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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XVIII
À Rhages

 

 

 

 

 

Le 8 décembre

Agha

En présence d'Agha, je me sens plus fruste encore qu'en arrivant à Rhages. Comme beaucoup de gens ici, il a les traits fins, le teint bistre et les yeux en amande. Il porte une moustache et une barbe taillée en un très mince collier.

Ses cheveux noirs, son front sans ride, le ton enjoué qu'il peut prendre parfois, lui font paraître moins que la quarantaine. Le ton grave de sa voix, le calme de ses gestes précis, l'assurance et l'autorité qu'il peut à d'autres moments, comme par magie, faire émaner de lui, le feraient croire sans âge. Je suppose qu'il ne doit pas être bien loin du mien. Il est légèrement plus grand que moi. Il paraît plus mince qu'il n'est, malgré sa vareuse de soie bleu-clair boutonnée jusqu'à un col droit, qui favorise sa carrure.

 

Dès que nous nous sommes rencontrés hier, il n'a pas caché son intérêt pour moi. Il a lu plusieurs de mes textes, écrits ou traduits en anglais. Il n'a pas non plus caché son désintérêt pour les événements qui sont en cours.

Serait-il si différent de ses compatriotes, qui semblent s'agiter beaucoup quand on les voit de loin, quoique le Farghestan paraisse bien calme une fois qu'on y est ?

— Je ne pense pas, nous a-t-il répondu, que les gens d'ici soient plus émus que moi par votre agitation.

— Notre agitation ? Ai-je repris en insistant sur le premier mot. Il a souri et s'est contenté de me regarder dans les yeux en silence.

Agha parvient à me faire percevoir toute attitude trop directe de ma part comme une brutalité dont je pourrais le menacer, et, très curieusement, à me contraindre à la réprimer comme s'il était réellement sans force devant moi. Cette attitude n'allant pas sans m'agacer, renforce encore le phénomène, et, finalement, donne à Agha un avantage proportionnel à la faiblesse qu'il affiche.

— Le Farghestan ne fait qu'une démonstration de force, a-t-il simplement ajouté.

 

Retour à l'apprentissage linguistique

Quand j'avais bavardé avec Tchandji au parc Ibn Roshd, j'attendais de lui les conseils d'un enseignant de langue. J'avais eu l'impression qu'il éludait mes questions, et que je n'avais rien obtenu. Pourtant ses réponses anticipaient la situation dans laquelle nous allions nous trouver. Peut-être Agha anticipe-t-il de la même façon en me parlant des langues.

 

Agha : À l'aide de quoi acquiert-on la pleine mesure d'une langue ? N'est-il pas évident que c'est à l'aide d'une autre ? C'est pourquoi, très tôt, on commence ici à apprendre aux enfants une langue classique : arabe, chinois, farsi... À partir des deux, ils atteignent la pleine maîtrise de la leur. Et comment cette nouvelle langue s'acquiert-elle ? En pratiquant la traduction.

Nous n'attendons pas d'eux, évidemment, qu'ils parlent couramment dans une langue qu'ils n'ont presque jamais l'occasion d'employer. Nous leur demandons seulement d'être capables de déplacer des idées complexes d'une langue dans l'autre. Vous disiez vous-même que le farghi possède plusieurs mots aux nuances subtiles, là où le français n'en propose pas un bon. Vous n'avez pourtant aucune peine à énoncer ces nuances dans votre propre langue. Voilà comment on apprend une langue nouvelle en dominant la sienne, et réciproquement. Dominer sa langue est alors ne plus se laisser couler dans les plis d'expressions convenues, mais tailler la route à la signification à l'aide du langage. (Il dit « to hack the way for the meaning by means... », illustrant ainsi son idée par sa façon de la dire.)

 

Moi : J'entends bien. Je sais moi aussi que des pensées nous sont données avec la langue. Elles vivent alors en nous comme un programme, et, bien sûr, nous commandent. Nous pouvons bien les expliquer, les commenter et même les poursuivre, pourtant nous ne parvenons pas tout à fait à les comprendre, car nous n'avons pas de prises sur elles tant que nous ne les saisissons pas par un autre langage — pas nécessairement une langue naturelle.

Agha : Vous comprenez donc parfaitement le piège dans lequel vous a fait tomber votre ami Manzi. Comment pouvez-vous apprendre le français à des gens dont vous ne connaissez pas, même mal, la langue maternelle ? Vous pouvez toujours jouer le rôle d'un répétiteur, bien sûr. Vous ne vous y êtes pas pris sans intelligence, vous avez axé votre travail sur la phonologie avec beaucoup de pertinence. Vous ne pouvez pourtant pas aller beaucoup plus loin.

 

Il a raison, je le crains, Avant même la grève, j'ai entraîné les trois groupes à faire systématiquement des traductions, mais nous avons presque exclusivement travaillé entre le français et l'anglais. Nous avons eu assez à faire en comparant les textes de Russell et Whitehead avec ceux de Poincaré.

L'ironie de Wittgenstein envers la phrase de ce dernier qui voyait dans le français l'avantage de placer les mots dans l'ordre où on les pense, montrait seulement qu'il ne connaissait pas cette langue, dans laquelle, en effet, des quantités de particules indépendantes, certes parfois un peu lourdes à manipuler, permettent aisément d'énoncer les mots dans l'ordre qui nous chante.

Pendant la grève, nous avons décidé de nous rendre utiles au mouvement en traduisant des textes du français dans les langues locales, et, dans l'autre sens, des thèses qui circulaient dans la région et nous paraissaient importantes. J'ai vite observé que j'étais à ce jeu moins efficace encore que mes élèves, et que mon aide elle-même était mineure, se réduisant à celle d'un correcteur d'imprimerie.

 

 

Le 9 décembre

La reproduction de la valeur d'échange et celle des moyens de production

La presse du monde entier chante sur une seule partition : tout ce qui ne suivrait pas le chemin de la domination du capital serait condamné à la récession, à la crise ou à pire. Si, malgré tout, bien des pays sont des contre-exemples dans un sens ou dans l’autre, les causes en seraient circonstancielles. Pour les pays qui se soumettent et sombrent pourtant dans le chaos, ce serait à cause d’extrémismes ou d’interventions extérieures. Ceux qui s’opposent et tiennent, seraient favorisés momentanément par la montée du prix du pétrole par exemple. Pourtant, cette dernière parait, elle, structurelle, et somme-toute, pas non plus indépendante d’un succès de ces mêmes pays.

Qu'en est-il exactement ? Tout se passe plutôt comme si deux logiques s'opposaient, alors qu'elles ont paru longtemps se compléter : celle de la reproduction de la valeur d'échange, et celle de la reproduction des moyens de production — disons le commerce et le progrès technique.

 

Ces deux logiques ont paru se compléter pendant tant de siècles qu'on en a fini par croire qu'elles l'avaient toujours fait, que leur complémentarité était comme une loi de la nature. Force est d'admettre pourtant qu'elles s'écartent et s'opposent de plus en plus. Elles se sont au moins complétées pendant cinq siècles — ça ne fait qu'un dixième des temps historiques. Peut-on croire sérieusement que les neuf dixièmes n'avaient existé que pour préparer cette dernière étape comme son achèvement ?

« Nous savons maintenant que les civilisations sont mortelles » a écrit Paul Valéry dans ses cahiers. L'économie politique, elle, ne le sait toujours pas. Oui, bien sûr, il y a eu des échanges et de la monnaie depuis le néolithique ; oui, et il y a eu bien d'autres choses encore... et tant ont été emportées comme des châteaux de sable par le vent et les vagues.

Quelque chose ne semble pas se passer exactement comme le chante la presse internationale. De quoi s'agit-il concrètement ? Ce n'est apparemment qu'un phénomène assez facile à percevoir, sans s'embarquer dans de lourdes enquêtes et de savants calculs : la reproduction de la valeur d'échange impose toujours plus impérativement de barrer la route à toute production qui lui échappe ; à ce qu'on appellera des « économies informelles ».

 

La chose est à l'évidence tout aussi simple qu'elle est ambiguë. Elle place toutes les forces politiques en porte-à-faux. La reproduction de la valeur d'échange suppose l'application de règles très strictes, appuyées par des moyens de surveillance et de répression sans faille, qui peuvent aller jusqu'à s'opposer à celles de la nature et de la raison. En même temps, ces règles se donnent comme naturelles et rationnelles, et elles le sont bien en un sens dans la mesure où elles découlent « naturellement » et « rationnellement » des prémisses que sont les équilibres économiques et sociaux.

Ces règles inflexibles, envahissantes, totalitaires, paraissent même, a contrario, des « dérégulations », dans la mesure où elles s'opposent à celles qui étaient fondées sur des choix politiques, des rapports de force, l'histoire. Elles renvoient alors tous ceux qui leur résistent à une posture de défenseurs des lois du passé, c'est à dire à des positions conservatrices, si ce n'est réactionnaires, au sens le plus littéral du terme.

Plus précisément, la résistance est entraînée à opposer un légalisme cœrcitif à un autre qui l'est plus encore — ce qui revient tout à la fois à l'appuyer et à le dédouaner, et même à le faire paraître « libéral ». Cette résistance, se laissant acculer à un conservatisme qui ne sait ce qu'il veut conserver, s'oppose à un autre qui le sait bien : les rapports de subordination en place quel qu'en soit le prix.

 

En réalité, ce sont bien deux formes de production qui s'opposent : celle d'une valeur abstraite, qui n'est que le masque de la servitude, et celle des moyens de survivre et d'agir efficacement sur le réel. La première a cessé de jouer, même marginalement, le rôle d'un système symbolique de quantification de la seconde. Elle ne la quantifie plus, et fait même obstacle à sa quantification.

En somme, la reproduction des moyens de servitude s'oppose à celle des moyens de dominer le monde — ce qui paraît logique, si on le présente simplement et clairement. En fait, les moyens de domination du monde ne fonctionnent que s'ils sont distribués, s'ils sont le plus largement possible partagés entre des personnes libres et autonomes qui le deviennent alors davantage.

Ce que les économistes ne comprendront jamais, c'est que même les moyens les plus odieux d'asservissement visent malgré tout à accroître la force de travail humaine, comme avec des galériens ou des haleurs enchaînés. L'organisation hiérarchique d'une telle domestication ne peut servir cependant qu'à conjuguer des forces animales, un travail musculaire. On a bien plus de bénéfice à se soumettre les forces de la matière, celle des propriétés mécaniques, chimiques et magnétiques des matériaux. Des collaborateurs sans entrave ni contrainte sont alors bien plus efficaces que des serfs.

Traduction partielle d’un article d’Agha Waraf par les étudiants de Bolgobol

 

 

Le 10 décembre

Au bord de mer

Ziddhâ a rencontré seule son correspondant pendant que je suis allé hier chez Agha. Il n'était presque pas intervenu lors de notre première rencontre, mais semble s'être rattrapé avec Ziddhâ sur qui il a fait le plus grand effet :

— Sais-tu ce qu'il a dit ? « Le pouvoir de chacun de nous est à la fois infime — nous ne sommes que des ombres fugaces perdues dans leur multitude tout aussi éphémère — et il est illimité, car rien justement ne le limite. Ce qu'on ne doit jamais ignorer, c'est que le pouvoir sans limite est celui-là seul d'une ombre furtive. »

Il s'appelle Yousouf et il n'a que vingt ans.


Rhages

 

La mer des Syrtes m'attire plus que nulle autre. Je vais entendre ses cailloux que roulent les vagues, sentir sa brise. La côte est austère, autant que celle de Marseille, mais les gens ici la laissent telle : maisons, jardins, murs bas, le silence, et des couples, qui marchent côte à côte, bavardent contre un mur, sont assis sur les rochers, ou à peine visibles dans les salons de thé aux tables isolées par des paravents de bois. Parfois on croise deux hommes, ou deux femmes, jeunes, vieux, deux enfants. On ne rencontre presque jamais plus de deux personnes ensemble.

Aujourd'hui, nous pouvons passer la journée tous les deux nous aussi près de la mer. Il ne fait toujours pas froid malgré le ciel couvert. La lumière est diffuse et les vagues sur la grève ont une respiration lente.

 

Il semble que personne n'ait bien compris ce qu'a dit Dinkha dans son appartement à Algarod, ni sur quoi Aroun et lui ont paru tomber d'accord.

« Et moi-même pas davantage », avoue Ziddhâ malgré son intervention qui aurait laissé croire le contraire. « Tu avais beaucoup parlé avec lui l'an dernier, et il t'avait même amené sur le site de Gorandsâ, dont personne ne paraît savoir grand chose. »

« Je ne crois pas qu'il tienne à ce qu'on en sache beaucoup plus, et c'est bien ce qui fait problème. Beaucoup de gens se sont méfiés de ce projet et des secrets qui semblent planer sur lui. Tout laisserait croire qu'il irait à l'encontre des décisions prises par les conseils d'éviter le gigantisme, les trop lourdes structures et l'opacité technologique. »

 

— C'est bien ce que j'avais compris, mais en quoi les considérations très générales de Dinkha ôtaient de tels soupçons pour Aroun ?

— C'est un truisme universellement admis : la mécanique quantique est moins intuitive que la mécanique classique. Dinkha pense que cela tient moins à leur nature réelle qu'à la façon dont la mécanique quantique a été construite. Les phénomènes auxquels l'une ou l'autre s'appliquent ne sont ni plus ni moins intuitifs. Quand des feuilles de papier se collent et bourrent les imprimantes, le phénomène est somme-toute plus intuitif que celui de la pression qu'exerce la lune sur les marées. Si tu regardes dans le détail les équations de Newton, tu ne les trouveras pas si simples que tu aurais pu le croire. Et pour ce qui est des questions philosophiques qu'elles ont posées sur leur rapport avec le réel, elles ne sont pas moins profondes que celles de Schrödinger et de son malheureux chat.

Si la mécanique classique était plus intuitive, c'est parce qu'elle fut faite par des francs-tireurs, des bricoleurs éparpillés dans les principales capitales d'Europe. Pour s'entendre, ils étaient obligés d'être intuitifs, de s'appuyer sur des expériences aisément reproductibles, et de donner avec leurs équations leurs méthodes de calcul. Ceux qui ont découvert la mécanique quantique formaient des groupes plus homogènes. Leurs échanges pouvaient déjà être inintelligibles pour des chercheurs qui ne travaillaient pas sur les mêmes questions.

Si tu lis au hasard des fragments de la correspondance entre Einstein et Schrödinger, tu verras des passages, certes difficiles, mais parfaitement intelligibles au non spécialiste, qui touchent à des questions universelles de la philosophie des sciences. Tu en trouveras d'autres qui te feraient te demander si l'auteur lui-même aurait été capable de se comprendre encore quelques années plus tard.

— Et alors ? S'impatiente Ziddhâ.

 

— Dinkha est convaincu que cette non-intuitivité est une faiblesse de la mécanique quantique, qu'elle est renforcée, et même en définitive causée par la division du travail qu'elle renforce à son tour. Alors, bien évidemment, ses projets visent à aller dans le sens contraire.

— Où est alors le problème ?

— Le problème est que, comme la physique quantique est déjà complexe et non intuitive, ses projets le sont aussi. On peut alors en toute bonne foi soupçonner qu'ils poursuivent des buts opposés.

— Et tu es sûr de Dinkha ?

— De ses intentions, oui, sans l'ombre d'un doute, mais nul ne peut prétendre être totalement maître des conséquences de ce qu'il entreprend. Après tout, comme on dit, l'enfer est pavé de bonnes intentions.

— Les intentions de ceux qui s'opposent à lui sont donc aussi excellentes.

— Sans aucun doute. Et il n'est pas dit qu'en s'opposant, ils ne s'aident pas à atteindre le même but. Si quelques-uns ont la gâchette un peu facile, que ça serve au moins à quelque chose... Chut, Ziddhâ, écoute...

— Quoi donc ?

— Le bleu du soir.

 

 

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