Home
Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

»

Cahier XX
Dans le désert

 

 

 

 

 

Le 29 Dhou al Hijja

Où que se lève l'aube, on ne peut la croire si belle

Où que se lève l'aube, on ne peut la croire si belle. Dans la plaine glacée, le givre se teinte d'émeraude quand l'horizon devient rose.

 

Mois de Dhou al Hijja, dernier de l'an 1426 de l'Égire, décembre 2006 du calendrier grégorien, 29 frimaire 215 de celui de la République, 29 kislev 5767 chez les Hébreux, 29 azar 1385 pour les Perses, 28 kaloch 1456 pour les Arméniens, 30 margasirsha 2063 pour le calentrier hindou lunaire, le 1 11 bing-xu chez les Chinois — cela semble dérisoire quand on regarde le ciel étoilé. L'heure, le jour l'année, le pôle, l'équateur, le plan galactique : tous est là, immédiatement lisible, donné à tous depuis bien avant qu'une intelligence sache le lire.

Quand on sent la Terre pencher ainsi sur son axe, comme une moto dans un virage, on peut être saisi par la crainte qu'elle ne se redresse plus, qu'elle continue, accélère, échappe à la gravitation solaire, s'envole de son orbite dans le vide glacé.

La plaine couverte de givre en devient plus belle encore.

Dans quelques jours, l'axe va commencer lentement à se redresser, et bientôt la plaine se couvrira à nouveau de lichens.

 

Nous sommes partis dans le désert. Nous avons démonté la yourte et l'avons chargée sur les chameaux. Les nomades nous ont aidés et nous ont donné des conseils.

Nous n'avons pas pris la camionnette. Je crains que des chutes de neige ne nous bloquent avec elle. J'ai quelques inquiétudes aussi pour sa suspension. Nous n'avons pas amené non plus de chevaux. Les chameaux sont des animaux robustes, parfaitement adaptés au terrain et au climat. Nous nous sortirons toujours d'un mauvais pas avec eux.

 

Nous n'avons pas pris d'ordinateur. Il fait trop froid. Nous n'en avons de toute façon pas besoin pour trouver notre route avec un ciel si dégagé et tant d'étoiles.

Les gens du camp ont tout fait pour nous dissuader — c'est trop dangereux, nous ont-ils dit. Vous ne connaissez pas ces terres. Vous ne rencontrerez personne pour vous secourir pendant les fêtes... 

Nous ne pouvions quand même pas venir jusqu'ici sans aller plus loin.

 

Ziddhâ ne connaît pas plus les chameaux que moi. Nous n'en avons monté pour la première fois que l'an dernier à Tangaar, ensemble. Que peut-il bien se passer dans leur drôle de tête ?

— Ce ne sont que des mammifères comme les autres, dis-je. Il n'y a pas de raison pour qu'ils attendent autre chose que des caresses et des ordres clairs.

 

C'était un peu fou de venir jusqu'ici. Trois heures et demie hier soir pour monter la yourte à deux, quand les nomades n'en mettent qu'une. On a cru mourir de froid.

Nous avions bien vu comment faire, pourtant, et nous ne nous sommes pas trompés. C'est fascinant combien l'habitude accélère les gestes.

La yourte se chauffe vite heureusement, et elle conserve étonnamment bien la chaleur. Nous n'irons pas plus loin. Il ne suffit pas de comprendre comment les nomades vivent dans ce désert pour être capable d'en faire autant.

 

 

Le 20 décembre

Rencontre avec Gibran

Promenade dans le désert cet après-midi. Nous avons fait courir les chameaux, mais nous prenons garde de ne pas les épuiser.

— Es-tu bien sûr que nous sommes en train de faire ce que nous devons ? Me demande Ziddhâ.

— Je ne comprends pas ?

— Tu devais aller à Algarod pour éviter des affrontements entre des gens que tu connais.

— Eh bien ? Manzi, lui, n'a pas trouvé insensé que nous allions faire la même chose au Farghestan.

— Mais nous sommes en plein désert.

— Le cœur du Farghestan est un désert.

— Et qu'espères-tu y trouver ? L'Archange Gabriel ?

 

C'est peu après cette conversation que nous avons rencontré Gibran.

— Regarde là-bas, on dirait une voile, ai-je dit.

— Une voile ?

Nous avons lancé nos chameaux dans sa direction. C'était bien une voile et elle allait à vive allure, heureusement de trois-quarts dans notre direction, une voile qui entraînait un chariot.

Son conducteur ralentit quand il nous vit, et la ramena. C'était un vieil homme sans âge, avec une grande barbe et de longs cheveux tout blanchis. Il se tenait pourtant très droit et ses gestes étaient vifs et assurés.

 

Le char à voile est bien différent de ceux qu'on utilisait en Chine vers le quatorzième siècle. J'ai caressé son carénage sans parvenir à identifier les matériaux ; alliage métallique et résine synthétique.


char

Il a quatre roues. Celles de devant doivent faire cinquante centimètres de rayon. À l'arrière, elles sont si grandes que je peux à peine de ma main atteindre la partie supérieure. Comme des roues de moto, des rayons métalliques les relient au moyeu.

Les pneus sont si peu gonflés — afin de faciliter l'adhérence à un terrain accidenté et souvent recouvert de neige ou de verglas — que je doute qu'ils soient en caoutchouc pour résister à l'écrasement qu'en subit la surface. Deux autres roues, plus petites, comme celles des tricycles pour enfants, ne touchent pas le sol, et servent manifestement à empêcher le véhicule de se renverser. La partie principale du carénage est couverte, avec des hublots ronds comme ceux d'un bateau. Des panneaux solaires sont fixés à l'avant et à l'arrière.

 

L'homme est vêtu d'un long manteau rouge de soie matelassée comme on n'en fait qu'ici, et coiffé d'une grande toque de fourrure. J'en viens à me demander s'il n'est pas le Père Noël qui s'est modernisé.

— Santa Claus, I suppose ? Lancé-je en lui tendant la main après que nous nous sommes présentés.

— Farid Uçul Al Gibran, répond-il en riant. Et il ajoute avec un accent qui le rend à peine intelligible : Vous êtes Français ?

— La, ânâ Marmaty. Jean-Pierre only is French, répond Ziddhâ.

— Hal tatakalamoun al 'ourat al palanzi ? Nous demande-t-il un peu linguistiquement dérouté.

 

Nous avons offert à Gibran de partager notre repas, et nous le guidons en menant nos chameaux à vive allure devant son char. Ziddhâ en profite pour m'apprendre que c'est un homme important. Important ? C'est bien la première fois que j'entends un tel adjectif pour qualifier un homme dans le Marmat. Que peut-il être ? Un saint, un mâdî ? Un boddhishatva ? Un maître du Dzogchen ? Un grand chaman ? Un poète ?

Non, il n'est rien de particulier — je me disais bien que pour être important ici, il ne suffisait pas d'être quelque chose — il est à la croisée de plusieurs réseaux.

« Il est capable d'écrire un courriel directement au clavier, me dit Ziddhâ, à la vitesse où il parle et avec un style soutenu dans une demi-douzaine de langues. » Je comprends que nous venons de rencontrer un homme qui inspire le respect et l'admiration. « Il fait preuve de tant d'esprit dans chacune, ajoute-t-elle, qu'il n'a pas à utiliser de binoches. »

 

Au repas

« Maintenant, je vois qui tu es, » me dit Gibran en reprenant de cette viande séchée qui a un peu la texture du corned-beef quand on la prépare, et dont le secret remonte aux Huns. Il vient de reconnaître en moi l'auteur des Contes Spirituels (http://jdepetris.free.fr/load/contes_spirituels.html) qu'il a lus en français.

Ziddhâ s'est surpassée dans la cuisine malgré la pauvreté des ingrédients dont nous nous sommes encombrés. Elle a tenu à s'en occuper seule, manifestement impressionnée par la présence de notre hôte. Feuilles de vigne et de menthe séchées, poivre, paprika, blé cassé...

Gibran me reconnaît une bonne maîtrise du châ't. Ziddhâ en est naïvement fière à travers moi. Le châ't est une forme d'esprit typiquement musulmane, extrêmement destructrice des interprétations littérales. Gibran est réputé maître en ce domaine, et je ne suis pas non plus indifférent à son jugement.

— Le châ't doit élever le rire, ouvrir l'interprétation. Il ne doit jamais être réducteur ni méprisant. Il doit être chaleureux et glacial à la fois.

Son jugement me réjouit, bien que des commentaires dans des forums religieux m'avaient déjà largement rassuré sur la réception de mon texte. Certes il est aussi athée que je peux l'être, mais je ne souhaitais en aucun cas heurter la foi de quiconque, simplement huiler les portes de l'interprétation.

 

La vivacité d'esprit de Gibran

Gibran nous invite chez lui à Rhages pour les fêtes. Il a les clés d'un appartement inoccupé qu'il peut nous prêter. Il nous les laisse si l'on veut y aller. Nous nous préviendrons à notre arrivée.

Il parle assez mal le français, mais le lit correctement. Nous préférons parler en anglais tous les trois. Il est d'une rapidité d'esprit peu commune. C'est pourtant extrêmement difficile dans une langue qui n'est pas la sienne. Cela suppose d'avoir acquis des automatismes de langage et une extrême attention à des formes rhétoriques souvent trop subtiles.

— Je n'en suis pas si sûr, me répond-il. Il suffit surtout de ne pas penser plus vite que l'on parle. En réalité, j'ai l'esprit très lent. Je n'arrive même pas à penser aussi vite que ma langue. En fait, on peut énoncer très finement des idées dans une langue que l'on connaît mal, tout simplement parce qu'on ne sait pas les dire de la façon la plus convenue. Toi-même, tout à l'heure, quand tu as utilisé l'expression « huiler les portes de l'interprétation », je suis sûr que tu as employé ces mots parce que tu ne trouvais pas ceux qui seraient naturellement venus à la bouche d'un vrai anglophone. Je soupçonne même que tu les as spontanément traduits de l'arabe.

— Il est vrai, reconnaît Ziddhâ, que « porte de l'interprétation » sonne si naturellement en arabe que personne ne leur imaginerait encore une serrure ou des gonds susceptibles d'être huilés.

— Sans doute, dis-je songeur. C'est une remarque très fine. Le plus difficile n'est cependant pas de construire des phrases, c'est d'entendre ce qu'elles énoncent, et surtout quand ce sont les mots d'un interlocuteur. Tu fais preuve de beaucoup d'attention pour celui qui te parle.

— Peut-être est-ce pour cela que je suis si lent.

 

Fragments d'un dialogue

— Et comme ils ne savaient pas, ils commencèrent par apprendre aux autres. Cette phrase de ton texte résume tout, me dit Gibran. Même si ton propos se veut inactuel, c'est bien où en est l'empire du spectacle. Dès que des autorités ne peuvent plus nier l'ignorance générale, elles proclament la nécessité de donner des formations et des diplômes. Personne ne se soucie cependant d'où pourrait surgir la connaissance qui viendrait dissiper cette ignorance.

 

— C'est pourtant bien l'ignorance qui est à la source de toute science, relèvé-je. La première chose que je dois apprendre est que je ne sais pas.

— Naturellement, admet Gibran, et quel savant pourrait t'enseigner une telle ignorance, qui est la tienne propre, quand il ne cherche qu'à masquer la sienne ? La première chose qu'il pourrait t'apprendre est au contraire qu'il ne sait pas non plus.

— Évidemment, admetté-je à mon tour, seuls des chercheurs ignorants peuvent découvrir ce qu'ils ignorent. Comment pourraient-ils découvrir autre chose ?

 

Gibran : Surtout si leur savoir se réduit à peu près à faire savoir qu'ils sont savants.

Ziddhâ : Il suffit d'un diplôme pour faire savoir qu'on est savant.

Gibran : Diplômes, brevets, copyrights, ce sont de tels titres de propriétés qui ont fini par remplacer ceux de la terre.

Moi : La différence est que le sol, lui, est bien réel. On peut se battre pour le conquérir. Les voies de communication, les moyens de production ont, eux, une réalité plus fugace. Si l'on parvient à en prendre le contrôle, on doit aussi posséder les aptitudes nécessaires à les utiliser, les entretenir et les reproduire. La conquête d'un brevet, d'un diplôme ou d'un copyright, elle, ne nous donnera pas le savoir dont ils se veulent le titre de propriété.

Gibran : Nous sommes là à un moment où la propriété n'est plus défendable autrement que par la croyance. Tu peux toujours croire que la science appartient à un autre ignorant, mais si tu apprends que la véritable science est l'ignorance même, aucune muraille, aucun coffre ni aucune armée ne pourront la garder.

Moi : Ou si tu découvres seulement que les faux savants ne sont là que pour dérober l'accès à la connaissance de ta véritable ignorance, tu sais alors que tu peux les ignorer dans leur propre ignorance de leur ignorance.

 

La nuit dans le désert

Ce plateau glacé m'est devenu immédiatement accueillant, et même familier. Son étendue m'évoque parfois la mer, et les lointaines cimes neigeuses en sont comme des rivages. Je m'y sens spontanément chez moi, et la yourte en devient particulièrement chaleureuse, avec ses tapis, ses murs de peau auxquels le vent donne parfois une sorte de vie.

Là où l'humain est rare, sa présence devient plus forte, plus singulière. On commence à se voir comme à travers les yeux d'un Dieu qui nous aurait créés, comme des dieux. Je ne parle pas là de moi, mais de comment je vois les autres. Ziddhâ est incontestablement devenue une déesse pour moi. Elle ferait d'un geste surgir une montagne de glace coiffée d'un palais de cristal, qu'elle ne m'émerveillerait pas plus qu'en versant habilement le thé dans nos coupes de métal ciselé.

Gibran m'apparaît lui aussi comme un dieu des vents surgi dans son char de lumière, pour lequel il s'apprête à nous quitter et aller finir cette longue nuit de décembre.

Nous restons un long moment tous les trois à regarder le ciel étoilé, jusqu'à ce que le froid traverse nos manteaux. Demain nous nous séparerons, et nous irons l'attendre à Rhages.

 

 

»