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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier VI
De Dargo Pal à Algarod

 

 

 

 

Le premier mai

Marche jusqu'au lac de la lune

Marche aujourd'hui jusqu'au Lac de la Lune. Il y a encore de la neige. Elle ne restera pas longtemps. Le temps s'est mis au beau, et la température monte très vite dans la journée. Les rivières sont pleines.

En rentrant, je trouve à la maison d'Iskanda une merveilleuse odeur de grange.


Le 2 mai

Un petit Socrate

Le fils d'Iskanda, Hussein, a une douzaine d'années. Il parle déjà bien l'anglais et paraît ravi de découvrir que sa science toute fraîche de collégien lui permet de converser avec un étranger comme moi.

Il joue à m'interroger. Sous le couvert de la candeur, ses questions conduisent pourtant à des remarques dont il me semble le principal auteur, comme un petit Socrate.

Hier, la lune se reflétait en plein jour sur les eaux du lac, pâle premier quartier, comme si elle voulait nous signifier qu'il porte bien son nom. Elle coiffait la cime du Mourdac, se reflétant aussi, seul à surgir derrière la rangée des mélèzes qui nous cachaient les vallées.

Hussein qui ne laisse passer aucun prétexte de m'assaillir de questions, m'a interrogé sur son mouvement.


lune


— Pour savoir de combien de degrés la lune se déplace chaque jour par rapport au soleil, il suffit de diviser 360 par 28, lui expliqué-je. Ça fait 23x32x5 divisé par 22x7. C'est à dire 2x32x5, soit 90 sur 7.

— Ça ne tombe pas juste, constate-t-il.

— Non, il faudrait pour cela que la lunaison soit de trente jours pile. Et si la terre mettait exactement 360 jours pour faire le tour du soleil, les lunaisons nous donneraient parfaitement douze mois de trente jours.

— Pourquoi ce n'est pas comme ça ?

— Parce que le monde n'a certainement pas été créé par un dieu, ou alors celui-ci ne savait pas compter.

— Que racontes-tu encore à cet enfant ? s'inquiète sa mère.

— Depuis quand sait-on compter le temps ? L'interrompt Hussein.

— Depuis des temps immémoriaux, des dizaines de milliers d'années. On a trouvé des dessins ou des arrangements de pierres qui marquaient le déplacement des astres.

— Et depuis quand y a-t-il des hommes ?

— Tout dépend de ce qu'on appelle « des hommes ». Des hommes comme nous sont apparus il y a des centaines de milliers d'années, et des êtres différents de nous mais autant des singes il y a quelques millions d'années.

— Depuis quand y a-t-il des animaux ?

— Je ne sais pas bien, peut-être un ou deux milliards d'années.

— Et la terre ?

— Quatre ou cinq milliards d'années, je crois bien.

— Et qu'était le temps avant que la terre n'existe pour le mesurer ?

Voici un peu le genre de question qu'Hussein est capable de poser. « Tu crois que le monde s'est fait seul ? » m'a-t-il encore demandé. « Seul ? m'écriai-je. Que fais-tu seulement de toi ? N'existes-tu pas ? Rien n'existe seul. »

 

La fête à laquelle je dois ces trois jour en montagne, on l'aura peut-être remarqué, n'est pas particulièrement locale : c'est le premier mai. Je n'avais pas vu finir le mois si vite. Je suis moi-même un peu lunaire, comme l'a remarqué Iskanda.

Elle doit quitter Dargo Pal pour Bolgobol cette semaine. Je lui ai proposé de faire le voyage avec elle. Elle me servira de guide.


Le 3 mai

Les moulins du Gandar

À quelques dizaines de kilomètres de Dargo Pal, un ensemble de moulins est bâti sur un bras du Gandar. Il forme un bloc de sept constructions collées les unes aux autres, décalées chacune d'un étage en espalier.

L'eau circule de part et d'autre dans d'étroits canaux, et entraîne les sept paires de roues. Chaque segment de la construction a trois étages. Les roues sont fixées au rez-de-chaussée, qui entraînent l'engrenage du premier. La déclivité décale d'un étage chaque bloc de la construction. Le premier étage communique avec le rez-de-chaussée du précédent, et une terrasse couverte du suivant.

Ces moulins ont été construits au cinquième siècle. Ils ont été restaurés de nombreuses fois. Ils ont fonctionné jusqu'au dix-neuvième siècle, où la fabrication des meules de granite est devenue trop chère par rapport aux procédés modernes de minoterie. L'exploitation s'est arrêtée lorsque seulement deux moulins étaient encore en état de fonctionner. Le site a été protégé comme la plus ancienne installation industrielle du pays.

Tous les ans, des cérémonies ont lieu devant la pagode érigée en la mémoire de l'ingénieur. C'était une construction exceptionnelle pour l'époque. On n'en connaît qu'une semblable, près d'Arles, en Provence, plus vielle d'un siècle et qui comptait huit moulins.


moulins


L'arbalète chinoise du Marmat

Je n'ai pas accordé à la forteresse de Dargo Pal l'attention qu'elle méritait, ni à son musée, que j'ai trop rapidement visité. Je n'avais personne pour me traduire les indications en palanzi. J'ai bénéficié cette fois de la présence d'Iskanda pour visiter celui des moulins du Gandar.

Il est voué à la technique. Parmi les engrenages, les vis sans fin, les soufflets hydrauliques pour porter l'acier à la fusion et les biographies d'ingénieurs, j'ai été surpris par l'arbalète à répétition.


Son réservoir contient des flèches compactes d'une quinzaine de centimètres, avec un triple empennage. Chacune était mise en position automatiquement en tirant le levier de fer forgé qui tend l'arc.

L'arme est relativement récente : dix-septième siècle. En ce temps, la technique de la poudre était pourtant parfaitement maîtrisée dans le Marmat. Il est vrai que l'arquebuse était plus lourde que l'arbalète, et, bien sûr, elle n'était pas à répétition. Des cornes de buffle, taillées en fines lames, entraient dans la composition de l'arc.

La technique d'une telle arbalète venait de Chine. Les habitants de la région l'apprirent en étudiant celles prises sur des prisonniers. Les Chinois utilisaient des cornes de bouquetins, animaux rares ici.


En direction du nord

Il n'y a pas de chemin bien direct pour se rendre de Dargo Pal à Bolgobol. On ne peut que descendre au sud vers Tangaar, ou remonter au nord vers Bisdurbal. Je ne tenais pas à refaire en sens inverse le voyage de l'aller, pour parcourir ensuite, comme les deux dernières années, la route de Tangaar à Bolgobol. Le chemin est d'ailleurs plus court par Bisdurbal, quoique moins confortable.

Moi qui suis capable d'écrire dans n'importe quelle situation, j'y parviens à peine dans ce car mal suspendu, mais combien superbement décoré.


Le 4 mai

Vers Algarod

Nous nous sommes donc arrêtés hier aux moulins pour déjeuner. Le soir, nous étions à Barbudal, une petite ville de province sans grand intérêt.

De Barbudal, nous sommes arrivés à Pourtîyar à temps pour déjeuner. Ici, nous abandonnons notre car pour suivre un autre chemin, ouest sud-ouest, jusqu'à la vallée d'Af Fawoura, que nous descendrons jusqu'à Algarod.

Je suis content de devoir me retrouver encore une fois dans cette ville. Je ne sais pas pourquoi elle m'attire. Peut-être parce que j'y ai trouvé, il y a deux ans, une traduction en arabe plus que probablement apocryphe, de la correspondance entre Démocrite et Protagoras.


Premier contact avec les autorités

À Pourtîyar, je me suis retrouvé pour la première fois en trois ans, en contact avec les forces de l'ordre. Dans cette localité, comme dans quelques autres du pays, celles-ci se confondent avec le bouddhisme. Trois gros moines en tenue de combat m'ont invité à les suivre dans ce qui tient lieu de commissariat, lorsqu'avec Iskanda, je m'apprêtais à retenir une place dans le car d'Algarod pour le lendemain.

Seul le plus gros des trois qui paraît le chef, bien que rien sur les uniformes ne laisse distinguer des grades, connaît l'anglais.


moine


Cette institution de moines guerriers, qui constitue depuis des temps immémoriaux le socle de la défense et du maintien de l'ordre dans le pays, m'est un objet renouvelé d'étonnement. Le moine qui s'est adressé à moi semble étrangement absent. Son regard me traverse jusqu'à l'horizon, par-delà les montagnes.

Sa tranquillité rend rassurante une interpellation qui pourtant devrait rendre nerveux même l'étranger qui se sent en règle. Ni politesse, ni arrogance, ni raideur ni familiarité : un composé d'absence distraite et pourtant attentive.


Je sens bien qu'on se méfie ici des étrangers, surtout occidentaux. La présence US dans les anciennes républiques soviétiques d'Asie Centrale n'a fait que porter un coup fatal à ce que l'URSS garantissait encore d'indépendance, de liberté, de niveau de vie et d'instruction. Personne n'entretient plus ici la moindre illusion sur ce point, surtout depuis la « libération » de l'Afghanistan.

Au nord, les alliances passées avec la Chine pour le développement et la sécurité, par le Kazakhstan et la Mongolie, paraissent nettement plus avantageuses. La République Tasgarde, plus encore que les Asgods, se méfie pourtant de son trop puissant voisin.

On s'inquiète aussi des maquis musulmans dans les pays victimes de l'impérialisme. On ne tient pas ici à se laisser entraîner dans une guerre envers laquelle on ne se sent pourtant pas neutre.

En somme, ces braves moines veulent s'assurer que je ne sois ni un agent de l'OTAN, ni un agitateur communiste, ni un résistant islamiste. Pour cela, ils m'invitent à me soumettre à un interrogatoire serré, dont ils ne peuvent me dire à l'avance le temps qu'il prendra.


Leurs questions me font successivement passer de l'étonnement à la stupeur. « Prenez le temps qu'il vous faudra, » me dit le plus gros moine. « Nous voulons des réponses sincères. »

« Si une question vous met dans l'embarras, vous pouvez passer à une autre, ajoute-t-il, mais nous n'en accepterons pas beaucoup sans réponse. »

Les voici : 1. Comment sais-tu si tu rêves ou si tu es éveillé ? - 2. Qu'est-ce que le Bouddha ? - 3. De tous les versets du Coran, lequel t'émeut le plus ? - 4. T'es-tu interrogé sur la relation entre les lois des mathématiques et leur langage ? - 5. Qu'est-ce que la poésie ? - 6. Où trouves-tu les saveurs de l'existence ? - 7. Qu'est-ce que l'infini ? - 8. Des lois scientifiques, laquelle t'émeut le plus ? ... Voilà, il y en avait plus d'une trentaine de ce genre.

Et voici quelques-unes de mes réponses :

1. À ce que je rêve, ou à ce que je m'éveille.

2. Un pipeau, car il joue l'air qu'on lui souffle.

3. « Elles sont un vêtement pour vous, et vous-mêmes pour elles. » Coran 2-187, à propos des femmes.

4. La relation, c'est l'homme.

5. Voir avec la langue.

6. Quand je n'y pense plus.

7. Al wajd .

8. La loi de la réfraction de la lumière de Snell : µ= sin∅/sinθ.


Les questions étaient déjà rédigées en plusieurs langues, mais pas en français. J'ai répondu en anglais. Le moine, impassible, lisait mes feuilles au fur et à mesure.

Rien n'a concerné le but de mon voyage, ma vie privée, l'argent dont je dispose, ma situation, mes études, ou même ma nationalité. Pour couronner ma surprise, on m'a rendu ce que j'avais écrit avant de nous relâcher. Ils ne conservent rien dans leurs archives.


Bien qu'elle n'y fût pas obligée, Iskanda a souhaité aussi donner ses réponses. Elle voulait sûrement me mettre à l'aise, ou s'excuser pour les autorités de son pays. Elle me les lira en route.

 

 

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