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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XIII
Le Jeu des Quatre Empires

 

 

 

 

 

Le 23 mai

Sur la terrasse

Grandes ou petites, toutes les agglomérations sont bâties dans des microclimats favorables. Je suppose que si l'on s'amusait à la chiffrer, l'économie d'énergie qui en résulte se révélerait considérable. Il est aussi probable qu'on pourrait y ajouter celle des dépenses de santé.

Ils s'assurent ainsi une qualité de vie à moindre frais. Comme elle ne coûte rien, elle serait comptabilisée négativement dans une économie de marché. Elle ne serait que de la pauvreté, par opposition à ce que sont les frais de chauffage, d'éclairage, d'isolation, de consommation de médicaments, etc.

C'est à quoi je songe sur la terrasse ensoleillée de bon matin.


Les principes de l'économie et de la dette

La monnaie n'est en somme qu'une reconnaissance de dette. Je rends service à quelqu'un, et comme il ne peut rien faire immédiatement en retour pour moi, il me donne une reconnaissance de dette.

En généralisant ce petit jeu, on croit pouvoir prédire qu'au bout d'un certain temps l'homme peu habile qui s'endette et ne sait rendre des services en retour, va finir par devenir l'esclave de celui qui travaille. Eh bien non. Il va se passer exactement le contraire. C'est cela le mystère de l'économie. On distribue des Prix Nobel aux nombreux chercheurs qui tentent d'en expliquer le paradoxe.

On devrait pourtant savoir que compliquer un paradoxe n'a jamais servi à l'expliquer. Au mieux, la complexité d'une explication permet de cacher qu'elle n'en est pas une.

Le monde est plein de paradoxes. Qu'est-ce qu'un paradoxe ? On emploie ce mot lorsqu'un phénomène n'obéit pas à ses propres lois. Le paradoxe de l'économie est que, pour s'appliquer, ses lois doivent faire appel aux forces de l'ordre.


À priori, ce principe du crédit est plutôt sympathique. On pourra toujours gloser sur la salubrité d'une telle comptabilité, on ne saura pas nier qu'elle repose sur la liberté de chacun et l'égalité entre tous.

Oui, mais le paradoxe est déjà inscrit dans ses prémisses. Observons bien ce que signifie le principe de l'échange marchand et de la dette : je rends service à quelqu'un, quelqu'un me rend service.

Naturellement, il m'arrive plus souvent qu'à mon tour de me trouver dans l'une de ces deux situations. Hier soir, par exemple, j'ai arrosé le jardin de Dinkha. Avant hier, j'avais emprunté la voiture de Ziddhâ, et lui nous a offert le gîte. Remarquons que nous ne nous sommes pour cela livrés à aucune comptabilité entre nous.

Il est vrai que nous avons payé notre déjeuner au serveur hier à midi à la place des Darlabats, comme moi, la veille, j'ai payé mon café au patron du bar devant l'usine. Oui, mais il m'en a offert un autre, et nous avons traduit ensemble sa poésie. Les occasions où nous comptabilisons nos échanges de services et de biens ne sont finalement pas si fréquentes dans la vie réelle.


Si l'on y regarde mieux, les cas où nous nous rendons seulement des services mutuels sont rares aussi, et somme toute marginaux. Par exemple, quand avec le patron, nous avons traduit ensemble sa poésie, qui rendait service à qui ? Qui devait remercier l'autre et demeurer son débiteur ?

Il me semble que depuis toujours, l'essentiel des activités humaines tient à des collaborations pour des buts communs, dans lesquelles il est positivement impossible de déterminer qui rend service à qui. On s'en convainc en regardant seulement autour de soi les traces qu'elles ont laissées au fil du temps.

L'immense majorité de nos actes vise de telles réalisations — c'est en tout cas la plus significative — et seule une part dérisoire concerne des échanges de bons procédés entre deux personnes privées.


Naturellement — et ce n'est pas une remarque négligeable — les occasions où les hommes librement collaborent à des buts communs ont toujours été singulièrement rares. Esclavage, servage, salariat ont toujours été la règle de soumission à une autorité tutélaire.

Et qu'est-ce que la petite comptabilité entre des personnes égales y a jamais changé, si ce n'est à forger les maillons des chaînes de l'esclavage ?

Le 24 mai

Le jeu des quatre empires

Le jeu accepte jusqu'à seize joueurs en réseau. On peut aussi jouer seul contre la machine.

Les joueurs, humains ou numériques, se répartissent entre quatre empires, partagés chacun en quatre camps : l'industrie, la guerre, le commerce et la diplomatie. Quoi qu'on choisisse, on a donc trois adversaires extérieurs et trois intérieurs, qui pourront devenir à l'occasion des partenaires, car il est à peu près exclus de se débarrasser d'un seul au cours d'une partie. Il y a encore seize petits pays indépendants que l'on peut rendre économiquement et diplomatiquement dépendants, ou conquérir.

Le but consiste moins à permettre à un empire de dominer les autres, que d'emmener, selon son choix du début, la domination de l'industrie, de la guerre, du commerce ou de la diplomatie. Pour autant, le meilleur moyen d'y parvenir n'est pas nécessairement de passer alliance avec les autres industries, ou les autres commerces, selon son choix initial, contre les autres camps de son propre empire. Le jeu serait trop simple. On n'est jamais ni entièrement allié, ni définitivement ennemi avec les joueurs, humains ou numériques.


L'interface est complexe mais intuitive. Heureusement, car le jeu n'est pas très facile à prendre en main. On y navigue à travers des séries de fenêtres qui affichent tour à tour des cartes, des diagrammes, des registres, des livres de compte. Je peux intervenir sur celles qui me concernent, les autres m'informent. C'est un peu comme quatre jeux en un, qui se joueraient simultanément et influeraient les uns sur les autres.

On ne joue qu'un seul des quatre, et l'on ne peut y parvenir qu'en comprenant le principe des autres. C'est pourquoi il est d'abord proposé des parties d'initiation, qui permettent au joueur de se familiariser tour à tour aux différentes stratégies. Après trois jours, c'est à peine là où j'en suis.


Des trois citadelles qui coiffent Algarod, la plus belle est à l'est. Entre ses murs et la forêt, s'étend un lieu très prisé par les habitants de la vieille ville. On y voit les deux vallées, celle, en bas, d'Af Fawoura, et celle d'Ar Roula qui monte vers le sud.

L'endroit n'est pas aménagé. Il est, en quelque sorte, naturellement humanisé : sentiers qui sillonnent entre les bosquets parmi quelques affleurements rocheux. Il y jaillit deux sources venues du massif que nous avons contourné en voiture la semaine dernière.

Un quart d'heure suffit pour s'y rendre de chez Dinkha. En chemin avec Ziddhâ, je sens bien que le jeu exerce déjà une forte prégnance sur moi, et me fait voir les fortifications d'un regard nouveau, sûrement plus intense.


L'ambiance sonore

L'interface du jeu des Quatre Empires est sobre quoique belle : textures et couleurs évoquent le bois des bureaux, le papier parcheminé des cartes, le cuir des reliures, le coton, la laine ou le métal ciselé. On s'étonne pourtant de la facilité avec laquelle on s'y laisse prendre malgré son austérité.

On déplace des icônes sur des cartes, on entre des chiffres au clavier dans des registres, on glisse des phrases toutes faites dans des traités, on lit la presse internationale... et il en résulte un effet de réalité sensible surprenant. J'ai mis un certain temps à découvrir qu'il tenait pour une bonne part à l'ambiance sonore.


Vous déplacez sur une carte l'icône d'un vaisseau et vous entendez claquer les voiles sur un bruit de vagues ; vous glissez celle d'un ingénieur pour construire une voie ferrée, vous entendez un train ; un éleveur, des beuglements. Accroissez la production sidérurgique, des soufflets de forge se font entendre.

Je me suis amusé à désactiver le son hier soir. Le jeu est devenu moins intuitif. Les icônes se distinguent très mal sans leur signature sonore.

Passer d'une fenêtre à l'autre change aussi la musique de fond. Celles-ci influent encore profondément sur la lecture des cartes, des registres et des messages.


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Ces musiques sont étranges : des jeux de rondes, de doubles croches et de silences évoquent celle d'extrême orient ; certaines harmonies, l'occident baroque ; les cordes ont quelque chose à la fois d'iranien et d'indien, et les percussions rappellent le nord et le centre de l'Asie. Cette musique, tantôt martiale et menaçante, tantôt simple et désespérée, tantôt écrasante, a une singulière force émotionnelle et une réelle capacité à évoquer l'étendue.

Toute musique, par essence dispositif temporel, a cet effet saisissant de transmuter la quantification du temps en une impression d'espace. Les espaces qu'évoquent les musiques du jeu sont d'une singulière étendue. Ils pallient avantageusement à l'absence d'animations et d'effets spéciaux réalistes en trois dimensions, sur lesquels bien d'autres jeux misent.

Celui-ci en devient terriblement humain. Les ambiances musicales saisissent à la source de notre âme nos émotions et nos souvenirs en réserve, et les mettent au service du jeu. Réciproquement, lorsque nous l'abandonnons, il imprègne encore notre regard sur le monde environnant, agissant comme le ferait un livre, un tableau, ou toute autre œuvre d'art.

« Tu es bien sensible, » me dit Ziddhâ, « ce n'est qu'un jeu ».


Réponse à Ziddhâ

« Rien n'est moins innocent qu'un jeu, » ai-je répondu à Ziddhâ. « D'un certain point de vue, l'univers tout entier est un jeu de forces, et en même temps, rien n'est "qu'un jeu". »

De ce jardin naturel, la vue est vertigineuse sur la vallée en bas. Le terrain vallonné s'interrompt brusquement sur une falaise rocheuse, au pied de laquelle des éboulis rejoignent la forêt.

« Les mêmes tréteaux de théâtre » continué-je, « peuvent servir des divertissements comme des rites sacrés, et les mêmes jeux de cartes se proposent à l'amusement comme à la divination. »

« Je veux bien, ajoute Ziddhâ, mais il se pourrait que ce ne soit là que des usages extrêmes. Il n'est pas dit que ce dont on fait des jeux ait d'abord été conçu pour jouer, pour accomplir des rites ou se livrer à la divination. »

« Justement, Ziddhâ, tu me réponds usage quand je te parle de dispositif. Quel que soit l'usage que tu prétendes en faire, le dispositif est tout. »


« Je t'accorde qu'on peut s'entendre pour appeler "jeu" le seul usage divertissant » expliqué-je. « Cet usage ne consiste pas moins à activer le dispositif, voire à le produire. »

Des quantités d'oiseaux se font entendre sans qu'on les voie. Personne n'a songé à apporter le moindre aménagement à ce lieu. On n'y trouve même pas un banc.

Seuls quelques riverains ont trouvé un moyen d'en tirer un profit. Ils vendent devant chez eux de la nourriture et des boissons.

Ils n'ont pas ouvert de magasin. Là, quelqu'un étale dans des cageots plats sur sa fenêtre quelques tartes artisanales. Là, on a sorti une table devant la porte. On y sert des sirops, faits eux aussi à la maison, on vend du pain et du fromage. Ce sont des adolescents qui, la plupart du temps se font ainsi de l'argent de poche.

« Qu'est-ce que le jeu au fond ? Lancé-je en conclusion. C'est la dynamique entre la détermination et l'imprévisible. C'est le déterminisme imprévisible. »

Nous avons acheté en passant une tarte aux myrtilles et allons la manger près d'une source.


La détermination imprévisible

« La détermination imprévisible est un objet fascinant, toujours renouvelé, qui s'est ouvert un champ inédit dans le jeu informatique. » Ajouté-je.

« Pourtant rien n'a été trouvé de vraiment plus extraordinaire que les échecs, conteste-t-elle. Le jeu d'échecs est numérique depuis l'origine, mettant en œuvre des calculs binaires et hexadécimaux : cases et pions blancs ou noirs, deux fois seize pions, deux fois trente-deux cases... Rien n'est plus simple que de programmer un jeu d'échecs. »


Ce qui est neuf — et cela seul est difficile à programmer — c'est que le jeu peut maintenant se jouer seul. On n'a plus besoin d'autres joueurs. Le programme devient tout à la fois la règle, le jeu et l'adversaire. On se bat contre la règle en l'appliquant. On vainc le déterminisme imprévisible.

On peut mettre dans un jeu tous les effets spéciaux que l'on voudra, son attraction dépend avant tout de cette lutte.

C'est à peu près ce que j'ai répondu à Ziddhâ.


Le 25 mai

J'ai enfin commencé une partie du Jeu des Quatre Empires.

C'est Manzi qui m'a fait connaître ce jeu. Il m'a envoyé par courriel l'adresse où je pouvais le télécharger, et m'en a dit beaucoup de bien.

Je suppose que mener une partie entière doit occuper plusieurs dizaines d'heures au moins. Chaque tour vaut une année, et une partie en compte deux ou trois cents. Elle se déroule dans des mondes aléatoires qui évoquent l'histoire entre le dix-septième siècle et le dix-neuvième.

J'ai écrit à Manzi pour lui proposer de faire avec lui une partie en ligne. Non, m'a-t-il catégoriquement répondu. Apprends d'abord à jouer seul.

 

 

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