Cahier VI
De Dargo Pal à Algarod
Le premier mai
Marche jusqu'au
lac de la lune
Marche aujourd'hui
jusqu'au Lac de la Lune. Il y a encore de la neige. Elle ne restera
pas longtemps. Le temps s'est mis au beau, et la température
monte très vite dans la journée. Les rivières
sont pleines.
En rentrant, je
trouve à la maison d'Iskanda une merveilleuse odeur de grange.
Le 2 mai
Un petit Socrate
Le fils d'Iskanda,
Hussein, a une douzaine d'années. Il parle déjà
bien l'anglais et paraît ravi de découvrir que sa
science toute fraîche de collégien lui permet de
converser avec un étranger comme moi.
Il joue à
m'interroger. Sous le couvert de la candeur, ses questions conduisent
pourtant à des remarques dont il me semble le principal
auteur, comme un petit Socrate.
Hier, la lune se
reflétait en plein jour sur les eaux du lac, pâle
premier quartier, comme si elle voulait nous signifier qu'il porte
bien son nom. Elle coiffait la cime du Mourdac, se reflétant
aussi, seul à surgir derrière la rangée des
mélèzes qui nous cachaient les vallées.
Hussein qui ne
laisse passer aucun prétexte de m'assaillir de questions, m'a
interrogé sur son mouvement.
— Pour
savoir de combien de degrés la lune se déplace chaque
jour par rapport au soleil, il suffit de diviser 360 par 28, lui
expliqué-je. Ça fait 23x32x5
divisé par 22x7.
C'est à dire 2x32x5,
soit 90 sur 7.
— Ça
ne tombe pas juste, constate-t-il.
— Non,
il faudrait pour cela que la lunaison soit de trente jours pile. Et
si la terre mettait exactement 360 jours pour faire le tour du
soleil, les lunaisons nous donneraient parfaitement douze mois de
trente jours.
— Pourquoi
ce n'est pas comme ça ?
— Parce
que le monde n'a certainement pas été créé
par un dieu, ou alors celui-ci ne savait pas compter.
— Que
racontes-tu encore à cet enfant ? s'inquiète sa
mère.
— Depuis
quand sait-on compter le temps ? L'interrompt Hussein.
— Depuis
des temps immémoriaux, des dizaines de milliers d'années.
On a trouvé des dessins ou des arrangements de pierres qui
marquaient le déplacement des astres.
— Et
depuis quand y a-t-il des hommes ?
— Tout
dépend de ce qu'on appelle « des hommes ».
Des hommes comme nous sont apparus il y a des centaines de milliers
d'années, et des êtres différents de nous mais
autant des singes il y a quelques millions d'années.
— Depuis
quand y a-t-il des animaux ?
— Je ne
sais pas bien, peut-être un ou deux milliards d'années.
— Et la
terre ?
— Quatre
ou cinq milliards d'années, je crois bien.
— Et
qu'était le temps avant que la terre n'existe pour le
mesurer ?
Voici un peu le
genre de question qu'Hussein est capable de poser. « Tu
crois que le monde s'est fait seul ? » m'a-t-il
encore demandé. « Seul ? m'écriai-je.
Que fais-tu seulement de toi ? N'existes-tu pas ? Rien
n'existe seul. »
La fête à
laquelle je dois ces trois jour en montagne, on l'aura peut-être
remarqué, n'est pas particulièrement locale :
c'est le premier mai. Je n'avais pas vu finir le mois si vite. Je
suis moi-même un peu lunaire, comme l'a remarqué
Iskanda.
Elle doit quitter
Dargo Pal pour Bolgobol cette semaine. Je lui ai proposé de
faire le voyage avec elle. Elle me servira de guide.
Le 3 mai
Les moulins du
Gandar
À quelques
dizaines de kilomètres de Dargo Pal, un ensemble de moulins
est bâti sur un bras du Gandar. Il forme un bloc de sept
constructions collées les unes aux autres, décalées
chacune d'un étage en espalier.
L'eau circule de
part et d'autre dans d'étroits canaux, et entraîne les
sept paires de roues. Chaque segment de la construction a trois
étages. Les roues sont fixées au rez-de-chaussée,
qui entraînent l'engrenage du premier. La déclivité
décale d'un étage chaque bloc de la construction. Le
premier étage communique avec le rez-de-chaussée du
précédent, et une terrasse couverte du suivant.
Ces moulins ont
été construits au cinquième siècle. Ils
ont été restaurés de nombreuses fois. Ils ont
fonctionné jusqu'au dix-neuvième siècle, où
la fabrication des meules de granite est devenue trop chère
par rapport aux procédés modernes de minoterie.
L'exploitation s'est arrêtée lorsque seulement deux
moulins étaient encore en état de fonctionner. Le site
a été protégé comme la plus ancienne
installation industrielle du pays.
Tous les ans, des
cérémonies ont lieu devant la pagode érigée
en la mémoire de l'ingénieur. C'était une
construction exceptionnelle pour l'époque. On n'en connaît
qu'une semblable, près d'Arles, en Provence, plus vielle d'un
siècle et qui comptait huit moulins.
L'arbalète
chinoise du Marmat
Je n'ai pas
accordé à la forteresse de Dargo Pal l'attention
qu'elle méritait, ni à son musée, que j'ai trop
rapidement visité. Je n'avais personne pour me traduire les
indications en palanzi. J'ai bénéficié cette
fois de la présence d'Iskanda pour visiter celui des moulins
du Gandar.
Il est voué
à la technique. Parmi les engrenages, les vis sans fin, les
soufflets hydrauliques pour porter l'acier à la fusion et les
biographies d'ingénieurs, j'ai été surpris par
l'arbalète à répétition.
Son réservoir
contient des flèches compactes d'une quinzaine de centimètres,
avec un triple empennage. Chacune était mise en position
automatiquement en tirant le levier de fer forgé qui tend
l'arc.
L'arme est
relativement récente : dix-septième siècle.
En ce temps, la technique de la poudre était pourtant
parfaitement maîtrisée dans le Marmat. Il est vrai que
l'arquebuse était plus lourde que l'arbalète, et, bien
sûr, elle n'était pas à répétition.
Des cornes de buffle, taillées en fines lames, entraient dans
la composition de l'arc.
La technique d'une
telle arbalète venait de Chine. Les habitants de la région
l'apprirent en étudiant celles prises sur des prisonniers. Les
Chinois utilisaient des cornes de bouquetins, animaux rares ici.
En direction du
nord
Il n'y a pas de
chemin bien direct pour se rendre de Dargo Pal à Bolgobol. On
ne peut que descendre au sud vers Tangaar, ou remonter au nord vers
Bisdurbal. Je ne tenais pas à refaire en sens inverse le
voyage de l'aller, pour parcourir ensuite, comme les deux dernières
années, la route de Tangaar à Bolgobol. Le chemin est
d'ailleurs plus court par Bisdurbal, quoique moins confortable.
Moi qui suis
capable d'écrire dans n'importe quelle situation, j'y parviens
à peine dans ce car mal suspendu, mais combien superbement
décoré.
Le 4 mai
Vers Algarod
Nous nous sommes
donc arrêtés hier aux moulins pour déjeuner. Le
soir, nous étions à Barbudal, une petite ville de
province sans grand intérêt.
De Barbudal, nous
sommes arrivés à Pourtîyar à temps pour
déjeuner. Ici, nous abandonnons notre car pour suivre un autre
chemin, ouest sud-ouest, jusqu'à la vallée d'Af
Fawoura, que nous descendrons jusqu'à Algarod.
Je suis content de
devoir me retrouver encore une fois dans cette ville. Je ne sais pas
pourquoi elle m'attire. Peut-être parce que j'y ai trouvé,
il y a deux ans, une traduction en arabe plus que probablement
apocryphe, de la correspondance entre Démocrite et Protagoras.
Premier contact
avec les autorités
À
Pourtîyar, je me suis retrouvé pour la première
fois en trois ans, en contact avec les forces de l'ordre. Dans cette
localité, comme dans quelques autres du pays, celles-ci se
confondent avec le bouddhisme. Trois gros moines en tenue de combat
m'ont invité à les suivre dans ce qui tient lieu de
commissariat, lorsqu'avec Iskanda, je m'apprêtais à
retenir une place dans le car d'Algarod pour le lendemain.
Seul le plus gros
des trois qui paraît le chef, bien que rien sur les uniformes
ne laisse distinguer des grades, connaît l'anglais.
Cette institution
de moines guerriers, qui constitue depuis des temps immémoriaux
le socle de la défense et du maintien de l'ordre dans le pays,
m'est un objet renouvelé d'étonnement. Le moine qui
s'est adressé à moi semble étrangement absent.
Son regard me traverse jusqu'à l'horizon, par-delà les
montagnes.
Sa tranquillité
rend rassurante une interpellation qui pourtant devrait rendre
nerveux même l'étranger qui se sent en règle. Ni
politesse, ni arrogance, ni raideur ni familiarité : un
composé d'absence distraite et pourtant attentive.
Je sens bien qu'on
se méfie ici des étrangers, surtout occidentaux. La
présence US dans les anciennes républiques soviétiques
d'Asie Centrale n'a fait que porter un coup fatal à ce que
l'URSS garantissait encore d'indépendance, de liberté,
de niveau de vie et d'instruction. Personne n'entretient plus ici la
moindre illusion sur ce point, surtout depuis la « libération »
de l'Afghanistan.
Au nord, les
alliances passées avec la Chine pour le développement
et la sécurité, par le Kazakhstan et la Mongolie,
paraissent nettement plus avantageuses. La République
Tasgarde, plus encore que les Asgods, se méfie pourtant de son
trop puissant voisin.
On s'inquiète
aussi des maquis musulmans dans les pays victimes de l'impérialisme.
On ne tient pas ici à se laisser entraîner dans une
guerre envers laquelle on ne se sent pourtant pas neutre.
En somme, ces
braves moines veulent s'assurer que je ne sois ni un agent de l'OTAN,
ni un agitateur communiste, ni un résistant islamiste. Pour
cela, ils m'invitent à me soumettre à un interrogatoire
serré, dont ils ne peuvent me dire à l'avance le temps
qu'il prendra.
Leurs questions me
font successivement passer de l'étonnement à la
stupeur. « Prenez le temps qu'il vous faudra, »
me dit le plus gros moine. « Nous voulons des réponses
sincères. »
« Si
une question vous met dans l'embarras, vous pouvez passer à
une autre, ajoute-t-il, mais nous n'en accepterons pas beaucoup sans
réponse. »
Les
voici : 1. Comment
sais-tu si tu rêves ou si tu es éveillé ?
- 2. Qu'est-ce que le Bouddha ? - 3. De tous
les versets du Coran, lequel t'émeut le plus ?
- 4. T'es-tu interrogé sur la relation entre les
lois des mathématiques et leur langage ? - 5. Qu'est-ce
que la poésie ? - 6. Où trouves-tu les
saveurs de l'existence ? - 7. Qu'est-ce que l'infini ?
- 8. Des lois scientifiques, laquelle t'émeut le
plus ?
...
Voilà, il y en avait plus d'une trentaine de ce genre.
Et voici
quelques-unes de mes réponses :
1. À ce que
je rêve, ou à ce que je m'éveille.
2. Un pipeau, car
il joue l'air qu'on lui souffle.
3. « Elles
sont un vêtement pour vous, et vous-mêmes pour elles. »
Coran 2-187, à propos des femmes.
4. La relation,
c'est l'homme.
5. Voir avec la
langue.
6. Quand je n'y
pense plus.
7.
Al
wajd
.
8. La
loi de la réfraction de la lumière de Snell : µ=
sin∅/sinθ.
Les
questions étaient déjà rédigées en
plusieurs langues, mais pas en français. J'ai répondu
en anglais. Le moine, impassible, lisait mes feuilles au fur et à
mesure.
Rien n'a concerné
le but de mon voyage, ma vie privée, l'argent dont je dispose,
ma situation, mes études, ou même ma nationalité.
Pour couronner ma surprise, on m'a rendu ce que j'avais écrit
avant de nous relâcher. Ils ne conservent rien dans leurs
archives.
Bien
qu'elle n'y fût pas obligée, Iskanda a souhaité
aussi donner ses réponses. Elle voulait sûrement me
mettre à l'aise, ou s'excuser pour les autorités de son
pays. Elle me les lira en route.
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