DANS LA RÉGION D'ALGAROD
Cahier VII
À Algarod
Le 5 mai
La route
d'Algarod
Les voyages dans
le Marmat sont difficiles. Les routes sont mal entretenues, les cars
n'ont plus d'âge, et les rares voies ferrées sont
ralenties par les longs détours, les étroits tunnels et
les fortes pentes qu'impose le relief. Les gens semblent pourtant
circuler beaucoup, du moins ceux que je connais.
Le ciel est bas,
ce matin, sur la route de Algarod. Le printemps tarde à se
faire sentir cette année.
J'aime autant ça.
Le pays était de plus en plus sec de Dargo Pal à
Barbudal, où il semble ne pousser que des pierres. Le voyage
aurait été plus pénible avec un fort soleil.
Maintenant, la vallée d'Al Fawoura devient plus verte tandis
qu'on avance vers Algarod.
Le Nestorianisme
en Asie
À
Barbudal, j'ai trouvé dans une pâtisserie une édition
en anglais du quotidien national Republic,
hélas vieille de trois jours. J'y lis les nouvelles du monde.
Je m'arrête aussi sur un long dossier qui relate l'histoire du
Nestorianisme en Asie, et de la pénétration de
l'araméen dont il fut le vecteur.
L'araméen,
langue graphique des peuples d'Asie
Comme les
religions véhiculent toujours des langues avec elles,
l'alphabet araméen, dont les moines nestoriens de Bet 'Abé,
en Mésopotamie, furent les colporteurs, servit autrefois de
langue graphique pour la transcription des cultures de plusieurs
peuples d'Asie, notamment pour les Ouïgours. Ces derniers le
transmirent aux Sogdiens, aux Mongols et aux Mandchous. Les Ongüt
avaient une onomastique souvent araméo-nestorienne. Des
prénoms comme Dinkha, Ishou, Yakou, Yonan, Shimoun,
Loucrendus, avec des variantes selon les langues, étaient en
usage parmi eux. D'ailleurs les monuments nestoriens attestent de la
présence de l'araméen : ainsi le mémorial
bilingue - en chinois et en araméen de Si-ngan-fou. Érigé
en Chine à Xi'an, en 781, dans l'enceinte du monastère
de Ta T'sin fondé en 638, ce mémorial relate les
activités missionnaires nestoriennes dans ce pays depuis 635.
La stèle
de Xi'an ou stèle de Si-ngan-fou
La Chine fut
une terre de prédication pour l'Église d'Orient. Les
premiers moines lettrés furent envoyés en Chine par le
patriarche Isho'yahb II de Gdala en 630. Xi'an était la
capitale de la province de Shaanxi. Cette stèle de Xi'an fut
déterrée en 1623 par les Pères jésuites.
Ce fut à l'époque un événement important
en Europe. Voltaire l'évoque dans une lettre de 1776.
Il écrit
avec ironie : « Mais ces commentateurs ne songent pas
que les chrétiens de Mésopotamie étaient des
nestoriens qui ne croyaient pas en la sainte Vierge mère de
Dieu. Par conséquent, en prenant Olupuen pour un Chaldéen
dépêché par les nuées bleues pour
convertir la Chine, on suppose que Dieu envoya exprès un
hérétique pour pervertir ce beau royaume. »
Le nom sinisé
du premier missionnaire chaldéen mentionné sur la stèle
est Alopen - Abraham ou Laban -, accompagné de soixante-dix
moines. La stèle, divisée en cinq parties, fournit des
données historiques et traite d'aspects théologiques et
doctrinaux.
La partie
principale est constituée d'un résumé doctrinal
de la foi de l'Église d'Orient, rédigé par le
prêtre King-Tsing, du monastère de Ta T'sin, une
personnalité compétente dans les langues chinoise,
ouïgour et sogdienne. On y traite de Dieu, de la Trinité,
de la création, de la justice originelle, de la Chute, de
l'Incarnation, de la Rédemption, de l'Ascension...
La stèle
relate aussi les étapes de l'expansion de l'Église
d'Orient en Chine et l'accueil favorable réservé par la
dynastie des T'ang - qui régnèrent de 618 à 907
- et les circonstances de son érection. Le nom de Mar
Khenanisho II, patriarche en 774, figure sur cette stèle.
Cette « religion rayonnante » sera protégée
en vertu d'un prescrit impérial du souverain de la dynastie
T'ang, T'ai-Tsung (626-649), promulgué en 638, autorisant ces
missionnaires à construire des églises et ouvrir des
séminaires : « Le moine Alopen de Perse, est
venu de loin avec des Écritures et des doctrines. Nous
trouvons cette religion excellente et séparée du monde,
et nous reconnaissons qu'elle est vivifiante pour l'humanité.
Elle vient au secours des êtres vivants, est bienfaisante pour
la race humaine. En conséquence, elle est digne d'être
répandue dans tout le céleste Empire. Nous décrétons
qu'un monastère sera construit par l'administration compétente
dans le quartier de Yi-ming et que vingt-et-un prêtres y seront
assignés. »
Sous ce même
empereur, le patriarche de l'Église d'Orient, Mar Ishoyahb II
de Gdala (628-646) envoya en Chine des prédicateurs qui furent
reçus par Fang-hiuen Ling, ministre de l'empereur, dont le nom
figure sur la stèle. Kao Tsung (650-683), le successeur de
l'empereur T'ai Tsung, élargit les avantages concédés
et conféra à Alopen le titre de « gardien de
la grande doctrine ». Les empereurs Hiouen Tsung (712-754)
et Sou Tsung (756-762) maintiendront la même politique. Aussi
l'Église d'Orient se répandit-elle dans six provinces
et plusieurs monastères furent construits dans le pays. C'est
dans ces conditions favorables que l'Église d'Orient put se
propager dans plusieurs provinces chinoises, notamment au nord du
pays, à Ordos, et plusieurs lieux de culte furent édifiés.
Le patriarche Mar Timothée Ier (780-823),
contemporain de la stèle, éleva l'évêque
de Chine au rang de métropolite qui venait au quatorzième
rang parmi les électeurs patriarcaux.
Une copie de la
stèle de Xi'an fut offerte au pape Jean-Paul II par le
patriarche de l'Église assyrienne de l'est, Mar Dinkha IV,
le 11 novembre 1994, lors d'une rencontre historique à
Rome, mais il persista dans son hérésie.
La presse de la
région a un sens particulier de l'humour. Elle manque à
celle de l'Occident, qui lui préfère le jeu de mots,
dans les titres du moins. Je me demande si la traduction n'exigerait
pas des binoches.
Qu'est-ce que des
binoches ?
La
binoche est un petit signe qui marque l'humeur de l'auteur (pas
seulement l'humour). Elle est composée de deux ou trois signes
de ponctuation : « :-) », « :D »,
« :-/ »... L'anglais l'appelle smiley,
terme souvent utilisé par les francophones peu avertis. Sa
signification se comprend d'elle-même si on la regarde en
penchant la tête sur la gauche.
Je suis
personnellement circonspect envers l'usage de tels signes, que
j'utilise exclusivement dans le courriel. Je ne m'y suis d'ailleurs
résolu qu'après avoir connu quelques malentendus, qui
faisaient prendre à mon correspondant des traits d'esprits
pour de l'agressivité.
Je peine cependant
à considérer ces binoches comme autre chose qu'un
palliatif pour un défaut de style de l'auteur, ou un manque
d'esprit du lecteur. Il est vrai que le courriel impose des réponses
rapides et encourage un style ramassé. Entre mes
correspondants, les listes et les messages non souhaités, il
n'est pas rare que je reçoive une centaine de courriels par
jour, malgré mes filtres. On ne peut pas attendre alors les
uns des autres trop de finesse dans la lecture. La clarté et
la compacité deviennent ainsi une nouvelle forme de politesse,
à laquelle les binoches contribuent.
En vue d'Algarod
On aperçoit
de très loin les trois forteresses qui dominent Algarod. La
vieille ville est cachée derrière le haut verrou
rocheux qu'ils coiffent, et qui surplombe la vallée d'Ar
Roula.
La nouvelle ville
s'étend plus bas, sur l'autre versant, le long des rives d'Af
Fawoura. En arrivant ainsi par le nord-est, je la découvre
plus grande que je ne l'avais vue lors de mon premier voyage en 2003.
Sa zone industrielle s'étire très haut le long de la
vallée.
Le 6 mai
Chez Dinkha
Dinkha, un ami
d'Iskanda, nous a hébergés. Tiens, un nom araméen.
Est-ce un chrétien ? Non, c'est un musulman. Algarod est
une ville où l'Islam domine sans partage depuis la Réforme
du Chiisme Ismaélien au seizième siècle.
Il habite dans la
vieille ville, entre la place des Darlabats et la citadelle, dans le
quartier où j'avais acheté un stylo à Ziddhâ
il y a deux ans. Il a un doctorat de physique quantique. Il a
travaillé quelques années à Nice et parle
passablement le français.
Sa maison est
relativement modeste, bien qu'il semble être un personnage
important de la région. Il travaille à l'interface de
la recherche et de l'industrie.
« C'est
un aspect important. » Me confie-t-il. « L'industrie
n'a pas pour seul but de produire des biens et des services, et moins
encore d'enrichir des actionnaires. Sa principale mission est
d'offrir des champs d'expérience à la recherche, et de
diffuser des compétences techniques dans la population. »
« Nous
devons être très attentifs à maintenir une
certaine hiérarchie dans les finalités. »
Insiste-t-il. « Nous avons besoin d'attirer des
investissements, même s'ils reviennent à nous faire
travailler pour les loisirs et les retraites d'étrangers.
Qu'importe ce qu'ils font de leurs bénéfices, du moment
que leurs investissements nous servent à développer ici
des biens et des services, et surtout les moyens de leur
production. »
La principale
richesse de sa demeure est une belle terrasse ensoleillée où
nous avons dîné hier, en tenant cette conversation.
« Nous
n'attendons pas, bien sûr, de ces moyens de production, qu'ils
nous affranchissent du vieillissement, de la douleur et de la mort. »
A-t-il continué. « Nous en avons besoin pour
comprendre le monde et accroître l'acuité de notre
pénétration. »
« Quel
programme ! » n'ai-je pu m'empêcher de
commenter. « C'est celui du parti, et celui qui a inspiré
la nouvelle constitution, » m'a-t-il répondu avant
de la citer : « Article
1 : Chaque homme naît différent, par sa liberté,
sa vocation à comprendre et dominer le monde, et les lumières
dont il est dépositaire. Article 2 : Le but de la
constitution est de favoriser la collaboration entre les hommes selon
les principes de l'article 1. »
Dinkha
m'a proposé de rester quelques jours chez lui. Sa femme
est en déplacement. « Et je n'ai pas souvent
l'occasion de pratiquer le français, » a-t-il
insisté. « N'hésite surtout pas pour moi, »
a ajouté Iskanda. « Nous ne sommes plus loin de
Bolgobol maintenant, et il serait dommage que tu ne profites pas de
cette occasion, puisque Algarod est une ville qui t'intéresse. »
Je suis donc allé ce matin l'accompagner au car, et je suis
retourné chez Dinkha tenir mon journal sur la terrasse.
L'histoire
récente du Marmat
La Sainte Russie
n'avait plus qu'une bouchée à faire des territoires de
Marmat quand éclata la Première Guerre Mondiale.
L'Union des Conseils aurait bien pu achever le travail plus tard.
Trotsky y était décidé. Il n'en eut pas le
temps.
Dès 1917,
les conseils avaient pourtant aussi pris le pouvoir dans le Marmat,
et ils étaient tout disposés à se fédérer
avec ceux d'Asie centrale des Tatares, des Kazakhs, des Ouzbeks ou
des Kirghizes. On était sensible ici aux idées de
Sultan Galiéf qui harmonisaient si bien l'Islam et la lutte
des classes, et aussi à celles de Voline et de Makhaïski,
qui voyaient dans les conseils l'abolition de l'État. C'était
aller plus loin que ne leur demandaient Moscou et le Commintern.
Commissaire du
peuple aux nationalités dès 1917, Staline était
moins que Trotsky dérangé par le turbulent Marmat. Il
le trouvait finalement moins encombrant comme voisin que comme membre
de l'Union. Il n'y avait de toute façon aucun risque qu'il
puisse servir de tête de pont aux Anglais, ni aux Turcs. C'est
ainsi que se constituèrent les deux républiques
indépendantes.
Plus tard la
Chine, en se libérant, puis en s'éloignant de l'URSS,
garantit davantage encore son indépendance. En somme, le
Marmat fut l'une des rares régions de la planète à
avoir passé le vingtième siècle plutôt
tranquillement.
En tenant mon
journal sous le figuier
De la terrasse, on
a une vue panoramique sur la basse vallée d'Ar Roula au sud,
par-delà les toits que l'on ne voit plus dès qu'on y
est assis. De chez Dinkha, on découvre que la ville est
beaucoup plus verte qu'elle ne le paraît quand on marche dans
ses rues. Presque tous les pâtés de maisons cachent des
arbres et des jardins.
Algarod a pourtant
quelque chose de sévère, qui m'avait déjà
frappé lors de mon premier voyage ; une sévérité
bienveillante cependant. On s'y sent en paix, une paix austère.
Un
figuier pousse dans le coin gauche de la terrasse, où je me
suis mis à l'ombre pour écrire. Elle est bâtie
sur la roche contre laquelle grimpent des herbes sauvages. On en
descend par un petit escalier de pierre dans un jardin où
poussent des légumes et des fleurs. La maison est plutôt
modeste, comme je l'ai déjà écrit, avec ses murs
blancs et ses fenêtres basses.
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