Cahier XIII
Le Jeu des Quatre Empires
Le 23 mai
Sur la terrasse
Grandes ou
petites, toutes les agglomérations sont bâties dans des
microclimats favorables. Je suppose que si l'on s'amusait à la
chiffrer, l'économie d'énergie qui en résulte se
révélerait considérable. Il est aussi probable
qu'on pourrait y ajouter celle des dépenses de santé.
Ils s'assurent
ainsi une qualité de vie à moindre frais. Comme elle ne
coûte rien, elle serait comptabilisée négativement
dans une économie de marché. Elle ne serait que de la
pauvreté, par opposition à ce que sont les frais de
chauffage, d'éclairage, d'isolation, de consommation de
médicaments, etc.
C'est à
quoi je songe sur la terrasse ensoleillée de bon matin.
Les principes de
l'économie et de la dette
La monnaie n'est
en somme qu'une reconnaissance de dette. Je rends service à
quelqu'un, et comme il ne peut rien faire immédiatement en
retour pour moi, il me donne une reconnaissance de dette.
En généralisant
ce petit jeu, on croit pouvoir prédire qu'au bout d'un certain
temps l'homme peu habile qui s'endette et ne sait rendre des services
en retour, va finir par devenir l'esclave de celui qui travaille. Eh
bien non. Il va se passer exactement le contraire. C'est cela le
mystère de l'économie. On distribue des Prix Nobel aux
nombreux chercheurs qui tentent d'en expliquer le paradoxe.
On devrait
pourtant savoir que compliquer un paradoxe n'a jamais servi à
l'expliquer. Au mieux, la complexité d'une explication permet
de cacher qu'elle n'en est pas une.
Le monde est plein
de paradoxes. Qu'est-ce qu'un paradoxe ? On emploie ce mot
lorsqu'un phénomène n'obéit pas à ses
propres lois. Le paradoxe de l'économie est que, pour
s'appliquer, ses lois doivent faire appel aux forces de l'ordre.
À priori,
ce principe du crédit est plutôt sympathique. On pourra
toujours gloser sur la salubrité d'une telle comptabilité,
on ne saura pas nier qu'elle repose sur la liberté de chacun
et l'égalité entre tous.
Oui, mais le
paradoxe est déjà inscrit dans ses prémisses.
Observons bien ce que signifie le principe de l'échange
marchand et de la dette : je rends service à quelqu'un,
quelqu'un me rend service.
Naturellement, il
m'arrive plus souvent qu'à mon tour de me trouver dans l'une
de ces deux situations. Hier soir, par exemple, j'ai arrosé le
jardin de Dinkha. Avant hier, j'avais emprunté la voiture de
Ziddhâ, et lui nous a offert le gîte. Remarquons que nous
ne nous sommes pour cela livrés à aucune comptabilité
entre nous.
Il est vrai que
nous avons payé notre déjeuner au serveur hier à
midi à la place des Darlabats, comme moi, la veille, j'ai payé
mon café au patron du bar devant l'usine. Oui, mais il m'en a
offert un autre, et nous avons traduit ensemble sa poésie. Les
occasions où nous comptabilisons nos échanges de
services et de biens ne sont finalement pas si fréquentes dans
la vie réelle.
Si l'on y regarde
mieux, les cas où nous nous rendons seulement des services
mutuels sont rares aussi, et somme toute marginaux. Par exemple,
quand avec le patron, nous avons traduit ensemble sa poésie,
qui rendait service à qui ? Qui devait remercier l'autre
et demeurer son débiteur ?
Il me semble que
depuis toujours, l'essentiel des activités humaines tient à
des collaborations pour des buts communs, dans lesquelles il est
positivement impossible de déterminer qui rend service à
qui. On s'en convainc en regardant seulement autour de soi les traces
qu'elles ont laissées au fil du temps.
L'immense majorité
de nos actes vise de telles réalisations — c'est en
tout cas la plus significative — et seule une part dérisoire
concerne des échanges de bons procédés entre
deux personnes privées.
Naturellement — et
ce n'est pas une remarque négligeable — les occasions où
les hommes librement collaborent à des buts communs ont
toujours été singulièrement rares. Esclavage,
servage, salariat ont toujours été la règle de
soumission à une autorité tutélaire.
Et qu'est-ce que
la petite comptabilité entre des personnes égales y a
jamais changé, si ce n'est à forger les maillons des
chaînes de l'esclavage ?
Le 24 mai
Le jeu des quatre
empires
Le jeu accepte
jusqu'à seize joueurs en réseau. On peut aussi jouer
seul contre la machine.
Les joueurs,
humains ou numériques, se répartissent entre quatre
empires, partagés chacun en quatre camps : l'industrie,
la guerre, le commerce et la diplomatie. Quoi qu'on choisisse, on a
donc trois adversaires extérieurs et trois intérieurs,
qui pourront devenir à l'occasion des partenaires, car il est
à peu près exclus de se débarrasser d'un seul au
cours d'une partie. Il y a encore seize petits pays indépendants
que l'on peut rendre économiquement et diplomatiquement
dépendants, ou conquérir.
Le but consiste
moins à permettre à un empire de dominer les autres,
que d'emmener, selon son choix du début, la domination de
l'industrie, de la guerre, du commerce ou de la diplomatie. Pour
autant, le meilleur moyen d'y parvenir n'est pas nécessairement
de passer alliance avec les autres industries, ou les autres
commerces, selon son choix initial, contre les autres camps de son
propre empire. Le jeu serait trop simple. On n'est jamais ni
entièrement allié, ni définitivement ennemi avec
les joueurs, humains ou numériques.
L'interface est
complexe mais intuitive. Heureusement, car le jeu n'est pas très
facile à prendre en main. On y navigue à travers des
séries de fenêtres qui affichent tour à tour des
cartes, des diagrammes, des registres, des livres de compte. Je peux
intervenir sur celles qui me concernent, les autres m'informent.
C'est un peu comme quatre jeux en un, qui se joueraient simultanément
et influeraient les uns sur les autres.
On ne joue qu'un
seul des quatre, et l'on ne peut y parvenir qu'en comprenant le
principe des autres. C'est pourquoi il est d'abord proposé des
parties d'initiation, qui permettent au joueur de se familiariser
tour à tour aux différentes stratégies. Après
trois jours, c'est à peine là où j'en suis.
Des trois
citadelles qui coiffent Algarod, la plus belle est à l'est.
Entre ses murs et la forêt, s'étend un lieu très
prisé par les habitants de la vieille ville. On y voit les
deux vallées, celle, en bas, d'Af Fawoura, et celle d'Ar Roula
qui monte vers le sud.
L'endroit n'est
pas aménagé. Il est, en quelque sorte, naturellement
humanisé : sentiers qui sillonnent entre les bosquets
parmi quelques affleurements rocheux. Il y jaillit deux sources
venues du massif que nous avons contourné en voiture la
semaine dernière.
Un quart d'heure
suffit pour s'y rendre de chez Dinkha. En chemin avec Ziddhâ,
je sens bien que le jeu exerce déjà une forte prégnance
sur moi, et me fait voir les fortifications d'un regard nouveau,
sûrement plus intense.
L'ambiance sonore
L'interface du jeu
des Quatre Empires est sobre quoique belle : textures et
couleurs évoquent le bois des bureaux, le papier parcheminé
des cartes, le cuir des reliures, le coton, la laine ou le métal
ciselé. On s'étonne pourtant de la facilité avec
laquelle on s'y laisse prendre malgré son austérité.
On déplace
des icônes sur des cartes, on entre des chiffres au clavier
dans des registres, on glisse des phrases toutes faites dans des
traités, on lit la presse internationale... et il en résulte
un effet de réalité sensible surprenant. J'ai mis un
certain temps à découvrir qu'il tenait pour une bonne
part à l'ambiance sonore.
Vous déplacez
sur une carte l'icône d'un vaisseau et vous entendez claquer
les voiles sur un bruit de vagues ; vous glissez celle d'un
ingénieur pour construire une voie ferrée, vous
entendez un train ; un éleveur, des beuglements.
Accroissez la production sidérurgique, des soufflets de forge
se font entendre.
Je me suis amusé
à désactiver le son hier soir. Le jeu est devenu moins
intuitif. Les icônes se distinguent très mal sans leur
signature sonore.
Passer d'une
fenêtre à l'autre change aussi la musique de fond.
Celles-ci influent encore profondément sur la lecture des
cartes, des registres et des messages.
Ces musiques sont
étranges : des jeux de rondes, de doubles croches et de
silences évoquent celle d'extrême orient ;
certaines harmonies, l'occident baroque ; les cordes ont quelque
chose à la fois d'iranien et d'indien, et les percussions
rappellent le nord et le centre de l'Asie. Cette musique, tantôt
martiale et menaçante, tantôt simple et désespérée,
tantôt écrasante, a une singulière force
émotionnelle et une réelle capacité à
évoquer l'étendue.
Toute musique, par
essence dispositif temporel, a cet effet saisissant de transmuter la
quantification du temps en une impression d'espace. Les espaces
qu'évoquent les musiques du jeu sont d'une singulière
étendue. Ils pallient avantageusement à l'absence
d'animations et d'effets spéciaux réalistes en trois
dimensions, sur lesquels bien d'autres jeux misent.
Celui-ci en
devient terriblement humain. Les ambiances musicales saisissent à
la source de notre âme nos émotions et nos souvenirs en
réserve, et les mettent au service du jeu. Réciproquement,
lorsque nous l'abandonnons, il imprègne encore notre regard
sur le monde environnant, agissant comme le ferait un livre, un
tableau, ou toute autre œuvre d'art.
« Tu es
bien sensible, » me dit Ziddhâ, « ce
n'est qu'un jeu ».
Réponse à
Ziddhâ
« Rien
n'est moins innocent qu'un jeu, » ai-je répondu à
Ziddhâ. « D'un certain point de vue, l'univers tout
entier est un jeu de forces, et en même temps, rien n'est
"qu'un jeu". »
De ce jardin
naturel, la vue est vertigineuse sur la vallée en bas. Le
terrain vallonné s'interrompt brusquement sur une falaise
rocheuse, au pied de laquelle des éboulis rejoignent la forêt.
« Les
mêmes tréteaux de théâtre »
continué-je, « peuvent servir des divertissements
comme des rites sacrés, et les mêmes jeux de cartes se
proposent à l'amusement comme à la divination. »
« Je
veux bien, ajoute Ziddhâ, mais il se pourrait que ce ne soit là
que des usages extrêmes. Il n'est pas dit que ce dont on fait
des jeux ait d'abord été conçu pour jouer, pour
accomplir des rites ou se livrer à la divination. »
« Justement,
Ziddhâ, tu me réponds usage quand je te parle de
dispositif. Quel que soit l'usage que tu prétendes en faire,
le dispositif est tout. »
« Je
t'accorde qu'on peut s'entendre pour appeler "jeu" le seul
usage divertissant » expliqué-je. « Cet
usage ne consiste pas moins à activer le dispositif, voire à
le produire. »
Des quantités
d'oiseaux se font entendre sans qu'on les voie. Personne n'a songé
à apporter le moindre aménagement à ce lieu. On
n'y trouve même pas un banc.
Seuls quelques
riverains ont trouvé un moyen d'en tirer un profit. Ils
vendent devant chez eux de la nourriture et des boissons.
Ils n'ont pas
ouvert de magasin. Là, quelqu'un étale dans des cageots
plats sur sa fenêtre quelques tartes artisanales. Là, on
a sorti une table devant la porte. On y sert des sirops, faits eux
aussi à la maison, on vend du pain et du fromage. Ce sont des
adolescents qui, la plupart du temps se font ainsi de l'argent de
poche.
« Qu'est-ce
que le jeu au fond ? Lancé-je en conclusion. C'est la
dynamique entre la détermination et l'imprévisible.
C'est le déterminisme imprévisible. »
Nous avons acheté
en passant une tarte aux myrtilles et allons la manger près
d'une source.
La détermination
imprévisible
« La
détermination imprévisible est un objet fascinant,
toujours renouvelé, qui s'est ouvert un champ inédit
dans le jeu informatique. » Ajouté-je.
« Pourtant
rien n'a été trouvé de vraiment plus
extraordinaire que les échecs, conteste-t-elle. Le jeu
d'échecs est numérique depuis l'origine, mettant en
œuvre des calculs binaires et hexadécimaux : cases
et pions blancs ou noirs, deux fois seize pions, deux fois
trente-deux cases... Rien n'est plus simple que de programmer un jeu
d'échecs. »
Ce qui est neuf
— et cela seul est difficile à programmer —
c'est que le jeu peut maintenant se jouer seul. On n'a plus besoin
d'autres joueurs. Le programme devient tout à la fois la
règle, le jeu et l'adversaire. On se bat contre la règle
en l'appliquant. On vainc le déterminisme imprévisible.
On peut mettre
dans un jeu tous les effets spéciaux que l'on voudra, son
attraction dépend avant tout de cette lutte.
C'est à peu
près ce que j'ai répondu à Ziddhâ.
Le 25 mai
J'ai enfin
commencé une partie du Jeu des Quatre Empires.
C'est Manzi qui
m'a fait connaître ce jeu. Il m'a envoyé par courriel
l'adresse où je pouvais le télécharger, et m'en
a dit beaucoup de bien.
Je suppose que
mener une partie entière doit occuper plusieurs dizaines
d'heures au moins. Chaque tour vaut une année, et une partie
en compte deux ou trois cents. Elle se déroule dans des mondes
aléatoires qui évoquent l'histoire entre le
dix-septième siècle et le dix-neuvième.
J'ai
écrit à Manzi pour lui proposer de faire avec lui une
partie en ligne. Non, m'a-t-il catégoriquement répondu.
Apprends d'abord à jouer seul.
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