ENTRE ALGAROD ET BOLGOBOL
Cahier XIV
À Mâhaltareq
Le 25 mai
Le caractère
de Dinkha
Ziddhâ est
finalement rentrée à Bolgobol où ses occupations
l'attendent. Je la rejoindrai directement dans sa vallée la
prochaine fois qu'elle s'y rendra.
J'ai appris ces
derniers temps à mieux connaître Dinkha. Je découvre
une facette de son caractère qui m'avait d'abord échappée :
son obsession du travail bien fait. En tout, il cherche la
perfection. On ne s'en rend pas immédiatement compte car il
n'en devient pas désagréable comme beaucoup de
personnes affligées de la même idée fixe.
C'est que Dinkha
est avant tout positif et efficace. S'il vous voit faire une
vaisselle ou arroser le jardin, il va gentiment vous expliquer
comment vous y prendre pour économiser quelques gestes et
tirer le meilleur profit de quelques centimètres cubes d'eau.
Je dois
reconnaître que j'ai moi-même un esprit tout prêt à
aller dans ce sens, et, sur ce registre, nous nous entendons bien,
surtout quand le perfectionnisme vise la cuisine, le choix des vins
ou du tabac. Je n'ai cependant pas son souci de la précision.
Je suis plus instinctif.
Dinkha m'a enfin
emmené à son bureau
Dinkha m'a enfin
emmené à son bureau. Il se trouve après la
sortie d'Algarod, trois kilomètres plus haut à peu près
du bar où je m'étais arrêté et où
j'ai traduit les poèmes du patron. À cet endroit la
vallée bifurque autour d'une avancée rocheuse surmontée
d'un fort.
Ses qualités
ont de toute évidence amené Dinkha à la fonction
qu'il occupe, et dont je ne comprends pas encore tout à fait
en quoi elle consiste, si ce n'est à chercher tous les moyens
d'optimiser la qualification par le travail.
« Le
principe, m'explique-t-il, est de constituer un véritable
marché du travail. » Mais encore...
« Le
principe de l'échange marchand est que tout le monde travaille
pour gagner de la monnaie, n'est-ce pas ? Or la monnaie n'est
jamais qu'une mesure du travail humain. Alors pourquoi, plutôt
que de travailler pour obtenir avec son salaire les biens produits
par le travail, le travail ne serait-il pas lui-même le but ? »
Voilà une
idée inédite que je ne suis pourtant pas sûr de
comprendre parfaitement. « Réfléchis un
petit moment, Jean-Pierre. Tu acceptes de sacrifier une partie de ton
temps à travailler pour en tirer ensuite le bénéfice.
Quelle sorte de jouissance pourras-tu en espérer après ? »
« Le
travail aura été accompli, et tu ne pourras plus qu'en
consommer les fruits, sans rien y changer ni rien produire de plus.
Cette jouissance des biens se saura être que passive et
consommatrice. Si malgré tout tu parviens à la rendre
active, tu te heurteras à un ordre des choses déjà
fixé, et peut-être aux forces de l'ordre. »
« Dans
le meilleur des cas, tu te tourneras vers l'action militante. Mais
que pourras-tu espérer qu'elle change, si le travail efficace,
celui qui transforme effectivement le monde, est déjà
accompli ? »
Que voilà
une étonnante théorie. « Pas si étonnante
en réalité. Elle ne surprendrait personne si on
l'applique aux chercheurs, aux intellectuels et aux artistes. Tout le
monde admettra que ces gens-là ont besoin d'une grande liberté
dans leur travail, bien plus nécessaire en tout cas que dans
leur vie privée ou dans leurs engagements publics. Je ne crois
pas qu'il y ait d'autres alternatives : ou bien ces principes
valent pour tout le monde, ou bien ce sera les principes opposés. »
« En
somme, dis-je, tu veux que le travail lui-même remplace ce qui
n'est que son symbole, la monnaie ? » Dinkha me
répond : « C'est encore plus simple. Je veux
tout simplement que le symbole en demeure un. »
Le Conseil des
Travailleurs Industriels de la vallée d'Af Fawoura
En arrivant à
Algarod, je n'avais pas bien vu l'agglomération qui s'enroule,
face au sud, sur le petit massif rocheux, car la route passait de
l'autre côté de la rivière. Le bureau de Dinkha
est au siège du Conseil des Travailleurs Industriels de la
vallée d'Af Fawoura.
Pour s'y rendre,
au lieu de passer le pont par lequel nous sommes arrivés au
début du mois, on continue à rouler du même côté
de la rivière, le long de la petite route qui contourne le
massif fortifié.
On longe les
maisons qui s'étirent en surplomb du torrent. Lorsqu'on arrive
au faux plat où débute la rue principale, celle où
l'on trouve les trois ou quatre magasins du village, on tourne à
droite vers la rivière. On arrive alors sur une petite place
fermée sur deux côtés. Des poules y picorent
autour d'une fontaine de pierre et d'un bassin.
Les maisons d'un
étage sont coiffées de toits d'ardoise massifs. Elles
sont toutes reliées par un balcon de bois, soutenu de loin en
loin par des poutres de sapin qui évoquent vaguement des
arcades. Les rez-de-chaussée, qui furent visiblement des
étables, ont été aménagés. De
larges portes vitrées les ferment, et quelques étroites
meurtrières.
Ce n'est pas
encore là qu'est le bureau de Dinkha. Il pousse une petite
porte dans l'angle fermé de la placette, et nous descendons
des escaliers qui passent sous les bâtiments. Nous débouchons
dans un verger qui surmonte de quelques mètres le torrent. Des
lapins y promènent en liberté. Nous le traversons
jusqu'à un escalier de pierre où un chat paraît
les garder, affalé au soleil. Il ne bouge pas d'un poil
lorsque nous l'enjambons.
Nous arrivons en
face d'un cagibi au bout d'une longue terrasse, attenants aux
bâtiments que nous avons contournés. Dinkha pousse la
porte qui n'est pas fermée à clé. Sous le plâtre
des murs blanchis, on devine la forme des pierres. Dinkha ouvre la
fenêtre grinçante, et l'on entend mieux le bruit du
torrent, entrecoupé de piaillements d'oiseaux.
Contre elle, une
table de tapissier occupe presque toute la surface de la petite
pièce. Elle supporte l'écran et le clavier de
l'ordinateur placé dessous avec l'imprimante. Des dossiers et
des livres sont suffisamment bien rangés sur la table et des
étagères. À l'autre bout, on trouve de quoi
faire du café, du thé, et une certaine quantité
de bouteilles contenant des boissons diverses.
À peine
Dinkha a-t-il le temps de me demander ce que je veux boire qu'un
jeune homme arrive et s'excuse de nous déranger. Il s'apprête
à tourner les talons en nous expliquant timidement qu'il
voulait accéder à son serveur, mais qu'il reviendra
plus tard.
Dinkha le retient
en lui disant que nous n'avons pas besoin immédiatement de
l'ordinateur et que nous pouvons nous installer ailleurs.
« Tout
le monde peut venir aussi librement travailler chez toi ? »,
l'interrogé-je une fois arrivés sur la véranda
au-dessus de son bureau.
« Tout
le monde ne peut pas avoir son ordinateur personnel, me répond-il,
et n'en aurait de toute façon pas l'usage. Il suffit d'être
un utilisateur référencé et d'avoir son espace
sur un disque. »
La véranda
communique avec une pièce intérieure plus grande. C'est
manifestement une salle commune, un réfectoire ou une
cafétéria. Trois hommes y sont assis autour d'un
narguilé et nous saluent cordialement lorsque nous entrons
nous faire du thé.
Dehors, le vent se
lève un peu et ajoute celui des branches feuillues au bruit de
l'eau. Nous nous déchaussons et prenons place sur le tapis
près de la fenêtre ouverte.
— Et
que fait notre jeune homme sur son serveur ? demandé-je
— Il
écrit chaque jour un poème d'amour qu'il envoie sur son
site pour une amoureuse qui en a seule le mot de passe, me répond-il
en souriant. Puis il ajoute : « C'est un bon poète. »
— Comment
le sais-tu, si elle est seule à les lire ?
— Parce
qu'il n'écrit pas que des poèmes d'amour pour elle,
évidemment.
« Il
pratique une poésie spatiale qu'il anime souvent avec du
javascript, ajoute-t-il. Je crains qu'elle ne te soit jamais
totalement accessible, car ce genre d'écriture supporte assez
mal la traduction. »
Conversation sous
la véranda
On trouve ici,
dans le Marmat, comme presque partout ailleurs sur terre, des traces
de grands travaux qui remontent parfois jusqu'à l'Antiquité.
Il est pertinent de se demander dans quelles conditions et selon
quelles modalités pratiques des hommes se livrent à
certains moments à de telles entreprises ; jusqu'à
quel point ils y sont contraints par d'autres, et comment ;
s'ils y participent par leur travail, par des impôts, ou par de
l'actionnariat ; jusqu'à quel point ils sont libres de
ces moyens, c'est à dire jusqu'à quel point le but de
l'ouvrage les motive, ou seulement l'intérêt privé
qu'ils en tirent, ou la contrainte individuelle qu'ils subissent.
C'est de quoi nous
avons commencé à parler sous la véranda.
« Il
est remarquable, relève Dinkha, qu'au cours de l'histoire,
l'intérêt commun se soit presque toujours imposé
par la contrainte. C'est paradoxal, car on ne peut comprendre ce que
serait un intérêt commun qui ne soit pas d'abord celui
de chacun. Des intérêts particuliers s'opposeraient, qui
ne seraient pas négociables ? À l'évidence
de tels intérêts seraient déjà le résultat
de rapports de subordination. »
« Comme
tu le remarques toi-même, relevé-je, on a peu d'exemples
d'initiatives libres au cours de l'Histoire. »
« Je
peux pourtant t'en citer deux, constitutifs de ta propre
civilisation, me répond-il : la construction des
cathédrales, et l'imprimerie pour diffuser les Écritures
en langues populaires. Dans les deux cas, s'il y eut des échanges
marchands, des prix et des salaires, ils étaient les moyens de
l'ouvrage, pas le but. »
« Comprends
bien justement ce qu'aurait signifié le contraire,
continue-t-il. Si l'ouvrage avait été le moyen, et
l'échange marchand le but, la monnaie n'aurait plus servi à
quantifier la force de travail et à la négocier. Elle
aurait seulement quantifié la contrainte, mesuré la
subordination. »
J'ai fait répéter
trois fois, dont une en anglais, son idée à Dinkha pour
être sûr de bien la comprendre.
Je reste
dubitatif, notamment sur l'intérêt de bâtir des
cathédrales. Mes réticences l'amusent : « Mais
ça n'a aucune importance. Qu'importent les buts et les raisons
sur lesquels on part, si l'on suit sa voie avec suffisamment de
fermeté et de rigueur. Colomb voulait trouver la route des
Indes. »
« La
signification de nos actes se dévoile dans leur
accomplissement. Or, pour cela, elle doit être introduite dans
leur mise en œuvre. » Voilà encore une phrase
que je lui fais répéter deux ou trois fois. Je ne la
comprends pas.
Dinka m'explique
que c'est comme une opération algébrique : on n'en
connaît pas le résultat avant d'effectuer le calcul, et
pourtant, on l'a bien introduit dans l'équation.
J'ai de plus en
plus de peine à suivre ses dernières réflexions.
Je crois qu'elles contiennent la clé de son caractère.
Est-ce parce que, comme je le disais, je suis plus instinctif dans
mon perfectionnisme que j'hésite à le suivre ?
Nos pensées
les plus générales seraient-elles tant liées à
notre caractère, peut-être même à notre
corps, nos traits ? (J'aime ce mot « trait »
qui brasse tout ensemble les formes corporelles et le caractère.)
Si c'est vrai, il
est sans doute impossible à chacun de convaincre quiconque.
Pour autant, nous pouvons nous comprendre, et même nous
apprendre, aussi facilement que nous sommes capables de nous voir, de
nous toucher et d'agir ensemble.
Le 28 mai
À
Mâhaltareq
Les chants des
oiseaux creusent l'espace. Ils l'étirent et le cisèlent.
C'est assez curieux ce pouvoir qu'a le son de modeler l'espace.
Curieux ? Non : inexploré.
Je suis finalement
resté depuis le 25 à Mâhaltareq, c'est le nom de
l'agglomération. Le siège du conseil est en réalité
un lieu d'habitation : une sorte de communauté, d'hôtel
collectivisé, de foyer. Il y a des chambres personnelles et
des équipements collectifs : cuisines, salles d'eau... Il
y a surtout des pièces personnelles encombrées d'outils
divers où les hommes se livrent aux bricolages les plus
variés, et des pièces communes, meublées
d'équipements informatiques, de matériels d'impression,
de mécanique, d'électronique et même de pêche,
des bibliothèques...
On n'a pas eu de
mal à me trouver un cagibi et un lit de camp. Ils me suffisent
largement, puisque je peux trouver autour de moi tout ce qui m'est
nécessaire, y compris l'espace.
L'érotique,
c'est comme la culture, moins on en a, plus on l'étale
Le lieu est
essentiellement masculin, quoiqu'on y voie beaucoup de femmes dans la
journée, et même un peu la nuit, si l'on cherche à
être indiscret.
La plupart des
hommes sont mariés et pères de famille, cependant. Dans
le Marmat, ils aiment assez peu vivre au foyer qu'ils laissent aux
femmes et aux enfants. Du moins aiment-ils avoir un pied-à-terre,
qu'ils gardent parfois inoccupé, ou, plus volontiers, prêtent
à des amis en voyage, si ce n'est à des inconnus comme
moi.
Cette façon
de vivre, ouvre des champs intéressants à l'aventure
amoureuse, que masquent, quand on arrive, la discrétion et
l'austérité des mœurs.
« L'érotique,
c'est comme la culture, moins on en a, plus on l'étale, »
m'a répondu ironiquement Dinkha quand je lui en ai fait la
remarque. Il passe presque tous les jours ces temps-ci.
L'après-midi,
on déroule des tapis sur la placette, à l'ombre des
balcons. On y discute, on prend le thé, le café, on
fume.
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