Home
Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

»

Cahier XXVII
Au milieu de l'hiver

 

 

 

 

 

Bolgobol, le 2 février

Le pompier parfait

— Combien de temps faut-il pour éteindre un feu ? Demande Kouka.

Elle est venue faire une formation à l'université. Cheveux courts, la quarantaine bien passée, Kouka est officier chez les moines-guerriers qui font fonction de pompiers à Bolgobol. (Voir À Bolgobol Cahier 32). Ayant moi-même une formation de pompier civil, donnée par les marin-pompiers de Marseille, j'ai été chargé par le Conseil de l'Université de superviser les défenses contre l'incendie. Je suis donc présent à ce stage.

 

Comme personne ne trouve de réponse à cette question qui paraît saugrenue, elle tourne le regard vers moi. — Ça dépend du feu, dis-je.

Elle sourit comme à un mot d'esprit, puis ajoute : « Je suppose que tu peux préciser. » Croyant comprendre le type de réponse qu'elle attend, je détaille donc : « Ça dépend de la richesse en oxygène du milieu, du combustible, et de la chaleur. »

« Voilà une réponse très classique, mais qui oublie le plus important. Qu'est-ce que notre ami a oublié ? » Demande-t-elle au groupe entier.

La formation se fait dans une vieille scierie abandonnée dans la montagne, au-dessus de la vieille ville, à quelques kilomètres de l'Université. Nous sommes réunis pour l'instant dans son réfectoire réaménagé.

Après avoir laissé les autres hésiter un peu, je dis : « Le pompier. » Là, elle rit carrément comme si je venais encore de faire un mot d'esprit.

— Oui, ça dépend du feu et du pompier. C'est un combat, et sa durée dépend des combattants. Qu'est-ce qui la détermine alors ?

— Moi, dis-je encore, en me souvenant du maniement du sabre auquel elle m'avait initié il y aura bientôt deux ans.

 

Kouka lance alors violemment vers moi son sabre dans son foureau, que je saisis au vol par la poignée en bousculant une table et renversant deux chaises. « Comme vous voyez, dit-elle, notre ami manque un peu de souplesse et d'équilibre, mais il est rapide et brutal. Voilà de quoi tout dépend. »

« Les trois paramètres qu'il a donnés, le taux d'oxygène, la composition chimique du combustible et la chaleur, sont des variables que le feu ne cesse de modifier à son avantage. Il n'attend pas que vous l'éteignez, il attaque, et, vous allez le voir à l'entraînement, il vous donnera l'impression de vous attaquer aussi. À chaque instant, vous avez un feu plus violent et plus puissant à combattre. Votre rapidité d'action est déterminante. Un feu que vous pourriez arrêter en quelques secondes sans équipement, vous ne pourrez plus le maîtriser au bout de quelques minutes. »

« Le temps qu'il faut pour éteindre un feu s'accroît géométriquement en proportion inverse de votre rapidité. Le meilleur pompier serait celui qui interviendrait avant même l'incendie, avant que le combustible, le comburant et la chaleur n'atteignent le point de combustion. Le parfait pompier ne fait rien. »

 

feu

Ma présence contraint d'utiliser l'anglais plutôt que le palanzi, bien que je commence à connaître un peu de vocabulaire et à comprendre quelques phrases. C'est ce qui m'empêche aussi d'avoir une autre fonction que celle de superviseur.

— Tu es plutôt dure avec moi, dis-je à Kouka en aparté, pendant que nous nous dirigeons dans la zone d'exercice. J'espère qu'on ne t'a pas imposé ma présence. J'aurais pu me casser la figure quand tu m'as lancé ton sabre, ou même n'avoir qu'un réflexe défensif.

— Mais non, Jean-Pierre, tous les stagiaires ont vu, sans complaisance de ma part, que tu étais à ton affaire, malgré tes cheveux gris et ton début d'embonpoint.

— Tu es vraiment très dure.

 

 

Le 3 février

Chez Kouka

Les êtres avec lesquels nous sommes le plus en sympathie deviennent vite ennuyeux si l'on n'a pas l'occasion de partager des expériences, des connaissances et un travail. Je suis content de cette opportunité avec Kouka.

Elle m'a invité chez elle, d'où nous sommes plus près de la vieille scierie, et d'où nous allons repartir avant le lever du jour avec sa voiture de fonction. Je ne participe pas comme les autres aux exercices. Je reste en soutien avec elle et deux autres moines-pompiers.

Les exercices sont impressionnants sans être réellement dangereux. Le vrai danger est l'hésitation, ou encore la panique, qui peuvent toujours saisir un stagiaire devant un feu d'hydrocarbure produisant spontanément des flammes de plusieurs mètres, ou encore quand il intervient dans l'obscurité totale à l'intérieur d'un bâtiment, alourdi par un masque et des bouteilles, et soumis à une chaleur à la limite du supportable.

 

Le feu a toutes les caractéristiques du vivant : il respire, il se nourrit, il se reproduit, et — quiconque l'a déjà combattu s'en convainc — il a une volonté de vivre. Comme avec tout être vivant, on doit savoir où le frapper pour être efficace. Son arme contre nous est la chaleur. Pour attaquer un feu qui dégage déjà beaucoup de chaleur, la meilleure stratégie consiste à ouvrir une lance pour protéger d'un rideau d'eau une autre équipe qui s'approche au plus près de la base des flammes avec un plein jet.

Une lance d'incendie peut être ouverte en trois positions : le plein jet, qui porte très loin, le rideau d'eau, qui crée un bouclier de gouttelettes devant le pompier, et les deux à la fois. On peut varier l'intensité des deux, en sachant que plus le rideau est dense, moins le jet est fort, et inversement.

La lance est au pompier en même temps ce que sont la cape et la muleta pour le toréador. On doit être deux pour manipuler une manche de 110. L'un devant, qui la bloque sur son épaule pour en régler et en diriger le jet, un autre derrière qui la maintient de ses deux bras et la tire. Ils doivent être bien coordonnés, chacun anticipant ce que l'autre va faire.

Comme en tout combat, à intelligence égale, c'est l'audace qui paye. La formation consiste donc à cultiver l'intuition immédiate du danger. Le risque dépend en définitive moins du feu que d'une mauvaise évaluation de la confiance à accorder à ses camarades.

 

— Tu m'as utilement rafraîchi la mémoire hier Kouka, dis-je en saisissant entre deux baguettes ces sortes de nems qui font notre petit-déjeuner. Sais-tu à quoi m'a fait penser ce que tu disais de la rapidité ?

Comme tout le monde ici, Kouka est surprise que je ne me sépare jamais de mes baguettes, car on mange de préférence avec les doigts. — À quoi t'ai-je fait penser ? Me demande-t-elle après les inévitables commentaires sur celles-ci.

— À l'approche marginaliste du Marxisme.

— Tu vas finir par te faire accuser de révisionnisme par tes propres amis, ironise-t-elle.

— Oublie le révisionnisme, Kouka. La gauche du monde entier n'a que trop joué à cache-cache avec. Il s'agit de savoir si l'on peut réduire la valeur du travail à sa seule durée horaire. C'est une absurdité dont tu as fait hier la magistrale démonstration. Si le travail du pompier est d'éteindre un feu, alors la valeur de celui-ci baisse au contraire géométriquement avec le temps qu'il y passe. Je suppose alors que le travail du pompier parfait devrait avoisiner une valeur infinie, puisqu'il ne ferait rien, mais sa valeur marchande serait nulle.

— Ce n'est pas ce que Bernstein écrivait, me répond-elle, ni, je crois bien savoir, ce que professent les marginalistes.

— Je ne dis pas le contraire.

 

 

Le 4 février

Rencontre matinale

Déjà le soleil pointe plus à l'est dans la vallée de l'Ardor, il n'est plus caché de bon-matin par le massif en face de la ville, qui se dresse au-dessus de Golupol.

À l'heure où toutes les lampes s'éteignent, plus haut que les dernières habitations, perdues dans la neige et la brume, je vois s'allumer des dizaines de petites lumières rouges parmi les arbres blancs. — Qu'est-ce qu'il y a là-haut ? Demandé-je à Tchandji après avoir remercié le camionneur qui a bien voulu nous conduire jusqu'à proximité de l'université.

 

C'est un centre de recherche tout neuf, aux environs de la ville, et ce sont les premiers rayons du soleil qui se reflètent ainsi sur ses vitres. Je comprends pourquoi je ne l'avais encore jamais vu. Cet éclairage qui dégage une impression si énigmatique ne peut apparaître que très fugacement à une certaine hauteur du soleil, seulement en novembre et en février. Construite en plein cœur de la forêt, les bâtiments doivent être à peu près invisibles sans ces reflets semblables à des flammes.

Le surgissement en pleine montagne de ce temple de lumière est si bouleversant— non pas qu'il paraît irréel, mais comme trop réel plutôt — que je heurte sans la voir Kouka qui débouche de la rue adjacente.

 

Ils ne se connaissaient pas, et je la présente à Tchandji. Au premier coup d'œil, ces deux-là me paraissent se plaire. Je regarde Kouka regarder Tchandji, et Tchandji regarder Kouka, et à travers leurs regards, je ne les ai jamais vus aussi beaux l'un et l'autre.

« Nous avons certainement le temps de nous arrêter à la buvette du parc pour que vous puissiez davantage faire connaissance, dis-je. Nous devrions y être tranquilles à l'heure qu'il est. » Et nous traversons la pelouse en faisant crisser sous nos pas la neige molle de cette nuit.

 

Le plein-emploi du savoir

« Oui, dit Tchandji, ramener la valeur du travail à sa durée est un choix purement idéologique. Il repose plus ou moins sur le principe que tous les hommes sont égaux et que ce qu'ils font dans le même temps à la même valeur. Ce principe admis, il est immédiatement nié : d'abord idéologiquement en n'accordant pas une stricte égalité de salaires, et surtout par la simple observation que tout le monde n'est pas en mesure d'accomplir le même travail dans un même temps, soit qu'il ne serait pas identiquement outillé, expérimenté, instruit ou habile. Si nous tenons à l'égalité, nous pouvons toujours faire en sorte que toutes les richesses profitent à tous égalitairement, mais il deviendrait plus visible encore que tous ne participent pas à égalité à leur production. »

« Sans doute, admet Kouka, mais ça ne justifie en rien un partage inégal. Produire les richesses ne justifie pas d'en priver ceux qui ne participent pas à leur production. »

« À mon avis, c'est un faux problème, dis-je, qui supposerait que la production ne viserait que des jouissances passives et individuelles. Or, rien n'est moins évident. La jouissance de tout bien est d'autant plus jouissive qu'elle est plus productive et largement partagée. C'est ce que les utilitaristes n'ont jamais compris de l'utilité. La leur se noie dans l'inutilité des jouissances privées. C'est bien plutôt parce que le fruit d'un travail est le plus généreusement partagé qu'il a plus de valeur. »

 

Le parc ne devrait plus rester bien longtemps sous la neige, maintenant que le soleil l'atteint dès le matin, et commence à fondre la glace du lac. Encore un mois peut-être. Le chalet du parc a une chaleur agréable. J'ai pris comme eux un thé épais plutôt que mon café habituel.

« Oui, reconnaît Tchandji, on peut y voir un corollaire de ce que nous disions l'automne dernier. Les richesses sont essentiellement des savoirs techniques, et ils ne deviennent effectifs que par leur diffusion et leur emploi. Aussi le travail devient toujours plus intellectuel, et son exploitation commerciale se fait par la privatisation des savoirs. Ce qui implique cette contradiction de devoir les transmettre tout en conservant un droit de propriété sur eux. »

« Contradiction bien dure à dépasser, dis-je, et qui inspire des stratégies étranges : elles consistent soit à morceler la connaissance, au risque de complexifier son usage, mettre en péril son efficacité et menacer son évolution, ou encore à la donner en échange de vassalités... — Et de développer avant tout des techniques de surveillance, de protection, de répression et de terreur, » achève Tchandji pour moi.

Je n'envisageais pas de m'attarder si longtemps avec eux, mais je vois bien que rien ne presse. Ma présence ne les gène nullement pour être ensemble, au contraire.

 

« Et le travail intellectuel n'est certainement pas réductible et mesurable dans le temps, » intervient Kouka pour recentrer la question. « Il est même très difficilement attribuable à une personne, et moins encore à un groupe, » ajoute Tchandji.

« Évidemment, approuvé-je, si l'on dit qu'Einstein a inventé la relativité, il est bien dur d'isoler son apport de ses emprunts. »

« Il est plus encore vide de sens d'attribuer la découverte à un sujet collectif, insiste-t-il, que ce soit une improbable communauté scientifique ou l'homme en général. Cette connaissance n'est que pour ceux qui la possèdent, la comprennent, l'utilisent ou le prolongent personnellement. »

« Combien de temps mit Einstein pour découvrir la relativité ? songé-je. Plusieurs années ? Toute sa jeunesse ? Des milliers d'années ? Ou un instant plus bref qu'un soupir ? »

« En somme, résume Kouka, nous devrions oublier le plein-emploi de la main-d'œuvre pour le plein-emploi des connaissances. »

 

 

Le 6 février

Le mystère du temps de travail

Les contrées inconnues dans lesquelles des préoccupations diverses empêchaient mon esprit de cheminer, comme je m'en plaignais le mois dernier, voilà que je commence à les sentir plus accessibles. Peut-être les températures en s'élevant lui ouvrent une plus grande vacuité.

Le soleil demeure plus longtemps au-dessus des crêtes quand le ciel est dégagé. Heureusement que j'ai choisi de m'installer dans les hauteurs de la ville plutôt que près de la gare, quand j'hésitais en septembre. Je ne savais pas encore qu'elle ne voyait plus le soleil entre le 10 décembre et le 29 janvier.

Je m'étais donné trois heures ce matin pour ce que j'ai finalement accompli en moins d'une. Dimanche, je fus plus surpris encore d'expédier d'une traite ce qui me paraissait si inextricable que je pensais en être occupé jusqu'à mardi.

 

Ce qui est certain, c'est que le travail de la pensée se fait dans le temps. Il n'est absolument pas instantané. Ce temps, ce peut être celui du geste, quand on écrit notamment, celui nécessaire à prononcer des paroles, au moins mentalement, ou celui de parcourir des yeux une suite de signes, peut-être imaginaires.

Même le travail strictement calculatoire d'un ordinateur s'inscrit dans le temps, et il s'exécute d'une façon intéressante — appel à des ressources, écriture... — à travers plusieurs sortes de mémoires, volatiles ou permanentes, s'inscrivant et s'effaçant sur un nombre variable de supports.

Pour autant, le travail ne se réduit pas à ces mouvements qui peuvent être stériles et n'en produire aucun. En notant cela, j'ai encore en arrière-plan de ma pensée le temple de lumière apparu avant-hier.

 

 

»