Home
Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

»

Cahier XIX
Sur les hauts-plateaux du Farghestan

 

 

 

 

 

Le 12 décembre

Le Farghestan

Le Farghestan est une curieuse région constituée de l'étroite côte des Syrtes et de vastes plateaux désertiques et glacés peuplés par des nomades. Ceux-ci se tournent plus aujourd'hui vers les régions de Tangaar, de Bolgobol ou de Dargo Pal, tant pour le commerce que pour la scolarisation des enfants et les études supérieures. Aussi, bien que le Farghestan soit une des plus grandes régions de la république, elle ne compte pour ainsi dire pas, réduite aux simples environs maritimes de Rhages.

 

 

Le 15 décembre

Premier jour de l'Aïd

Nous ne nous sommes pas attardés longtemps à Rhages. Nous avons souhaité, avant de rentrer, nous enfoncer dans les hauts plateaux, et nous nous apprêtons à fêter l'Aïd parmi une tribu.

Le terme de tribu n'est pas à prendre trop littéralement. On pourrait dire aussi bien « cantonnée », ou tout simplement « voisinage ». Chaque famille vit en toute autonomie sous une yourte — parfois deux, quand des grands-parents craignent d'affronter seuls une nature quand même hostile. D'autres fois, des adolescents trouvent volontiers un moyen-terme avec l'indépendance en allant vivre chez eux quand ils n'étudient pas à la ville.

Tous les foyers restent cependant en contact les uns envers les autres, même sur de très grandes distances. Maintenant que l'internet remplace largement les pigeons voyageurs, c'est plus facile encore. Ils surveillent ensemble les troupeaux de chevaux et de chameaux qu'ils laissent vivre à l'état quasi-sauvage, à l'exception des trois ou quatre qu'ils domestiquent.

Ils ne se regroupent qu'à l'occasion de fêtes en de véritables villages de yourtes. Ils en dressent alors de plus grandes, jusqu'à deux cents cinquante mètres carrés, de véritables chapiteaux de cirque.

 

 

Le 16 décembre

La mine d'Arath Zan

Nous sommes près de la mine de cuivre d'Arath Zan. Elle est exploitée à ciel ouvert depuis l'antiquité. Le filon est immense, et personne ne s'est jamais hâté de l'épuiser. Pour cela, les nomades ont dû résister à de très fortes pressions au cours de l'histoire, et tout récemment à l'époque de l'expansion de l'électricité au début du siècle dernier. Elle n'est pas moindre aujourd'hui avec la montée du cours mondial du cuivre. Rien à faire : les conseils locaux refusent obstinément de produire pour l'exportation.

— À quoi bon produire plus pour faire baisser les cours, dit-on.

 

Près du cratère monstrueux entouré de pyramides de terrils, la petite ville d'Arath Zan paraît minuscule. Elle l'est. Les bâtiments en dur se réduisent aux équipements collectifs, sinon ce sont des yourtes, plantées sur le sol terreux et caillouteux, aujourd'hui partiellement couvert de neige.

Les gens ne travaillent pas longtemps à la mine. Ils passent quelques mois et retournent dans la steppe. Ils font ainsi pendant quelques années, puis arrêtent. Ils ont raison. Travailler toute sa vie dans une mine de cuivre serait un suicide. Dans le monde entier, l'espérance de vie des mineurs de cuivre est très courte, même là où l'on respecte un minimum de mesures de sécurité.

 

Le village où nous campons est à une quinzaine de kilomètres d'Arath Zan, où nous nous sommes rendus ce matin pour acheter des cadeaux.

L'Aïd Al Kabir tombe cette année en pleine fête du solstice. Le 11 décembre est le jour où le soleil se couche le plus tôt de l'année, pendant qu'il continue à se lever toujours plus tard. Le dernier jour de l'Aïd suit de près la nuit la plus longue. La concordance des deux fêtes leur donne une résonance toute particulière.

Le plus grand bâtiment d'Arath Zan est un centre commercial : quelques gros hangars reliés par des chemins couverts qui abritent un souk. On y trouve de tout, notamment des moutons qui arrivent par camions de la région de Gandoughurat. J'en ai acheté un pour la cantonnée qui nous accueille, et j'ai épuisé mes dernières économies contre un bijou pour Ziddhâ.

De vieux moines bouddhistes complètement ivres se déchaînent dans la rue en brandissant des phallus de bois. Ils jouent à effaroucher les jeunes filles en les leur agitant sous le nez. Elles feignent elles aussi de l'être en poussant des cris et détournant les yeux. Les moines sont généralement des vieillards dans le Farghestan. Beaucoup d'hommes se retirent ainsi du monde après une vie bien remplie. Ils ne renient pas pour autant l'Islam.

 

Le sexe, l'espace et le nombre six

L'Islam, profondément nourri de Soufisme, et le Bouddhisme inspiré du Dzogchen et de pratiques chamanistes, suivent des voies strictement parallèles. Ils ne s'opposent, ni ne se rejoignent, ne se complètent ni ne se contredisent. Ou plutôt, le seul point sur lequel ils se rencontrent est le sexe.

Je dis bien « sexe » plutôt qu'éros, car, comme en latin, le mot farghi qui le désigne a pour racine le chiffre « six ». Six est aussi le nombre des points de l'espace : l'avant, l'arrière, la gauche, la droite, le haut et le bas. Le mot qui désigne l'espace en farghi est aussi de la même famille.

L'expérience érotique n'est jamais très loin de celle de l'espace dans la littérature du Fraghestan, profane ou canonique. Ce sont encore des mots de la même famille qui désignent l'horizon et la peau humaine. (Celui qui désigne les peaux de bêtes écorchées est d'une tout autre famille.)

 

L'échange inégal

« Je veux dire que ce qui ne colle pas dans l'économie politique, m'explique Ziddhâ, c'est la croyance qu'un échange entre une simple valeur d'échange et une valeur d'usage soit viable. »

Pendant que je conduis la camionnette le long de la voie ferrée qui relie la mine d'Arath Zan jusqu'au Dapkar, Ziddhâ tente de me résumer ce qui semble bien être le fossé irréductible entre des conceptions marxistes raisonnables et ce qu'on a appelé sans beaucoup de nuances le « révisionnisme ».

— C'est pourtant ce qu'on fait, dis-je, dès qu'on vend ou qu'on achète, on échange de la monnaie contre quelque chose d'utile.

— Mais ce n'est en réalité qu'un crédit. En donnant de la monnaie, nous reconnaissons seulement une dette sur un travail utile que nous avons ou allons accomplir. L'échange de monnaie ne fait qu'accompagner l'échange réel qu'elle quantifie. La monnaie ne peut remplacer indéfiniment l'échange entre des biens et des services. Elle garantit, contre un travail utile, la valeur d'un autre.

 

« Pour qu'un tel système fonctionne, continue-t-elle, il doit y avoir un réel échange, un échange de valeurs d'usage qui pourrait se suffire à lui-même. Et pour qu'il y ait donc accroissement de la valeur d'échange, il doit y avoir accroissement dans la production des valeurs d'usage. Prenons comme exemple un agriculteur et un boulanger qui échangent leur blé et leur pain. Si l'un et l'autre travaillent avec plus de confort et de profit qu'en accomplissant chacun de son côté le travail qu'ils se partagent, alors ils s'enrichissent. »

« Chaque fois au contraire qu’un échange de monnaie ne se résume pas à ce simple rôle d’accompagnement d’un échange de travail, ni ne le stimule dans le sens d’une meilleure efficacité, il n’y a en réalité aucun enrichissement. Même si l’un des contractants s’enrichit, il ne peut le faire qu’au détriment d’un autre, ou d’un tiers. Seul un rapport de force, c’est à dire la violence, peut maintenir un tel échange inégal. Pour autant, ce rapport de force n’empêche en rien un appauvrissement global de tous ceux qui sont inscrits dans ce marché, et, tôt ou tard, il n’y aura plus rien à échanger. On ne tond pas la tête d’un chauve. »

« Il y a toujours quelqu'un pour tirer plus de profit que d'autres d'une situation avantageuse ; il y en a toujours qui aiment donner beaucoup et réclament peu, et d'autres qui savent tirer profit sans offrir grand chose. Tant que, dans l'ensemble, tous trouvent plus d'avantage à collaborer qu'à agir séparément ou à s'organiser autrement, la cohésion se maintiendra. Dès que certains commenceront à trouver plus avantageux de sortir du rapport d'échange que d'y demeurer, l'association éclatera, et nulle cœrcition n'y pourra rien, si ce n'est retarder un choc d'autant plus violent. »

 

plateaux

Le système du capital

Je quitte le chemin caillouteux à peine tracé qui suit la voie ferrée, et je m'engage vers le sud pour rejoindre notre campement. Une famille, partie pour la Mecque, nous a prêté sa yourte, nous confiant le soin de nourrir les bêtes.

Le paysage est plat et stérile jusqu'à des cimes dentelées au nord, coiffées de nuages si étendus et immobiles qu'ils en sont énigmatiques.

— Si nous voulons en finir avec la dictature de l'économie spectaculaire marchande, continue Ziddhâ, je ne comprends pas pourquoi nous ne pronons pas l'abolition de la monnaie. Ce serait le plus radical, non ?

— Non.

— Non ?

 

— Non. Des premiers Chrétiens à Lénine, beaucoup de gens ont voulu l'abolir, sans parvenir pourtant au moindre résultat significatif. La meilleure critique que je connaisse de cette posture stérile est encore celle que Victor Considérant, l'héritier spirituel de Fourier, opposa à Proudhon.

Aucune décision humaine n'a produit la monnaie, et aucune, selon toute évidence, ne pourrait l'abolir. Rien ne peut empêcher des gens de se livrer à un échange, comme nous l'avons fait nous-mêmes avec ceux qui nous ont laissé leur yourte. Rien ne peut empêcher quelqu'un de rendre service à quelqu'un d'autre contre un service en retour, et d'abord parce qu'ils peuvent aussi bien le faire sans même y penser.

 

Dès qu'est posée ainsi, même subliminalement, l'égalité de valeur entre deux services, la route est ouverte à une infinie comptabilité de la valeur d'échange, donc à un système monétaire et à l'accumulation du capital. Le capital devient un système d'autant plus facilement qu'à chaque étape les actes précèdent la conscience.

Pire, la volonté d'interdire l'échange marchand ne renforcerait que les moyens de surveillance et de contrainte, qui devraient aller s'exercer jusque dans les consciences, et même dans ce qui échappe à la conscience. Ces mesures finiraient donc par renforcer cela même qu'elles prétendraient interdire : asservir chacun dans un formidable réseau de quantification de la subordination.

 

D'ailleurs l'asservissement total à la valeur d'échange est bien capable d'abolir lui-même la monnaie mieux que n'importe quelle dictature : La monnaie tend alors à y devenir une unité de mesure qui ne mesure plus qu'elle-même. Elle n'a plus aucune relation avec le monde réel. Elle mesure le taux d'asservissement à un pouvoir de l'homme sur l'homme. Le pouvoir accroît sa puissance sur tous, en même temps que son impuissance sur les choses. C'est là qu'est heureusement sa limite.

Il est bien préférable de laisser se jouer toute forme d'échange dans la plus complète liberté, et même la plus totale inconscience. Il s'agit bien au contraire de les libérer des réglementations toujours plus contraignantes qui veulent éradiquer toute économie informelle.

 

 

Le 17 décembre

L'Aïd al Kabir

L'Aïd al Kabir, en français la Grande Fête, commémore le sacrifice d'Ibrahim. Ibrahim ne parvenait pas à obtenir un enfant de sa première épouse, Sarah. Il en prit une seconde, Agar, qui lui donna un fils, Ismaïl.

Certains disent qu'Agar était la servante égyptienne de Sarah, mais c'est une vision bourgeoise, m'assure le secrétaire du Conseil des mineurs de cuivre qui est venu passer les fêtes dans le camp. Pourquoi Ibrahim n'aurait pas reconnu la mère de son fils unique ?

Il reçut alors de Dieu l'ordre d'immoler ce fils unique auquel il tenait tant, dans le désert. La pierre du sacrifice est celle-là même qui est dans la Kabaa à la Mecque. Au dernier moment, un ange a arrêté son bras, et lui a montré un bélier qui se trouvait là pour être sacrifié à la place d'Ismaïl. Dieu, en récompense lui donna ensuite un fils, Isaac, de sa première épouse.

La fête du sacrifice marque la fin de l'année lunaire, qui va correspondre cette fois à celle du soleil.

 

On m'avait raconté cette histoire sous sa forme romaine quand j'étais enfant. Tout y était mélangé : Agar n'était qu'une servante, et le fils sacrifié était Isaac. Le fond du récit restait à peu près le même et je l'avais trouvée horrible.

Je n'en étais pas autrement surpris, car il correspondait à l'idée que je me faisais des religions. Je m'étonnais seulement que mon père, anticlérical notoire, ne me l'ait pas raconté lui-même. Peut-être aurait-il craint que je soupçonne une calomnie. Que l'histoire m'ait été rapportée par des croyants, et qu'ils y aient vu un modèle de vertu, achevait de me convaincre que mon père n'exagérait rien. Plus tard, en étudiant l'Histoire, j'ai pu vérifier qu'il était même loin du compte.

Je n'ai pas trouvé beaucoup de raisons depuis mon enfance pour changer mon opinion sur l'Église Romaine, mais j'ai compris depuis que je n'avais pas à l'étendre à toutes les expressions religieuses, chrétiennes ou non, sans y avoir d'abord regardé de plus près.

 

Le sacrifice d'Ibrahim

Le sacrifice d'Ibrahim a quelque chose de monstrueux. Aucun homme sain ne pourrait l'approuver et dire : Ibrahim a raison, si Dieu le lui a demandé, il doit le faire. Tout homme digne de ce nom l'arrêterait, le retiendrait exactement comme a fait l'ange.

C'est cela le sens véritable de cette fête. Un homme était prêt à faire ce qu'aucun autre n'approuverait, parce que cela ne lui a été demandé qu'à lui seul. Lui seul pouvait connaître ce qui le plaçait au-dessus de tout jugement humain, même le sien.

C'est cela le sens du pacte : il n'est pas entre les hommes. Entre les hommes il ne peut y avoir, il ne doit y avoir, que condamnation. L'Alliance signifie que tu te places au-delà de toute condamnation, au-delà du bien et du mal. Tu ne trembles pas, seul dans le désert, et tu es prêt à ce qui, aux yeux de quiconque, est un crime, même aux tiens, si quelque chose comme une grâce ne te touche pas.

« Tu comprends, toi qui es romain, comment le sacrifice d'Ibrahim est très supérieur à celui, par exemple de Brutus, » m'a dit Addi, le secrétaire du conseil qui fait aussi fonction d'imam dans la tribu, et qui m'a expliqué tout ça.

 

Je pense qu'il fait allusion à la pièce de théâtre de Voltaire, Brutus, qui connut un grand succès pendant la Révolution Française. Lucius Junius Brutus renversa le roi Tarquin et fonda la république romaine. Il dut plus tard prononcer la condamnation de son propre fils qui avait participé à une conspiration pour rétablir Tarquin sur le trône.

 

 

»