Cahier XXVIII
Avec Kouka
Bolgobol, le 10 février
Le Marmat et le web
Il n'y a pas à dire, les sites internet sont bien faits dans le Marmat. Même avec une connexion assez lente, ils s'affichent avec fluidité. Peu de choses y heurtent le regard et perturbent la lecture. Pas de décoration inutile, pas d'image sans nécessité ; lettres noires sur un fond gris reposant les yeux.
Naturellement, on doit avoir les jeux de caractères pour que s'affichent les pages en palanzi, ou même en dari. La plupart des sites sont au moins trilingues, et rares sont ceux qui n'ont pas de pages en anglais. Il y en a aussi beaucoup en arabe. On n'a pas de problème pour les imprimer, les importer, les rééditer, en copier des extraits.
Quand on affiche le code, on est plus encore surpris de voir que le texte y est presque parfaitement lisible, encadré seulement de quelques balises de paragraphe réduites à de simples <p></p>.
Ceci est vrai en ce qui concerne l'anglais comme le palanzi, mais pas pour les pages en français, et ça trouble mes étudiants. En US-ASCII, la trop grande quantité de caractères spéciaux rend le texte illisible, et, soit ils n'ont pas l'habitude de travailler avec des éditeurs qui convertissent à la volée l'US-ASCII en ISO-Latin, ou bien, quand ils en ont un, ils ignorent cette fonction.
La conversion en HTML à partir de n'importe quel traitement de texte pose aussi de gros problèmes qu'ils n'ont pas l'habitude de rencontrer. Ils n'ont pourtant pas attendu mon arrivée pour découvrir la langue française. Personne ne paraît pourtant avoir voulu prendre le problème à bras le corps, considérant sans doute que le français et quelques autres langues européennes ne justifient pas tant d'effort. Beaucoup d'ailleurs ont carrément résolu la question en ignorant les accents et les lettres liées.
Image de la francographie
Manzi et moi avons décidé de créer un wiki, qu'il administre, et une liste de diffusion, que je modère, pour résoudre ces questions. Lui se concentre principalement sur la programmation de modules et de scripts pour compléter les fonctions des différents éditeurs et traitements de texte, et moi sur la méthodologie de travail.
Beaucoup de gens du monde entier nous ont déjà rejoints. La majorité vient de pays dont la langue principale n'utilise pas les jeux de caractères latins : Iran, Viêt Nam, Israël, Vanuatu, Japon, Chine...
La répartition géographique m'étonne un peu. Les seuls correspondants de France sont des étudiants étrangers : un Marocain et un Malien. Le minuscule Vanuatu est sur-représenté en comparaison de l'absence de tout ressortissant du sous-continent indien. Il n'y a pas non plus de russophone.
La République du Gourpa est sur-représentée elle aussi, puisque presque tous les étudiants en français se sont inscrits dès les premiers jours.
Nous utilisons de préférence le terme de francographie plutôt que francophonie.
Manzi travaille sur un autre projet très prometteur, qui, lui, a été lancé par un Français. Il s'agit d'un programme de traduction linguistique bien particulier. Il travaille à partir de textes déjà traduits en au moins deux langues par des intelligences humaines. À partir de ces trois versions, l'intelligence artificielle peut produire de nouvelles traductions dans de nombreuses autres langues quasiment sans faux-sens.
Le 11 février
Haute vallée de L'Ardor
À cause de mes bonnes relations avec les Conseils de la Haute Vallée de l'Ardor, Kouka m'a proposé de l'accompagner pour une série de formations au feu chez les mineurs de l'Oumrouat et la raffinerie à l'entrée de la vallée. Je me suis installé chez Ziddhâ encore une fois pour quelques jours.
Valée de l'Oumrouat, le 12 février
Chasse au buffle sauvage
Hier Razi m'a invité à une chasse au buffle sauvage. Je n'en raconterai pas le détail. Elle s'est déroulée comme il y a trois ans, mais cette fois nos chevaux ont couru dans la neige, au bord de rivières et des marécages glacés.
Le 13 février
Haute vallée de l'Ardor
Il n'est pas évident de donner une formation à ces robustes cavaliers mineurs, et d'abord parce qu'ils en savent plus que nous. Ils sont parfaitement renseignés sur les risques inhérents à une exploitation de schiste bitumineux, dont moi je ne sais à peu près rien. Ils ont installé eux-mêmes les dispositifs de protection, et ils leur sont parfaitement familiers. Dotés d'un réel goût du risque, ils savent le dompter comme leurs chevaux. Ce sont donc plutôt eux qui nous forment. Nous échangeons quelques points-de-vue critiques, Kouka et moi ayant malgré tout l'avantage d'une vision plus généraliste que la leur.
J'ai été plus à mon affaire dans la raffinerie située sur la rive de l'Ardor au pied de la vallée. Là, ce sont des canons à mousse beaucoup plus puissants et volumineux qui peuvent permettre de venir à bout d'un incendie.
Le 14 février
Haute vallée de l'Ardor
Kouka est très satisfaite de notre collaboration et elle m'a proposé de continuer avec elle dans les chantiers navals et les raffineries de Tangaar. Je ne demande pas mieux que de me rapprocher de la tiédeur de la mer d'Argod. Je me lasse des températures qui ne deviennent positives que dans les courts moments du milieu de la journée où le soleil descend dans le fond des vallées.
Je dois de toute façon retourner à Tangaar où mes étudiants ne me voient plus depuis trop longtemps, bien que nous nous retrouvions régulièrement sur le web, où je corrige leur prononciation. J'ai proposé à Ziddhâ de m'accompagner, mais elle ne peut pas dresser ses chevaux par le même moyen.
Le 16 février
Sur la route de Tangaar
Nous sommes partis bien avant la prière de l'aube. Kouka roule vite, au volant de sa robuste voiture qui ronfle comme un tracteur. Je me tais en regardant pâlir le jour entre les montagnes qui bordent la vallée de l'Ardor.
Nous suivrons à peu près la même route que le train, et nous espérons arriver dans la soirée en nous relayant pour conduire. Elle m'a interrogé sur le Mazdéisme. « Non, je n'en connais rien » lui ai-je répondu. « Je suis pourtant sûre que tu en sais plus que tu le dis. »
Je sais seulement que personne n'en sait grand chose, car la plupart des écrits ont disparu lorsqu'Alexandre le Grand fit brûler la grande bibliothèque de Persépolis. Ce qu'en ont écrit des chercheurs est confus et contradictoire. Je sais qu'il reste quelques Mazdéens en Iran et en Inde, et même dans le Marmat. J'ai lu les traductions des Gâthâ par Anquetil-Duperron, mais j'en garde peu de souvenirs. J'ai consulté aussi des essais sur l'Avesta et des travaux de philologie.
« Heureusement que tu dis ne rien en savoir » ironise Kouka.
À vrai dire il y a beaucoup trop de questions qui restent à mes yeux sans réponses alors qu'il paraîtrait simple de leur en donner : Le Mazdéisme est un pur monothéisme apparemment issu d'une réforme radicale d'un polythéisme plus ancien. Il semble qu'on ne saurait dire si l'on a là une, deux ou trois religions, dont les contours sont mal définis, le Mazdéisme, le Zoroastrisme et le Manichéisme. Le Mazdéisme a aussi donné le culte de Mithra, qui s'est largement répandu dans le Nord de la Méditerranée, notamment en Provence, en Languedoc et en Catalogne, et le Manichéisme, qui, dans les mêmes régions, semble avoir exercé une forte prégnance sur le premier Christianisme, en particulier avec le Catharisme.
J'ai longuement interrogé Kouka sur le Mazdéisme, et ses réponses m'ont fait oublier la première question qui m'était venue à l'esprit : pourquoi m'en parlait-elle ? En fait, elle m'a répondu à travers ses explications.
« Tout repose, dis-tu, sur la pensée, les paroles et les actes. Oui, mais quoi ? Quelles pensées ? » L'interrogé-je. « Quels actes ? C'est ce que je ne suis jamais parvenu à comprendre. »
« Tu n'as pas trouvé dans les Gâthâ ce que tu y cherchais car ça n'y est pas ; mais ça t'a empêché de voir ce qu'il y avait. » Me répond-elle. « Les Gâthâ ne t'enseignent pas ce que doivent être tes pensées, tes paroles et tes actes ; ils t'enseignent simplement qu'ils doivent être en adéquation. Je pensais que tu l'avais compris connaissant les idées que tu professes »
Tangaar, le 17 février
L'ancienne religion de Perse
L'ancienne religion perse est plus complexe encore que ce que nous en avons dit hier. Ce n'est pas étonnant à l'échelle d'au moins trois millénaires.
Il a existé d'abord un polythéisme très proche de l'Inde à la même époque. Puis, aux alentours du premier millénaire avant J-C, Zarathoustra a prêché un monothéisme faisant d'Ahura Mazda l'Être Suprême. Autour du premier siècle avant l'ère chrétienne, le culte de Mithra, dieu solaire de l'antique panthéon, fils de Mazda, a pris une grande importance dans tout l'empire romain. Au troisième siècle seulement, Mani (215, 274 ou 277) a fondé la religion qui porte son nom, le Manichéisme.
Nous avons alors quatre religions, à la fois distinctes et tout aussi mêlées et fractionnées que le sont les trois religions du Livre. D'autre part, cette quadruple religion s'est fondue dans celles du Livre, qui l'ont remplacée, et même dans les religions de l'Inde et de la Chine. S'il n'en reste donc plus rien, c'est sans-doute qu'il s'en conserve d'autant au cœur des autres traditions.
L'Empire Perse des Achéménides fut immense, s'étendant au Nord jusqu'au Kazakstan et au Xin Jiang, à l'Est jusqu'à l'Inde et au Tibet, à l'Ouest jusqu'à la Grèce, et au Sud jusqu'à l'Égypte. L'ancien Zoroastrisme est né dans le Turkestan occidental, parmi les tribus aryennes qui ont introduit le sanskrit dans la vallée de l'Indus.
La philologie nous laisse imaginer que les religions indiennes et iraniennes se sont construites l'une contre l'autre. Le mot iranien ahura (être suprême) est le même que le sanscrit asura, où il a un sens identique dans les textes plus anciens du Rig-Veda. Plus tard, ce mot en sanscrit s'est mis à désigner les seuls démons, et il fut remplacé par deava (dieu), qui désigne les esprits du mal en ancien iranien.
Dans la mythologie antique, Mithra est le fils d'Ahura Mazda, et il est assimilé au soleil. Chez les Indiens, Mitra est associé aux deux autres dieux Aryamana et Varuna.
Les Gâthâ sont la partie la plus ancienne de l'Avesta. Ils sont composés des dix-sept hymnes qui ont pu être sauvés des destructions faites par les Grecs puis par leurs héritiers arabes. L'Avesta a beaucoup de points communs avec les Védas, si ce n'est qu'une édition critique en tiendrait dans un livre de poche, alors que les Védas sont une bibliothèque entière.
L'ancienne religion iranienne a bien des points communs aussi avec celle des Grecs, et Mazda avec Zeus. Il est comme lui fils du temps (Zrvan - prononcer Zourwan). Zrvan eu un autre fils, Ahriman, qui naquit le premier de ses doutes.
Issu du doute, Ahriman est faux, mais apparu le premier, il règne sur le monde, et Mazda, la lumière, doit le combattre. C'est ce qui fait le pessimisme, mais aussi l'anti-autoritarisme de la culture iranienne.
Cyrus le Grand
Lorsque Cyrus, le premier empereur Zoroastrien prit le pouvoir, il ne renversa pas l'antique religion pour imposer la sienne, mais instaura la liberté de culte et de croyance. En fait, jamais le monde iranien n'a connu de religion d'état au sens occidental, imposée à tous sous la forme d'un panthéon polythéiste, d'une théocratie monothéiste sans partage, ou du spectacle marchand. Aucune tentative du moins n'y réussit bien longtemps.
Cyrus le Grand, roi de Perse (v. 556-530 av. J.-C.), fondateur de l'Empire achéménide. Fils de Cambyse Ier, il renverse le roi des Mèdes Astyage (550), se proclame roi des Mèdes et des Perses et étend sa souveraineté sur la Lydie (546), les cités ioniennes, les territoires iraniens du Turkestan et de l'Afghanistan. La prise de Babylone (539) porte sa puissance à son apogée. Il eut une politique religieuse de tolérance et permit aux Juifs de rentrer à Jérusalem et de reconstruire le Temple (538). Il périt en combattant une peuplade scythe, les Massagètes.
Larousse-Bordas 1998
Le Manichéisme
Le Zoroastrisme était une réforme monothéiste, voire théiste, de l'antique Mazdéisme. Le Mithraisme était au contraire un retour à l'antique polythéisme, peu de siècles avant le Christianisme. Par certains aspects, il était aussi le masque par lequel le Mazdéisme se répandit en Occident en pénétrant le panthéon païen.
Le Manichéisme était, lui, une synthèse du Christianisme et du Bouddhisme dans un syncrétisme mazdéen. Il se répandit en Occident tout particulièrement où le Mithraisme l'avait précédé, sous une forme alors essentiellement christique. Augustin, l'évêque d'Alger, fut manichéen avant de se convertir à l'Église Romaine.
Il se répandit plus encore en Asie en suivant les routes de la soie jusqu'en Chine, sous une forme alors essentiellement bouddhique. Il y survécut plus longtemps sous le nom chinois de Mingjiao (École de la Lumière), ou de Monijiao (École de Mani).
Cette religion a disparu en principe, mais on ne peut oublier qu'elle n'a fait que disparaître depuis le troisième siècle. Il n'y eut bien que les Tang qui en tolérèrent le culte et les croyances, et encore pour les raisons politiques que les tribus manichéennes ouïgours s'étaient alliées à l'Empire et en défendaient les frontières de l'Ouest. Leur défaite devant les Kirghizes musulmans en 840 inaugura les persécutions dans toute la Chine.
Le Manichéisme a malgré tout retrouvé une existence légale sous les Yuan de 1280 à 1368. Certains de ses textes avaient même été intégrés au canon Taoïste imprimé en 1019.
Quelle autorité aurait pu reconnaître une religion qui considérait tout pouvoir séculier comme définitivement pervers ? De plus, dans les langues ariennes, la racine commune aux mots qui désignent les dieux (deava, theos, deus), est celle-là même qui y signifie démon. Quant à la Lumière, le Lux créateur, c'est elle qui donne le nom de Lucifer (le porteur de lumière). Même en chinois, le nom de Monijiao, « École de Mani », commence par Mo qui signifie « démon ».
« Il n'y a pas de chef sans haine » dit l'Esprit de Justice dans les Gâthâ, « les plus justes eux-mêmes ne connaissent pas le droit chemin et c'est vers les plus forts que se tournent ceux qui peinent ! »
|