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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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ENTRE ALGAROD ET BOLGOBOL

Cahier XIV
À Mâhaltareq

 

 

 

 

 

Le 25 mai

Le caractère de Dinkha

Ziddhâ est finalement rentrée à Bolgobol où ses occupations l'attendent. Je la rejoindrai directement dans sa vallée la prochaine fois qu'elle s'y rendra.

J'ai appris ces derniers temps à mieux connaître Dinkha. Je découvre une facette de son caractère qui m'avait d'abord échappée : son obsession du travail bien fait. En tout, il cherche la perfection. On ne s'en rend pas immédiatement compte car il n'en devient pas désagréable comme beaucoup de personnes affligées de la même idée fixe.

C'est que Dinkha est avant tout positif et efficace. S'il vous voit faire une vaisselle ou arroser le jardin, il va gentiment vous expliquer comment vous y prendre pour économiser quelques gestes et tirer le meilleur profit de quelques centimètres cubes d'eau.

Je dois reconnaître que j'ai moi-même un esprit tout prêt à aller dans ce sens, et, sur ce registre, nous nous entendons bien, surtout quand le perfectionnisme vise la cuisine, le choix des vins ou du tabac. Je n'ai cependant pas son souci de la précision. Je suis plus instinctif.


Dinkha m'a enfin emmené à son bureau

Dinkha m'a enfin emmené à son bureau. Il se trouve après la sortie d'Algarod, trois kilomètres plus haut à peu près du bar où je m'étais arrêté et où j'ai traduit les poèmes du patron. À cet endroit la vallée bifurque autour d'une avancée rocheuse surmontée d'un fort.


Ses qualités ont de toute évidence amené Dinkha à la fonction qu'il occupe, et dont je ne comprends pas encore tout à fait en quoi elle consiste, si ce n'est à chercher tous les moyens d'optimiser la qualification par le travail.

« Le principe, m'explique-t-il, est de constituer un véritable marché du travail. » Mais encore...

« Le principe de l'échange marchand est que tout le monde travaille pour gagner de la monnaie, n'est-ce pas ? Or la monnaie n'est jamais qu'une mesure du travail humain. Alors pourquoi, plutôt que de travailler pour obtenir avec son salaire les biens produits par le travail, le travail ne serait-il pas lui-même le but ? »


Voilà une idée inédite que je ne suis pourtant pas sûr de comprendre parfaitement. « Réfléchis un petit moment, Jean-Pierre. Tu acceptes de sacrifier une partie de ton temps à travailler pour en tirer ensuite le bénéfice. Quelle sorte de jouissance pourras-tu en espérer après ? »

« Le travail aura été accompli, et tu ne pourras plus qu'en consommer les fruits, sans rien y changer ni rien produire de plus. Cette jouissance des biens se saura être que passive et consommatrice. Si malgré tout tu parviens à la rendre active, tu te heurteras à un ordre des choses déjà fixé, et peut-être aux forces de l'ordre. »

« Dans le meilleur des cas, tu te tourneras vers l'action militante. Mais que pourras-tu espérer qu'elle change, si le travail efficace, celui qui transforme effectivement le monde, est déjà accompli ? »


Que voilà une étonnante théorie. « Pas si étonnante en réalité. Elle ne surprendrait personne si on l'applique aux chercheurs, aux intellectuels et aux artistes. Tout le monde admettra que ces gens-là ont besoin d'une grande liberté dans leur travail, bien plus nécessaire en tout cas que dans leur vie privée ou dans leurs engagements publics. Je ne crois pas qu'il y ait d'autres alternatives : ou bien ces principes valent pour tout le monde, ou bien ce sera les principes opposés. »

« En somme, dis-je, tu veux que le travail lui-même remplace ce qui n'est que son symbole, la monnaie ? » Dinkha me répond : « C'est encore plus simple. Je veux tout simplement que le symbole en demeure un. »


Le Conseil des Travailleurs Industriels de la vallée d'Af Fawoura

En arrivant à Algarod, je n'avais pas bien vu l'agglomération qui s'enroule, face au sud, sur le petit massif rocheux, car la route passait de l'autre côté de la rivière. Le bureau de Dinkha est au siège du Conseil des Travailleurs Industriels de la vallée d'Af Fawoura.

Pour s'y rendre, au lieu de passer le pont par lequel nous sommes arrivés au début du mois, on continue à rouler du même côté de la rivière, le long de la petite route qui contourne le massif fortifié.

On longe les maisons qui s'étirent en surplomb du torrent. Lorsqu'on arrive au faux plat où débute la rue principale, celle où l'on trouve les trois ou quatre magasins du village, on tourne à droite vers la rivière. On arrive alors sur une petite place fermée sur deux côtés. Des poules y picorent autour d'une fontaine de pierre et d'un bassin.


Les maisons d'un étage sont coiffées de toits d'ardoise massifs. Elles sont toutes reliées par un balcon de bois, soutenu de loin en loin par des poutres de sapin qui évoquent vaguement des arcades. Les rez-de-chaussée, qui furent visiblement des étables, ont été aménagés. De larges portes vitrées les ferment, et quelques étroites meurtrières.

Ce n'est pas encore là qu'est le bureau de Dinkha. Il pousse une petite porte dans l'angle fermé de la placette, et nous descendons des escaliers qui passent sous les bâtiments. Nous débouchons dans un verger qui surmonte de quelques mètres le torrent. Des lapins y promènent en liberté. Nous le traversons jusqu'à un escalier de pierre où un chat paraît les garder, affalé au soleil. Il ne bouge pas d'un poil lorsque nous l'enjambons.

Nous arrivons en face d'un cagibi au bout d'une longue terrasse, attenants aux bâtiments que nous avons contournés. Dinkha pousse la porte qui n'est pas fermée à clé. Sous le plâtre des murs blanchis, on devine la forme des pierres. Dinkha ouvre la fenêtre grinçante, et l'on entend mieux le bruit du torrent, entrecoupé de piaillements d'oiseaux.

Contre elle, une table de tapissier occupe presque toute la surface de la petite pièce. Elle supporte l'écran et le clavier de l'ordinateur placé dessous avec l'imprimante. Des dossiers et des livres sont suffisamment bien rangés sur la table et des étagères. À l'autre bout, on trouve de quoi faire du café, du thé, et une certaine quantité de bouteilles contenant des boissons diverses.

À peine Dinkha a-t-il le temps de me demander ce que je veux boire qu'un jeune homme arrive et s'excuse de nous déranger. Il s'apprête à tourner les talons en nous expliquant timidement qu'il voulait accéder à son serveur, mais qu'il reviendra plus tard.

Dinkha le retient en lui disant que nous n'avons pas besoin immédiatement de l'ordinateur et que nous pouvons nous installer ailleurs.

« Tout le monde peut venir aussi librement travailler chez toi ? », l'interrogé-je une fois arrivés sur la véranda au-dessus de son bureau.

« Tout le monde ne peut pas avoir son ordinateur personnel, me répond-il, et n'en aurait de toute façon pas l'usage. Il suffit d'être un utilisateur référencé et d'avoir son espace sur un disque. » 


La véranda communique avec une pièce intérieure plus grande. C'est manifestement une salle commune, un réfectoire ou une cafétéria. Trois hommes y sont assis autour d'un narguilé et nous saluent cordialement lorsque nous entrons nous faire du thé.

Dehors, le vent se lève un peu et ajoute celui des branches feuillues au bruit de l'eau. Nous nous déchaussons et prenons place sur le tapis près de la fenêtre ouverte.

— Et que fait notre jeune homme sur son serveur ? demandé-je

— Il écrit chaque jour un poème d'amour qu'il envoie sur son site pour une amoureuse qui en a seule le mot de passe, me répond-il en souriant. Puis il ajoute : « C'est un bon poète. »

— Comment le sais-tu, si elle est seule à les lire ?

— Parce qu'il n'écrit pas que des poèmes d'amour pour elle, évidemment.

« Il pratique une poésie spatiale qu'il anime souvent avec du javascript, ajoute-t-il. Je crains qu'elle ne te soit jamais totalement accessible, car ce genre d'écriture supporte assez mal la traduction. »


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Conversation sous la véranda

On trouve ici, dans le Marmat, comme presque partout ailleurs sur terre, des traces de grands travaux qui remontent parfois jusqu'à l'Antiquité. Il est pertinent de se demander dans quelles conditions et selon quelles modalités pratiques des hommes se livrent à certains moments à de telles entreprises ; jusqu'à quel point ils y sont contraints par d'autres, et comment ; s'ils y participent par leur travail, par des impôts, ou par de l'actionnariat ; jusqu'à quel point ils sont libres de ces moyens, c'est à dire jusqu'à quel point le but de l'ouvrage les motive, ou seulement l'intérêt privé qu'ils en tirent, ou la contrainte individuelle qu'ils subissent.

C'est de quoi nous avons commencé à parler sous la véranda.

« Il est remarquable, relève Dinkha, qu'au cours de l'histoire, l'intérêt commun se soit presque toujours imposé par la contrainte. C'est paradoxal, car on ne peut comprendre ce que serait un intérêt commun qui ne soit pas d'abord celui de chacun. Des intérêts particuliers s'opposeraient, qui ne seraient pas négociables ? À l'évidence de tels intérêts seraient déjà le résultat de rapports de subordination. »


« Comme tu le remarques toi-même, relevé-je, on a peu d'exemples d'initiatives libres au cours de l'Histoire. »

« Je peux pourtant t'en citer deux, constitutifs de ta propre civilisation, me répond-il : la construction des cathédrales, et l'imprimerie pour diffuser les Écritures en langues populaires. Dans les deux cas, s'il y eut des échanges marchands, des prix et des salaires, ils étaient les moyens de l'ouvrage, pas le but. »

« Comprends bien justement ce qu'aurait signifié le contraire, continue-t-il. Si l'ouvrage avait été le moyen, et l'échange marchand le but, la monnaie n'aurait plus servi à quantifier la force de travail et à la négocier. Elle aurait seulement quantifié la contrainte, mesuré la subordination. »

J'ai fait répéter trois fois, dont une en anglais, son idée à Dinkha pour être sûr de bien la comprendre.


Je reste dubitatif, notamment sur l'intérêt de bâtir des cathédrales. Mes réticences l'amusent : « Mais ça n'a aucune importance. Qu'importent les buts et les raisons sur lesquels on part, si l'on suit sa voie avec suffisamment de fermeté et de rigueur. Colomb voulait trouver la route des Indes. »

« La signification de nos actes se dévoile dans leur accomplissement. Or, pour cela, elle doit être introduite dans leur mise en œuvre. » Voilà encore une phrase que je lui fais répéter deux ou trois fois. Je ne la comprends pas.

Dinka m'explique que c'est comme une opération algébrique : on n'en connaît pas le résultat avant d'effectuer le calcul, et pourtant, on l'a bien introduit dans l'équation.


J'ai de plus en plus de peine à suivre ses dernières réflexions. Je crois qu'elles contiennent la clé de son caractère. Est-ce parce que, comme je le disais, je suis plus instinctif dans mon perfectionnisme que j'hésite à le suivre ?

Nos pensées les plus générales seraient-elles tant liées à notre caractère, peut-être même à notre corps, nos traits ? (J'aime ce mot « trait » qui brasse tout ensemble les formes corporelles et le caractère.)

Si c'est vrai, il est sans doute impossible à chacun de convaincre quiconque. Pour autant, nous pouvons nous comprendre, et même nous apprendre, aussi facilement que nous sommes capables de nous voir, de nous toucher et d'agir ensemble.


Le 28 mai

À Mâhaltareq

Les chants des oiseaux creusent l'espace. Ils l'étirent et le cisèlent. C'est assez curieux ce pouvoir qu'a le son de modeler l'espace. Curieux ? Non : inexploré.

Je suis finalement resté depuis le 25 à Mâhaltareq, c'est le nom de l'agglomération. Le siège du conseil est en réalité un lieu d'habitation : une sorte de communauté, d'hôtel collectivisé, de foyer. Il y a des chambres personnelles et des équipements collectifs : cuisines, salles d'eau... Il y a surtout des pièces personnelles encombrées d'outils divers où les hommes se livrent aux bricolages les plus variés, et des pièces communes, meublées d'équipements informatiques, de matériels d'impression, de mécanique, d'électronique et même de pêche, des bibliothèques...

On n'a pas eu de mal à me trouver un cagibi et un lit de camp. Ils me suffisent largement, puisque je peux trouver autour de moi tout ce qui m'est nécessaire, y compris l'espace.


L'érotique, c'est comme la culture, moins on en a, plus on l'étale

Le lieu est essentiellement masculin, quoiqu'on y voie beaucoup de femmes dans la journée, et même un peu la nuit, si l'on cherche à être indiscret.

La plupart des hommes sont mariés et pères de famille, cependant. Dans le Marmat, ils aiment assez peu vivre au foyer qu'ils laissent aux femmes et aux enfants. Du moins aiment-ils avoir un pied-à-terre, qu'ils gardent parfois inoccupé, ou, plus volontiers, prêtent à des amis en voyage, si ce n'est à des inconnus comme moi.

Cette façon de vivre, ouvre des champs intéressants à l'aventure amoureuse, que masquent, quand on arrive, la discrétion et l'austérité des mœurs.

« L'érotique, c'est comme la culture, moins on en a, plus on l'étale, » m'a répondu ironiquement Dinkha quand je lui en ai fait la remarque. Il passe presque tous les jours ces temps-ci.


L'après-midi, on déroule des tapis sur la placette, à l'ombre des balcons. On y discute, on prend le thé, le café, on fume.

 

 

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