L'ÉCRITURE GÉNÉRATIVE
L'Écriture Générative est constitué
d'un fichier html, d'une feuille de style et d'une image. © Jean-Pierre Depétris, novembre 2006 Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites. Adresse de l'original : jdepetris.free.fr/Livres/Ecriture_generative/ecriture_generative.html
Préface
À la fin du siècle dernier, j'ai revendiqué la notion d'écriture créatrice, que j'opposais à l'écriture créative, pour traduire creative writing. Sous cette question de vocabulaire j'entendais m'attaquer au fond. Je revendiquais une approche de l'écriture, pas nécessairement littéraire, qui visait délibérément l'émergence de la pensée. Cette approche est presque toujours présente, ou au moins sous-jacente dans les pratiques d'ateliers d'écriture aux USA, alors que, presque partout ailleurs, on entretient une ligne de démarcation infranchissable entre une conception strictement utilitaire visant la communication, et une autre, cultivant la fiction et l'expression de soi.
Si mes idées étaient relativement claires, ces questions de vocabulaire ne l'étaient pas. D'abord, les Canadiens français ont coutume de traduire creative writing par « écriture créatrice » en lui donnant à peu près le sens de « création littéraire », et même aux USA, le mot n'est jamais si loin de cette acception. Le terme n'est au fond qu'une manière de nommer avec humilité la fiction littéraire pour qui n'oserait pas se prétendre écrivain. On ne produit pas des idées neuves avec des termes éculés. C'est la notion même de création qui est en cause. Il vaut mieux la laisser aux religieux et aux juristes. Rien ne se crée tout se transforme. C'est de tout autres concepts que nous avons besoin.
Depuis une dizaine d'années, mes expériences d'écriture en groupe ont été nourries par le les idées du projet GNU, du copyleft et de l'Open Source, c'est à dire par la programmation libre. Il est évident que l'invention du numérique, de langages de programmation, vient opportunément élargir mon champ de l'écriture. Dans tous les cas, qu'ils s'agisse des langages mathématiques des sciences, des langages de programmation et des langues naturelles, il est question de produire des émergences, et non pas seulement de communiquer, d'exprimer, d'informer ou de représenter. Il s'agit alors aussi, par la force des choses, d'aller à leur racine et de les faire fonctionner ensemble.
Je n'avais pas d'abord écrit ce texte sous forme de dialogue. J'en dois l'idée à Antoine Moreau, protagoniste du copyleft appliqué à l'art, et défenseur de la Licence Art Libre, qui a détourné mon texte Ce que pourrait être un art libre*. Indépendamment du caractère ironique de son travail, j'ai été surpris qu'il n'ait presque rien eu à faire pour transformer l'essai en un dialogue entre Jean et Pierre, lui faisant même gagner un léger surcroît de lisibilité. Comme on n'est jamais mieux servi que par soi-même, je n'ai pas attendu cette fois qu'un autre s'y colle, faisant du texte par la même occasion un exemple de ce dont il traite.
* (D'après Jean-Pierre Depétris) Ce que pourrait être un caca libre. http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre5579.html
L'écriture générative
1. Qu'est-ce que l'écriture générative ?
Jean : Qu'est-ce que l'écriture générative ? Quelque chose de compliqué qui renvoie à de gros livres ?
Pierre : Non, c'est plutôt le contraire : deux mots qui désignent quelque chose de très simple, que chacun connaît et dont il peut faire l'expérience.
Jean : À peu près tout le monde sait écrire, au moins mal, et même un analphabète est capable de noter des chiffres et de faire une opération élémentaire, au besoin, en traçant des barres. Une expérience aussi élémentaire de l'écriture suffit-elle pour comprendre ce dont il est question ici, et ce que désigne le mot « génératif » ?
Pierre : Observons ce qui se passe lorsqu'on effectue ce genre d'opérations banales et quotidiennes, qui consistent à poser une opération arithmétique élémentaire pour la résoudre sur le papier. Tout d'abord, remarquons que nous faisons cela lorsque nous ne savons pas effectuer l'opération « de tête » et accessoirement, que nous n'avons pas de calculette sous la main.
Jean : Il apparaît alors que nous pouvons résoudre par écrit l'opération que nous ne savons pas faire autrement.
Pierre : Est-ce là une évidence banale, ou un étrange mystère ?
Jean : L'ignorer alimente en tout cas des théories complexes autant que stériles.
Pierre : Les deux termes, « écriture générative », servent tout simplement à désigner cela, pour s'éviter tout à la fois de l'ignorer sous le couvert d'une trop triviale banalité, ou d'aller chercher des complications et des mystères dans des phénomènes plus difficiles à isoler.
Jean : Lorsque nous écrivons sur du papier une suite de nombres, personne n'oserait qualifier le résultat d' « expression de l'inconscient ». Nous ne le connaissons pourtant pas à l'avance.
Pierre : Nous voyons ici que le signe écrit démultiplie considérablement nos capacités de calcul. Il le fait d'une façon relativement simple et transparente : Il nous permet de naviguer dans notre calcul, d'en remonter le cours, de le parcourir en tout sens, notamment en inscrivant les retenues.
Jean : Voilà donc, le plus simplement du monde, ce que tu désignes par « écriture générative » : L'usage du signe écrit comme un instrument pour générer de la pensée, et non pas seulement comme moyen d'exprimer, ou de communiquer ce qu'on a déjà pensé, découvert, vécu, appris, compris, éprouvé... par ailleurs.
Pierre : Le mot « génératif » permet donc de distinguer la fonction principale de l'écriture, de celles de communication et d'expression, qui ne nous intéresse pas particulièrement ici. Il nous permet aussi de ne pas nous égarer dans une distinction peu pertinente entre une écriture que l'on dira « de création », « créative » ou « créatrice » c'est à dire la fiction littéraire, qui se réduit à peu près aujourd'hui à la fiction romanesque , et toute forme d'essais, de critiques, d'articles, de mémoires ou de comptes-rendus.
Jean : Il n'y a pas de forme d'écriture qui ne puisse être générative, ou dont tout usage génératif soit interdit. L'usage génératif de l'écrit ne concerne donc pas seulement la langue naturelle, mais aussi bien toute forme de langage : textes, arithmétique, algèbre, logique, écriture musicale, programmation, etc.
2. La parole
Pierre : Le signe écrit décuple la capacité d'utiliser un langage.
Jean : C'est qu'un langage ne se réduit jamais à son usage écrit. La langue naturelle est même essentiellement du signe sonore. Elle est parole.
Pierre : Dans l'ensemble, tout langage doit pouvoir être énoncé.
Jean : On pense avec des signes sonores, et l'on navigue dans la pensée avec des signes écrits.
Pierre : La parole et l'écriture n'ont pas exactement les mêmes ressources. Le rythme, le ton, les assonances, des dissonances, les pauses, la métrique... ne sont pas très lisibles à l'écrit. Les ressources typographiques, le corps, le style, la graisse, l'approche, les retraits... passent encore moins à l'oral.
Jean : On a pris assez tard la mesure des ressources spécifiques de la mise en page, seulement à l'approche du vingtième siècle.
Pierre : Elles rendent à l'évidence un texte bien plus parcourable, et l'articulation de son contenu plus intuitif. Les fonctions d'expression et de communication sont favorisées.
Jean : En est-il de même de la fonction générative ?
Pierre : Pour être générative, l'écriture doit tendre à réduire son écart avec la parole : le texte doit être prononçable et audible ; la parole, lisible.
Jean : Une expérience intéressante consiste à énoncer des formules mathématiques ou logique dans une langue où l'on n'est pas accoutumé à le faire. On a plus de difficultés alors à compter et à raisonner.
Pierre : Naturellement, ceci peut être mis au compte du seul effort pour trouver les mots.
Jean : La question est surtout de savoir si prononcer, au moins mentalement, nous aide ou non à manipuler les signes écrits.
Pierre : Il n'est pas évident de prouver que nous prononçons mentalement ou non les signes que nous écrivons, ni même de nous faire une idée bien exacte de ce que nous appellerions « prononcer mentalement ».
Jean : La question serait alors plutôt de savoir si nous pouvons apprendre des signes écrits sans paroles.
Pierre : La réconciliation de la parole et du texte, c'est au fond ce qu'on appelle « la langue littéraire ». On serait bien en peine de dire ce que « bien écrit » signifierait d'autre.
Jean : On se tromperait pourtant si l'on croyait que cette langue littéraire, ce « bien écrire », ne concerne que la « création littéraire », « l'écriture créative ».
Pierre : Et pourquoi cela serait-il ?
Jean : Parce qu'elle n'aurait peut-être rien d'autre de bien important à offrir, alors que dans tous les autres usages de l'écrit, la qualité de la langue ne serait qu'un supplément facultatif, le texte se justifiant par tout autre chose.
Pierre : Il est pourtant bien probable que le lecteur a envers la fiction littéraire les mêmes indulgences que pour tout autre ouvrage, s'il y trouve malgré tout satisfaction.
Jean : Il est certainement plus observable que les textes ouvrant des voies nouvelles, dans quelque direction ou de quelque nature qu'ils soient, sont assez généralement bien écrits. « Bien écrit » signifie ici précisément « qui tient à l'oreille ».
Pierre : Il est sans doute moins important qu'on veut bien le dire pour un lecteur qu'un texte soit bien écrit. Il attend généralement quelque chose de plus consistant de ce qu'il lit.
Jean : Il est bien peu attentif à la langue et ne sait généralement rien en dire. Il en va ainsi même pour le critique, qui ne s'est jamais seulement donné le vocabulaire pour en parler.
Pierre : Si un texte doit être bien écrit, c'est d'abord pour son auteur, pour qu'il puisse le construire, le charpenter. Si l'on écrit mal, on ne peut faire mieux qu'exprimer et communiquer ce qui est déjà pensé, su, appris, éprouvé... par ailleurs.
3. La pensée
Jean : Le texte repose sur la parole pour la renforcer.
Pierre : On serait tenté de dire la même chose en ce qui concerne la parole et la pensée : la parole repose sur la pensée pour la renforcer.
Jean : On est alors bien ennuyé. C'est en effet par le texte qu'on croit qu'il sera facile de saisir le langage puis la pensée. On croit qu'on va le saisir tout entier dans le lexique et la grammaire, bien fixés eux aussi par écrit. Quand on croit le tenir, il s'échappe dans la parole, bien plus fugace et difficile à cerner. Si celle-ci nous échappe à son tour dans la pensée, nous ne sommes pas au bout de nos peines.
Pierre : Qu'est-ce que la pensée ?
Jean : « L'immensité de ces espaces infinis m'effraie. » Voici une pensée de Pascal. Dans ce cas, c'est un énoncé. On peut penser à prendre son parapluie. Alors c'est un acte. On peut encore penser à un absent. C'est un soupir.
Pierre : Manifestement, l'écriture nous aide beaucoup à produire des énoncés, à faire des gestes, à penser à un absent. Il n'est pas exagérément complexe d'observer comment.
Jean : Il est nécessaire alors de s'arrêter à deux termes que nous avons déjà largement employés : signe et langage.
Pierre : Qu'est-ce qu'un langage ?
Jean : C'est un jeu de signes. Entendons « jeu » dans le sens de jeu de société, comme le jeu d'échecs par exemple, avec ses trente-deux pièces, ses soixante-quatre cases, ses deux couleurs et ses règles. Comme les jeux de société, il est des langages très complexes et d'autres très simples. Tout langage a une consistance interne. Comme le jeu d'échecs, il peut ne rien représenter, ni n'avoir à s'accorder avec rien d'autre.
Pierre : Le clavier d'une calculette élémentaire peut encore servir d'exemple : dix chiffres, la virgule, les signes des quatre opérations principales, le signe égale, et les règles de leur composition. Le système est complètement fermé et peut fonctionner automatiquement. Il est entièrement autonome de ce qu'il compte. Celui qui l'utilise peut ne pas savoir davantage compter que la calculette ne sait ce qu'elle compte.
Jean : Tu aurais aussi bien pu prendre pour exemple une machine à calculer mécanique ou l'antique abaque.
Pierre : Il n'y a là aucune espèce de pensée, ni d'intelligence, seulement un système clos, auto-consistant et automatique, même s'il est à la base de la notion d'intelligence artificielle.
Jean : Pour qu'un langage nous serve à penser, nous devons le connecter d'abord à autre chose que lui-même.
Pierre : Comment cela ?
Jean : En faisant des pièces de son jeu des signes.
Pierre : Qu'est-ce qu'un signe ?
Jean : Commençons par fermer les gros livres qui l'expliquent, et voyons simplement comment nous employons quotidiennement ce mot. « Le vent du sud est signe de la pluie ici. » Dans ce cas, « signe » est proche de « cause ». Le lendemain, la terrasse trempée est le signe qu'il a plu. Il est alors proche d' « effet ».
Pierre : Le vent, l'humidité, une branche cassée, des traces de carbone, un frisson... peuvent être des signes sans qu'il y ait langage.
Jean ; Ils pourraient aussi bien ne pas l'être. Rien dans leur nature n'a changé pour qu'ils deviennent des signes. Ils ne le sont que pour celui qui les interprète comme des signes.
Pierre : Interpréter une chose comme un signe, cela revient à lire en elle autre chose, c'est à dire à établir une relation entre cette chose et une autre, qu'elle soit vraie ou fausse entre le vent et la pluie, une configuration du ciel et un caractère, entre le mouvement de la lune et la marée, etc.
Jean : Interpréter quelque chose comme un signe permet de communiquer avec quiconque l'interprète de la même façon, même sans l'aide d'un langage, même au-delà du genre humain. C'est ce qu'on peut expérimenter en chassant ou en gardant des troupeaux avec des chiens. On attire l'attention sur des signes. On attire l'attention par des « signes d'intelligence » : échanges de regards, de gestes... c'est là l'ébauche d'un langage.
Pierre : Un signe n'est pas nécessairement utilisé dans un langage.
Jean : Cela veut dire plus précisément : la relation n'est pas entre le signifiant au sein d'un langage, et un référant dans le monde réel. L'un, l'autre et leur relation sont dans le monde réel, ou sont crus fautivement l'être. Il n'est pas nécessaire que les termes et leur relation soient vrais, ni moins encore qu'on ne cherche délibérément à tromper.
Pierre : Organiser des signes en langage revient à systématiser les relations signifiantes.
Jean : Ceci revient à donner au jeu de signes une consistance interne et un automatisme. Ceux-ci ne sont pas moins tirés du monde réel et de sa propre consistance.
Pierre : Descartes s'étonnait que le monde obéisse aux lois des mathématiques. Il trouvait insatisfaisants les travaux de Galilée, qui lui ne s'en étonnait pas.
Jean : C'est que Galilée savait que la consistance de la géométrie avait d'abord été déduite, abstraite, de celle des comportements des matériaux.
Pierre : Imaginons une société qui n'ait jamais inventé la balance, qui connaîtrait peut-être le levier, mais n'aurait jamais songé à l'étalonner, ni à étalonner des poids. Cette société aurait bien pourtant des concepts qui correspondraient à ceux de poids, de pesée, de léger, de lourd.
Jean : Ces concepts seraient cependant différents des nôtres, ils seraient plus vagues, ils n'en seraient que des ébauches. Nos paradigmes sont en réalité construits sur des expériences que nous faisons du monde réel.
Pierre : C'est bien là que nous devons chercher la source de nos dispositifs cognitifs, bien plus que dans les lexiques, les grammaires ou le fonctionnement neuronal.
Jean : Tout langage a une consistance interne d'une part, et une relation au moins virtuelle avec celle du monde réel d'autre part. D'abord le signe dans le langage est pris dans une relation aux autres signes linguistiques et la consistance interne de leur système. Ensuite une relation est établie entre le signe linguistique et quelque chose du monde réel, qui n'en est pas seulement le signifié, mais qui devient signe lui-même. Par exemple, le mot « arbre », dit ou écrit, peut être signe pour l'arbre réel, mais l'arbre réel peut lui-même l'être pour le concept d'arbre. Enfin le langage fait de la chose réelle le signe non linguistique pour d'autres objets réels. En fait, la succession de ces moments n'est pas unilatérale, elle va aussi bien dans un sens que dans l'autre.
Pierre : Présenté ainsi, ça paraît bien complexe.
Jean : En fait, ça l'est suffisamment pour se prêter à des jeux de langages acrobatiques et des effets de sens abyssaux.
Pierre : Dans le fond, ce n'est pourtant pas si compliqué, puisque c'est à la portée du premier venu, y compris du petit enfant.
Jean : L'énoncé « Paul est un arbre » est assez facile à comprendre, dans quelque langue qu'on le traduise et dans quelque environnement culturel. Il suffit que l'interlocuteur sache ce qu'est un arbre et pas seulement une définition du mot. Sauf pathologie, la relation qui lui est proposée entre l'homme et le robuste végétal ne devrait pas faire mystère.
Pierre : Ce qu'il est important de comprendre ici, c'est que l'usage d'un langage, et notamment de la parole, consiste à être en mesure de comprendre de telles relations dans le monde réel, et pas seulement celle interne au langage, et qui ferait alors répondre sottement : « Non, Paul n'est pas un arbre. »
4. L'écriture non générative
Jean : « Écriture générative » pourrait n'être qu'un pléonasme. Tout usage de l'écriture produit du sens, de la pensée, une intuition plus précise...
Pierre : Ce n'est pas toujours bien souhaitable. Lorsqu'on a un contenu bien précis à rédiger, c'est plutôt un problème qu'il change à chaque instant, se modifie, se complexifie ou se simplifie, se clarifie, au fur et à mesure que nous écrivons. Nous sommes alors plutôt enclins à apprendre et à enseigner des méthodes pour nous protéger de ce caractère génératif de l'écriture. C'est ainsi qu'on a fait une écriture non générative, pour fixer une fois pour toute ce qu'on cherche à dire, et tailler une forme sur un contenu.
Jean : Il existe bien des méthodes d'écriture non génératives : prendre des notes, classer ses idées, faire un plan, des tableaux, voire des graphes. Ceci peut nous instruire sur l'écriture générative.
Pierre : En effet, toutes ces méthodes consistent essentiellement à ne pas rédiger, ou du moins à repousser au dernier moment le plein-emploi de la syntaxe. En somme, suspendre le caractère génératif de l'écrit revient à ne pas articuler les paradigmes selon la syntaxe du langage.
Jean : On le devine, libérer ce caractère génératif revient au contraire à utiliser pleinement les ressources de la syntaxe, et même à écrire carrément dans un style soutenu, littéraire, c'est à dire un style au plus près du lisible et de l'audible.
Pierre : Est-on bien sûr que si l'on écrit ainsi, l'on n'arrive pas à quelque chose d'intelligible, de cohérent et d'achevé ? C'est au fond ce qu'enseignaient Horace dans son Art poétique et Sénèque l'ancien dans ses cours de rhétorique. Les lettres latines ne ressemblent pas pour autant à de l'écriture automatique. Est-on bien sûr que beaucoup de textes qui ont fait date n'ont pas été écrits ainsi, et pas seulement des romans et des poèmes, mais des ouvrages de philosophie, de mathématiques, de science ?
Jean : D'une façon ou d'une autre, tout travail de recherche doit bien passer par l'écriture, et tout ouvrage qui en rend compte doit bien être un peu écrit comme un journal de voyage.
Pierre : Est-il vraiment si facile d'organiser ses idées avant de rédiger, et les résultats sont-ils toujours probants ?
Jean : Un bon journaliste est capable d'arriver sur un événement ou une conférence de presse, de prendre quelques notes et de rédiger un article exhaustif. Ce n'est déjà pas si facile, y parvenir correctement demande une certaine expérience.
Pierre : Si l'on donne à un journaliste, dans un entretien ou une conférence de presse, un résumé exhaustif et quelques petites phrases significatives, il saura sans peine rédiger cela dans un style adapté à ses lecteurs. Si l'on attend au contraire de lui un travail d'analyse et de synthèse, même le meilleur ne pourra pas l'accomplir dans les délais qui sont les siens.
Jean : Ce qui veut dire que l'information est toujours au moins de deuxième main.
Pierre : Si l'on y prête attention, on observe que l'information, dans son sens le plus large, nous parvient toujours en seconde, troisième, n-ième main pas seulement les articles de presse : les livres, les cours, les conférences, les essais... Tous sont des produits d'analyses, de synthèses, voire des réécritures. Les informations que nous lisons sont pour l'essentiel des comptes-rendus, non pas de faits, mais de discours en cascades qu'ils oblitèrent.
Jean : Les raisons pour cela ne manquent pas : les témoins d'un accident sont trop choqués pour tenir des propos cohérents, les syndicalistes qui mènent une action sont des brutes obtuses, le chercheur utilise un langage trop pointu pour être seulement compris de qui cherche dans une autre discipline.
Pierre : Apparemment, trop pointus ou trop obtus, nous serions toujours incapables de nous faire comprendre les uns des autres et de nous entendre. Apparemment, nous ne serions même pas en mesure de saisir pleinement le sens de ce que nous faisons et disons.
Jean : Il serait d'abord nécessaire de désarticuler ces propos incohérents et inintelligibles et de les reconstruire pour les diffuser à cantonade. À ce moment-là, nous pourrions enfin « communiquer » en les ressassant jusqu'à l'usure.
5. L'intelligibilité
Pierre : Est-il possible que ce qui est intelligible pour l'un, ne le soit pas pour d'autres ?
Jean : À l'évidence cela arrive, et même trop souvent.
Pierre : Soit, mais cela signifie simplement qu'un énoncé n'est pas compris, non qu'il est incompréhensible en soi. Quelqu'un me parle dans une langue que je ne connais pas. Bien sûr je ne comprends rien, mais lui ou un autre pourrait me traduire, ou je pourrais apprendre cette langue.
Jean : La plupart du temps, nous ne savons pas très bien ce qui interdit à quelqu'un de comprendre ce qui est intelligible pour un autre. Les raisons peuvent être diverses. Par exemple : il n'est pire sourd qui ne veut entendre.
Pierre : Tout ce qui est intelligible a un esprit l'est à un autre. Voilà qui sonne un peu comme un axiome. Certainement, on pourrait postuler le contraire :
Jean : On a bien tenté l'axiome contraire : « La raison n'est pas la chose au monde la mieux partagée. » On a cherché à lui donner une consistance comparable à celle de la géométrie non euclidienne. On en a tiré les théories raciales et génétiques, le concept de dégénérescence et les tests de QI. Le résultat n'est pas comparable à la théorie géométrique de Rieman.
Pierre : En fait, il est difficile de penser sans l'axiome d'inter-intelligibilité. Il se vérifie pragmatiquement.
Jean : Tout ce qui m'est intelligible l'est virtuellement pour un autre. Cela laisse ouverte la question de se faire comprendre : comment cette virtualité s'actualise.
Pierre : Si l'on admet le postulat, la question n'est pas dramatique. D'abord parce qu'on sait le problème soluble, ensuite parce qu'il n'est pas important, ni même envisageable de tout comprendre. L'important est que je sois intelligible à moi-même. C'est précisément à être intelligible à soi-même que sert l'écriture générative. Elle ne se soucie pas a priori de l'être pour un autre. Quel doute alimenterait ce souci ?
6. L'apprentissage de l'écriture générative
Jean : Peut-on enseigner l'écriture générative ? C'est à dire, peut-on apprendre à se servir de l'écriture pour élaborer sa pensée ?
Pierre : Un débat serré sur ce point pourrait bien se conclure comme le dialogue entre Socrate et Protagoras.
Jean : Un médiocre professeur de philo conclurait que Socrate remporte la joute, puisqu'il a entraîné Protagoras à soutenir le contraire de ce qu'il affirmait au départ : que la sagesse (la faculté de penser) peut s'enseigner. En fait, bien que chacun ait changé imperceptiblement de position au fils des argumentaires, aucun ne réfute les arguments de l'autre de façon convaincante.
Pïerre : On pourrait faire aussi cette autre remarque, lue chez Pierre Livet, qu'être un logicien n'empêche pas d'hésiter lorsqu'on se demande si l'on doit avancer ou retarder sa montre pour passer à l'heure d'hiver.
Jean : Sans doute penser ne s'apprend pas, mais les langages s'apprennent bien.
Pierre Apprendre l'écriture générative, cela pourrait être tout simplement apprendre à écrire.
Jean : Qu'appelle-t-on généralement apprendre à écrire ?
Pierre : On parle d'apprentissage de l'écriture lorsqu'il s'agit d'apprendre à écrire une langue à celui qui sait déjà la parler, soit parce qu'il est un enfant, soit parce qu'il est analphabète. S'il ne sait pas la parler, on dit seulement apprendre une langue, même si c'est apprendre en même temps à l'écrire, et si l'écriture tient une grande part dans cet apprentissage.
Jean : Apprendre à écrire, est donc apprendre à écrire la langue qu'on parle. Est-ce vraiment la même ?
Pierre : Très généralement non. Apprendre à écrire suppose d'une part la correction, le perfectionnement et donc la modification de la langue qu'on parle, et d'autre part, très généralement aussi, l'usage d'une langue écrite sensiblement différente de la langue orale.
Jean : Apprendre l'écriture générative supposerait donc déjà deux spécificités. Il s'agirait d'abord d'apprendre à écrire de manière à ce que le texte sonne comme une parole spontanée. Il s'agirait aussi, réciproquement, d'apprendre à écrire la langue orale.
Pierre : Il s'agirait en somme d'apprendre à réconcilier au plus près le texte et la parole.
Jean : Cela peut-il s'apprendre ?
Pierre : Oui, et sans peine. Tout le monde n'a pas une plume, c'est à dire un style auquel on le reconnaît en quelques phrases. Chacun a pourtant une façon de parler bien à lui, à laquelle on le reconnaît aussi sûrement qu'à sa façon de marcher. C'est cette façon de parler qu'il doit apprendre à écrire. Il est probable qu'elle se modifiera d'ailleurs sensiblement avant qu'il n'y parvienne. En fait, elle s'affirmera.
Jean : Cela ne se ferait-il pas seul, si l'on pratique assidûment l'écriture ?
Pierre : Sans doute, si ce n'est que cela revient à dire que ça ne se fait pas seul. Il est possible d'accélérer délibérément cette acquisition.
Jean : On reconnaîtra que cette exigence de réconcilier parole et texte est à peu près universellement ignorée, si ce n'est par la petite corporation des scénaristes et des auteurs dramatiques. Les exigences les plus diverses lui sont opposées : clarté, concision, précision, politesse, accessibilité à tous, etc. La plupart du temps, on cherche seulement à formater son texte dans des normes plus ou moins ritualisées et imposées.
Pierre : Il n'est peut-être pas étonnant en conséquence que la plupart des francophones éprouvent des difficultés d'expression écrite autant qu'orale, quel que soit par ailleurs leur niveau d'instruction. Au dix-huitième siècle, où l'analphabétisme était pourtant la règle, les rares personnes qui savaient écrire, on le voit dès qu'on ouvre un journal ou une correspondance de l'époque, écrivaient bien et avaient du style.
7. L'intuitivité
Jean : S'agit-il d'apprendre à écrire comme un écrivain ?
Pierre : Oui, dans le sens où apprendre à écrire autrement signifierait simplement apprendre à écrire mal. Pour autant, il ne s'agit pas nécessairement de faire de la littérature.
Jean ; Il ne s'agit même pas exclusivement de langues naturelles. Toute forme de langage se prête au style. Même un raisonnement mathématique pourra être dit « élégant ». Même l'écriture d'un programme se prête à « bien écrire ». Il y a dans quasiment toute activité humaine une place pour un « style » qui n'est pas totalement étranger à une certaine efficacité.
Pierre : Qu'est-ce que cette efficacité dans l'usage d'un langage, qu'on qualifie de « style » ou d' « élégance » ?
Jean : Ces termes sont à l'évidence bien trop sots pour qu'on se contente de leurs dénotations. Si on les emploie, c'est sans doute pour ne pas entretenir l'illusion d'une signification trop exacte.
Pierre : Ce qu'on désigne ainsi tient à l'économie de moyens et à l'intuitivité. Si l'on ne dit pas alors intuitif, clair, limpide, évident, transparent... c'est pour la double raison que ces mots, eux, ne le sont pas, et que ce n'est pas quantifiable.
Jean : Évidemment, si ce n'est pas quantifiable, c'est que ce n'est pas non plus très qualifiable ; c'est parce qu'il manque du qualitatif qu'on préfère une qualification imprécise, et donc moins trompeuse.
Pierre : La notion d'intuitivité cerne pourtant, bien que confusément, une réalité qui n'en est pas moins pondérable, comme, par exemple, celle de poids pour une société qui n'aurait pas inventé la balance.
Jean : En fait, on dit « apprendre à lire et à écrire ». Si l'on veut faire court, on dit simplement : « apprendre à lire ». Il serait bien étonnant qu'on fasse l'un sans l'autre. Pourtant le verbe lire n'est pas sans ambiguïté. Il signifie à la fois déchiffrer, interpréter, et prononcer à haute voix.
Pierre : Tous les textes ne se comportent pas de la même façon dans ces deux opérations. Il en est qu'on ne saurait comprendre, déchiffrer, en les lisant à haute voix. Il en est d'autres qu'on ne comprendrait pas autrement.
Jean : On peut développer l'aptitude à lire dans ces deux sens très différents, et même contradictoires. L'entraînement à la lecture rapide nous apprend à identifier un mot à quelques lettres et à sa silhouette générale, à identifier le sens d'une phrase à quelques mots, et le sens d'un passage à quelques phrases décryptées ainsi.
Pierre : Le texte peut lui aussi faciliter ce genre de lecture en multipliant les titres et les sous-titres, en soulignant des mots ou les mettant en gras, par des encadrés, etc. La lecture à haute voix devient alors à peu près impossible, sauf à l'accompagner d'une projection de diapos, ou à utiliser un tableau. Les auditeurs eux-mêmes devront prendre des notes.
Jean : L'entraînement excessif, et surtout exclusif, à cette sorte de lecture peut provoquer une inaptitude à l'autre.
Pierre : Les textes qui doivent être entendus pour être compris ne sont pas nécessairement de la littérature. Les ouvrages de Wittgenstein, même sur des sujets spécifiquement logiques et mathématiques, doivent être, selon l'auteur lui-même, prononcé sans hâte mentalement.
Jean : Lus ainsi, ils apparaissent singulièrement faciles à comprendre, même par celui qui n'y est pas particulièrement préparé. Pourtant, beaucoup de lecteurs incontestablement savants les disent difficiles.
Pierre : Il en va même ainsi de certaines expressions algébriques ou logiques. On gagne à les prononcer au moins mentalement. Elles acquièrent ainsi une limpidité inaccessible autrement.
8. Écrire comme un écrivain
Jean : Il est évident qu'apprendre à lire ainsi demande un entraînement au moins comparable à celui de la lecture rapide.
Pierre : On navigue dans la pensée avec des signes écrits, mais on pense avec des signes sonores. Apprendre à lire ainsi implique manifestement d'apprendre à écrire en même temps.
Jean : Il s'agit donc bien d'apprendre à écrire comme un écrivain.
Pierre : Oui, si ce n'est que c'est l'exact contraire de ce que l'on entend spontanément par là. L'écrivain est précisément celui qui n'écrit pas pour des lecteurs.
Jean : La plupart du temps quand on écrit, ce sont des notes privées, des idées qu'on jette sur du papier, et dont on ne se préoccupe pas de la lisibilité pour un autre, ni même pour soi sur la longue durée. Sinon, ce sont des écrits adressés, des lettres privées ou publiques, des articles, des cours, des discours, des conférences, sur lesquels on ne revient plus en principe travailler, une fois qu'ils sont envoyés, lus ou parus.
Pierre : Écrire comme un écrivain serait plutôt soigner le style de ses notes privées, ou encore écrire à quelqu'un, ni pour l'informer, ni pour l'interroger, mais pour faire avec lui à peu près ce même travail d'éclaircissement d'une pensée.
Jean : Écrire comme un écrivain c'est d'abord écrire des textes qui se répondent, et résonnent les uns avec les autres, qu'ils soient publics ou privés.
Pierre : C'est donc aussi écrire sensiblement davantage qu'on ne peut imaginer être jamais lu.
Jean : Il n'est pas évident d'écrire ainsi. Nous imaginons toujours un ou des lecteurs quand nous écrivons, qu'ils finissent ou non par nous lire effectivement. Il nous suffit bien alors de juger que nous serions assez intelligible et convainquant pour eux, à tort ou à raison.
Pierre : Il arrive pourtant parfois que ce qui nous paraît être satisfaisant pour ce ou ces lecteurs, ne nous suffise pas.
Jean : Il est probable que nous faisons à travers la pratique de l'écriture à peu près les mêmes remarques, qui viennent dans leur ordre et en leur temps. La première apparaît sous la forme d'un paradoxe. Nous avons l'impression que ce qui ne nous vient pas d'un trait, comme sous le coup d'une « inspiration », nous ne pourrons jamais l'atteindre par tâtonnements. Et nous avons aussi le sentiment tout contraire que rien ne résiste à un patient travail d'ajustement. Ceci voudrait dire que toute correction est vaine si ce n'est impossible, et en même temps, que toute écriture est de la réécriture. La seconde est la découverte que, lorsque nous réussissons à dénouer un problème en couchant, comme on dit, nos idées par écrit, non seulement nous y avons pris plaisir, mais le texte n'est pas dépourvu de qualités littéraires. À l'inverse, des notes mal écrites sont généralement stériles.
Pierre : On peut faire une remarque similaire si l'on choisit, plutôt que la langue naturelle, d'utiliser des langages logiques ou mathématiques, des graphes, des formules algébriques. L'efficacité s'accompagne toujours d'une certaine impression esthétique.
Jean : On pourrait faire encore cette remarque que la séparation entretenue dans la culture contemporaine entre la création littéraire, l'écriture créative, et toute forme d'essais, de critique ou de théorie, consiste à tenir séparées cette efficacité et l'impression esthétique.
Pierre : On pourrait dire alors qu'écrire comme un écrivain serait passer outre cette séparation, si ce n'est que bien peu paraissent en être arrivés là, même si quelques-uns ne sont pas loin parfois de cette transgression.
Jean : Les textes qui se prêtent à la lecture rapide ne sont pas les produits d'une écriture générative. Ils sont plutôt des résumés, des comptes-rendus, des commentaires... de textes qui, eux, le sont. C'est à dire qu'on n'y distingue pas le cheminement d'une pensée, mais seulement le précipité de celle-ci.
Pierre : C'est ce précipité de pensée qui donne l'illusion d'un contenu distinct de la forme.
Jean : Au temps qu'on peut passer à leur lecture, même rapide, il est souvent plus avantageux d'aller directement aux textes sources, même si l'on doit les lire lentement.
Pierre : L'écriture qui n'est pas générative tend à faire prendre la pensée pour une chose. Les pensées y apparaissent comme des objets assez consistants pour être manipulés, organisés, combinées, alors que penser est bien plutôt l'opération qui consiste à faire ces manipulations, ces navigations et ces combinaisons.
Jean : Et que manipule alors la pensée ?
Pierre : Des signes.
9. Le champ du langage
Jean : Les signes sont pour une part des objets logiques qui s'articulent entre eux pour produire une consistance interne à leur jeu. Ce sont alors des objets curieux, il leur manque presque toutes les caractéristiques de l'existence ; ils sont bien moins que des idées, ils n'ont ni forme ni contenu, ni même de véritable signification. Une lettre par exemple, ne signifie rien seule, sa forme, conventionnelle, pourrait être modifiée, comme sa prononciation.
Pierre : Et pourtant, dans leurs relations entre eux, leurs effets sont plus incorruptible que ceux des objets les plus solides : essaye de supprimer "3" dans la suite des chiffres décimaux, alors que tu peux le dessiner ou le nommer comme tu veux.
Jean : Le système de signes peut fonctionner en toute rigueur et en totale indépendance de celui qui l'a créé, comme le prouve l'ordinateur le plus commun. Pourtant, d'une certaine manière, ils n'existent même pas.
Pierre : Ce jeu de signes et sa consistance interne, nous pouvons les retrouver dans un jeu de cartes. Bien sûr, les cartes ont une forme, des noms, de belles images et de belles couleurs, mais tout cela est entièrement contingent au jeu lui-même. Son fonctionnement repose sur des valeurs et des règles abstraites.
Jean : Supposons que nous utilisions ce même jeu de cartes pour faire de la cartomancie plutôt que pour jouer. Nous l'utiliserions alors proprement comme un langage. La question n'est pas ici d'interroger l'irrationalité d'une telle pratique, puisqu'elle est fondamentalement pré-rationnelle. Copernic, après tout, à réalisé ses tables à partir de préoccupations astrologiques.
Pierre : En réalité, ce qui est extrêmement naïf dans la divination, c'est de croire que le jeu lui-même répond aux questions.
Jean : On sera pourtant plus profondément troublé encore, en dépassant cette première candeur, d'être bien forcé d'admettre que, d'une certaine façon, le signe répond bien aux questions.
Pierre : Que fait-on d'autre en résolvant une équation, ou encore en utilisant une calculette ?
Jean : Naturellement, les réponses que nous produisons en manipulant des signes peuvent parfois être erronées ou insensées. Elles sont pourtant le plus souvent pertinentes et efficace, sinon nous ne persisterions pas à utiliser et perfectionner des langages.
Pierre : Il est évident que les choses les plus élémentaires qu'on peut utiliser comme des signes sont, justement, des choses : le vent, par exemple, qui m'annonce la pluie.
Jean : La mémoire tient alors un rôle considérable : « Chaque fois que se lève ce vent... »
Pierre : Nous pouvons donc dire que, plus que des choses, il s'agit de leur mémoire, de traces mnésiques de percepts.
Jean : C'est tout le mérite de Freud d'avoir découvert que le rêve, qui manipule ces traces mnésiques et les articule comme les signes d'un langage à la manière d'un rébus, dit-il , est bien à la racine de la pensée.
Pierre : Il n'y a sans doute encore que les Surréalistes qui ont compris ce qu'une telle découverte, car c'en est une, a de considérable pour ce qui est du « fonctionnement réel de la pensée ».
Jean : Ce fonctionnement réel de la pensée, tel qu'André Breton l'entrevoyait à partir de la découverte freudienne, paraît aux antipodes des lois de la pensée de George Boole. Lui postulait que toute pensée s'articule sur une charpente mathématique.
Pierre : Sans doute la première attitude peut être une invitation à tous les dérèglements des sens et de l'esprit, alors que la seconde serait plutôt un encouragement à construire des langages logico-mathématiques plus solides et efficaces.
Jean : Ces deux attitudes s'opposent moins en réalité qu'elles ne balisent le champ complet du langage. Elles laissent aux deux extrêmes la mécanique informatique et la neurobiologie.
Pierre : Et elles rejettent de la même façon une sorte de « science naturelle » de la pensée pour mettre au premier plan le champ du langage.
10. Les lois du langage
Jean : Les langages ont des lois, au point qu'ils sembleraient même se résumer à leurs seuls jeux.
Pierre : Elles sont cependant très différentes de celles de la nature comme des lois politiques. Les lois naturelles, on ne peut les enfreindre. Il n'est nul besoin d'un gendarme ni de procès verbaux pour imposer l'accroissement de la masse avec la célérité. C'est le contraire avec les lois politiques, et une part considérable de l'activité et de l'ingéniosité humaine est dépensée à seule fin de leur soumettre toutes les autres.
Jean : Il en va très différemment avec les lois d'un langage. Rien ne nous empêche de les enfreindre, et personne ne nous l'interdit.
Pierre : Lorsque nous enfreignons les lois d'un langage, rien ne se passe de très fâcheux. Bien sûr il peut y avoir des conséquences dans la relation pragmatique avec les faits, une erreur de calcul peut, par exemple, provoquer une catastrophe, mais il ne se passe rien de tel dans le champ proprement linguistique.
Jean : Les conséquences peuvent être de trois sortes : Il peut d'abord ne rien se passer du tout. L'erreur est corrigée automatiquement à la lecture ou l'audition. Il n'y a aucune incidence sur la suite de l'énoncé, et l'on est toujours à temps de la corriger comme une coquille ou un mot mis de façon évidente à la place d'un autre.
Pierre : Ils peut s'agir aussi des erreurs systématiques de quelqu'un qui sait mal prononcer des syllabes, ou certaines lettres, ou qui a acquis des tournures fautives comme « je suis été », par exemple.
Jean : D'autres fois, tout simplement, il y a échec de l'énonciation. Un calcul donne des résultats aberrants, les vérifications ne tombent pas juste, ou bien l'on ne sait plus ce qu'on dit, on perd le fil de ses idées, etc. Dans ce cas, nous devons nous reprendre, chercher, corriger.
Pierre : C'est souvent ainsi que l'écriture devient la plus générative. Nous avons enfreint la règle et fait une erreur, car ce que nous avons effectivement à dire est sensiblement différent de ce que nous voulions dire.
Jean : Il peut enfin arriver qu'une infraction à la règle fonctionne, et ne soit donc plus une erreur. Le « je est un autre » de Rimbaud en est un parfait exemple. Un programme de correction grammaticale buttera et nous suggérera : « je suis un autre ». Tout le monde peut pourtant comprendre, et, justement, en identifiant et en interprétant l'infraction même.
Pierre : Il en va de même avec l'expression « Paul est un arbre ». C'est bien en comprenant que l'objet Paul ne peut en aucun cas être compris dans la définition du mot arbre que donne le lexique, qu'on la saisit. Si quelqu'un comprenait qu'il existe un arbre dénommé Paul, il n'aurait tout simplement rien compris.
Jean : Si l'on y prête attention, on se rendra compte qu'il est difficile de discerner où finit l'infraction et où commence la règle, ou l'inverse. Avant que n'entre dans la langue courante des expressions telles que à la belle étoile, prendre la clé des champs, ou que finissent par ne faire qu'un mot à l'aide de tirets : le chemin-de-fer ou l'eau-forte, ces expressions ont bien dû être employées la première fois d'une façon paradoxale, au sens plein du terme. Ces acceptions sont toutes des infractions qui ont fonctionné.
Pierre : On pourrait en déduire que la langue se produit et se déploie d'une manière fractale. Le mot « fractal » est d'ailleurs très voisin d' « infraction ».
Jean : Non seulement les lois des langages autorisent les infractions, elles les encouragent même. Elles seraient en quelque sorte des lois de l'infraction.
Pierre : Peut-être pourrait-on deviner, derrière les lois de la grammaire, une loi plus générale, sur le modèle de la grammaire générative de Chomsky. Cette loi serait celle de l'infraction systématique des lois produites par ces infractions mêmes.
Jean : Il est plus évident encore qu'une telle loi domine l'invention et le développement des mathématiques.
Pierre : Les infractions du premier cas, celles qui n'ont pas de conséquence, doivent malgré tout être corrigées, et cela pour permettre que fonctionnent celles du troisième. Trop de fautes, même, et surtout, sans importance, rendront ambiguës des expressions comme « je est », ou « Paul est une arbre ». Si le texte n'est pas entièrement correct, l'esprit sera tenté de corriger aussi : « je suis un autre » ; « Paul est un arabe ».
Jean : En quelque sorte, enfreindre efficacement la règle impose son respect rigoureux.
11. La liberté
Pierre : La notion d'écriture générative répond à la recherche d'une plus grande liberté dans la pensée.
Jean : Ce n'est pas le souci le plus partagé. On attache le plus souvent plus de prix à des objectifs somme toute moins identifiables, comme se faire comprendre, construire des propositions vraies, séduire, s'exprimer correctement...
Pierre : Liberté signifie alors précisément force, puissance, fertilité. La definition de l'image poétique de Pierre Reverdy reprise par André Breton dans le Manifeste, ne vise pas la beauté mais la « force ». De même Frege ne poursuit pas dans l'affinement d'un langage mathématique la vérité, mais la possibilité de « naviguer » dans la pensée, et Poincaré cherche la « fertilité » au-delà des expressions tautologiques.
Jean : La liberté de penser est alors fonction d'une sorte d'émergence fractale dans le jeu de langage. Elle ne s'oppose pas aux règles, bien sûr, dans le sens où elle trouve moins dans leur résistance un obstacle qu'un support.
Pierre : Il y a là toutes les apparences d'un processus chaotique. L'écriture générative rejoint les mathématiques du chaos sur un point précis : La multiplication des règles, c'est à dire de contraintes, ou de résistances, démultiplie les possibles loin de les limiter, au contraire, comme dans le modèle du déterminisme laplacien.
Jean : L'écriture générative n'entre pourtant pas dans le cadre de la théorie du chaos, ou du moins ne pourrait y occuper qu'une place paradoxale, dans la mesure où les lois du langage ne sont pas déterministes, se distinguant ainsi fondamentalement de celles des sciences de la nature.
Pierre : Pourrait-on assimiler les règles d'un langage à un déterminisme « artificiel » un peu dans le sens où l'on dit « intelligence artificielle » ?
Jean : Justement non. Ce serait confondre programme (c'est à dire, en effet, une sorte de déterminisme artificiel), et langage de programmation.
Pierre : Le déterminisme suppose qu'il n'y ait pas action d'un agent intelligent, même inconscient. Le principe du déterminisme exclut de fait celui d'intelligence. On peut tout au plus l'imaginer avant un avant de tout avant, un fiat lux , ou après, comme un processus émergeant. Or, comme le démontre le simple fait que nous soyons capables d'écrire, et qu'un autre puisse éventuellement nous lire, l'intelligence, même inconsciente, est pendant.
Jean : L'intelligence n'exclut pas le déterminisme, c'est à dire un système qui « marche seul ». Elle en a au contraire besoin. Pas d'intelligence sans anticipation, et pas d'anticipation sans déterminisme. Pas de déterminisme non plus sans une trame de lois, sans intrications de causes et d'effets.
Pierre : Les faits, qu'ils soient causes ou conséquences, nous pouvons toujours en avoir une intuition immédiate. C'est alors ce qu'on appelle « données des sens ». Comment pouvons-nous avoir aussi une intuition de leurs déterminations ?
Jean : Une telle intuition n'est-elle pas alors inhérente au signe ? Le signe n'est-il pas ce qui permet de saisir un jeu de déterminations dans une intuition immédiate ?
12. L'intuition
Pierre : Aucun langage, aucun signe même, ne peut fonctionner sans une intuition immédiate sauf à étendre les mots « langage », « information » ou « lecture » au-delà de leurs significations proprement linguistiques.
Jean : Certes, on peut bien le faire, et dire qu'un programme de navigation « lit » le code d'une page HTML.
Pierre : Cependant, pour que le programme lui-même ait été écrit, et aussi la page qu'il lit, il a bien fallu un programmeur qui puisse avoir une lecture intuitive du code.
Jean : Gabriele Lusser Rico donnait l'exemple de deux élèves auxquels on demandait de dire ce qu'est l'infini. Le premier donnait une définition, l'autre disait que c'est comme les boîtes de crème glacée sur le couvercle desquelles est un enfant avec une boîte de crème glacée sur laquelle etc.
Pierre : Il y a là deux fonctionnements distincts de l'esprit, allant même dans deux sens opposés. Il est pourtant probable qu'on n'irait pas très loin dans un sens ni dans l'autre si l'on n'en utilisait qu'un. Le premier enfant pourrait bien réciter sa définition sans la comprendre, et le second ne même pas remarquer la mise en abîme sur la boîte de crème glacée.
Jean : Que des langages fonctionnent, au point même qu'on puisse les faire tourner seuls en les couplant à des dispositifs mécaniques, ne permet pas de faire l'économie d'une intelligence capable d'avoir l'intuition de « ce que ça veut dire ».
Pierre : Cette intuition peut bien donner cours à des explications, mais celles-ci ne tiendront jamais lieu d'intuition. Une explication n'est jamais que de l'analytique mis à la place d'un autre. Un programme peut le faire.
Jean : Nous croyons qu'une explication prouve que celui qui la donne à compris, simplement parce que nous supposons une intuition à sa source.
Pierre : Oui, il y a là quelque chose d'essentiel dans l'usage du langage qui n'est ni la maîtrise linguistique, ni l'aptitude à communiquer.
Jean : C'est plutôt une aptitude à passer successivement de l'analyse à l'intuition.
Pierre : En somme, l'écriture générative est avant tout génératrice d'intuition.
Bibliographie
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J. L. Austin, How to do things with words. Oxford University Press, 1962
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George Boole, The Calculus of Logic; et The Laws of Thought (Voir Projet Gutengerg : http://www.gutenberg.net/)
André Breton, Manifeste du Surréalisme, Le message automatique (dans Point du jour), Le Jeu de Marseille (dans la Clé des champs)
N. Chomsky, Le langage et la pensée. Payot
Sigmund Freud, L'interprétation des rêves. PUF.
Gottlob Frege, Que la science justifie le recours à une idéographie (1882) Dans Ecrits logiques et philosophiques (1879-1926). - Seuil 1971, trad. C. Imbert.
Galilée, Discours concernant deux science nouvelles, PUF.
Horace, Art poétique. Garnier Flammarion
Otto Jespersen, La Philosophie de la grammaire (1924), Gallimard 1971, trad A-M Léonard
T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques Champ-Flammarion.
Pierre. Livet, La Communauté virtuelle, Ed de l'Éclat.
G. Lusser Ricot, Writing the natural way, J. P. Tarcher, inc Los Angeles 1983
Charles S. Peirce, Regenerated logic (dans Selected papers)
Platon, Protagoras, Menon. Garnier Flammarion
Poincaré, La science et l'hypothèse. Flammarion1968
Roger Pouivet, Esthétique et logique, Mardaga 1996
Eric Rayond, The Art of Unix Programming, http://catb.org/esr/writings/taoup/ The Utility of Mathematics http://catb.org/esr/writings/utility-of-math/ Traduction, L'Utilité des Mathématiques, Jean-Pierre Depétris, http://jdepetris.free.fr/load/math.html
B. Russell, An outline of philosophy, Routledge
Alfred North Whitehead,Symbolism, Oxford University Press, 1927 Traduction : Le symbolique, http://jdepetris.free.fr/load/symbolisme/
Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-philosophicus, (trad P. Klossowski, 1961) suivi de Investigations philosophiques. Gallimard. Fiches (trad. J. Fauve), NRF 1970
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