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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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DANS LA RÉGION D'ALGAROD

Cahier VII
À Algarod

 

 

 

 

 

Le 5 mai

La route d'Algarod

Les voyages dans le Marmat sont difficiles. Les routes sont mal entretenues, les cars n'ont plus d'âge, et les rares voies ferrées sont ralenties par les longs détours, les étroits tunnels et les fortes pentes qu'impose le relief. Les gens semblent pourtant circuler beaucoup, du moins ceux que je connais.

Le ciel est bas, ce matin, sur la route de Algarod. Le printemps tarde à se faire sentir cette année.

J'aime autant ça. Le pays était de plus en plus sec de Dargo Pal à Barbudal, où il semble ne pousser que des pierres. Le voyage aurait été plus pénible avec un fort soleil. Maintenant, la vallée d'Al Fawoura devient plus verte tandis qu'on avance vers Algarod.


Le Nestorianisme en Asie

À Barbudal, j'ai trouvé dans une pâtisserie une édition en anglais du quotidien national Republic, hélas vieille de trois jours. J'y lis les nouvelles du monde. Je m'arrête aussi sur un long dossier qui relate l'histoire du Nestorianisme en Asie, et de la pénétration de l'araméen dont il fut le vecteur.


L'araméen, langue graphique des peuples d'Asie

Comme les religions véhiculent toujours des langues avec elles, l'alphabet araméen, dont les moines nestoriens de Bet 'Abé, en Mésopotamie, furent les colporteurs, servit autrefois de langue graphique pour la transcription des cultures de plusieurs peuples d'Asie, notamment pour les Ouïgours. Ces derniers le transmirent aux Sogdiens, aux Mongols et aux Mandchous. Les Ongüt avaient une onomastique souvent araméo-nestorienne. Des prénoms comme Dinkha, Ishou, Yakou, Yonan, Shimoun, Loucrendus, avec des variantes selon les langues, étaient en usage parmi eux. D'ailleurs les monuments nestoriens attestent de la présence de l'araméen : ainsi le mémorial bilingue - en chinois et en araméen de Si-ngan-fou. Érigé en Chine à Xi'an, en 781, dans l'enceinte du monastère de Ta T'sin fondé en 638, ce mémorial relate les activités missionnaires nestoriennes dans ce pays depuis 635.


La stèle de Xi'an ou stèle de Si-ngan-fou

La Chine fut une terre de prédication pour l'Église d'Orient. Les premiers moines lettrés furent envoyés en Chine par le patriarche Isho'yahb II de Gdala en 630. Xi'an était la capitale de la province de Shaanxi. Cette stèle de Xi'an fut déterrée en 1623 par les Pères jésuites. Ce fut à l'époque un événement important en Europe. Voltaire l'évoque dans une lettre de 1776.

Il écrit avec ironie : « Mais ces commentateurs ne songent pas que les chrétiens de Mésopotamie étaient des nestoriens qui ne croyaient pas en la sainte Vierge mère de Dieu. Par conséquent, en prenant Olupuen pour un Chaldéen dépêché par les nuées bleues pour convertir la Chine, on suppose que Dieu envoya exprès un hérétique pour pervertir ce beau royaume. »


Le nom sinisé du premier missionnaire chaldéen mentionné sur la stèle est Alopen - Abraham ou Laban -, accompagné de soixante-dix moines. La stèle, divisée en cinq parties, fournit des données historiques et traite d'aspects théologiques et doctrinaux.

La partie principale est constituée d'un résumé doctrinal de la foi de l'Église d'Orient, rédigé par le prêtre King-Tsing, du monastère de Ta T'sin, une personnalité compétente dans les langues chinoise, ouïgour et sogdienne. On y traite de Dieu, de la Trinité, de la création, de la justice originelle, de la Chute, de l'Incarnation, de la Rédemption, de l'Ascension...

La stèle relate aussi les étapes de l'expansion de l'Église d'Orient en Chine et l'accueil favorable réservé par la dynastie des T'ang - qui régnèrent de 618 à 907 - et les circonstances de son érection. Le nom de Mar Khenanisho II, patriarche en 774, figure sur cette stèle. Cette « religion rayonnante » sera protégée en vertu d'un prescrit impérial du souverain de la dynastie T'ang, T'ai-Tsung (626-649), promulgué en 638, autorisant ces missionnaires à construire des églises et ouvrir des séminaires : « Le moine Alopen de Perse, est venu de loin avec des Écritures et des doctrines. Nous trouvons cette religion excellente et séparée du monde, et nous reconnaissons qu'elle est vivifiante pour l'humanité. Elle vient au secours des êtres vivants, est bienfaisante pour la race humaine. En conséquence, elle est digne d'être répandue dans tout le céleste Empire. Nous décrétons qu'un monastère sera construit par l'administration compétente dans le quartier de Yi-ming et que vingt-et-un prêtres y seront assignés. »


Sous ce même empereur, le patriarche de l'Église d'Orient, Mar Ishoyahb II de Gdala (628-646) envoya en Chine des prédicateurs qui furent reçus par Fang-hiuen Ling, ministre de l'empereur, dont le nom figure sur la stèle. Kao Tsung (650-683), le successeur de l'empereur T'ai Tsung, élargit les avantages concédés et conféra à Alopen le titre de « gardien de la grande doctrine ». Les empereurs Hiouen Tsung (712-754) et Sou Tsung (756-762) maintiendront la même politique. Aussi l'Église d'Orient se répandit-elle dans six provinces et plusieurs monastères furent construits dans le pays. C'est dans ces conditions favorables que l'Église d'Orient put se propager dans plusieurs provinces chinoises, notamment au nord du pays, à Ordos, et plusieurs lieux de culte furent édifiés. Le patriarche Mar Timothée Ier (780-823), contemporain de la stèle, éleva l'évêque de Chine au rang de métropolite qui venait au quatorzième rang parmi les électeurs patriarcaux.


Une copie de la stèle de Xi'an fut offerte au pape Jean-Paul II par le patriarche de l'Église assyrienne de l'est, Mar Dinkha IV, le 11 novembre 1994, lors d'une rencontre historique à Rome, mais il persista dans son hérésie.


La presse de la région a un sens particulier de l'humour. Elle manque à celle de l'Occident, qui lui préfère le jeu de mots, dans les titres du moins. Je me demande si la traduction n'exigerait pas des binoches.


Qu'est-ce que des binoches ?

La binoche est un petit signe qui marque l'humeur de l'auteur (pas seulement l'humour). Elle est composée de deux ou trois signes de ponctuation : « :-) », « :D », « :-/ »... L'anglais l'appelle smiley, terme souvent utilisé par les francophones peu avertis. Sa signification se comprend d'elle-même si on la regarde en penchant la tête sur la gauche.

Je suis personnellement circonspect envers l'usage de tels signes, que j'utilise exclusivement dans le courriel. Je ne m'y suis d'ailleurs résolu qu'après avoir connu quelques malentendus, qui faisaient prendre à mon correspondant des traits d'esprits pour de l'agressivité.

Je peine cependant à considérer ces binoches comme autre chose qu'un palliatif pour un défaut de style de l'auteur, ou un manque d'esprit du lecteur. Il est vrai que le courriel impose des réponses rapides et encourage un style ramassé. Entre mes correspondants, les listes et les messages non souhaités, il n'est pas rare que je reçoive une centaine de courriels par jour, malgré mes filtres. On ne peut pas attendre alors les uns des autres trop de finesse dans la lecture. La clarté et la compacité deviennent ainsi une nouvelle forme de politesse, à laquelle les binoches contribuent.


En vue d'Algarod

On aperçoit de très loin les trois forteresses qui dominent Algarod. La vieille ville est cachée derrière le haut verrou rocheux qu'ils coiffent, et qui surplombe la vallée d'Ar Roula.

La nouvelle ville s'étend plus bas, sur l'autre versant, le long des rives d'Af Fawoura. En arrivant ainsi par le nord-est, je la découvre plus grande que je ne l'avais vue lors de mon premier voyage en 2003. Sa zone industrielle s'étire très haut le long de la vallée.


algarod

Le 6 mai

Chez Dinkha

Dinkha, un ami d'Iskanda, nous a hébergés. Tiens, un nom araméen. Est-ce un chrétien ? Non, c'est un musulman. Algarod est une ville où l'Islam domine sans partage depuis la Réforme du Chiisme Ismaélien au seizième siècle.

Il habite dans la vieille ville, entre la place des Darlabats et la citadelle, dans le quartier où j'avais acheté un stylo à Ziddhâ il y a deux ans. Il a un doctorat de physique quantique. Il a travaillé quelques années à Nice et parle passablement le français.

Sa maison est relativement modeste, bien qu'il semble être un personnage important de la région. Il travaille à l'interface de la recherche et de l'industrie.


« C'est un aspect important. » Me confie-t-il. « L'industrie n'a pas pour seul but de produire des biens et des services, et moins encore d'enrichir des actionnaires. Sa principale mission est d'offrir des champs d'expérience à la recherche, et de diffuser des compétences techniques dans la population. »

« Nous devons être très attentifs à maintenir une certaine hiérarchie dans les finalités. » Insiste-t-il. « Nous avons besoin d'attirer des investissements, même s'ils reviennent à nous faire travailler pour les loisirs et les retraites d'étrangers. Qu'importe ce qu'ils font de leurs bénéfices, du moment que leurs investissements nous servent à développer ici des biens et des services, et surtout les moyens de leur production. »


La principale richesse de sa demeure est une belle terrasse ensoleillée où nous avons dîné hier, en tenant cette conversation.

« Nous n'attendons pas, bien sûr, de ces moyens de production, qu'ils nous affranchissent du vieillissement, de la douleur et de la mort. » A-t-il continué. « Nous en avons besoin pour comprendre le monde et accroître l'acuité de notre pénétration. »

« Quel programme ! » n'ai-je pu m'empêcher de commenter. « C'est celui du parti, et celui qui a inspiré la nouvelle constitution, » m'a-t-il répondu avant de la citer : « Article 1 : Chaque homme naît différent, par sa liberté, sa vocation à comprendre et dominer le monde, et les lumières dont il est dépositaire. Article 2 : Le but de la constitution est de favoriser la collaboration entre les hommes selon les principes de l'article 1. » 


Dinkha m'a proposé de rester quelques jours chez lui. Sa femme est en déplacement. « Et je n'ai pas souvent l'occasion de pratiquer le français, » a-t-il insisté. « N'hésite surtout pas pour moi, » a ajouté Iskanda. « Nous ne sommes plus loin de Bolgobol maintenant, et il serait dommage que tu ne profites pas de cette occasion, puisque Algarod est une ville qui t'intéresse. » Je suis donc allé ce matin l'accompagner au car, et je suis retourné chez Dinkha tenir mon journal sur la terrasse.


homme


L'histoire récente du Marmat

La Sainte Russie n'avait plus qu'une bouchée à faire des territoires de Marmat quand éclata la Première Guerre Mondiale. L'Union des Conseils aurait bien pu achever le travail plus tard. Trotsky y était décidé. Il n'en eut pas le temps.

Dès 1917, les conseils avaient pourtant aussi pris le pouvoir dans le Marmat, et ils étaient tout disposés à se fédérer avec ceux d'Asie centrale des Tatares, des Kazakhs, des Ouzbeks ou des Kirghizes. On était sensible ici aux idées de Sultan Galiéf qui harmonisaient si bien l'Islam et la lutte des classes, et aussi à celles de Voline et de Makhaïski, qui voyaient dans les conseils l'abolition de l'État. C'était aller plus loin que ne leur demandaient Moscou et le Commintern.

Commissaire du peuple aux nationalités dès 1917, Staline était moins que Trotsky dérangé par le turbulent Marmat. Il le trouvait finalement moins encombrant comme voisin que comme membre de l'Union. Il n'y avait de toute façon aucun risque qu'il puisse servir de tête de pont aux Anglais, ni aux Turcs. C'est ainsi que se constituèrent les deux républiques indépendantes.

Plus tard la Chine, en se libérant, puis en s'éloignant de l'URSS, garantit davantage encore son indépendance. En somme, le Marmat fut l'une des rares régions de la planète à avoir passé le vingtième siècle plutôt tranquillement.


En tenant mon journal sous le figuier

De la terrasse, on a une vue panoramique sur la basse vallée d'Ar Roula au sud, par-delà les toits que l'on ne voit plus dès qu'on y est assis. De chez Dinkha, on découvre que la ville est beaucoup plus verte qu'elle ne le paraît quand on marche dans ses rues. Presque tous les pâtés de maisons cachent des arbres et des jardins.

Algarod a pourtant quelque chose de sévère, qui m'avait déjà frappé lors de mon premier voyage ; une sévérité bienveillante cependant. On s'y sent en paix, une paix austère.

Un figuier pousse dans le coin gauche de la terrasse, où je me suis mis à l'ombre pour écrire. Elle est bâtie sur la roche contre laquelle grimpent des herbes sauvages. On en descend par un petit escalier de pierre dans un jardin où poussent des légumes et des fleurs. La maison est plutôt modeste, comme je l'ai déjà écrit, avec ses murs blancs et ses fenêtres basses.

 

 

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