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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XV
À Algarod

 

 

 

 

 

Le 28 novembre

Au Col du Gargon

Nous n'avons pas pris la voiture de Ziddhâ. Elle méritait la bonne révision à laquelle nous n'avions pas de temps à consacrer. Nous avons emprunté une petite camionnette de la raffinerie.

Au Col du Gargon, dans les lourds bâtiments de pierres que j'ai toujours vus désertés lors de mes précédents voyages, des troupes ont pris position. On reconnaît d'abord des moines de Bolgobol, avec une automitrailleuse garée en bord de route, puis, un peu plus loin, le peloton d'une milice islamique d'Algarod, dont on distingue les turbans verts sous la capuche de leurs anoraks. Ils ne nourrissent manifestement aucune hostilité entre eux, ni aucune méfiance à notre égard.

 

Ils ne nous demandent pas de nous arrêter mais nous le faisons quand même, devant un couple de sous-officiers des deux détachements qui bavardent dans la neige. Nous leur demandons des nouvelles de la situation.

— Vous feriez mieux de vous inquiéter du verglas, nous dit l'adjudant-moine en regardant nos chaînes. Il est très dangereux dans la descente du col. — Si Dieu veut que vous arriviez à Algarod avec votre tacot, nous dit le second militaire, que pourrez-vous encore redouter d'autre que son jugement ? Et ils partent tous les deux d'un grand rire.

« Tu sais Ziddhâ, dis-je en redémarrant, je crois que ton père et toi en avez fait beaucoup pour une petite escapade tous les deux. »

 

Arrivée à Algarod

Le sous-officier ne faisait pas que plaisanter. Malgré le chauffage très virtuel de la camionnette, la sueur perlait à mon front en descendant le col. Le pire est encore le verglas qui s'est mis à coller au pare-brise. J'ai dû sortir et pisser sur un chiffon en plein froid pour le nettoyer. C'est la seule solution.

Ziddhâ a repris le volant en arrivant au fond de la vallée. La route est encore glissante, mais en sortir ne serait plus mortel.

— Tu as une idée de ce que nous allons faire ? L'interrogé-je.

— C'est toi qu'on a chargé d'intervenir, me renvoie-t-elle peut-être un peu vexée que je ne lui aie pas fait confiance dans les virages. On m'a seulement demandé de t'accompagner.

— Alors que dois-je faire à ton avis ?

— Moi, à ta place, je ne ferais rien.

— C'est un peu ce que j'avais en tête, reconnais-je. Mais crois-tu que ce soit ce que nos amis attendent de moi ?

— Sans aucun doute, dit-elle mi-sérieuse mi-rieuse. Depuis que tu n'as rien fait pour étendre la grève à Tangaar, je crois que Manzi te fait entièrement confiance pour ne rien faire.

— Mais je parle peut-être trop, non ?

— Alors ne dit rien non plus, et gare à ceux qui voudront entraver ta route.

 

J'ai envoyé hier un courriel à Dinkha qui m'a répondu dans la soirée. Il sera chez lui dans la vieille ville. Dès qu'on a aperçu les remparts, je lui ai téléphoné comme il me l'a demandé, pour être sûr qu'il soit chez lui. « Je suis à la place des Darlabat, m'a-t-il dit. Je vous attends chez moi dans dix minutes. — Non, reste où tu es, on te rejoint. J'ai besoin de me dégourdir les jambes. »

 

La lumière rouge des lampes au sodium gagne déjà sur celle du jour quand Ziddhâ gare la camionnette. L'air vif, en fouettant la torpeur qui commençait à m'envahir, me donne une sorte d'ivresse.

Dinkha est un quadragénaire à la forte carrure et aux gestes vigoureux. Il ne parle pas trop mal le français et a un doctorat de physique quantique. Il a créé avec des amis une structure assez indépendante à l'interface de la recherche et de l'industrie. Ses traits légèrement asiatiques sont contredits par une chevelure ondulée, des moustaches et une courte barbiche très drues et aussi noires que ses yeux.

Alors, me demande-t-il après que nous nous soyons chaleureusement salués, vous êtes venus pour m'espionner ou pour fomenter un complot ? — Je ne sais pas encore, lui avoué-je. Mes camarades ne m'ont pas donné de consignes précises. Je dois d'abord évaluer la situation. 

 

 

Le 29 novembre

A Mâhaltareq

Je me suis levé à onze heures. Le trajet d'hier m'a épuisé. Après le déjeuner, Ziddhâ, Dinkha et moi sommes partis à Mâhaltareq, une petite localité au nord de la zone industrielle d'Algarod, où j'ai séjourné quelques-temps l'an dernier, et où j'ai retrouvé quelques visages connus. C'est là que Dinkha a son bureau au siège du Conseil des Travailleurs de la Vallée d'Af Fawura. Il regroupe presque tous ceux de la région.

 

La situation me paraît bien moins tendue qu'on a pu me le laisser croire. Le problème avec les gens d'ici est que tout prétexte leur est bon pour sortir armé, et aucun même ne leur est nécessaire pour arborer un ou deux poignards longs comme l'avant-bras.

En règle générale, ça les rend plutôt civiques et polis, conscients évidemment des conséquences que peuvent prendre un accès de mauvaise humeur. Avec ça, il y a des arsenaux partout. Il n'y a pas de forces strictement militaires dans la région ; tout dépend de la défense civile. Les usines ont leurs garages de blindés et leurs rampes de missiles.

Pour autant, ce n'est pas suffisant pour provoquer une situation à la Yougoslave, comme le prouve la paisible histoire récente de la Suisse, et comme le Rwanda montre à contrario que de simples machettes peuvent faire pire.

 

— Le problème, me répond Dinkha, est qu'il y a eu des morts et des blessés par balle, et qu'il est hors de question de juger les auteurs de coups de feu séparément, car leurs conseils s'en portent responsables.

— C'est sans importance, lui dis-je. Et il n'y a eu que deux morts. Je suppose que la route du col, dans l'état où vous la laissez, doit en faire davantage tous les hivers.

— Tu ne manques pas d'air ! Me renvoie-t-il.

— Si vous tenez à vous servir de leurs cadavres pour vous opposer, portez-en la responsabilité. Insisté-je. Je suppose qu'il serait plus digne que tous les camps assistent à leur inhumation et leur rendent les honneurs de combattants. Ce n'est quand même pas un crime crapuleux, non ? Je suppose que tous ont agi selon leur sens du devoir.

Dinkha et ses camarades hésitent, et je suis stupéfait que personne ne semble avoir pensé ce que je dis. « Ziddhâ et moi sommes prêts à y représenter officiellement notre organisation, ajouté-je. Et si vous le souhaitez, nous pouvons faire vos intermédiaires avec ceux qui vous ont tiré dessus. »

 

Celle qui fracasse

J'ai connu l'un des hommes qui a été tué. Nous avions échangé quelques mots l'an dernier quand j'ai logé ici. Son corps est dans une salle du rez-de-chaussée. Je demande à le voir.

La balle lui a traversé la tête, qui seule émerge, défigurée, du drapeau dans lequel on a roulé son corps. Sa femme et ses deux enfants sont là, avec un jeune imam qui les réconforte. Je les salue.

 

Je m'approche du corps. « Je l'avais oublié, dis-je, et maintenant son absence me blesse. » Puis en me retournant : « Voilà comment la mort nous rend fous : il n'est que trop évident que c'est le corps qui survit à l'âme. »

Sa femme lève sa tête sur moi comme si je devenais soudain visible, et qu'elle découvre que sa peine l'est aussi pour moi. Je croise aussi le regard attristé de l'imam où je lis qu'il n'a pas mal interprété mes paroles. « Pouvez-vous réciter pour moi la sourate CI ? » lui demandé-je.

Celle qui fracasse ! Qu'est-ce donc que celle qui fracasse ? Comment pourrais-tu savoir ce qu'est celle qui fracasse ?...

 

Des influences véhiculées par Hafez

« Je ne me doutais pas à quel point Manzi avait raison de te faire confiance, » me dit Ziddhâ, qui tient le volant en direction d'Algarod, vers l'usine d'où sont venus ceux qui ont tiré avant-hier à Mâhaltareq — ou qui ont peut-être seulement riposté.

« Je suis heureux de te l'entendre dire, avoué-je. Moi je crains d'avoir oublié encore une fois que les mouches n'entrent pas dans une bouche fermée. »

— Nous avons bien été reçus parce qu'ils te connaissaient, insiste-t-elle, mais ils nous regardaient au début comme si nous étions leurs adversaires. — Il se pourrait bien malheureusement qu'ils aient raison, dis-je. — Tu crois vraiment ? — Je n'en sais rien. Si je comprenais seulement ce qui se passe ici.

Comme nous sommes en avance, je lui propose que nous nous arrêtions prendre un café au grand bar en planches, dont la verrière s'étend sur le terre-plein en face de l'usine, de l'autre côté de la rivière. C'est là que j'avais passé l'an dernier une matinée entière à traduire les vers du patron, Hammad Sarashun. (Voir Autour de Bolgobol, cahier 12 <http://jdepetris.free.fr/Livres/voyage3/cahier12.html>.) J'espère en profiter pour le saluer.

 

Il m'a vu entrer de l'autre côté de la salle où il est attablé face à la porte avec deux autres hommes. Il m'appelle en arabe : « Tu arrives à point nommé. Viens que je te présente. Nous étions justement en train de parler de versification. »

Ziddhâ et moi tombons dans une discussion très serrée sur l'influence métrique de Li Po et de Tou Fou sur la syntaxe de Hafez. « Hafez n'en a connu que des traductions persanes à partir de l'ouïgour, » dit l'homme à la barbe très noire et aux sourcils aussi fournis que la moustache. Heureusement, Ziddhâ a des notions d'ouïgour et parle un peu le farsi. « Ne confondez pas la structure syntaxique avec la poétique, dit-elle. Le déterminatif de "rose" dans les vers que tu cites a changé de genre. Ce n'est pas cette rose-ci en ce moment-là. »

 

« Elle a raison » dit le plus jeune, « c'est "la fleur absente de tout bouquet" de la poétique mallarméenne », me tendant, volontairement ou non, une perche pour entrer dans la conversation. Celle-ci finit alors par évoluer vers l'influence de Hafez sur Éluard et Aragon.


branches

Dehors, au-dessus de la rivière qu'on entend sans la voir, l'automne berce les branches où demeurent quelques feuilles. Pourtant la neige est basse déjà sur la pente des monts. Nous commençons à nous sentir entre vieux amis, quand le plus jeune dit au barbu : « Tu as vu l'heure ? Nous avons rendez-vous avec deux camarades des Conseils de l'Ardor. »

 

 

Le premier décembre

Ziddhâ a changé ses vêtements de gardienne de chevaux

En arrivant chez notre hôte, Ziddhâ a changé ses vêtements de gardienne de chevaux. Elle ne se départit jamais de sa souple vivacité, d'une sagesse écervelée toute féline. Je ne sais pas si je parle ici de son corps ou de son caractère — je n'ai d'ailleurs jamais bien compris de telles distinctions.

Bien qu'elle ne s'en départisse jamais, elle peut composer sur son air toute une gamme de variations. Il y a chez elle cet aguichant sérieux des femmes de la Chine moderne, comme cette provocante chasteté des iraniennes. C'est plutôt dans ces derniers tons, plus apaisants dans la situation présente, qu'elle a joué ces dernières quarante-huit heures, avec un certain bonheur.

 

Elle porte sous son manteau une longue tunique et un pantalon de toile rose brodée. Elle a chaussé aussi des bottes plus fines aux pointes recourbées. Elle y gagne l'avantage d'une présence discrète mais certaine, qui m'a fortement appuyé sans qu'elle ait eu à intervenir beaucoup.

Dans l'appartement bien chauffé de Dinkha, elle ôte ses bottes et sa tunique. Elle garde son pantalon taille-basse qui s'arrête au-dessus des chevilles, et un gilet passablement échancré, qui dévoile son ventre. Elle noue alors son châle autour de sa taille, pensant peut-être cacher pudiquement ses hanches moulées par la toile, et sur lesquelles le regard de Dinkha s'égare volontiers.

 

Soirée chez Dinkha

Cet après-midi, après l'incinération des corps, qu'ont accompagnée des prières et des salves de fusils, nous avons invité Aroun, le barbu rencontré hier, à venir dîner avec nous chez Dinkha.

— J'avais peut-être mal jugé Manzi, avoue ce dernier, si c'est lui qui t'a demandé de venir.

— Ne nous emballons pas, dis-je, il m'a peut-être seulement envoyé pour t'inspirer ce sentiment. Rien n'est réglé. Les oppositions sont toujours là. Nous risquons toujours de nous tirer dessus, même si c'est avec plus d'estime.

 

— J'aimerais encore une fois ôter toute ambiguïté sur notre position, intervient Ziddhâ comme elle l'avait fait la veille au soir avec les camarades d'Aroun. Nous n'avons pas une opposition de principe à la violence. Nous ne doutons pas qu'elle ait été et puisse être encore dans bien des cas l'attitude la plus adaptée.

— Nous l'avons bien compris, répond Aroun. Nous ne sommes pas en désaccord avec la ligne internationale de paix révolutionnaire, et nous savons que tout recours aux armes peut être instrumenté par les forces impérialistes.

— Je suis d'accord aussi, ajoute Dinkha, mais j'aimerais bien savoir qui a décidé de cette stratégie à l'échelle mondiale, et surtout vous aurait mandatés pour la faire appliquer.

— Allons Dinkha, dis-je, ce ne sont pas des choses qui se décident. C'est le produit d'inextricables faisceaux de décisions individuelles. Le mouvement mondial a changé. Nous ne sommes pas dans une période où des étincelles révolutionnaires se propagent par les armes. La force sert bien plus aujourd'hui à bloquer les situations. L'impérialisme sombre, et la guerre seule lui sert à maintenir ses rapports de domination. Le capital n'est plus qu'un complexe militaire et policier.

— Et crois bien qu'en parlant ainsi, insiste Ziddhâ comme pour rappeler à travers moi la dimension mondiale de nos positions, Jean-Pierre ne renie pas Blanqui, les soldats de Valmy, la Marseillaise ou le Chant des Partisans.

— Ni ceux qui sont toujours en situation de se battre, précisé-je, mais la stratégie a changé : le terrain militaire est le seul dans lequel l'ennemi reste encore efficace. Ailleurs, nous n'avons plus à faire qu'à nos propres faiblesses.

 

 

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