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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XII
Le Marmat contemporain

 

 

 

 

 

Le 18 mai

Conversation sur la terrasse

« La recherche devient un bordel indescriptible, nous explique Dinkha. »

« Et d'abord elle se babellise. La science moderne s'est structurée en Europe dès la fin du dix-septième siècle en utilisant principalement trois langues : l'allemand, l'anglais et le français. Au cours du vingtième siècle, la première a cédé le pas au russe. En principe, il n'en reste aujourd'hui plus qu'une : l'anglais. Mais quel anglais ! »

« Au cours de ce même siècle, on a trouvé pertinent de spécialiser toujours plus tôt l'enseignement scientifique et littéraire. Ce n'était pas une très bonne idée. L'anglais scientifique est devenu un salmigondis sans épaisseur, dont il est bien dur de se servir comme d'une langue véhiculaire entre plusieurs nationalités. A-t-on jamais vu un monde où les scientifiques ne sont pas d'abord des lettrés ? »


« Et ce n'est pas le pire par lequel j'ai commencé. Les éditions scientifiques ne sont plus faites ni contrôlées par des communautés de chercheurs. Elles sont entre les mains d'entreprises privées qui font de la recherche un véritable marché de la connaissance. Elles exploitent une première fois les auteurs qui les rédigent, et elles les exploitent une seconde fois comme lecteurs. Pas plus qu'avant, elles ne payent leurs papiers, et elles font payer les autres pour les lire. Elles commencent même à faire payer pour être lues. »

« Les éditions scientifiques sont de plus en plus numériques, et l'on se demande en vertu de quoi elles imposent leurs tarifs. N'importe quel chercheur serait bien capable de s'éditer lui-même. Elles justifient leurs prix par un travail. Lequel ? La recherche, l'écriture, la relecture, l'édition... tous ces travaux sont déjà accomplis, et financés la plupart du temps par de l'argent public. Ces tarifs doivent donc couvrir les frais de comptabilité, la programmation du paiement en ligne sécurisé et de protections contre le piratage. »

« Leur seule fonction avouable serait celle de faire l'aiguillage dans le savoir. En fait, elles gèrent seulement le marché. Elles n'aiguillent, et moins encore n'aiguillonnent rien du tout. Leurs prix les rendent inaccessibles au chercheur isolé, et ils sont prohibitifs pour une équipe qui ne travaille pas dans un pays où la devise est forte. »


« Elles prétendent sélectionner ce qui a la plus forte valeur scientifique. Elles justifient leur existence en se voulant le dernier garde-fou pour s'y retrouver dans le chaos foisonnant de la recherche. Pourquoi devrions-nous leur faire confiance ? »

« Jamais un travail intellectuel ne s'est distingué ainsi, et jamais il n'y parviendra. On trouve de plus en plus de la documentation libre et exploitable sur le net, parfois sur des sites personnels bien mieux faits que ceux des revues prestigieuses, par des gens qui ne sont ni bardés de diplômes, ni particulièrement renommés. »


« Cette course au prestige et aux bénéfices n'est de toute façon pas conforme aux exigences de la recherche que sont la collaboration et le partage, et surtout la relation directe. Leur existence dépend de plus en plus de la confusion et de l'imposture, qu'elles sont entraînées à entretenir plutôt qu'à contenir. Loin d'être un critère de scientificité, elles devraient plutôt éveiller les soupçons sur ce qu'elles publient. En attendant, on ne s'y retrouve plus. »

« De quoi te plains-tu ? Demande Ziddhâ. Avant, l'accès réservé et le prix étaient gages de qualité. Si maintenant la qualité est libre et gratuite, c'est encore mieux, non ? »


village


Le 19 mai

Les investissements étrangers

Il y a de plus en plus en plus d'investissements chinois dans la république du Gourpa. Le régime a changé pour les rendre possibles.

La question réveillait un vieux problème qui avait déjà opposé la république à l'Union Soviétique et à la Chine Populaire. Les conseils du Marmat n'admettaient ni la propriété privée, ni la collectivisation des moyens de production. Ils ne les voulaient ni sous le contrôle des conseils de travailleurs, ni sous celui des conseils locaux, ni de quelque coordination gouvernementale. Ils avaient pour cela un fort argument : les moyens de production en réalité n'existent pas.

Ils justifiaient ce point de vue en démontrant, sans grande peine, qu'aucune installation industrielle, aucune route, aucune voie ferrée, aucun barrage... ne resterait longtemps debout sans travail humain ni entretien. Seul l'usage leur donne un semblant de persistance, et encore, en les modifiant perpétuellement. Cette capacité de travailler disparaît elle-même en moins d'une génération si elle n'est pas mise en œuvre. Peut-on posséder ce qui n'existe pas ? Et comment donc pourrait-on alors le vendre ?

Le nouveau régime trancha la question : il suffit que l'acheteur croie en l'existence de ce qu'il achète, si le vendeur peut prouver qu'il n'a rien fait pour le tromper.


Ils n'ont jusqu'à aujourd'hui attiré que des investisseurs chinois. Traditionnellement, les Chinois n'ont jamais beaucoup cru à la réalité des moyens de production. Ils croient surtout en la valeur marchande des produits.

Malgré la faiblesse des voies de circulation et son marché intérieur anémié, le Gourpa a une productivité très correcte, que camouflent à peine la sous-évaluation monétaire et le calcul totalement imaginaire du temps de travail.

Cela tient à ce que peu de monde y est occupé à des tâches improductives, voire nuisibles. Il est bien évident que la faible productivité de la France aujourd'hui ne tient ni à ses méthodes de travail, ni aux capacités de la main d'œuvre, ni à sa protection sociale, mais à la multiplication des tâches qui font tourner de l'argent sans produire aucune espèce de richesse, quand elles ne génèrent pas des nuisances. Dans la pachydermique industrie du spectacle, par exemple, ce ne sont pas les allocations des intermittents, ni le déficit de leur caisse qui coûtent cher, c'est le somptuaire gaspillage d'énergies que constitue sa part pourtant la plus rentable.

La grande concentration fordiste du siècle dernier, qui avait tant profité à l'Occident et au Japon, elle aussi se révèle depuis déjà longtemps moins efficace que de petites unités de production, mieux réparties pour économiser les transports et assurer l'autonomie locale, faciles à restructurer et stimulant la qualification.


De toute façon, les investissements chinois obéissent à une stratégie politique bien plus qu'économique. Le Marmat ne possède aucune richesse qui intéresse les Chinois. Il occupe une position stratégique.

La Chine est confrontée à un double problème sur sa frontière occidentale. À l'intérieur, elle se livre à une véritable « conquête de l'ouest » qui crée des tensions entre les migrants et les populations de souche. À l'extérieur, elle dispute à la Fédération de Russie et à l'Occident l'influence sur les nouvelles républiques indépendantes et l'accès à leurs champs pétrolifères.

La Chine ne veut plus que sa frontière ouest demeure un cul-de-sac. Pour cela, elle a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec le Marmat. Elle possède un atout que les autres puissances n'ont pas : un sens de l'opacité dans les affaires qui s'accommode très bien avec le fouillis des organes de décision locaux.

« Qu'importe sa couleur, du moment que le chat attrape les souris » disait le camarade Ping. Qu'importe les affaires, du moment que s'échangent les techniques. La République du Gourpa est très intéressée par des collaborations dans la production de composants électroniques.


Le 21 mai

Orage dans la nuit

Le tonnerre m'a réveillé avant le jour. Je suis sorti dans la nuit voir l'eau ruisseler dans les rues pentues d'Algarod, couler en cascades dans ses escaliers. J'ai pris les clés de la voiture de Ziddhâ en lui laissant un mot. Par prudence, je n'ai pas emporté mon ordinateur. Peut-être un jour fera-t-on des portables étanches.


De toute façon, je n'écris pas souvent au clavier, presque seulement du courriel. Il est pratique alors de garder sous les yeux le message auquel on répond, et d'en conserver des passages. Le courrier électronique est vraiment un genre d'écriture à part entière, permettant une exactitude dans la parole qui n'avait encore jamais été approchée. Sinon, je préfère la plume.

Il y a quatre ou cinq ans, j'attendais beaucoup des programmes de reconnaissance vocale qui devait permettre de dicter son texte pour qu'il s'écrive automatiquement. Voilà encore une technologie qui a abouti contre toute attente à un remarquable fiasco.

Pourtant ça marche, et somme toute pas si mal. Pas assez bien toutefois. J'observe que parmi tous ceux qui l'ont essayée, très peu l'ont adoptée, et seulement des gens qui n'écrivent guère ; des registres, des adresses ou de courts messages.


Quand je saisis mon texte, je le corrige en le relisant. Avec la reconnaissance vocale, je corrige le programme. Malgré tout, je n'hésite pas à faire prononcer le texte saisi. C'est le meilleur moyen de prendre connaissance de ce qu'on a réellement écrit.

On a souvent critiqué la mauvaise qualité des voix artificielles, notamment en français. Moi, je leur reproche seulement d'ignorer les liaisons. Sinon, cette mauvaise qualité est un atout supplémentaire qui permet d'apprécier celle-là seule du texte.

L'ignorance des liaisons est bien plus regrettable. Toute la grammaire du français repose sur elles. La plupart des Français les ignore pourtant, ou les fait mal, et, plus grave encore, même les enseignants. Une liaison mal faite vaut pourtant bien une faute d'orthographe. Comment peut-on écrire une déclinaison à la fin d'un mot et ne pas savoir la prononcer quand on doit le faire ?

La France se dote d'un ministère de la francophonie et pourtant personne ne songe à programmer un logiciel de reconnaissance vocale correct du français. Tous viennent du monde anglophone.


La pluie devient moins forte avec les premières lueurs. Le vent des cimes s'est levé. Les toits brillent sous la lumière rouge des lampes.

J'ai roulé jusqu'en bas, dans la vallée d'Af Fawoura. Je l'ai remontée jusque là où ne s'étendent plus que des usines sur ses rives.

Je me suis arrêté dans un petit café dont la verrière m'offrait la vue sur les lames boueuses et tourbillonnantes de la rivière. L'orage a dû être très fort dans la montagne.


Écrire à la plume puis saisir au clavier renforce un curieux découplage de l'écriture, celui qui masque l'illusion du temps réel. Le texte s'offre d'habitude comme s'il était la trace que laisse la parole en se déployant dans son temps linéaire et univoque. L'écriture se déploie au contraire dans le ressac du temps onirique.

On ne vit pas la plume à la main pour noter ce qui nous arrive. On conte éventuellement après coup. Même alors, le temps de l'écriture n'est pas celui du conte. Et d'abord, pas plus que le rêve, l'écriture ne consiste à parcourir à nouveau ce qu'on a déjà vécu, pensé, éprouvé, perçu ; c'est construire avec.


Montagnes


La poésie à Algarod

Le bar commençait à se remplir quand j'y suis arrivé, puis il s'est vidé presque instantanément, me laissant seul avec le bruit à peine perceptible de la rivière derrière la vitre, et du vent. Il secoue maintenant les branches et le lampadaire devant le bar, qui grince bruyamment. Il ride aussi les flaques sur la route trempée.


Le patron désœuvré s'est installé aussi sous la verrière. Il a sorti un cahier qu'il relit une plume à la main. Je pense que ce sont ses comptes.

« Vous prenez un café ? » me demande-t-il, retourné derrière le comptoir pour s'en faire un. J'accepte en me rendant à peine compte qu'il me parle en palanzi.

Nous avons engagé la conversation en anglo-arabe. Il corrigeait sa poésie, pas sa comptabilité.


La montagne se dresse sombre sous nos yeux, et dans le crépuscule qui poinçonne le cœur, les ronflements du torrent frappent.

Il a beau frapper

le courant contre les pierres

qui voudrait à la nuit

par ces sentiers de montagne

venir nous rendre visite ?

Comme nous sommes voisins de la montagne sainte, nous allons y faire nos dévotions. Le chemin a été rude, aussi vais-je à la fontaine rocheuse de la mosquée, et de la main, j'y puise l'eau glacée.

Au fond des montagnes

l'eau qui sourd d'entre les roches

je l'ai puisée et j'ai su

ce qu'est ne point se lasser.

Au retour dans la splendeur du couchant, la ville nous apparaît dans ses moindres détails.

Elle me quitte pour regagner Algarod, le cœur lourd comme le sabot d'un cheval.

Le lendemain, elle m'envoie ceci :

À la crête des monts

lorsque du soleil couchant

disparurent les feux

de mes yeux longuement

je vous cherchais

Comme me parvient à l'aube le chant de la prière, je pousse la porte. La brume noie le contour des montagnes qui faiblement s'éclaire et la sombre ramure des chênes. Et voici que plusieurs fois, j'entends hennir le cheval.

Dans la vallée, à cette heure

des gens doivent l'entendre

Ce peut-il qu'il en soient

qui aient une pensée pour moi ?

Hammad Sarashun

Traduction J-P Depétris


Nous avons passé une partie de la matinée à traduire ces lignes, sautant de langue en langue, un seul d'entre nous connaissant celle de départ ou celle d'arrivée. Je commence heureusement à comprendre les principes de leur poésie (voir mon premier voyage, cahier 4), et je crois avoir bien fait.

 

 

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