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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XIII
Le Marmat en lutte

 

 

 

 

 

Le 20 novembre

Regard sur les derniers événements

Ziddhâ est venue me chercher le lendemain chez son amie Kouka. « Tu es libre, m'a-t-elle dit. Je t'amène chez toi pour prendre tout ce dont tu as besoin. On t'attend dans la haute vallée de l'Ardor. »

En chemin, elle me tend un poignard. Un cadeau ? Non. C'est mon adhésion aux Intellectual Workers of the World . (Voir Autour de Bolgobol, cahier 19.) Je tire la lame de son fourreau. Je vois gravé le même soleil que sur mon sabre. « C'est moins encombrant, non ? » Sourit-elle.

Dans la voiture, Ziddhâ me fait un résumé complet des événements et de la situation.

 

Journal des événements passés depuis le 14

Le matin du 14 novembre, en sortant de la salle d'arme, Manzi et Tchandji se sont arrêtés à la buvette du parc. Tchandji a parlé des événements en Chine. « Ça mériterait de lancer le mouvement ici, » a songé Manzi.

Il m'a envoyé peu après un premier courriel. N'ayant toujours pas de signe de moi passé midi, et pensant que j'étais peut-être à Tangaar, il a téléphoné chez Majda.

Étonnée et un peu inquiète pour moi, Majda l'interrogea davantage. Manzi lui dit que l'Université de Bolgobol était en grève et lui en donna succinctement les raisons, principalement pour la rassurer sur les motifs de son appel.


Fac de Bolgobol

Bien que cela coïncide mal avec l'idée que je me faisais d'elle, Majda a pris la chose à cœur. Elle proposa de contacter Daria, pour l'inciter à étendre le mouvement à Tangaar, mais elle craignait qu'elle ne soit trop prudente. « Que puis-je faire ? » demanda-t-elle. « Appelle toi-même à la grève. » Lui répondit Manzi. Plutôt embarrassée, elle est allée en parler à la femme de Gombo au bar de l'Univers.

L'après-midi du 14, l'Université de Tangaar était aussi en grève.

Le soir du 15 novembre, le mouvement s'était étendu à toutes les universités du pays.

Le 18, quand je rentrais à Bolgobol, le mouvement était en passe de s'arrêter.

Le 19, quand Ziddhâ est venue me récupérer, les syndicats de l'industrie se lançaient à leur tour dans la grève.

« Laisse tomber l'Université, m'a-t-elle dit, c'est dans les conseils ouvriers que ça se passe maintenant. »

 

Qu'est-ce qu'une grève dans la Marmat ?

Que peut-être un mouvement de lutte dans le Marmat ? Contre qui ou quoi lutte-t-on ? Voilà des questions dont les réponses ne sont pas très évidentes pour l'étranger. Certes, rien n'est peut-être plus clair en Europe, mais on s'y donne la peine d'élire assez de « responsables » pour qu'on ait à qui s'en prendre, ou du moins pour ne pas trop se poser de telles questions.

Les universités ici sont perpétuellement occupées par les étudiants, les enseignants et les chercheurs, et l'on ne voit pas bien comment ils pourraient les occuper davantage. On ne voit pas bien quelle opinion publique toucheraient des manifestations de rue, ni de quoi elle devrait la convaincre. Quant à la presse internationale, on ne s'en préoccupe pas plus ici qu'elle ne s'occupe du Marmat.

 

Le seul point commun, ici, avec les grèves du reste du monde, est qu'on arrête le travail. À partir de là, c'est un forum perpétuel pour chercher les solutions pratiques au problème qui a justifié la grève.

Voilà qui paraît à première vue bien sage, comme une image serait-on presque tenté de préciser. En fait, comme partout ailleurs, ces événements peuvent se charger fortement d'agressivité. S'il y a des problèmes, certains en sont sans doute plus responsables, et d'autres plus victimes. Ce sont aussi des occasions de réajustements de rapports de force.

 

 

Le 21 Novembre, Vallée de l'Oumrouat

Le Marmat en grève

Il n'est pas sot de tout arrêter de temps-en-temps pour réfléchir. Les Marmaty savent bien le faire. Ils ne s'épuisent pas en discours de tribuns, ni en commissions. Ils sont très experts dans l'art du discours croisé.

Partout des gens se parlent, qui se connaissent la plupart du temps, mais n'ont pas quotidiennement l'occasion de se rencontrer. La grève la leur donne.

Quelques-uns se stimulent au tabac, au haschich, parfois au pavot, au café, au thé, au vin, à l'alcool de riz, de noix, et même de pignes— je suis malheureusement allergique à ces deux derniers.

On écrit aussi beaucoup, naturellement. On imprime. On lit et l'on commente, on critique, on cite, en petits groupes, n'importe où, ou par écrit.

 

On n'a jamais beaucoup prisé les déclarations communes dans le Marmat, ni les porte-parole, ni l'anonymat. On ne se soucie pas non plus de votes.

Parfois, des gens modestes, piètres parleurs, peu sûrs d'eux, qui osent à peine livrer timidement un point-de-vue dans un cercle qui les rassure, parviennent à se faire entendre de tous. On ne comprendrait pas ici qu'une parole, une proposition, une idée n'aient pas d'auteur, qu'on ne puisse plus, au moins en principe, revenir à sa source. On ne serait pas sûr de pouvoir réellement la comprendre.

Je ne fus pas peu surpris, en lisant sur le site de Dinkha, un actif syndicaliste d'Algarod rencontré l'an dernier : « Comme le disait Majda de Tangaar au bar de l'Univers la semaine dernière, il ne sert à rien de parler d'abord pour décider de ce que l'on doit faire. La parole doit accompagner nos actes pour favoriser ou non leur accord avec ceux des autres. »

Des idées, des remarques circulent ainsi, s'étayent, s'éliminent, se nourrissent, se synthétisent, se tissent... sans jamais devenir entièrement communes et impersonnelles. Elles conservent ainsi une sorte de vie, qui les rend tout particulièrement aptes à susciter des décisions pratiques.

 

 

Le 22 novembre

Vallée de l'Oumrouat

Le vent secoue les hautes branches dans le jour qui tombe.

Les montagnes deviennent bleues et la neige épouse le rouge du ciel.

Comme les troncs, mon âme est ébranlée.

 

Je me suis installé chez Ziddhâ

J'ai connu Ziddhâ il y a déjà trois ans, à l'occasion d'une conférence que je donnai à l'Université de Bolgobol sur la dégustation du vin. Ce ne fut pas sans quelque méfiance que je l'ai laissée m'entraîner chez elle, puis jusque dans sa famille, sans avoir jamais pourtant rencontré l'occasion de le regretter.

J'ai noué de solides liens d'amitié avec son père, Razi, un robuste barbu d'origine iranienne. Ziddhâ ne tient que de sa mère ses traits asiatiques, et la finesse de sa silhouette. Je me suis momentanément installé chez elle dans la vallée de l'Oumrouat.

 

 

Le 23 novembre

La parole

La liberté de parole et de ton est complète. Lorsque je peux comprendre ce qui se dit, ou quand on me le traduit, je suis stupéfait qu'il en résulte le plus souvent une écoute patiente et des réponses pertinentes, plutôt que des cris, ou même des coups, tant les interventions paraissent disparates, extravagantes et contradictoires.

Le sont-elles autant qu'elles le semblent ? On parvient toujours ici à raccrocher une rationalité à une autre, bien souvent à travers des langues distinctes.

 

Un vieux mineur barbu conteste la pertinence de la grève : « La domination mondiale du marché ne peut être contraire au plan divin » dit-il en substance. « Elle ne saurait être sans la permission de Celui qui a créé les mondes. » Je redoute pour lui la réaction du groupe composé de mineurs, d'électriciens, et de Manzi, Tchandji et moi venus de Bolgobol et que Ziddhâ accompagne. Chacun reste pourtant très calme et paraît chercher intensément le sens recevable qui pourrait être donné à ces mots.

L'un dit enfin : « Il y a toujours plusieurs chemins d'un point à un autre. Il a créé les mondes, et Il nous a donné aussi le pouvoir de défaire l'entrave des possibles. — Cela, dit un électricien, notre camarade doit le savoir. Je crois qu'il veut plutôt nous demander comment nous entendons changer un rêve en rêvant. » Chacun reste perplexe, laissant à Ziddhâ tout son temps pour traduire.

Un homme vêtu d'un manteau de fourrure précise l'idée de celui qui paraît être son ami : « Plus la bête se débat, plus le filet se serre. — Le filet, reprend Tchandji que cette image de chasseur inspire, c'est la distribution. La distribution, avant d'être celle des biens et des services, est celle des instruments de production. Elle est donc aussi, et surtout, la distribution des hommes eux-mêmes dans les différents départements de la production, et celle de leurs relations de subordination. La distribution du savoir est incluse dans ce procès. » Un autre, après avoir tourné et retourné ces paroles, ajoute enfin : « Alors nous n'avons ni à débattre ni à nous débattre. Nous devons agir par le non-agir, et saisir par le non-penser. » 

Il a dit anathman, en sanscrit, ou en ourdou, que Ziddhâ n'a pas jugé nécessaire de traduire en anglais, et que je rends par non-penser seulement pour faire symétrie avec non-agir.

Cette divagation en cascade d'une langue à l'autre n'égare pourtant personne. Les conseils d'université ont bien posé la première partie du problème : comment libérer le savoir de la distribution marchande. Les conseils ouvriers ont bien compris la seconde.

 

La lutte de classe et la Voie

Nous avons pourtant bien des problèmes de langage, et même de langues. Il n'y a pas de langue nationale dans la république tasgarde. Il y a des langues locales, dont le palanzi est de loin la première. Il y a des langues régionales, comme le dari ou l'ouïgour. Et il y a des langues continentales, voire internationales, comme le russe, le chinois, et surtout l'arabe et l'anglais. L'anglais est même en passe de devenir la première langue, maintenant qu'elle est apprise à tous les enfants depuis au moins l'âge de douze ans.

Chaque langue contient des jeux de paradigmes, profondément ancrés dans des techniques bien précises, et qu'on ne transporte pas impunément dans une autre. L'anglais est largement porté par les techniques numériques, et véhicule avec elle l'arrière-plan de la philosophie empirique.

Il n'est pas alors sans péril de tenter d'absorber un paradigme exogène dans une philosophie où il n'a pas sa place, sans passer par la technique éprouvée qui le supporte.

 

Je suis allé avec Manzi et Razzi — puisque nous sommes donc maintenant dans la même organisation —, discuter avec quelques représentants de l'Union des Travailleurs du Vide Parfait, et Tchandji, le seul membre du Parti Communiste Marxiste-Léniniste du Marmat présent dans la vallée. Nous nous sommes rencontrés dans la grande salle du village au-dessus de la mine de schiste. Notre but est de clarifier nos divergences concernant certains paradigmes, comme le latin intelligence, l'arabe annya ou le sanscrit anathman.

« Il n'y a pas à proprement parler d'ego cartésien, » dis-je. « "Cogito ergo sum", je pense donc je suis, n'a pas besoin en latin d'un sujet distinct du verbe. De même, il n'y a pas d'être avicennien : l'annya, le sujet, n'a pas besoin de verbe. Sujet et copule ne sont que des artifices de traduction. Dans "je suis", il n'y a en réalité ni "je", ni "suis". Il n'y a rien. Pourquoi y aurait-il davantage d'anathman — de non-pensé, de non-moi ? »

« Je parviens bien à comprendre cela », me répond Ishou, un moine ouvrier. « Je l'entends comme les vers du Sixième Patriarche : "Le miroir précieux est sans forme. Tout est vacuité. Où la poussière s'accumulerait-elle ?" Mais est-ce bien ce que vous voulez dire ? »

(Pour bien comprendre le présent chapitre, il pourait être utile de se reporter à mon troisème journal de voyage, Autrour de Bolgobol, cahiers 19 et 24.)

« Nous ne sommes pas là pour faire de la philologie » intervient Tchandji. « Nous sommes là pour comprendre comment nous envisageons le contrôle de la recherche par les conseils ouvriers. »

« Nous sommes là, » corrige Manzi, « pour comprendre comment nous entendons utiliser les conseils ouvriers à une réforme de l'entendement humain. »

« Ah, ça, réagit Tchandji, j'aimerais bien savoir ce que recouvre exactement ce "nous". — Si dans "je suis", lui renvoie Razi dans un éclat de rire ponctué d'une claque sur l'épaule, il n'y a en réalité ni "je", ni "suis", que veux-tu que recouvre un "nous" ? »

 

 

Le 24 novembre

Divergences dans l'organisation

« Cette jeune Majda m'épate », nous confie Manzi en nous suggérant de la coopter. « Ses airs effacés cachent finalement une saine pensée et une réelle honnêteté intellectuelle. »

« Malgré sa timidié, elle a joué un rôle réel dans l'extension de la grève à Tangaar. » Approuvé-je.

Je le remarque encore une fois, on n'adhère pas ici à un mouvement quand on le souhaite, mais quand il nous choisit. On ne vous demande pas de partager des positions. On vous dit qu'on partage les vôtres.

« Ses habits moulants et ses regards baissés devant les hommes ne m'inspirent rien qui vaille. » Tranche Ziddhâ.

 

Je n'ai jamais vu Ziddhâ sortir tête nue, et souvent quand le temps est sec, son visage lui-même est caché par son foulard noir. Quant à son pantalon kaki dans ses bottes de cuir retourné et son pull de camionneur sous sa veste en laine, nul n'en contesterait la décence. De là à tenir des propos de gardienne d'internat, il y a quand même de quoi me surprendre.

« N'aimes-tu pas les hommes ? » Lui renvoie Manzi, non sans indélicatesse.

 

« Il s'agit bien de cela, s'emporte Ziddhâ. Elle ne cherche même pas à vous attirer dans sa couche, et moins encore à vous faire perdre les sens, ni vous non plus. Elle se fait pour vous l'image d'un miroir complaisant. Vous n'êtes pour elle que de grands mâles qui paraissent savoir où ils vont, et elle se met mollement dans votre sillage. » Elle conclut en arabe sa diatribe par un verset coranique : « Allons, Dieu se serait donné des fils, et il ne se serait pas donné des filles ? »

« Tu es dure avec elle, conclus-je. Je ne partage pas ton jugement. De toute façon, rien ne presse, ajouté-je. Attendons que la suite nous montre qui se trompe. »

« Moi je ne vois pas ce qu'il y a de blâmable à suivre de grands mâles qui savent où ils vont. » Plaisante encore Manzi.

 

 

 

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