soupçonner ici quelque attirance homosexuelle, mais Manzi me corrige. Démocrite avait un penchant exclusif pour les femmes, et plusieurs fragments de ses écrits, ainsi que sa doxographie, laissent supposer qu'il était même assez impérieux pour lui causer des soucis.

Le jeune docker pratiquait la philosophie, pour laquelle il devait déjà manifester de belles dispositions. Le philosophe reconnu le choisit comme disciple en lui donnant les moyens de gagner sa vie moins durement.

 

« Personnellement, je n'y étais pas, me confie Manzi devant les doutes que j'exprime sur ces détails biographiques, mais tous les hellénistes s'accordent là-dessus. »

Je suis surtout surpris parce que je n'avais encore jamais imaginé un quelconque rapport entre le matérialisme atomiste antique et le sophisme. « Ce rapport ne fait pourtant mystère pour aucun spécialiste, m'assure-t-il. Je peux te donner toute la bibliographie nécessaire pour t'en convaincre. Cette bibliographie est cependant fort mince comparée à celles de la plupart des philosophes antiques, car, je pense ne pas avoir à te l'apprendre, au cours des vingt-deux siècles qui nous en séparent, les efforts furent plus nombreux pour faire disparaître toute traces de ces deux écoles, que pour les conserver. Les pillages en Irak du trimestre dernier laissent augurer qu'on n'en a pas encore fini. »

 

Il est vrai qu'on a coutume de distinguer les philosophes antiques entre les présocratiques et ceux qui leur succèdent, ce qui conduit inévitablement à faire des premiers les précurseurs de Socrate, et à oblitérer les rapports avec leurs successeurs.

Je me dis aussi que Manzi finit par faire de l'impérialisme une affaire personnelle. À l'en croire, les sponsors du parti républicain US n'auraient d'autres soucis que de l'empêcher de travailler.

 

Bisdurbal, sur les rives de l'Af Fawourâ se trouve à la limite de trois zones géographiques contrastées. À l'est, on pénètre les régions semi-désertiques qui conduisent jusqu'au grand désert de Gobi. Au sud, d'où nous venons, la prairie et les forêts de conifères s'étendent vers les montagnes. Au nord-ouest, jusqu'au lac d'Aggadhar, nous allons trouver un pays à la fois vert et tourmenté, que mes compagnons de voyage m'ont déjà décrit comme évoquant celui de l'Écosse.

 

 

Le 23 juin

Remarques sur l'écriture et l'ordinateur personnel

Il est difficile d'écrire en voyage. Et pourtant, plus je me déplace, plus j'écris. Je suis donc contraint de prendre des notes sur un cahier plutôt que de les saisir directement sur mon portable. Ce n'est peut-être pas plus mal dans le fond, ça m'obligera à les filtrer davantage.

Finalement, l'écriture à l'aide d'un ordinateur ne progresse pas beaucoup malgré l'évolution des machines et des systèmes. Sous certains rapports, elle régresse même parfois. On a beau rajouter aux traitements de texte toute sorte de gadgets, feuilles de calcul, bases de données, modules de dessin ou diaporama, on n'en fait généralement pas de corrects outils pour écrire. On les qualifie d'ailleurs plutôt de « suites bureautiques », et ils sont en effet beaucoup plus adaptés au travail de bureau qu'à des activités littéraires.

 

Les machines elles-mêmes, de par leurs conformations physiques et leur encombrement sont plus adaptées aussi au travail de bureau. Il est vrai qu'on dispose aujourd'hui d'ordinateurs que l'on dit « portables », mais il serait peut-être plus exact de les appeler seulement « transportables ». Pas question de les manipuler comme des cahiers, ni de tenter de prendre des notes, ou simplement de les lire, dans une voiture en marche, ou même dans un train.

Ces machines craignent la chaleur, le froid, l'humidité, le sable, la poussière. Des batteries leur assurent en principe une certaine autonomie, mais elles se vident assez rapidement, et, surtout, elles s'usent. Bien avant que la machine ne devienne obsolète, on ne trouve plus à les remplacer. On a ainsi besoin de prises électriques partout, de prises de téléphone, sinon d'adaptateurs et de transformateurs. Le nomadisme proposé n'est en somme qu'un nomadisme de salon.

 

L'usage de petits ordinateurs de poche à la manière des blocs-notes a certainement plus d'avenir, comme le suggérait Bluescreen dans son courriel du mois dernier, mais il y a encore des progrès à faire dans la reconnaissance de caractères tracés avec un stylet. Pour l'heure, ils ne peuvent pas réellement servir à écrire, même quelques brèves notes d'un journal de voyage.

J'ai longtemps cru en l'utilisation de stylos à mémoire. Ils interpréteraient et enregistreraient les mouvements de la plume, tout en écrivant normalement sur le papier. Il existe déjà des supports amovibles de la taille d'un capuchon de stylo, pouvant se connecter sur un port USB. Il serait alors facile d'entrer sur son traitement de texte ce qu'on aurait écrit à la plume pour continuer à le travailler, tout en s'aidant d'une première trace manuscrites.

Je sais que des recherches sont déjà en cours pour réaliser de tels outils, mais je crois de moins en moins à leur réelle utilité. Retravailler sur l'écran le texte déjà manuscrit ne demanderait sans doute pas un moindre effort que de le saisir.

On rencontre le même problème déjà avec la possibilité de dicter son texte au logiciel. Beaucoup ont testé la méthode, peu l'ont adoptée. En saisissant son texte, on corrige ce qu'on vient d'écrire, mais avec de tels procédés, on corrige seulement ce que la machine a écrit. Personne n'en est satisfait, si ce n'est quelques commerciaux, quelques employés de bureaux ou quelques gestionnaires de stocks. Croire que l'on pourrait écrire ainsi, c'est ne pas savoir ce qu'est écrire.

 

On n'a en fait pas d'autre alternative que d'écrire à la plume et saisir ensuite son texte au clavier, ou écrire immédiatement à l'écran et reprendre ensuite son texte imprimé à la plume. Par quelque bout qu'on choisisse de commencer, on passera de toute façon plusieurs fois de la feuille à l'écran, de la plume au clavier, et même à la lecture orale.

Cette dernière étape est importante pour moi. Je fais très fréquemment prononcer mes phrases par la machine. Mon traitement de texte sait lire en de nombreuses langues, bien plus que je n'en ai besoin, mais malheureusement pas en arabe.

Il ne lit pas très bien le français, ou, plutôt, il ne prononce pas si mal les phonèmes mais ignore les liaisons. La ponctuation de la phrase est assez bien rendue. J'ai un plus grand choix de voix pour l'anglais, dont quelques-unes d'une excellente qualité.

Une voix d'une excellente qualité n'est de toute façon pas indispensable pour faire prononcer un texte. Qu'il ne soit pas parfaitement dit n'empêche pas de vérifier qu'il soit bien écrit, au contraire. La prononciation d'un texte est une étape importante pour le corriger et bien le ponctuer. Elle ne manque pas de faire apparaître des fautes qui échapperaient à des correcteurs orthographiques et grammaticaux.

 

L'alphabet et l'écriture

Les principes de la numérisation des caractères latins seraient à revoir.

Les Chinois ont inventé le principe de l'imprimerie, mais ce sont les Coréens qui l'ont réalisée sous sa forme moderne de caractères de plomb mobiles. Pour y parvenir, ils durent d'abord modifier leur écriture. Les Chinois, eux, n'y étaient pas résolus. Les occidentaux n'ont presque rien eu à faire. L'alphabet latin était tout adapté à la nouvelle technique.

L'écriture arabe ne sut pas non plus s'adapter à l'imprimerie — plus encore les pratiques de l'écrit que l'alphabet. Peut-être l'imprimerie était-elle arrivée trop tard. Aux premiers temps de l'Égire, elle eût favorisé la retranscription du Coran et la diffusion des Hadiths. Les caractères koufis, alors largement utilisés, se seraient bien mieux laissé couler dans le métal pour ne plus changer de forme selon la place qu'ils occupent dans les mots, que les maghrébis ou les baghdadis.

 

La pratique arabe de l'écriture avait pris une autre direction qui fut décisive dans l'histoire de l'humanité. Au seuil de la préhistoire, l'écriture ne fut d'abord qu'une notation de la parole. Un homme parlait, et l'on mémorisait ses phrases. L'écriture n'était que le moyen de cette mémorisation, mais elle ne participait pas à la mise en œuvre de la pensée. Elle n'évolua, comme on s'en doute, que d'une façon progressive. On ne saura sans doute jamais quand ni comment l'écriture commença. On sait dire tout au plus où et quand elle existait déjà.

Dans l'antiquité, l'écriture ne servait qu'à mémoriser la parole et à permettre sa restitution orale. Le prophète prêchait, le poète disait, le sage parlait, et le scribe notait. Bien plus tard seulement, le savant et le poète eurent pour principal outil le calame, la tige de roseau taillée pour écrire.

 

Ce n'est qu'à la fin de l'antiquité qu'on se mit à penser avec le calame, ou avec le pinceau, et non plus avec la langue. Plus encore, on ne se contenta pas d'écrire avec le calame, on s'en servit aussi pour lire. Le signe écrit devint l'instrument de la pensée, permettant de la remonter, de la parcourir et de la réorganiser, à la différence du flot à sens unique de la parole.

En ce temps-là, les étudiants recopiaient eux-mêmes les livres qu'ils étudiaient. Les intellectuels voyageaient entre les universités et les bibliothèques, et ils rentraient chez eux avec des bagages pleins de manuscrits.

Al Ghazaly raconte qu'en retournant de Damas, sa caravane fut attaquée par des brigands. Il supplia leur chef de prendre ce qu'il voulait mais de lui laisser les livres qu'il venait de copier. Le brigand lui répondit dans un éclat de rire : « Quel savant fais-tu, qui ne sait plus rien si on lui prend ses livres ? »

Dans les lettres arabes, il n'y a aucune discontinuité entre l'écriture, la copie et la lecture, pas plus qu'entre l'auteur, le copiste et le lecteur. L'arabe s'écrit très vite, à la vitesse de la sténo, à la vitesse de la parole, et demeure très lisible même en déformant les lettres. Elles se distinguent par quelques caractéristiques qui les identifient parfaitement. Il n'en coûtait donc pas beaucoup de copier les livres et de recopier les copies. Il en résultait un mode de lecture particulièrement attentif.

 

Les auteurs arabes écrivaient aussi naturellement que Socrate parlait. Aussi écrivaient-ils énormément. Les ouvrages de chaque auteur étaient aussi immenses qu'ils étaient nombreux, et j'en connais bien peu qui ont été traduits et publiés dans leur intégralité. Les auteurs écrivaient pour d'autres auteurs qu'ils savaient être en nombre restreint et pourtant infini.

Ces pratiques ne correspondaient pas à l'imprimerie qui supposait qu'il y ait peu d'auteurs et beaucoup de lecteurs, mais en nombre fini, et même relativement prévisible ; et qui supposait aussi une stricte séparation entre auteurs, producteurs et lecteurs. L'évolution de l'imprimerie et de l'écriture dans la modernité ne fut pas pour rien dans la destruction de la civilisation arabe.

Aujourd'hui, je crois que l'écriture en alphabet latin est beaucoup moins adaptée à la numérisation qu'elle ne le fut à l'imprimerie ; et même que le peaufinage de cette adaptation lui nuit maintenant.

 

L'alphabet latin n'est pas très adapté à la numérisation, et la programmation n'est pas elle non plus parfaitement adaptée à lui. Il est déjà plus facile aujourd'hui de manipuler du chinois classique que du bon français. On n'est jamais sûr que les accents et les caractères spéciaux seront correctement affichés sur notre serveur ou chez le destinataire de notre courriel, soit à cause de notre inattention, soit à cause de la sienne.

La conversion des caractères au sein du même alphabet, entre Unix, DOS ou Mac, entre ASCII, ISO ou Unicode, sans demander des connaissances d'expert, peut devenir un petit casse-tête, d'autant qu'on ne peut rien vérifier aisément de chez soi. À l'origine de ces difficultés, il n'y a pourtant rien d'autre qu'une stupide concurrence commerciale.

Déjà des gens ici ont pensé qu'il était plus simple de réécrire un langage système en palanzi. Quand d'autres verront que ce serait plus simple aussi d'employer l'arabe, l'hébreux, ou le kanji, ceux qui croient que la langue française est aujourd'hui menacée par l'anglais commenceront à regretter le bon vieux temps.

 

À l'époque où régnait en France le culte républicain, ou encore sous le Premier ou le Second Empire, on aurait fait de cela une affaire d'État. Des polytechniciens, ou quelque corps d'ingénieurs de ce genre, auraient vite fait un système cohérent. Curieusement, ce sont aujourd'hui les appareils d'états et les grands groupes commerciaux qui conjuguent leurs efforts pour produire la pagaille, et ce sont ceux qui, en d'autres temps, eussent passé pour des trublions, qui font que, malgré tout, on trouve des choses qui marchent.

La question principale n'est de toute façon pas là, mais dans l'usage que nous faisons de l'écriture.

 

On rencontre des quantités de stupas dans la région de Bisdurbal. On les voit de la route. Le temps les a penchés sur leurs bases, et la mousse ou le lichen en ronge patiemment les lettres. Plus personne ici ne sait de toute façon en lire la langue, et ils témoignent d'une religion et d'une culture que tout le monde a oublié. Dans le même temps, les lignes téléphoniques qui les surmontent, l'air lui-même, est parcouru de paquets de données, d'impulsions physiques si fugaces, si rapides, si imperceptibles, qu'elles paraissent inexistantes comparées aux stèles.

Ces deux formes d'existence apparemment opposées de l'écriture renvoient pourtant à la même question : comment les lire ? Et celle-ci en soulève une seconde : Qu'en fait-on ?

 

Réveil à Bisdurbal

J'ai passé la nuit dans la voiture. Pas question dans le Marmat de louer une chambre pour deux si l'on n'est pas en possession au moins d'un contrat de mariage temporaire. Ce sont mes amis eux-mêmes qui m'en ont prévenu comme s'il s'agissait d'une chose normale. J'avais pourtant l'intention de prendre une chambre seul, mais je ne tolère pas d'y être contraint par des règlements dignes d'un internat.

J'ai tapoté très tard sur mon powerbook branché sur la batterie de la voiture, et le froid du matin m'a saisi très tôt. Manzi m'a retrouvé à la terrasse de l'hôtel devant un café chaud et la correspondance entre Démocrite et Protagoras ouverte sous mes yeux. Il m'a salué d'un « bien dormi ? » que j'ai trouvé ironique.

Je connaissais surtout de Démocrite des préceptes de morale, et, bien sûr, ce qu'en dit Lucrèce dans son De Natura Rerum, mais je découvre ici un nouveau philosophe.

 

Atomisme et Sophisme

« Tout ce qu'on peut dire de l'atomisme antique et du sophisme fait forcément appel à l'imagination, tant sont rares et fragmentaires les documents que nous possédons, m'assure Manzi. Ces données nous viennent, pour leur plus grande part, de leurs détracteurs, et ceux-ci ne furent pas toujours honnêtes. »

« Le plus sage est encore de s'en tenir au vocabulaire, notamment au mot "atome". Atome, cela veut dire simplement : indivisible. Le principe de l'atomisme suppose donc qu'un nombre fini d'entités indivisibles peut constituer des suites infinies et surtout infiniment variées. La matière est composée d'un certain nombre d'atomes correspondants à un nombre fini de corps purs, qui peuvent aussi constituer un nombre indéfini d'éléments composites. Pour autant, un tel principe n'est pas nécessairement applicable à la seule physique. »

« Par exemple, les langues naturelles sont faites de suites d'entités indivisibles, les lettres ou les phonèmes. On peut toujours décomposer un discours, une phrase, un mot, une syllabe, mais pas une lettre, qui peut par ailleurs constituer un mot entier. Les nombres, l'infinité des nombres, sont eux-mêmes composés de la très petite suite des dix chiffres du système décimal, ou de la simple paire de 0 et de 1 du système binaire. »

« Si tu tiens compte de ce point de vue, tu vois que l'approche atomiste va au-delà de simple conception physique. Elle est métaphysique, mais pas au sens religieux, spirituel ou mystique, dont elle constitue plutôt l'antithèse. »

 

« Dans les fragments qui nous demeurent accessibles, poursuit-il, Démocrite et les autres philosophes d'Abdère nous présentent l'articulation des atomes un peu comme celle d'un langage. Nous avons manifestement les traces d'une ambitieuse théorie qui prétend unifier les phénomènes mécaniques, perceptifs, et sémantiques ; et cela, sans aucun recourt à une quelconque superstition, à des croyances ni à une transcendance. »

« Si tu as lu ma thèse sur le non-aristotélisme, tu comprends que si l'atomisme part d'observations physiques et le sophisme, linguistiques, la volonté unitaire les rend de toute façon parentes, si ce n'est complémentaires. »

 

 

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