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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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TROISIÈME PARTIE
AU FARGHESTAN

Cahier XVII
Sur la route du Farghestan

 

 

 

 

 

Le 5 décembre

Une approche marxiste du marginalisme

Une thèse circule en ce moment, qui révise le marxisme à partir des équations marginalistes. L'auteur, Agha Waraf, surtout connu dans la région de Rhages, propose un calcul de la valeur du travail humain à partir de la valeur marginale des produits.

Aucun produit du travail n'a une valeur intrinsèque, indépendante de son rapport à d'autres biens. La pompe à vélo n'est vraiment utile que si l'on a le vélo, bien qu'elle puisse marginalement servir à raviver le feu. Le vélo lui-même perd son utilité sans la pompe. Il a aussi besoin de routes, sans lesquelles pompe et vélo perdent leur utilité. La valeur d'une connexion internet, par exemple, est totalement dépendante de la quantité des usagers, et surtout de l'usage qu'ils en font.

 

Les thèses d'Agha Waraf ne vont cependant pas dans le sens des économistes néo-classiques, qui se sont servi du marginalisme principalement pour minoriser la force de travail dans le procès de valorisation. Le vélo, par exemple, et sa pompe, ou aussi bien l'ordinateur personnel et l'internet, sont précisément des machines à accroître la force de travail. Dans le même temps, le cycliste parcourt une distance bien supérieure à celle du piéton.

Globalement, l'essentiel de la valeur d'usage de n'importe quel produit consiste à accroître la force de travail — et ceci, avant toute incidence sur la valeur d'échange.

 

Un néo-révisonisme

Réviser le marxisme à partir du marginalisme rappelle évidemment Eduard Bernstein, qui entreprit la même chose avant la double guerre mondiale. C'est ce qu'on appela le révisionnisme, terme employé depuis comme une insulte par toutes les familles marxistes. Ses idées furent reçues comme une liquidation pure et simple du projet révolutionnaire.

C'était un peu injuste, bien que non totalement dénué de bonnes raisons. Eduard Berntein, loin d'être un adversaire de Karl Marx, en avait été suffisamment proche pour en devenir le légataire. Il était certainement l'homme au monde qui connaissait le mieux sa théorie. En ce temps-là, bien peu d'ouvrages en avaient été édités, et moins encore traduits.

 

Bernstein et le révisonisme

Bernstein défendait le principe que le socialisme pouvait s'imposer sans révolution. Le parti social-démocrate était devenu le plus puissant dans les plus importants pays d'Europe. Il devenait très réaliste de socialiser les moyens de production à l'aide des institutions démocratiques dont on chassait la bourgeoisie très légalement, et des syndicats, des coopératives, des mutuelles. La question de la prise du pouvoir devenait obsolète par la force des choses, puisque l'Internationale, déjà, l'avait de fait. Il suffisait de savoir ce qu'on envisageait d'en faire, c'est à dire de penser la cohérence entre le contenu et le chemin du socialisme.

Sur ce point, Bernstein faisait écho à l'autre internationale, syndicaliste-révolutionnaire, dite l'Internationale Noire, qui se souciait moins de détruire que de construire. Son programme consistait à « bâtir le nouveau monde dans la coquille de l'ancien ».

 

Autour de 1900, la question de l'organisation des luttes préfigurait et passait à celle de l'organisation sociale. Il est assez évident que la socialisation telle que Bernstein la voyait, s'opposait à celle de l'internationale rivale, et ressemblait plus à une étatisation qu'à une abolition de l'état.

On aurait pu y décrypter les prémisses de la contre-révolution et de la barbarie qui se déchaînèrent à partir de 1914. Bernstein avait eu au moins le mérite de poser clairement et lucidement les questions. C'est en réalité surtout pour cela qu'il fut largement condamné, et parce qu'on avait opposé d'autres réponses à celles qu'il suggérait. Bien que toutes les familles représentatives du marxisme soient devenues au cours du vingtième siècle « révisionnistes » au sens où on lui reprochait de l'être, elles se sont toujours gardées de le réhabiliter et de revenir à ses travaux.

 

Force de travail et marginalisme

Loin de s'éloigner de l'idée centrale du marxisme, Agha Waraf l'affine au contraire. La valeur d'usage n'intervient plus au terme du procès de production, comme sa finalité, l'utilité du travail ; elle en est le cœur, comme procès d'accroissement de la force de travail.

Par la même occasion, il démasque en la dénouant l'impasse de l'utilitarisme. Il détache le concept d'utilité de ses connotations morales, pour lui donner une dénotation qualitative objective, et de là quantifiable. L'utilité renvoie à l'outil, et à sa simple qualité d'accroître la force de travail de celui qui s'en sert.

 

Les fondements de la valeur d'usage

Il montre ainsi comment la valeur d'usage et la valeur d'échange sont à la fois fondamentalement distinctes et radicalement liées. Elles le sont notamment par un genre particulier de marchandises-outils que sont les armes.

Pour Agha Waraf, les formes les plus naturelles et les plus élémentaires de l'échange et de la circulation des biens sont le vol et le pillage. Si les hommes ont tendance à s'associer pour travailler, ils ont plutôt recours à la violence pour s'approprier le fruit d'un travail. Naturellement, ils s'associent aussi pour exercer la violence.

 

Pour s'approprier des richesses naturelles, le comportement le plus simple et le plus spontané consiste à tuer ou chasser ceux qui en font usage. Il est plus problématique d'agir de la même façon pour des produits du travail. Une fois que les guerriers auront tué, chassé ou ruiné ceux qui fabriquent les produits convoités, ils n'auront plus d'autre recours que travailler eux-mêmes pour les produire, s'ils en sont seulement capables. Il est donc plus avantageux pour eux de menacer seulement et de se livrer au chantage.

Avant même d'en arriver là, il est un autre problème bien plus difficile à résoudre. Supposons que des hordes convoitent les outils de bronze que forge une autre peuplade. Il est probable qu'elles se trouveront en mauvaise posture si elles tentent de l'attaquer avec leurs armes de pierre. Quelles que soient leurs qualités militaires, elles risquent fort d'être les victimes de ceux qui les tueront et les pourchasseront avec des lames d'airain.

 

Agha Waraf retourne la phrase de Clausewitz pour dire que « le commerce est une forme plus molle de la guerre ». La valeur d'échange dépend avant tout d'un rapport de force. Elle suppose qu'une des parties au moins ne puisse pas avoir recours à la violence. Pour cela, doit peser la menace d'une violence plus forte.

Cette violence, qui fait varier le prix des matières premières en déplaçant une escadre, ou celui du travail en accroissant le dispositif policier, est pourtant limitée par cette même force de travail. En effet, la puissance d'une armée est elle-même le produit d'un procès de production, et elle peut fondre rapidement devant des armes nouvelles ou de nouvelles méthodes de combat.

 

Agha Waraf n'est pas un économiste. Il n'est pas non plus l'un des supérieurs d'une communauté guerrière. C'est le président de l'Union des Écrivains de Rhages.

 

L'orage

En descendant du plateau de Gandoughurat, le ciel s'éclaircissait un peu. L'air devenait limpide et l'humidité faisait chanter les jaunes. La vallée du Gandar s'élargissait devant nous jusqu'aux lointaines plaines. Des nuages sombres s'y amassaient, si denses qu'ils paraissaient surnaturels. Ils allaient vers nous sous un ciel demeuré limpide au-dessus d'eux, assombrissant la terre d'une ombre bleuie d'éclairs.

— Sortons-nous de là, Ziddhâ, prends la première route de côte. Je ne tiens pas à me retrouver près de la rivière quand le déluge va se déchaîner. Ziddhâ m'objecte, non sans pertinence, que les glissements de terrain ont lieu sur les côtes, pas dans les plaines.

— Ne descends surtout pas dans cette cuvette maintenant, dis-je en saisissant les cartes.

 

Nous avons zigzagué des heures sur de minuscules routes, parfois des chemins vicinaux, roulant au pas dans la boue. On échangeait parfois des informations avec des véhicules croisés : « La route est noyée en bas, n'allez pas plus loin » ; « je viens de faire demi-tour, des rochers ont roulé sur la chaussée » ; « j'ai pu passer il y a dix minutes, mais le torrent monte à vue d'œil »... La carte sur les genoux, je faisais le navigateur, cherchant les routes qui longeaient les thalwegs.

 

L'orage n'a pas duré plus de deux heures, mais les routes demeuraient évidemment inondées ou défoncées. Des nuages tout aussi menaçants restaient visibles aux quatre coins de l'horizon.



orage


Nous voyions déjà la ligne des hauts plateaux de l'est, au-delà de la plaine du Dapkar quand le soir arrivait. — Nous n'avons même pas pensé à prendre des photos, dit Ziddhâ en se garant devant une auberge de Din Ar Borg.

Nous avons loué deux chambres, puis nous nous sommes rejoints dans celle qui donnait au loin sur le désert glacé des hauts plateaux qui marquent la frontière du Farghestan.

 

 

Le 6 décembre

À Rhages

Agha Waraf est donc le président de l'Union des Écrivains de Rhages. Voilà encore autre chose. Je ne savais pas qu'il y avait une union des écrivains. Tout le monde écrit apparemment dans le Marmat. Je me demande qui elle peut regrouper. Je ne me doutais même pas qu'il pût y avoir des écrivains en titre.

— Il n'y en a pas, me confirme Ziddhâ. Tout le monde est virtuellement écrivain. L'Union des Écrivains est une coordination informelle. Elle fait fonction de centre de ressource pour numériser du texte. Elle organise aussi parfois des ripostes contre ce qui pourrait être de la censure d'écrits publics, ou de la divulgation d'écrits privés.

 

Après que nous avons longé l'étendue glacée des hauts plateaux, la première chose qui m'a saisi à Rhages fut l'odeur de la mer. Nous sommes directement descendu dîner sur le port.

— L'Union des Écrivains intente-t-elle des actions en justice ? Demandé-je devant une grande assiette d'huîtres et d'oursins.

— Non, dit Ziddhâ, il suffit bien d'ébruiter des pratiques indélicates.

Elle paraît légèrement dégoûtée par le mollusque encore vivant qui se contracte sous les gouttes du citron que je presse. Elle attend son plat de sauterelles grillées.

 

Le vin des Syrtes

Le sud du Farghestan est la principale région viticole du Marmat, la seule si l'on excepte la faible et médiocre production des côtes autour de Tangaar.

Le vin des Syrtes est puissant en bouche. On le sert ici dans des gobelets de métal ciselés. Sa robe d'un beau rubis y est comme une pierre enchâssée.

 

 

Le 7 décembre

Le rivage des Syrtes

« On sait peu de choses sur le Farghestan, par-delà la mer des Syrtes. Les invasions qui l'ont balayé de façon presque continue depuis les temps antiques — en dernier lieu l'invasion mongole — font de sa population un sable mouvant, où chaque vague à peine formée s'est vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l'Orient côtoie la sauvagerie des nomades. Sur cette base mal raffermie, la vie politique s'est développée à la manière de pulsations aussi brutales que déconcertantes : tantôt le pays, en proie aux dissensions, s'affaisse sur lui-même et semble prêt à s'émietter en clans féodaux opposés par des haines de race mortelles — tantôt une vague mystique, née dans le creux de ses déserts, fond ensemble toutes les passions pour faire un moment du Farghestan une torche aux mains d'un conquérant ambitieux. »

Julien Gacq, Le Rivage des Syrtes

 

Rhages, ville de l'amour

Rhages ne ressemble en rien à l'image que je pouvais m'en faire. Il y règne une atmosphère d'extrême douceur. Non, ce n'est pas de la douceur, c'est une impression amoureuse.

Tout y évoque l'amour, même en cette saison ingrate où les ronces ont fini de perdre leurs roses. On croise partout des couples qui, ensemble, paraissent oublier le monde. Ils sont assis dans les parcs, ils passent dans les rues, attentifs l'un à l'autre, parlent dans les cafés les yeux dans les yeux, même s'ils paraissent quelquefois donner le change par des dossiers ouverts, des stylos à la main.

Les gens ici ont une façon de parler qui ressemble à des caresses. Tout est discret pourtant, pas de main sur des hanches, pas de baiser sur des bancs, mais des regards, des modulations de la voix.

Des treilles sur des volets croisés, des fontaines qui chantent doucement dans les rues ou les parcs, des porches qui trouent les immeubles et se prolongent sous des tonnelles à travers les jardins intérieurs ; le désir y est palpable.

 

La langue du Farghestan possède bien six mots là où le français n'en offre pas un bon pour parler de l'état amoureux. L'un désigne cette attirance irrésistible pour un corps par une partie découverte ou devinée, hanches, jambes, poitrine... un autre, celle qu'exerce le corps entier quand il perd sa pudeur et ne se distingue plus de l'âme. Un troisième désigne la chaste prégnance de l'être désiré ; un autre, cet état où le désir s'impose sans objet, monte du corps, où le corps s'auto-érotise. Il en est un qui ne dit que le manque, la désolation, le ravage que laisse la privation ou la perte. Un, plus ancien et plus rare, désigne quelque chose de proche du frisson.

 

Les photos sont interdites à l'affichage à Rhages. Dans les marchands de journaux, les couvertures de nombreux magazines sont cachées, ou bien exposés à l'envers. Cette loi votée par le conseil municipal, me serait parue absurde si j'en avais entendu parler. Elle me paraît, étant ici, s'imposer d'elle-même.

 

Rendez-vous l'après-midi

Nous devons rencontrer Agha Waraf. Nous avons aussi invité le correspondant de Ziddhâ.

Nous sommes arrivés à l'avance et avons choisi une place sur des tapis devant les portes-fenêtres découpées par des arcs en ogive trilobés et outrepassés. Il ne semble pas y avoir de comptoir ici dans ce qui tient lieu de bar. Les tables basses massives sont séparées par des paravents de bois ciselé.

La mer a des tons sombres, ridée de quelques lointaines lignes blanches par un vent qui vient des terres et qu'on ne sent pas ici. Il fait très doux quand on arrive de la montagne. Sur un air de luth, une voix de femme chante des poèmes d'amour, en farsi ou peut-être en dari, dont je crois reconnaître quelques mots parents de l'arabe.

 

L'atmosphère de Rhages finit par me gagner. Je la sens recouvrir en moi quelque chose de brut qui s'enracinait depuis ces jours passés dans les montagnes du nord. J'en viens à souhaiter que ceux que nous attendons ne viennent pas, que nous nous soyons trompés de lieu ou d'heure, ou qu'un contretemps me laisse seul avec Ziddhâ, quand les deux hommes entrent ensemble.

— Je m'attendais à trouver une ville en effervescence, dis-je après les présentations.

— Tout le monde pourtant est armé, me répond Agha étonné. Même les mères de famille ont revêtu des tenues de combat et échangé leurs bijoux pour des cartouchières.

— Tiens, c'est vrai.

 

 

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