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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XII
Où les événements se précipitent

 

 

 

 

 

Le 14 novembre

Les refuges dans la montagne

Il n'est pas difficile de dormir dans la montagne. On n'est jamais à plus d'une demi-journée de marche d'un refuge. Ce sont des chalets de bois et de pierre crue très rustiques, mais plutôt bien tenus.

On y trouve toujours de quoi faire un repas pour deux ou trois personnes : viande séchée, conserves, fromage sec, riz, farine, pois, noix, noisettes, amandes, raisins secs, sucre, miel, thé, café, alcools... Il est recommandé de manger ce qu'il y a sur place et de laisser une part de ses propres provisions.

Ces réserves sont à l'intérieur d'un garde-manger grillagé suspendu au plafond comme une cage à oiseaux. On les protège ainsi de la convoitise de rongeurs qui pourraient toujours se faufiler entre les planches mal jointes des murs ou du toit. Cette coutume favorise largement la survie de voyageurs égarés, bloqués par les intempéries ou blessés.

 

On trouve aussi bien sûr une réserve de bois pour le feu. Il est, là encore, recommandé d'en amener et d'en couper soi-même. Il y a toujours en chemin des branches mortes tombées des troncs. Il est aisé de les attacher à sa selle et de les laisser traîner par sa monture.

Il est parfois fastidieux de couper du bois après une journée de marche. C'est au contraire toujours une bonne occasion de se réchauffer au petit jour. Je serais incapable d'imaginer un autre moyen de supporter les aubes glacées en cette saison, avant que le feu ne prenne.

Roxane est généralement réveillée par mes coups de hache, sinon par l'odeur du café. Je dois m'y mettre vite, encore habité par la chaleur des fourrures.

 

Le refuge dans lequel nous nous sommes arrêtés ce soir est construit sous deux énormes blocs rocheux tombés l'un sur l'autre. Ils en forment le toit et deux des quatre parois, fermées de part et d'autre par des murs de pierres. On s'y sent comme dans une grotte.

Il y fait plus doux que dans les autres refuges. Des chasseurs, des patrouilles de miliciens ou de moines guerriers l'utilisent fréquemment, et la roche a gardé la chaleur du foyer.

 

À notre surprise, la batterie électrique est chargée. La plupart des refuges sont équipés de plaques solaires. Elles sont cependant de peu d'usage, car on doit les rentrer en partant pour les protéger des intempéries. On ne peut donc pas les utiliser, si l'on n'y passe qu'une nuit.

J'en ai profité pour brancher mon portable et saisir mes notes prises à la plume, mais nous n'avons pas osé utiliser l'éclairage électrique, et moins encore le chauffage. Ceux qui ont laissé la batterie chargée ont peut-être prévu d'en avoir l'usage à leur prochain passage.

J'installerai demain les deux plaques solaires sur le plus gros rocher pendant que je couperai du bois et que nous déjeunerons. Ce devrait être suffisant pour recharger entièrement la batterie.

 

 

Le 15 novembre

Manifestation d'étudiants en Chine

Des étudiants chinois ont été dispersés par la police. Ils protestaient contre la vente de diplômes par des universités privées.

C'était prévisible. Le classement mondial des universités établi par celle de Shangaï, était à mes yeux le travail préparatoire à une critique. Le trimestre dernier, il avait été reconnu par le monde entier sans la moindre contestation.

 

Le classement de Shangaï est pourtant accompagné de beaucoup de réserves par ceux-là mêmes qui l'ont établi. Ils insistent sur les critères plus ou moins arbitraires, ou du moins inavouables : Le nombre de publications dans des revues prestigieuses — mais sur quoi repose leur prestige ? — Le nombre des professeurs ayant reçu des prix internationaux — mais quel crédit accorder aux jurys ? — La quantité de dirigeants à des postes de décision qui en est issue...

 

L'université de Shangaï n'a fait que quantifier une hiérarchie implicite, et démasquer ses fondements, se contentant de reconnaître ce qui était universellement admis, si ce n'est imposé par ceux-là mêmes qui en profitent. On n'aurait peut-être pas osé l'affirmer si nettement, mais si c'était les Chinois eux-mêmes qui le disaient, conférant comme une sorte d'objectivité au classement de Shangaï, on n'allait pas les contredire. Même la France, dont les grandes écoles sont manifestement sous-évaluées de par leurs propres modes de recrutement, de fonctionnement et d'édition plus fermés, n'a rien osé contester.

Il faut pourtant être bien naïf pour ne pas voir dans le classement de Shangaï l'acte préparatoire à une critique en règle. Les manifestations « spontanées » d'étudiants, même si elles ont été dispersées par la police, marquent à l'évidence le début d'une seconde étape, avant que le PCC lui-même ne s'en mêle.

Les étudiants de Bolgobol et de Tangaar, eux, n'ont pas attendu. Ils appellent à des manifestations de soutien à leurs camarades Chinois. Le mouvement commence à s'étendre aux universités de Bisdurbal, d'Agghadar et de Dargo Pal. On m'appelle par courriel à le rejoindre.

 

Nous nous sommes demandés ce soir, Roxane et moi, qui en Chine serait prêt à une véritable critique du savoir et de sa marchandisation idéologique, ou ne chercherait qu'à en tirer profit pour les établissements nationaux. À son âge, Roxane n'a pas eu le temps d'accumuler et de filtrer des connaissances dans les champs les plus divers, qui seuls permettent d'analyser des phénomènes complexes. Elle n'a pas non plus ce demi-siècle de vie qui donne une perception quasi-charnelle de la longue durée, mais possède ces clairvoyances fulgurantes de la jeunesse.

Elle me cite le début de la cent-deuxième sourate « La concurrence occupe votre vie, jusqu'à ce que vous visitiez la tombe. » Puis elle conclut : « L'enjeu est la conquête du réel. »

 

 

Bolgobol, le 18 novembre

Rentré à Bolgobol

Il s'est passé beaucoup de choses depuis mon escapade avec Roxane, et je n'ai plus guère eu de temps pour tenir mon journal.

Nous étions partis ensemble un peu comme d'autres font une retraite dans un monastère. C'est à dire moins pour être ensemble que pour être seul. Je crois que nous avons l'un envers l'autre cette capacité de nous donner une qualité de solitude qu'il est bien dur d'acquérir seul, tant nous accompagnent nos fantômes.

 

François Dupont

J'ai mesuré à quel point Roxane travaille beaucoup. En plus de ses études, elle conduit deux fois par jours un car de ramassage scolaire, et il lui arrive d'aider bénévolement des élèves qu'elle transporte à faire leurs devoirs ou à comprendre leurs cours. Elle pratique aussi le tir à l'arc. Elle a été sélectionnée par l'Université de Bolgobol pour la représenter à la coupe du Gourpa au printemps prochain, et elle s'entraîne intensément.

À côté de ses études de français, elle prépare une thèse sur l'intelligence des insectes. Il paraît qu'à travers mon enseignement, je lui ai ouvert — bien involontairement, je dois dire —, des pistes inattendues. J'en suis ravi, car je serais sinon inquiet du travail que lui demandent mes cours.

 

Elle est depuis le début dans le groupe de Manzi qui dispose de moins de temps encore, et qui s'en décharge beaucoup sur ses deux camarades. Sigour, le troisième, est un chercheur en philosophie des mathématiques, qui travaille sur Évariste Galois et Molla Sadra Shirazi.

Ils sont parvenus à écrire un petit programme avec lequel on peut communiquer par écrit en français, un peu à la manière d'Elysa, que j'ai décrit dans mon journal de 2003. A Bolgobol cahier 32, Comme Elysa, il élude tout ce que vous pouvez lui dire, pour vous renvoyer des questions. Demandez-lui, par exemple : « Que pensez-vous, Monsieur François, de l'intelligence des insectes ? » Il vous renvoie : « Depuis quand vous préoccupez-vous des insectes ? »

C'est Manzi et Sigour qui ont presque tout conçu, mais ils ont laissé à Roxane l'essentiel de la réalisation. Ils ont appelé leur logiciel François Dupont.

 

François ne parle que pour ne rien dire, mais il modifie le ton de son propos selon que vous le tutoyez ou le vouvoyez, que vous l'appeliez François, Monsieur François, Monsieur Dupont, Dupont François, ou François Dupont. Et la nature de ses propos change sensiblement.


diagramme

Le plus saisissant est encore la façon dont l'utilisateur est lui-même entraîné à parler, et même à penser, exactement de la même façon. On observe bel et bien comment se trame un contenu émotionnel à partir d'algorithmes assez simples, et sans que la conversation pourtant ne cerne jamais un objet identifiable.

François génère très vite un sentiment d'hostilité, à la fois fortement soutenu et contré par la crainte, plus irrationnelle encore, de le peiner, d'être grossier, de lui faire honte... selon la forme de politesse.

 

L'Écriture Générative

Je suis parti avec Roxane juste après avoir mis en ligne mon travail sur L'Écriture Générative. J'étais loin de m'attendre à ce que sa publication coïncide avec ce mouvement étudiant.

Comme je ne l'ai écrit qu'en français, et que personne ne l'a encore traduit, il serait bien irrationnel d'imaginer qu'il ait pu avoir la moindre influence sur les événements. Il m'a pourtant valu une convocation à la Préfecture de Bolgobol.

 

Ce texte m'avait été commandé quasi-officiellement par Manzi, qui n'abandonne pas l'idée de me faire obtenir un poste de chercheur. Il souhaitait que j'ordonne et synthétise un peu l'essentiel de mes recherches, et que je les actualise avec quelques idées dont nous avions levé la piste ces derniers temps.

J'avais bien compris qu'il attendait un texte de dix à quinze mille signes dans un style assez universitaire. C'est d'ailleurs exactement ce que j'avais entrepris de faire. Aussi j'étais un peu inquiet de sa réaction quand il allait s'apercevoir que le texte, au cours de sa rédaction, avait dépassé les quarante mille signes, et surtout était devenu un dialogue.

 

« C'est génial, » m'a-t-il tout de suite rassuré dans un courriel que j'avais relevé lors de notre arrêt au refuge construit sous les deux rochers. « Je ne peux rien te garantir quant à la façon dont ton travail sera reçu, » concluait-il quand même, « mais c'est génial que tu aies osé. »

J'ai relevé le même jour son envoi du surlendemain, qui nous invitait à rentrer au plus vite, d'où qu'on se trouve.

 

 

Bolgobol le 19 novembre

Extrait d'un courriel

[...]

Je n'ai pas encore eu le temps de te raconter mon arrestation avant hier, puisqu'on doit bien appeler les choses par leur nom. Le matin de mon arrivée à Bolgobol, j'ai appris que j'étais convoqué à la préfecture depuis 48 heures. N'ayant pas la moindre raison de me dérober, je m'y suis rendu l'après-midi même.

Au début, il semblait s'agir des mêmes formalités que l'an dernier, quand j'avais eu à faire à ces moines guerriers qui font ici fonction de forces de l'ordre. On m'a donné le même formulaire, avec la trentaine de questions complètement absurdes, et j'y ai répondu à peu près de la même façon.

Naturellement, je ne me souvenais plus de mes précédentes réponses, ce qui n'avait aucune importance, puisque les moines n'avaient rien conservé. J'ai donc répondu selon l'humeur du moment.

 

J'ai vite compris que les choses ne se passaient pas bien. Les moines ont commencé à tiquer lorsqu'à : « Quel verset du Coran vous émeut le plus ? », j'ai répondu par le début de la centième sourate qui m'était venue spontanément à l'esprit : « Par les montures au grand galop, par les étincelles sous le choc des sabots, par ceux qui attaquent à l'aube... »

Et quand j'ai écrit sous : « Qu'est-ce que le Bouddha ? — Le petit bout de la queue du chat », j'ai senti leurs regards devenir réellement inquiétants malgré leur habituelle impassibilité.

Ils ont décidé de me garder à vue pour un complément d'enquête. J'avais le droit d'envoyer un seul courriel mais en autant d'exemplaires que je voulais. J'ai donc prévenu Manzi et Tchandji, pensant qu'ils étaient les mieux placés pour agir efficacement et rapidement.

 

J'ai aussi eu l'heureuse idée de prévenir Kouka, l'amie intime de Ziddhâ malgré leur différence d'âge, qui est officier dans ces mêmes forces monacales guerrières. Trois quarts d'heure plus tard, elle entrait dans ma cellule — d'ailleurs relativement confortable bien que très spartiate.

Naturellement, elle m'a serré dans ses bras comme si je revenais miraculeusement de l'autre côté du Styx. Puis elle a éclaté de rire en me demandant comment j'avais pu me fourrer dans une telle histoire.

Elle n'a eu aucun mal à convaincre mes geôliers que je serais aussi bien gardé à vue chez elle, où je serai beaucoup mieux.

 

« Que me reproche-t-on ? » ai-je pu enfin lui demander, assis sur une natte devant un bol de thé si épais qu'on aurait dit du sirop. « On te soupçonnait d'être un agitateur français, » m'explique-t-elle, « et tu es arrivé à leur faire croire que tu étais un agent chinois. » Je reste sans voix.

« Qu'avaient mes réponses de séditieux ? N'a-t-on plus le droit ici de citer certaines sourates du Coran ? — Reconnais qu'à la question "comment sais-tu que tu rêves ou que tu es éveillé ? tu n'étais pas obligé de répondre "l'éveillé s'éveille dans le rêve". »

« Mais enfin, je n'ai rien fait. J'étais en pleine montagne quand mon texte est paru sur le net. Ce n'est d'ailleurs qu'un écrit commandé par l'université, et presque personne n'a pu le lire ici, puisqu'il est en français. — C'est justement ce qui fait peser sur toi le soupçon d'être un agent chinois. Aucun espion français n'aurait une telle maîtrise du wou-weï, le "non agir". »

[...]

 

 

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