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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XVI
Vers Rhages

 

 

 

 

 

Le 2 décembre

La conversation chez Dinkha

La conversation de la nuit dernière n'a pas tardé de revenir à Hafez, que Dinkha connaît bien lui aussi, et qui nous intéressait davantage. De la poésie, nous sommes passés à la musique. Aroun sait jouer des airs iraniens et altaïques, dont je n'ai toujours pas compris la structure numérique. Nous les avons comparés à la musique des Tang, en nous servant d'instruments que Dinkha a chez lui, et nous en sommes irrésistiblement venus aux mathématiques. À onze heures, nous parlions de l'algèbre persane, des deux écoles issues du Shaïkisme, et de leur hypothétique néo-platonisme. Algèbre est le mot arabe al gabr qui traduit ideïn (idée) chez Platon, de la même famille qu'idole (idôlon). Nous avons aussi parlé du néoplatonisme de la modernité occidentale, et ce qu'il en était d'un intuitionnisme de Descartes à Gödel.

 

— Il semblerait, dit Dinkha, que tu ne retiens des mathématiques que ce qui nourrit la logique. C'est pour toi une forme intéressante du rapport entre le langage et la pensée.

Dinkha qui connaît le français a lu mon dernier essai, et je supposai qu'il y faisait allusion. — Crois-tu que je me trompe ?

— Ton point-de-vue n'est sans doute pas faux, mais assurément restreint. Tu négliges cet autre aspect que les mathématiques rendent compte aussi du monde physique. 

— Je le néglige peut-être, car ce n'est pas mon propos, mais je ne l'oublie pas, Dinkha. Au besoin, mes étudiants de Bolgobol me rappelleraient les travaux de Carnot de Galois et de Fourier.

— Je veux bien le croire de la part de quelqu'un qui s'aperçoit que le corps survit à l'âme, dit-il sur le ton de la plaisanterie.

 

Il n'était pas loin de minuit quand Dinkha, en ouvrant une deuxième bouteille de vodka, commença à nous expliquer qu'une révolution radicale dans les mathématiques et la physique a eu lieu en France sur la lancée de la révolution politique. La contre-révolution l'a mis sous le boisseau pendant quelques décennies, en tenant à l'écart de tout poste l'élite intellectuelle républicaine.

Nous l'avons écouté encore deux bonnes heures nous préciser comment les lois de la thermodynamique et les séries de Fourier ont malgré tout fini par non seulement ouvrir la voie à la mécanique quantique et aux mathématiques contemporaines, mais surtout à une régénération de l'entendement humain qui est à peine entamée.

 

— Je ne peux y croire ! S'écrie soudain Aroun. Ce sont donc là les vraies raisons pour lesquelles tu défends le projet industriel de Gorandsâ près de Gandoughurat !

— Quel secret de polichinelle ! Des centaines de pages l'expliquent sur mon site, s'énerve Dinkha.

— Et qui va les lire et les comprendre ? Tu ne peux pas le dire clairement dans les réunions de conseils ?

— Comment ? En dix minutes d'intervention orale, ou dans un courriel ?

— Aroun te demande l'impossible, intervient Ziddhâ, mais il met le doigt sur la plaie. Je ne suis pas sûre que ceux qui te soutiennent te comprennent mieux que lui, ni aient les mêmes intentions que toi.

— Et après ? Vous êtes-vous assuré des intentions de tous ceux qui sont avec vous ?

 

« Nous en avons déjà plusieurs fois parlé tous les deux, poursuit Dinkha en se tournant vers moi, et tu sais que nous n'avions rien à défendre ni à prouver. Je suis aussi convaincu que toi que la connaissance est la seule chose tangible qui résulte du procès de production. Je sais comme toi que la seule connaissance qui vaille, ramène le complexe au simple, à l'intuitif et à l'intelligible pour tous. Ce n'est pas moi qui ai conçu les technologies modernes de sorte qu'elles multiplient les écrans entre les concepteurs et les utilisateurs. Si vous voulez les fracturer, il vous faudra plus que des pieds-de-biche. Vous feriez mieux de m'aider à rendre nos projets moins opaques. Votre vision des rapports entre la physique et l'industrie est très idéaliste. »

Ziddhâ se tourne alors vers Aroun : « Eh bien tu sais maintenant à quoi tu peux l'aider. »

 

Levé de bonne heure

Ce voyage dérègle mon sommeil. Ce matin, je me suis enfin éveillé avant Ziddhâ et avant le soleil. J'avais commencé à mettre à jour mon journal quand Dinkha m'a rejoint à la place des Daralbats où j'ai amené mon portable. Il a emporté lui aussi du travail, et m'a laissé terminer.

Il n'est plus question en cette saison d'attendre le jour sur la terrasse. Il arrive enfin avec des chants de coqs, puis des cris de corneilles et des piaillements de moineaux, minuscules points noirs qui traversent le ciel pâlissant.

Des festons de nuages roses diffusent une lumière d'or quand retentit l'appel des muezzins. On entend bien d'ici celui de la petite mosquée près de chez Dinkha, une modeste salle de prière au plafond de bois et aux murs blancs. De son balcon, on en voit le mur aveugle, le toit pentu et le court minaret qui tient curieusement de la pagode et du clocher alpin.

Dinkha aussi a levé la tête. Nous commandons deux nouveaux cafés.


minaret

 

 

Le 3 décembre

Un courriel reçu par Ziddhâ

Quoi qu'on fasse, il arrive toujours qu'on ait quelqu'un devant, derrière, à gauche ou à droite, qui fait des passes, et à qui l'on en fait. En ce qui me concerne, c'est là où ça craint. Il me semble que j'assure plutôt bien pour ce qui dépend de moi, mais les passes qu'on me fait sont consternantes, et autant ne pas parler de comment on récupère les miennes. Peut-être parce qu'on veut trop regarder au-dessus ou en dessous plutôt qu'à côté.

Voilà quelques phrases que Ziddhâ a reçues par courriel et que je trouve, par leur spontanéité, singulièrement éclairantes. Elles lui viennent en réponse à un article édité sur son site, d'un jeune correspondant de Rhages, la grande capitale régionale du Farghestan.

 

Diversity for Excellence Engaged pedagogies

L'article en question est un compte-rendu que Ziddhâ a rédigé en juin dernier, après avoir assisté à la conférence de l'Education Reserch Association of Singapore (Reas). Ce colloque, sous l'intitulé de Diversity for Excellence Engaged Pedagogies, a réuni des enseignants de toutes disciplines comme de tous niveaux, du monde entier et surtout d'Asie, du 29 au 31 mai 2006, à l'Hôtel Orchards de Singapour. Elle y avait été envoyée en observatrice.

On en trouve toute la documentation sur le site de l'ERAS (http://www.eras.org.sg), ce qui est une garantie d'honnêteté et de sérieux. Dès les premières pages du dossier PDF, les questions fondamentales sont bien posées, notamment par le président, Pr. Tan Oon Seng : « apprendre davantage n'est plus la solution ».

 

« Le savoir ne cesse de s'accroître et l'information de se fragmenter, d'abord parce qu'ils ne sont plus soumis à la domination de standards culturels, sociaux, politiques et juridiques, » dit le compte-rendu de Ziddhâ. Son rapport est équitable mais demeure critique quant au concept d'interdisciplinarité qu'elle trouve trompeur, et celui de compétition pour les ressources humaines, qui lui rappelle « les erreurs du stalinisme », et qui « éclipse ce qui devrait être l'enjeu de ces rencontres, l'efficacité non pas des méthodes pédagogiques, mais celle, pragmatique, des savoirs partagés et produits ».

 

Pourquoi ne pas aller au Farghestan ?

— Pourquoi n'irions-nous pas au Farghestan ? Ai-je proposé à Ziddhâ. Nous n'avons plus rien de bon à faire ici.

— Mais pas davantage là-bas, que je sache ?

J'ai toujours rêvé de connaître le Farghestan depuis que le merveilleux roman de Julien Gracq m'en a fait rêver. Il n'en dit rien pourtant, ce n'est qu'une absence, une attente, un rivage inaccessible.

En ce temps-là, on le sait, le Farghestan regroupait presque la totalité des deux républiques actuelles. Rhages, à l'extrême sud de la mer d'Argod, sur le rivage des Syrtes, était la plus grande capitale au-delà de la Transoxiane. Elle était le cœur de ce monde anarchique qu'avait laissé le reflux des empires ottoman, mongol et chinois.

Ce n'est qu'après la révolution que Rhages perdit toute influence, et que le Farghestan ne fut plus qu'une province de la République Tasgarde.

 

Je n'ai pas cherché à duper Ziddhâ sur mes réelles motivations. J'attends plutôt d'elle un prétexte. — Pourquoi ne pas y aller pendant les fêtes de l'équinoxe ? Me suggère-t-elle.

Je n'ai pas l'intention d'attendre, ni de demander de permission. Je tiens surtout à la convaincre de m'accompagner. Je sais bien que des activités nous attendent dans la région de Bolgobol, et rien ni personne là-bas.

 

 

Le 4 décembre

Réponse de Manzi

J'ai reçu ce matin la réponse de Manzi à mon courriel d'hier soir.

Douha et moi savions que tu irais à Rages, après Algarod. C'est du moins ce que nous attendions de toi. Nous avons préféré nous taire pour couper-court aux réticences de Razi, et même de Ziddhâ. Je ne doute pas que tu sauras la convaincre de te suivre. Dis-lui que Kouka est d'accord pour prendre un congé et s'occuper de ses chevaux.

Tiens-moi au courant de ce que tu prépares pour tes cours par correspondance, je tâcherai de coordonner sur place le travail des étudiants. Je peux même descendre à Tangaar cette semaine.

[...]

 

En route pour Rhages

Nous ne tenons pas à reprendre la route du col avec la nouvelle neige tombée cette nuit. Nous emprunterons plutôt celle de Gandougourath. Elle nous évitera de repasser par Bolgobol, ce qui me fait un argument de plus pour entraîner Ziddhâ.

Autant partir tout de suite en fin de matinée. Nous trouverons bien où passer la nuit à mi-voyage. Le chemin sera plus long, et risque quand même d'être difficile en serpentant au fond des vallées pour éviter les cols.

 

Nous n'avons pas cessé hier de charger et d'imprimer de la documentation, et bien sûr de la lire. Nous avons beaucoup d'informations à nous échanger pendant que nous roulons.

Je commence à bien connaître le pays, et à m'y sentir à l'aise pour tout ce qui concerne la vie quotidienne. Je n'y demeure pas moins un étranger. Des pans entiers de la culture, des institutions et de l'histoire me sont inconnus, et de vastes aspects, incompréhensibles.

 

— La démocratie n'a jamais eu très bonne presse au Marmat. C'est que, pour les gens d'ici, la démocratie réelle est celle de leurs voisins : la Chine et l'URSS. Ils reconnaissent volontiers que de tels régimes valent déjà mieux que ceux qu'ils ont remplacés, mais ils n'en ont jamais voulu pour eux, m'explique Ziddhâ.

Pas question dans le Marmat qu'une minorité se soumette à une majorité. Il n'y a donc aucune utilité à se compter. Quand des points-de-vue s'opposent, on négocie des compromis. On poursuit ses routes séparément, on cherche à éviter tout à la fois les confrontations trop dures comme les concessions. Comme ailleurs, les conflits ne manquent pas d'évoluer, et les contradictions d'hier de céder la place à de nouvelles.

 

De minuscules bancs de brume s'élèvent des forêts et des champs comme des fumées, sans se décider pourtant à former des nappes de brouillard. L'air demeure frais et lumineux. La pluie nous accompagne depuis Mahaltareq. Ce n'est pas bien gênant, la route est étroite mais bonne et peu encombrée. Ziddhâ conduit lentement, moins par prudence, me semble-t-il, que par l'attention qu'elle porte à mes questions.

— L'idée même de « majorité » est incompréhensible dans le Marmat, poursuit-elle. Ce ne peut être ici qu'une figure de rhétorique pour désigner une bureaucratie qui s'approprie le pouvoir, la propagande et les esprits. Comment des hommes libres formeraient-ils des majorités ?

 

Pour autant, l'autre modèle de démocratie proposé par l'Ouest ne les séduisait pas davantage. Ils voyaient bien, naturellement, qu'elle autorisait une plus grande polyphonie, et même des voies discordantes, mais seulement pour l'Occident qui, ailleurs, soutenait plutôt des dictatures.

Rien, en tout cas, n'a jamais interdit dans la République Tasgarde, la diffusion de la contre-culture et des voix contestataires de l'Occident. Personne même ne s'est scandalisé que des officines de la CIA aient financé des traductions en palanzi d'ouvrages de Marcuse, ou fait rentré des quantités de bandes magnétiques de Dylan ou d'Hendrix. Le Pentagone put même en toute transparence organiser des étapes pour ses vedettes entre un concert pour les troupes d'occupation en Allemagne et les unités combattantes du Viet-Nam. Les ficelles étaient bien trop grosses pour que tout le monde ne les vît pas.

Les Marmaty trouvaient dans la contre-culture et la contestation occidentale un charme exotique et désuet. Elles les fascinaient tout autant et tout aussi superficiellement, qu'en sens inverse, une spiritualité orientaliste attirait la contre-culture occidentale. Quelques-uns, dans les deux sens, allèrent pourtant plus loin. C'est ainsi que pénétrèrent dans le Marmat certaines thèses surréalistes et situationnistes. La théorie du spectacle rendait bien compte de la capacité des démocraties libérales de garder toute opposition sous cloche.

 

Le mot qui traduit « démocratie » en palanzi a la même racine grecque, et il remonte aux lectures des Politiques d'Aristote au temps de l'Empire Hellénistique. Le principe a été critiqué dès l'Antiquité, par les philosophes manichéens et bouddhistes : la démocratie repose trop sur l'appropriation des ressources naturelles, et la séparation trop brutale entre étrangers et citoyens. La citoyenneté génére alors une sorte d'aristocratie par le sang, entretenant avec de nouveaux arrivants des rapports de clientélisme et finalement de féodalité, tout en amollissant les mœurs.

En règle générale, les Marmaty considèrent au mieux la démocratie comme un mot ambigu. Seul le Parti Communiste Marxiste-Léniniste du Marmat en revendique une certaine conception proche de quelques penseurs de la gauche nord-américaine d'il y a un siècle, comme John Dewey.

— Les Marxistes-Léninistes voient dans la démocratie un mode de gouvernement qui permet de généraliser l'expérience du pouvoir, m'explique Ziddhâ, un moyen quasi-scientifique de produire et de partager une pensée politique. C'est un peu une forme d'éthique expérimentale.

 

 

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