Cahier XII
Le Marmat contemporain
Le 18 mai
Conversation sur
la terrasse
« La
recherche devient un bordel indescriptible, nous explique Dinkha. »
« Et
d'abord elle se babellise. La science moderne s'est structurée
en Europe dès la fin du dix-septième siècle en
utilisant principalement trois langues : l'allemand, l'anglais
et le français. Au cours du vingtième siècle, la
première a cédé le pas au russe. En principe, il
n'en reste aujourd'hui plus qu'une : l'anglais. Mais quel
anglais ! »
« Au
cours de ce même siècle, on a trouvé pertinent de
spécialiser toujours plus tôt l'enseignement
scientifique et littéraire. Ce n'était pas une très
bonne idée. L'anglais scientifique est devenu un salmigondis
sans épaisseur, dont il est bien dur de se servir comme d'une
langue véhiculaire entre plusieurs nationalités. A-t-on
jamais vu un monde où les scientifiques ne sont pas d'abord
des lettrés ? »
« Et ce
n'est pas le pire par lequel j'ai commencé. Les éditions
scientifiques ne sont plus faites ni contrôlées par des
communautés de chercheurs. Elles sont entre les mains
d'entreprises privées qui font de la recherche un véritable
marché de la connaissance. Elles exploitent une première
fois les auteurs qui les rédigent, et elles les exploitent une
seconde fois comme lecteurs. Pas plus qu'avant, elles ne payent leurs
papiers, et elles font payer les autres pour les lire. Elles
commencent même à faire payer pour être lues. »
« Les
éditions scientifiques sont de plus en plus numériques,
et l'on se demande en vertu de quoi elles imposent leurs tarifs.
N'importe quel chercheur serait bien capable de s'éditer
lui-même. Elles justifient leurs prix par un travail. Lequel ?
La recherche, l'écriture, la relecture, l'édition...
tous ces travaux sont déjà accomplis, et financés
la plupart du temps par de l'argent public. Ces tarifs doivent donc
couvrir les frais de comptabilité, la programmation du
paiement en ligne sécurisé et de protections contre le
piratage. »
« Leur
seule fonction avouable serait celle de faire l'aiguillage dans le
savoir. En fait, elles gèrent seulement le marché.
Elles n'aiguillent, et moins encore n'aiguillonnent rien du tout.
Leurs prix les rendent inaccessibles au chercheur isolé, et
ils sont prohibitifs pour une équipe qui ne travaille pas dans
un pays où la devise est forte. »
« Elles
prétendent sélectionner ce qui a la plus forte valeur
scientifique. Elles justifient leur existence en se voulant le
dernier garde-fou pour s'y retrouver dans le chaos foisonnant de la
recherche. Pourquoi devrions-nous leur faire confiance ? »
« Jamais
un travail intellectuel ne s'est distingué ainsi, et jamais il
n'y parviendra. On trouve de plus en plus de la documentation libre
et exploitable sur le net, parfois sur des sites personnels bien
mieux faits que ceux des revues prestigieuses, par des gens qui ne
sont ni bardés de diplômes, ni particulièrement
renommés. »
« Cette
course au prestige et aux bénéfices n'est de toute
façon pas conforme aux exigences de la recherche que sont la
collaboration et le partage, et surtout la relation directe. Leur
existence dépend de plus en plus de la confusion et de
l'imposture, qu'elles sont entraînées à
entretenir plutôt qu'à contenir. Loin d'être un
critère de scientificité, elles devraient plutôt
éveiller les soupçons sur ce qu'elles publient. En
attendant, on ne s'y retrouve plus. »
« De
quoi te plains-tu ? Demande Ziddhâ. Avant, l'accès
réservé et le prix étaient gages de qualité.
Si maintenant la qualité est libre et gratuite, c'est encore
mieux, non ? »
Le 19 mai
Les
investissements étrangers
Il y a de plus en
plus en plus d'investissements chinois dans la république du
Gourpa. Le régime a changé pour les rendre possibles.
La question
réveillait un vieux problème qui avait déjà
opposé la république à l'Union Soviétique
et à la Chine Populaire. Les conseils du Marmat n'admettaient
ni la propriété privée, ni la collectivisation
des moyens de production. Ils ne les voulaient ni sous le contrôle
des conseils de travailleurs, ni sous celui des conseils locaux, ni
de quelque coordination gouvernementale. Ils avaient pour cela un
fort argument : les moyens de production en réalité
n'existent pas.
Ils justifiaient
ce point de vue en démontrant, sans grande peine, qu'aucune
installation industrielle, aucune route, aucune voie ferrée,
aucun barrage... ne resterait longtemps debout sans travail humain ni
entretien. Seul l'usage leur donne un semblant de persistance, et
encore, en les modifiant perpétuellement. Cette capacité
de travailler disparaît elle-même en moins d'une
génération si elle n'est pas mise en œuvre.
Peut-on posséder ce qui n'existe pas ? Et comment donc
pourrait-on alors le vendre ?
Le nouveau régime
trancha la question : il suffit que l'acheteur croie en
l'existence de ce qu'il achète, si le vendeur peut prouver
qu'il n'a rien fait pour le tromper.
Ils n'ont jusqu'à
aujourd'hui attiré que des investisseurs chinois.
Traditionnellement, les Chinois n'ont jamais beaucoup cru à la
réalité des moyens de production. Ils croient surtout
en la valeur marchande des produits.
Malgré la
faiblesse des voies de circulation et son marché intérieur
anémié, le Gourpa a une productivité très
correcte, que camouflent à peine la sous-évaluation
monétaire et le calcul totalement imaginaire du temps de
travail.
Cela tient à
ce que peu de monde y est occupé à des tâches
improductives, voire nuisibles. Il est bien évident que la
faible productivité de la France aujourd'hui ne tient ni à
ses méthodes de travail, ni aux capacités de la main
d'œuvre, ni à sa protection sociale, mais à la
multiplication des tâches qui font tourner de l'argent sans
produire aucune espèce de richesse, quand elles ne génèrent
pas des nuisances. Dans la pachydermique industrie du spectacle, par
exemple, ce ne sont pas les allocations des intermittents, ni le
déficit de leur caisse qui coûtent cher, c'est le
somptuaire gaspillage d'énergies que constitue sa part
pourtant la plus rentable.
La grande
concentration fordiste du siècle dernier, qui avait tant
profité à l'Occident et au Japon, elle aussi se révèle
depuis déjà longtemps moins efficace que de petites
unités de production, mieux réparties pour économiser
les transports et assurer l'autonomie locale, faciles à
restructurer et stimulant la qualification.
De toute façon,
les investissements chinois obéissent à une stratégie
politique bien plus qu'économique. Le Marmat ne possède
aucune richesse qui intéresse les Chinois. Il occupe une
position stratégique.
La Chine est
confrontée à un double problème sur sa frontière
occidentale. À l'intérieur, elle se livre à une
véritable « conquête de l'ouest »
qui crée des tensions entre les migrants et les populations de
souche. À l'extérieur, elle dispute à la
Fédération de Russie et à l'Occident l'influence
sur les nouvelles républiques indépendantes et l'accès
à leurs champs pétrolifères.
La Chine ne veut
plus que sa frontière ouest demeure un cul-de-sac. Pour cela,
elle a tout intérêt à entretenir de bonnes
relations avec le Marmat. Elle possède un atout que les autres
puissances n'ont pas : un sens de l'opacité dans les
affaires qui s'accommode très bien avec le fouillis des
organes de décision locaux.
« Qu'importe
sa couleur, du moment que le chat attrape les souris »
disait le camarade Ping. Qu'importe les affaires, du moment que
s'échangent les techniques. La République du Gourpa est
très intéressée par des collaborations dans la
production de composants électroniques.
Le 21 mai
Orage dans la
nuit
Le tonnerre m'a
réveillé avant le jour. Je suis sorti dans la nuit voir
l'eau ruisseler dans les rues pentues d'Algarod, couler en cascades
dans ses escaliers. J'ai pris les clés de la voiture de Ziddhâ
en lui laissant un mot. Par prudence, je n'ai pas emporté mon
ordinateur. Peut-être un jour fera-t-on des portables étanches.
De toute façon,
je n'écris pas souvent au clavier, presque seulement du
courriel. Il est pratique alors de garder sous les yeux le message
auquel on répond, et d'en conserver des passages. Le courrier
électronique est vraiment un genre d'écriture à
part entière, permettant une exactitude dans la parole qui
n'avait encore jamais été approchée. Sinon, je
préfère la plume.
Il y a quatre ou
cinq ans, j'attendais beaucoup des programmes de reconnaissance
vocale qui devait permettre de dicter son texte pour qu'il s'écrive
automatiquement. Voilà encore une technologie qui a abouti
contre toute attente à un remarquable fiasco.
Pourtant ça
marche, et somme toute pas si mal. Pas assez bien toutefois.
J'observe que parmi tous ceux qui l'ont essayée, très
peu l'ont adoptée, et seulement des gens qui n'écrivent
guère ; des registres, des adresses ou de courts
messages.
Quand je saisis
mon texte, je le corrige en le relisant. Avec la reconnaissance
vocale, je corrige le programme. Malgré tout, je n'hésite
pas à faire prononcer le texte saisi. C'est le meilleur moyen
de prendre connaissance de ce qu'on a réellement écrit.
On a souvent
critiqué la mauvaise qualité des voix artificielles,
notamment en français. Moi, je leur reproche seulement
d'ignorer les liaisons. Sinon, cette mauvaise qualité est un
atout supplémentaire qui permet d'apprécier celle-là
seule du texte.
L'ignorance des
liaisons est bien plus regrettable. Toute la grammaire du français
repose sur elles. La plupart des Français les ignore pourtant,
ou les fait mal, et, plus grave encore, même les enseignants.
Une liaison mal faite vaut pourtant bien une faute d'orthographe.
Comment peut-on écrire une déclinaison à la fin
d'un mot et ne pas savoir la prononcer quand on doit le faire ?
La France se dote
d'un ministère de la francophonie et pourtant personne ne
songe à programmer un logiciel de reconnaissance vocale
correct du français. Tous viennent du monde anglophone.
La pluie devient
moins forte avec les premières lueurs. Le vent des cimes s'est
levé. Les toits brillent sous la lumière rouge des
lampes.
J'ai roulé
jusqu'en bas, dans la vallée d'Af Fawoura. Je l'ai remontée
jusque là où ne s'étendent plus que des usines
sur ses rives.
Je me suis arrêté
dans un petit café dont la verrière m'offrait la vue
sur les lames boueuses et tourbillonnantes de la rivière.
L'orage a dû être très fort dans la montagne.
Écrire à
la plume puis saisir au clavier renforce un curieux découplage
de l'écriture, celui qui masque l'illusion du temps réel.
Le texte s'offre d'habitude comme s'il était la trace que
laisse la parole en se déployant dans son temps linéaire
et univoque. L'écriture se déploie au contraire dans le
ressac du temps onirique.
On ne vit pas la
plume à la main pour noter ce qui nous arrive. On conte
éventuellement après coup. Même alors, le temps
de l'écriture n'est pas celui du conte. Et d'abord, pas plus
que le rêve, l'écriture ne consiste à parcourir à
nouveau ce qu'on a déjà vécu, pensé,
éprouvé, perçu ; c'est construire avec.
La poésie
à Algarod
Le bar commençait
à se remplir quand j'y suis arrivé, puis il s'est vidé
presque instantanément, me laissant seul avec le bruit à
peine perceptible de la rivière derrière la vitre, et
du vent. Il secoue maintenant les branches et le lampadaire devant le
bar, qui grince bruyamment. Il ride aussi les flaques sur la route
trempée.
Le patron désœuvré
s'est installé aussi sous la verrière. Il a sorti un
cahier qu'il relit une plume à la main. Je pense que ce sont
ses comptes.
« Vous
prenez un café ? » me demande-t-il, retourné
derrière le comptoir pour s'en faire un. J'accepte en me
rendant à peine compte qu'il me parle en palanzi.
Nous avons engagé
la conversation en anglo-arabe. Il corrigeait sa poésie, pas
sa comptabilité.
La
montagne se dresse sombre sous nos yeux, et dans le crépuscule
qui poinçonne le cœur, les ronflements du torrent
frappent.
Il a beau frapper
le courant contre les pierres
qui voudrait à la nuit
par ces sentiers de montagne
venir nous rendre visite ?
Comme
nous sommes voisins de la montagne sainte, nous allons y faire nos
dévotions. Le chemin a été rude, aussi vais-je à
la fontaine rocheuse de la mosquée, et de la main, j'y puise
l'eau glacée.
Au fond des montagnes
l'eau qui sourd d'entre les roches
je l'ai puisée et j'ai su
ce qu'est ne point se lasser.
Au
retour dans la splendeur du couchant, la ville nous apparaît
dans ses moindres détails.
Elle
me quitte pour regagner Algarod, le cœur lourd comme le sabot d'un cheval.
Le
lendemain, elle m'envoie ceci :
À la crête des monts
lorsque du soleil couchant
disparurent les feux
de mes yeux longuement
je vous cherchais
Comme
me parvient à l'aube le chant de la prière, je pousse
la porte. La brume noie le contour des montagnes qui faiblement
s'éclaire et la sombre ramure des chênes. Et voici que
plusieurs fois, j'entends hennir le cheval.
Dans la vallée, à cette heure
des gens doivent l'entendre
Ce peut-il qu'il en soient
qui aient une pensée pour moi ?
Hammad
Sarashun
Traduction J-P Depétris
Nous
avons passé une partie de la matinée à traduire
ces lignes, sautant de langue en langue, un seul d'entre nous
connaissant celle de départ ou celle d'arrivée. Je
commence heureusement à comprendre les principes de leur
poésie (voir mon premier
voyage, cahier
4),
et je crois avoir bien fait.
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