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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XIV
Jamais Tranquille

 

 

 

 

 

Le 25 novembre

Réflexions sur la philosophie de l'Histoire

Naturellement, je ne pense pas un seul instant que Manzi et Tchandji aient lancé seuls la grève à Bolgobol, ni que Majda l'ait propagée à Tangaar. Des centaines et peut-être des milliers de personnes ont dû faire des choses à peu près semblables ici ou là, au même ou à d'autres moments. Ils ont pourtant bien dû les faire seuls.

Rien n'a jamais avancé sans qu'un homme n'avance seul. Ziddhâ peut bien dire ce qu'elle veut, Majda a quand même avancé seule de chez elle au bar de l'Univers, et qu'importe après tout pour quelles raisons.

 

La grève se termine

La grève, c'est bien, mais ça ne peut pas durer toujours. Et puis on ne peut pas arrêter de produire de l'électricité ou de traire des chèvres. On ne peut que réduire l'activité au strict nécessaire. Ce nécessaire ne fait que s'accroître avec le temps : ravitaillement, distribution d'essence, ramassage d'ordures... Le travail reprend donc, et ce n'est pas plus mal. Si l'on continuait à discuter tout le temps, nous devrions encore finir par nous arrêter pour réfléchir.

Le travail ne reprend pas exactement comme avant. Des quantités de petites choses ont changé, parfois insignifiantes, parfois un peu étranges, dont il est dur de prévoir les conséquences à long terme.

En ce qui me concerne, le Conseil des Travailleurs de l'Énergie m'a chargé d'un nouveau département de recherche en poétique appliquée. Et j'ai un nouveau sabre à ma collection.

 

 

Le 26 novembre

Chez Ziddhâ

Ziddhâ s'est lancée depuis mon dernier voyage dans l'élevage et le dressage des chevaux. La ferme où elle s'est installée et le troupeau appartiennent au village. Selon le droit, ils n'appartiennent précisément à personne, puisque, m'a-t-elle expliqué, il suffirait qu'on les abandonne un an ou deux, pour qu'il n'y ait plus ni troupeau, ni ferme. Elle reçoit seulement une part sur les montures vendues, et le reste est utilisé pour des équipements collectifs. Naturellement, elle ne travaille pas seule. Personne dans le village n'accepterait de ne plus s'occuper du tout de cheval.

Elle n'a pas abandonné ses études, et prépare une thèse sur les bords de la linguistique, en travaillant précisément sur la communication cavalier-monture. Elle est aussi au Bureau du Centre de Recherche des Conseils de l'Oumrouat.

« Le bureau ? Demandé-je. Quel bureau ? — Ce n'est pas comme ça qu'on dit ? En fait, c'est une liste de diffusion et un forum privé. »

 

Le métal

La neige est tombée dans la vallée. les chevaux doivent maintenant être nourris à l'étable. Peut-être est-ce parce que le froid est terriblement piquant au petit jour, qu'il paraît très supportable le reste de la journée. Je finis par croire que rien n'est plus glacé au monde qu'un mistral l'hiver au petit jour au bord de la Méditerranée. J'écris toujours un peu le matin devant une tasse de café chaud, puis je vais nourrir les chevaux en attendant le jour.

« J'ignorais que tu savais ferrer les chevaux, me dit Ziddhâ. — J'ai assez aidé mon oncle pour ça. » Ici aussi le soufflet s'actionne encore à la main dans la vieille forge toute noircie. Le métal chauffé à blanc dégage un arôme qui m'a toujours envoûté.

Heureusement, car il colle au corps ; on le sent toujours après une douche, et même une nuit de sommeil. L'odeur de la corne brûlée est âcre et forte elle aussi, plus forte encore, mais elle tient moins. De même nature animale, le corps l'absorbe vite. Celle du métal demeure longtemps sur les mains, et imprègne les cheveux et les vêtements.

 

Pour les anciens, les métaux avaient une relation particulière avec le ciel. Les astres mobiles étaient leur essence, qui germait dans la terre : vénus, le cuivre ; mars, le fer ... La gnose islamique leur associait des prophètes : Yousouf, le cuivre ; Aaron, le fer ; Moïse, jupiter et l'airain...

Les astres mobiles n'étaient pas proprement des planètes. Il s'agissait plutôt d'orbes, d'étages célestes, qui tournaient les uns sur les autres, entre la terre et le ciel des étoiles fixes.

En prenant la terre comme point fixe, il était impossible de prévoir le mouvement des orbes qui tantôt allaient dans un sens, tantôt dans l'autre. Imprévisibles, ne paraissant obéir à aucune régularité ni aucune cause, il était tentant de voir dans ces mouvements une forme de vie, et même d'y trouver des significations.

C'est en les cherchant que Copernic rendit définitivement muet le ciel, découvrant précisément ce dont l'apparente absence avait provoqué sa recherche : des règles précises, des tables prévisibles.

 

C'est à quoi me fait penser l'odeur de métal brûlé que dégagent mes mains, pendant que je regarde le ciel clouté d'étoiles. Je ne le trouve pourtant pas si muet. « Cette épingle que chacun voudrait sortir du jeu, il me plaît d'en chercher la tête dans les étoiles » : je ne désavoue pas cette phrase d'André Breton.

Tout est dans la façon d'utiliser un langage. Quand je frappe le métal rougi qui s'assouplit sous le marteau... — … Tu comprends mieux l'orbe de mars ? s'enquiert Ziddhâ à qui je livre mes réflexions sur le balcon... Ou la sagesse d'Aaron ?

 

— Ni d'Aaron, ni de Moïse, celle d'Al Khidr.

— Al Khidr ? S'étonne Ziddhâ. Mon éducation religieuse est pitoyable, plaisante-t-elle. Qui donc est ce prophète ? Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu son nom dans le Coran.

— Il n'y est pas. Il en est question dans la dix-huitième sourate, mais il n'est pas nommé. Tu y reconnaîtrais aisément l'abrégé d'un long épisode du roman de Voltaire, Zadig ou la destinée.

Ziddhâ qui l'a lu me regarde surprise.

— Oui, c'est le sage que rencontre Zadig, continué-je, et qui fait devant lui une quantité d'actes étrange en lui interdisant de poser des questions. Il crève la barque d'un brave pécheur qui leur avait offert l'hospitalité, tue un jeune homme sans raison apparente...

— Oui, se souvient Ziddhâ, et le lendemain toutes les barques du port sont réquisitionnées par des soldats. Le pécheur conserve alors son gagne-pain qu'une demi-journée de travail lui suffit à réparer.

— Tout cela est dans la dix-huitième sourate, si ce n'est que le héros n'est pas Zadig, mais Moïse, qu'Al Khidr initie.

— D'où sais-tu cela ? Et d'où tiens-tu ce nom, qui n'est ni dans Voltaire, ni dans le Coran ?

— Des quantités d'auteurs en ont parlé, et ont commenté cette sourate : Tabari, Ibn Arabi, Al Qâshânî... et des Hébreux aussi le mentionnent. Mais c'est encore chez Voltaire que tu trouveras le plus de détails, et aussi dans l'ouvrage de Gustav Mehring, le Visage Vert.

 

« Ne souris pas, Ziddhâ, ajouté-je. Si tu doutes qu'en toute chose les dernières versions soient les meilleures, et si tu crois que le plus ancien est le plus authentique, songe aux conséquences que tu devrais en tirer. » 

Pour le coup elle rit tout de bon : « Tu paraphraserais donc Wittgenstein ainsi : Ce qui est trompeur dans l'emploi de "vrai" ou "faux", c'est que tout se passe comme s'il s'agissait de savoir si cela concorde ou non avec les faits passés, alors que ce qui est en question, précisément, c'est cet accord avec ce qu'on est en train de faire. »

« Voilà justement ce que pourrait être la sagesse d'Al Khidr », approuvé-je en sentant encore mes mains.

 

 

Le 27 novembre

La grève

La grève s'est-elle arrêtée, ou continue-t-elle ? C'est dur à dire. Toute la production s'est d'abord interrompue, puis elle a progressivement repris.

Selon comment on regarde, il ne s'est rien passé : rien n'a été demandé, rien n'a été obtenu, rien n'a été décidé. Le travail a repris, mais peut-être pas tout à fait comme avant cependant. Interrompu, puis relancé par la décision des grévistes, il en est résulté de sensibles modifications dans son organisation.

Mais cela, je l'avais déjà écrit avant-hier.

 

Tchandji a très bien résumé la situation l'autre jour : Il s'agit principalement de réorganiser la distribution — non pas seulement des moyens de consommation, mais de ceux de la production. Naturellement, les savoirs, sciences et techniques, sont inclus dans cette distribution.

Les questions relatives à une telle redistribution des moyens de production se traduisent d'ailleurs principalement en problèmes techniques.

 

Les conseils ouvriers sont allés plus loin que ceux des universités sur un point déterminant : la relation entre la distribution du savoir et celle des moyens de production est réversible. En effet, si la distribution des savoirs détermine celle des rapports de production — par exemple la subordination du travail d'un ouvrier à celui d'un ingénieur —, la distribution des rapports de production détermine en retour celle des savoirs. Par exemple l'ouvrier, au cours du procès de production, peut acquérir ou non les savoirs qui y sont en œuvre. Il peut aussi les produire, et en conserver ou non le contrôle.

Ainsi, la production est en même temps celle du savoir, et même, avant tout peut-être, le procès de sa distribution.

 

Voilà l'idée, expliquée aussi bien que j'ai pu, qui s'est répandue dans le Marmat depuis le 14 novembre. Si j'ai été suffisamment clair, je suppose que paraîtra évidente sa radicale contradiction avec la domination de l'homme par l'homme.

 

La passion de la vertu est cruelle

Ce goût pour la domination est pourtant fortement ancré en nous. Il l'est peut-être pour une part à cause de notre atavisme simiesque. Il l'est surtout — un simple regard lucide sur soi-même suffit à s'en convaincre — par la tentation qu'il nous offre de céder à la paresse, à la bêtise et à la lâcheté, ce qui est à peu près la même chose.

On cherche à dominer pour se décharger de l'effort sur des subalternes, de la réflexion et du risque. Et l'on souhaite plus encore être dominé pour les mêmes raisons : limiter son effort à des gestes machinaux, sa réflexion à de simples calculs, et pour abandonner les risques qu'on court à la décision d'un autre.

S'adonner à de tels penchants coûte bien sûr très cher, mais je sais très bien les risques qu'il y a à s'y opposer frontalement. La passion de la vertu est cruelle.

 

Une réunion de crise

Tout ne se passe pourtant pas partout aussi bien que dans les régions de Bolgobol et de Tangaar. Il y a eu des violences dans celle d'Algarod, et plus encore dans le Farghestan, à l'extrême sud-est du Marmat.

— Jean-Pierre connaît bien Dinkha, dit Manzi. Il s'est fait des amis à Algarod. Ce serait une bonne idée que de l'envoyer là-bas.

Nous nous sommes réunis pour en discuter dans les locaux du conseil de la raffinerie de la vallée de l'Ardor, à une trentaine de kilomètres de Bolgobol. Nous sommes une petite douzaine des Intellectual Workers of the World, soit presque la totalité de l'organisation.

 

— Tu veux l'envoyer seul dans ce guêpier ? Sursaute Ziddhâ, alors qu'il n'est pas d'ici, ne connait pas les langues locales, et ignore à peu près tout des mœurs et des institutions ?

— C'est un handicap, mais c'est aussi un atout, intervient un camarade de la raffinerie que je ne connaissais pas encore. Les préventions contre lui seront moindres.

— Moindres ? Le contredit encore Ziddhâ. Et son arrestation à Bolgobol ? Si on n'avait pas décidé de le faire entrer dans notre organisation, les moines ne l'auraient sûrement pas si facilement laissé partir.

 

monts

Le vent qui descend des montagnes s'engouffre dans la vallée de l'Ardor et souffle un air glacé qui ébranle les vitres et même les murs. La lumière de fin de matinée, dans la petite pièce au deuxième étage, découpe la silhouette de mes compagnons sur les pentes boisées, dehors, où tient toujours la neige des derniers jours.

— Ah, c'est pour ça ? m'enquiers-je

— Ce n'est pas la raison de ton élection, corrige Razi, seulement de sa précipitation.

— Justement, intervient Ziddhâ, maintenant qu'il est des nôtres, il inspirera les mêmes préventions que chacun d'entre nous.

— Vous prenez trop au sérieux ce qui n'est que formel, reprend Manzi. La nationalité, la langue, la culture, la religion, les engagements politiques... tout cela a de l'importance tant qu'on ne connaît pas l'homme. Quand Jean-Pierre est resté à Algarod l'an dernier, c'est l'homme qu'on a vu, pas ses drapeaux.

 

Je partage plutôt le point-de-vue de Manzi. Je n'éprouve aucune crainte à m'engager dans cette région qui m'a plu dès le premier jour, et où je me suis toujours senti bien reçu. Je me garde cependant de le dire, car je n'ai aucune envie de partir.

— Si mon point-de-vue de premier concerné vous intéresse, dis-je enfin, je vous rappelle que je suis venu ici pour enseigner le français, et que mes étudiants m'attendent.

— Ils t'attendront aussi bien pendant que tu règles une crise, que si tu nourris et ferres des chevaux avec ma fille, me répond Razi avec un sourire.

— Alors je vais avec lui, dit Ziddhâ.

— Pas question, dit son père. On a besoin de toi ici.

Le silence et les regards qui accompagnent ses paroles l'obligent à avouer ses craintes : — La situation est trop complexe pour une jeune femme inexpérimentée, plaide-t-il.

— Bon, dit Douha, la femme de Manzi, qui préfère porter son foulard noir noué autour du cou que sur sa tête, Jean-Pierre n'est pas jeune, lui. Il est préférable qu'il ne parte pas seul à Algarod. Ziddhâ connait aussi Dinkha. Je suppose que personne ne verra d'objection à ce qu'elle soit une femme, ajoute-t-elle sans masquer son ironie.

 

 

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