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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XI
Dans la montagne

 

 

 

 

 

Le 9 novembre

Ai-je gaffé dans mon journal ?

Roxane s'est sentie offensée par mes petites indiscrétions sur nos rapports, et par mon départ pour Tangaar avec Ziddhâ. Elle m'informe par courriel que nos relations se limiteront désormais au seul enseignement du français. Je m'abstiens de lui répondre que nos relations sont ce qu'elles sont, que nous n'en avons jamais décidé, et que je doute fort qu'elles se soucient de ce que nous convenons.

Je dois cependant reconnaître que ses reproches sont fondés. Je me suis laissé prendre dans mon journal aux fallacieux filets de la vie privée et de la vie publique, comme si leur distinction même n'était pas déjà hors la vraie vie. C'est si vrai que lorsqu'un anonyme devient célèbre, c'est précisément de sa seule vie privée que le public se soucie.

 

La littérature et la danse

Si j'écris des carnets, ce n'est pas pour rien, ni si je les édite sur le net en temps-réel depuis quelques années, et si je n'en protège même plus l'accès par un mot de passe. J'ai observé depuis bien longtemps comment ma pensée se tresse sur plusieurs plans, comment je poursuis dans une correspondance une pensée née dans une conversation, une expérience ou une opération, comment je l'affine dans un article, ou la mets en œuvre dans un travail littéraire ou pas... comment tout cela s'articule, se rejoint, se disperse pour se rejoindre à nouveau, comme font les couples dans les danses folkloriques de chez moi, d'ici ou d'ailleurs.

J'ai vite découvert que des notes désordonnées ne tardaient pas à donner à la pensée des cohérences insoupçonnées, qu'on chercherait en vain, si l'on entreprenait de l'ordonner.

 

Les danses folkloriques restent plus vivantes dans le Marmat qu'elles ne le sont chez moi. Tantôt cavaliers et cavalières tournent ensemble, puis ce sont les hommes et les femmes d'un côté, puis les hommes et les femmes ensemble, puis par plus petits groupes, puis les couples se reforment.

La bourgeoisie a inventé les danses en couple, où l'on bouge à deux en ignorant les autres. Ce n'est pas pour moi la meilleure façon de danser, ni d'écrire. « Entrez dans la ronde, embrassez qui vous voulez... » Voilà qui me plaît davantage.

La bourgeoisie a inventé la danse en couple et le journal intime. Celui-ci est secret. La synthèse du journal intime et de l'écrit public, c'est la fiction romanesque. Le roman, c'est l'artifice de la bourgeoisie pour échanger ses expériences intimes en ménageant sa vie privée.

 

Le roman est étanche à ses lecteurs, qui ne peuvent être que des voyeurs. Le monde réel est tout aussi étanche pour les personnages romanesques. Le monde réel est pourtant aussi dans le roman. Le roman est simplement une image de ce monde comme s'il n'était pas produit par les personnages. Il ne paraît pas l'être davantage par celui qui écrit ou qui lit.

Je ne nierais pas qu'on soit parvenu dans ce cadre-là à des travaux fertiles. Je conteste seulement qu'un tel cadre soit un horizon indépassable. Je ne crois pas que soit meilleure l'idée cocasse de vouloir entrer tout entier dans le cadre : le roman biographique, l'auto-fiction.

Moi, je n'aime ni ne sais brider mon imagination. Ou je lui laisse libre cours, comme dans certaines de mes nouvelles. Ou je n'en fais aucun usage, comme on le voit dans mon journal.

 

(Voilà une bonne piste pour répondre à une enquête sur le roman que me propose le Grand Souffle <http://jdepetris.free.fr/load/enquete.html>.)

 


Le 10 novembre

Un article de Manzi

Manzi m'a demandé de reprendre le résumé en français d'un long article en anglais qu'il s'apprête à mettre en ligne. Je le lui ai renvoyé par courriel :

 

L'enseignement, l'éducation, la formation deviennent la grande question du nouveau siècle. Cette question se pose comme une alternative : sélection ou transmission. Le choix s'impose. Le développement de moyens de transmission plus transparents et plus horizontaux rend de moins en moins possible la poursuite des deux objectifs en même temps, c'est à dire former une caste dirigeante, comme cela a déjà si bien fonctionné souvent.

Faire du savoir le moyen d'une sélection revient toujours plus à freiner sa transmission. Si cette stratégie peut encore séduire quelques castes décadentes, elle n'est plus qu'un combat désespéré d'arrière-garde. De même, faire du savoir un marché devient moins que jamais un moyen de le développer, et toujours plus celui d'une sélection.

Ceci laisse une question ouverte : l'enseignement est appelé à être une part toujours croissante des activités humaines, alors que cette croissance même met en danger l'institution et l'organisation du savoir. Comment est-ce possible ? — Parce que l'enseignement est appelé à devenir une part croissante de toute activité, et non à en rester séparée.

Dans ces institutions du savoir, la part s'accroît de pseudo-sciences, humaines, économiques, juridiques, administratives. Elles puisent leurs paradigmes dans les langages des véritables sciences, et elles les emploient comme des métaphores. Ce langage des sciences se caractérise pourtant par l'emploi des langues naturelles de manière à en filtrer toute métaphore, à dépouiller les dénotations de toute connotation.

Les pseudo-sciences tendent à se présenter comme des connaissances d'un deuxième ordre qui oblitèrent tout autre savoir, applicable, intelligible, transmissible, expérimental. Un tel savoir prend pour sujet d'étude ce que d'autres font. Il laisse alors entendre que ceux qui savent faire ne savent pas vraiment ce qu'ils font, et qu'il serait non seulement possible mais préférable de ne pas savoir faire pour comprendre ce qui « se fait ».

 

Il n'a pas tardé à répondre à mon courriel, auquel j'avais attaché un lien vers la dernière page de mon journal :

From: "manzi". To: "depetris". Subject: Re: abstract

Date: Mon, 10 Nov 2006 22:58:22 -0700

 

At 18:39 -0700 10/11/06, depetris wrote:

> Il y a quelque chose de commun entre ces pseudo-sciences, le roman bourgeois, et aussi bien la valse et la polka.

> Mais on ne danse plus en couple déjà. On danse seul, et ensemble.

 

Il demeure pourtant quelque chose qui ne colle toujours pas dans ce « seul ensemble », une impasse dans laquelle le vingtième siècle s'est perdu.

Mz

 

 

Le 12 novembre

Il fait froid maintenant dans la montagne

Il fait froid maintenant dans la montagne. La neige est tombée très bas. À l'aube, tout est couvert de givre, et demeure comme une forêt de cristal, jusqu'à ce qu'un soleil doré réveille l'odeur enivrante des feuilles et de l'humus détrempé.

Les chevaux que nous a prêtés Tchandji ne sont pas aussi dociles que celui auquel je m'étais habitué ces dernières années, mais Roxane est une très convenable cavalière.

 

neige


Comme je m'y attendais, notre brouille était passagère. Qu'ai-je donc fait pour cela ? Rien de précis.

Roxane a simplement appris que Vénus était en train de faire le même nœud autour de Mars sur la constellation du Bélier qu'au jour de nos naissances respectives. Cette nouvelle démonstration du double principe d'improbabilité donne à notre rencontre une dimension cosmique, rendant bien dérisoire une querelle digne du théâtre de boulevard.

 

Tchandji a déjà plusieurs chevaux autour de sa yourte à l'orée de la forêt. Ce sont des chevaux assez petits à la crinière abondante. Ils sont robustes et vifs.

Avec la demande mondiale d'énergies fossiles, le Marmat tend à revenir au cheval. On en voit plus qu'en 2003, lors de mon premier voyage.

Ne serait-ce pas le signe d'une régression ? Mais une régression de quoi ? L'industrie du Marmat, depuis le vingtième siècle, a privilégié l'électricité, avec des barrages d'abord, des éoliennes, des plaques solaires, et il développe aujourd'hui un projet de captage des champs magnétiques issus des pressions tectoniques. (Voir En revenant à Bolgobol, Cahier 18)

L'essence demeure pourtant irremplaçable pour les véhicules autonomes. On en produit insuffisamment à partir de schistes bitumineux. Dans bien des cas, le cheval les remplace avantageusement, ou encore les infatigables mulets, et même les chameaux dans les plateaux du sud-est. Contrairement à ce que beaucoup croient, le chameau n'est pas seulement adapté aux pays chauds ; il supporte aussi bien le froid : il est adapté aux variations climatiques extrêmes.

L'élevage et le pâturage dans les vallées ou les alentours des villes sont favorisés. Ils demeurent toutefois des activités secondaires, voire des loisirs ou des passions, comme chez Tchandji.

 

Je lui aurai volontiers loué ses chevaux, mais je n'avais plus d'agent. Il est probable qu'il l'aurait de toute façon refusé. J'ai payé l'hôpital à un voisin de Tangaar, et les fournitures scolaires pour les enfants d'une famille qui passent tous les jours à la boulangerie à Bolgobol.

Certes, s'ils n'avaient pas pu payer, le marin-pêcheur aurait quand même été soigné, et l'école aurait donné aux enfants ce dont ils avaient besoin, mais comme il faut bien que quelqu'un paye à un moment ou à un autre et que je le pouvais, je les ai aidés. Les gens agissent ainsi dans le Marmat.

 

Roxane s'en est quand même étonnée : « Mais tu les connais à peine. » Elle avait entendu dire que les pays capitalistes ignoreraient toute solidarité. « Détrompe-toi lui ai-je dit, À l'exception des plus riches, chacun consacre à cela pas loin de la moitié de ses revenus, et plus encore, donc plus que moi-même ici. »

Elle ne voulait pas me croire, prétendant qu'il ne devrait plus y avoir alors une seule personne dans le besoin. « C'est que, lui ai-je expliqué, la plus grande part est dévorée par des parasites, exerçant plus ou moins des fonctions de contrôle et de surveillance, et l'usage de ces richesses sert de toute façon à maintenir la tête à peine hors de l'eau à ceux qui en ont besoin, plutôt qu'à les en sortir. Pour autant, cet argent est bien cotisé, et dans l'intention explicite d'être solidaire. J'ai donc toutes les raisons de ne pas changer mes habitudes ici. »

 

Roxane est différente dans cette nature sauvage. À moins qu'elle ne soit davantage elle-même. C'est comme si elle devenait elle aussi plus sauvage, avec son ample pelisse, sa veste de cuir, son pantalon de toile rude, ses bottes épaisses, ses cheveux volants dont elle modifie la coiffure chaque fois que change le vent. Elle semble dans son élément.

Elle sait lire une carte et reconnaître les points cardinaux au soleil ou aux étoiles. Pour faire le point en plein jour, on attache un cordon lesté à une branche, on retarde sa montre de quatorze minutes (ici du moins, dans la région de Bolgobol), on la place sur la carte de sorte que l'aiguille des heures soit dans le prolongement de l'ombre du cordon. Douze heures nous donne le sud, et six heures, bien sûr, le nord. Je ne le lui ai pas appris, elle savait le faire.

Roxane est bien la première personne chez qui je ne perçois jamais la peur des espaces vierges, de la montagne, de la forêt, de la nuit. J'ai parfois l'impression de voyager avec une incarnation de la déesse Parvati.

 

Le tigre des neiges du Marmat

Les montagnes du Marmat ne sont pas sans danger, et les animaux sauvages n'en sont pas les moindres. Il y a d'abord les troupeaux de buffles sauvages, dont les réactions d'un mâle agressif ne sont pas toujours prévisibles, des ours, des lynx, et surtout des tigres des neiges.

Le tigre des neiges vit en altitude. Il en existe plusieurs variétés, des contreforts himalayens du Cachemire jusqu'à la Sibérie. Il est doté d'un odorat, d'une ouïe et même d'une vue exceptionnelles. Il est puissant, souple, rapide et silencieux. Bien que plus petit que les autres tigres, il serait extrêmement dangereux pour l'homme, s'il n'utilisait toutes ses ressources pour l'éviter.

Il est presque impossible de voir un tigre des neiges, même en le faisant exprès. Aussi n'en sait-on pas grand chose, et des photos de lui sont très rares. J'en ai quand même appris un peu sur le net avant de partir.

 

Ce sont des animaux très solitaires. Ils sont aussi habiles à se fuir qu'à éviter les hommes. Le Docteur Solibour, spécialiste du tigre des neiges du Marmat à l'Université de Bolgobol, affirme qu'ils ne sont pas pour autant asociaux. Ils ne se rencontrent pas, mais se donnent perpétuellement des nouvelles en laissant des odeurs sur leur chemin.

Grâce à d'interminables guets et de puissants téléobjectifs, il a découvert que chaque fauve se déplaçait sur des distances de milliers de kilomètres, possédant donc plutôt un parcours qu'un territoire. Naturellement, ces routes finissent par se croiser.

 

Quand un fauve croise le trajet qu'un autre emprunte, il se prête à des comportements curieux. Il se roule par terre, se livre à des mouvements divers, et frotte sa gueule sur des pierres. Puis il repart dans une direction très différente de celle que l'autre à pris. Quand le premier ou un troisième passe à cet endroit, il s'adonne au même manège.

Ce n'est qu'au printemps, à l'époque des amours, que mâles et femelles se cherchent. Ils savent où se trouver en suivant ainsi les pistes.

 

Solibour a assisté à une telle rencontre qu'il a décrite en détail. Les fauves s'approchent lentement l'un vers l'autre, avec cette majesté propre à tous les tigres, et qui les feraient certainement passer pour les authentiques maîtres de la planète à des voyageurs venus d'une autre. Ils s'arrêtent un petit instant l'un face à l'autre, puis se collent front contre front.

Ils se caressent délicatement tête contre tête, avec quelques coups de langue, puis s'assoient côte-à-côte, regardent le paysage qui s'étend sous eux — ils se rencontrent semble-t-il dans des endroits vertigineux. Ils peuvent rester ainsi assez longtemps, se caressant de la tête de loin en loin, puis ils s'en vont côte-à-côte, du même pas majestueux.

 

La femelle met bas à la fin du printemps. Elle s'occupera des petits jusqu'au printemps suivant. Elle leur apprendra à chasser, et disparaîtra pendant qu'ils seront occupés par une proie.

Les jeunes tigres paraîtront perdus un moment et se livreront à d'étranges comportements devant la pierre où leur mère aura frotté sa tête. Ils continueront à chasser quelques jours ensemble, puis se sépareront.

 

La population des tigres des neiges du Marmat est étrangement stable. Au début du siècle dernier, on a tenté de les exterminer sans grand succès. On ne s'y est plus attaqué depuis la signature d'accords internationaux, sans que leur nombre paraisse augmenter. Cessent-ils de se reproduire quand ils sont trop nombreux ? S'entretuent-ils ? Les mères sacrifieraient-elles des nouveau-nés ? Les plus faibles mouraient-ils de faim ? On n'est toujours pas parvenu à le savoir. Dans les trois derniers cas, on aurait bien retrouvé des corps.

 

 

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