Cahier VI En chemin vers la Mer d’Argod
Le 17 mai
Première étape à Khârandal
La chaleur a fini par arriver. Pas de nuage dans
le ciel, pas de vent. À la mi-mai, le soleil est aussi haut
qu'à la mi-juillet. Dans ce pays, loin de toute mer, au cœur
du continent, rien ne vient rafraîchir l'air.
Le nom de mer est un peu excessif pour cette
succession de grands lacs qu'est la mer d'Argod. À l'évidence,
elle en bénéficie parce que son eau est salée.
La ville de Tangaar est bâtie sur ses rives.
Pour rejoindre Tangaar, on pourrait suivre la
vallée de l'Ardor qui va se jeter dans la mer d'Argod. Ce
serait faire un grand détour par le sud-est, où son
cours fait un long coude sinueux avant de revenir nord-ouest, et
multiplier notre trajet par trois. Traverser la chaîne de
l'Ourgith n'est pourtant pas un choix qui s'impose, tant le relief
est découpé, et les routes difficiles. C'est pourtant
celui que nous avons fait hier. Nous sommes partis le soir pour
éviter la chaleur de la journée.
Nous avons dormi dans une grange près de
Nefer, et le froid nous a réveillé ce matin. À
huit heures, nous avions déjà dépassé les
deux mille cinq cents mètres, avant de voir définitivement
le soleil s'installer au-dessus des cimes.
La mer d'Argod est constituée de cinq
grands lacs reliés par des bras plus ou moins longs, qui
s'enroulent autour de la péninsule du Darmir. C'est là
qu'est le tombeau de Jésus, à l'embouchure de la vallée
du Bénérophon sur le premier lac. Tangaar est
complètement de l'autre côté, sur les rives du
dernier, de loin le plus grand. L'Ardor se jette, à mi-chemin,
dans le second.
Lors de mon premier voyage, le car avait remonté
la rive de la mer d'Argod, puis la vallée de l'Ardor jusqu'à
Bolgobol. Le trajet avait duré douze heures presque sans
arrêt. Je crains déjà que celui-ci dure plus
longtemps. Nous sommes à peine arrivés avant midi à
Khârandal.
Khârandal
La source unique et l'alchimie
L'alchimie désigne la science ayant pour
objet les proportions et les mesures imparties à tout ce qui
implique la proportion et les mesures parmi les corps physiques et
les concepts métaphysiques, dans l'ordre sensible et dans
l'ordre intelligible. Son pouvoir souverain réside dans les
transmutations, je veux dire les changements d'états
qu'affecte la source unique (al 'ayn al wâhida).
J'ai acheté à Khârandal une
édition arabe de Al Kîmîyâ as Sa'âdat
(L'Alchimie de la Félicité) de Muhyiddin Ibn
'Arabî. Cet ouvrage n'est qu'un chapitre du monumental Kitab
al fotûhât am Makkîa (Livre des conquêtes
spirituelles de la Mecque), le cent soixante-septième de
la section deux. L'ensemble contient six sections qui remplissent
2500 pages dans l'édition imprimée du Caire. Dans
celle-ci, qui est particulièrement tassée d'une
écriture fine, le livre que j'ai acheté n'en occupe pas
vingt-quatre, m'apprend la préface.
Khârandal n'est qu'un petit bourg, un grand
village, accroché à mi-pente du mont Bast, à
l'entrée d'une vallée adjacente à celle que nous
avons suivie. Un vent puissant, quoique lent, le balaie en permanence
et résonne étrangement entre ses murs et les roches où
ils sont vertigineusement accrochés.
Les habitants ont un air farouche et sévère
sous leurs larges turbans, et portent tous au moins un poignard à
la ceinture. Beaucoup se promènent avec un fusil.
Le regard glacé du boulanger n'était
pas très rassurant quand je regardais les livres en vente sur
une étagère. Une lueur de curiosité s'est
allumée dans son regard quand je lui ai présenté
celui que j'avais choisi.
« Vous arrivez de loin ? »
m'a-t-il demandé en Anglais, sur un ton très poli mais
certainement pas amical. Plutôt que de répondre « from
Bolgobol », j'ai dit en arabe « du lointain
Occident (Maghreb) ».
« Comme Ibn 'Arabî. »
M'a-t-il alors répondu avec une politesse cette foi modulée
d'un discret sourire, sans chercher d'avantage à savoir si je
venais d'Europe ou d'Afrique. D'ailleurs, Ibn 'Arabî était
un Européen.
Mohyiddin abû Bakr Muhammad Ibn 'Arabî
al Hâtimi est né le 27 ramadan 560 (le sept août
1165 des poissons) dans la ville de Murcia en Andalousie. Au cours de
son enfance, ses parents se sont installés dans la capitale
des Almoravides, Séville, dont il est devenu, très
jeune, secrétaire à la chancellerie.
Sa carrière administrative s'est arrêtée
là, où elle avait commencé. Il s'en détourna
pour le soufisme. Il devint disciple de Abû Ja'far al'Uraynî.
Beaucoup d'autres maîtres lui succédèrent, car
Ibn 'Arabî n'était pas homme à n'en suivre qu'un
seul. Il circula jusqu'à la fin du douzième siècle
entre l'Andalousie et le Maroc, et il commença à écrire
son œuvre à Fez, avec son Kitab al Isrâ.
Le jeune homme, il n'avait pas alors trente-cinq
ans, devint encombrant pour les foqahâ (les juristes),
qui n'avaient que méfiance pour les soufis, dont l'usage du
langage était pour le moins aux antipodes du leur — les
uns l'utilisant pour déployer du sens à l'infini, les
autres pour en restreindre l'interprétation (ijtihâd)
jusqu'à l'extraction de règles normatives et
compulsives.
Ibn 'Arabî partit alors pour l'Orient. Il
joignit le Caire, Damas, Jérusalem, avec pour but le
pèlerinage à la Mecque. Il y demeura deux ans, de 1201
à 1203. Il y épousa la fille d'un maître soufi
d'Ispahan, Nizam 'Ayn ash Shams, qui tint à peu près
pour lui la place de Béatrice pour Dante, à la
différence que leur amour n'était pas platonique. Il
lui dédia sa plus belle œuvre versifiée :
L'Interprète des ardents désirs. À cette
époque, il commença à rédiger son immense
Livre des conquêtes spirituelles de la Mecque, dont je
ne connaissais, jusqu'à ce jour, que le chapitre sur l'amour.
En 1203, il partit pour l'Anatolie et se fixa à
Qonya, capitale du pouvoir seljouquide. Puis il s'installa
définitivement à Damas après 1224, où il
vécut paisiblement jusqu'au 28 rabi 638 (15 novembre 1240).
Que le lecteur se rassure ici sur mon érudition, je n'ai fait
que traduire et résumer la préface du livre.
Al Kîmîyâ As sa'âdat
Al Kîmîyâ as sa'âdat
est et n'est pas un véritable ouvrage d'alchimie. Il l'est en
ce qu'Ibn 'Arabî y déploie toutes les topiques de l'Art
d'Hermès relatives aux métaux et aux ciels. Il ne l'est
pas quant à son propos. Il oppose à chaque pas la
recherche analytique fondée sur la lecture ou l'observation de
la nature, à celle fondée sur l'intuition immédiate
de la Réalité Prophétique. Aussi, aux
métaux auxquels sont associés les corps célestes,
il associe également les Prophètes.
Le premier ciel, celui de la lune et de l'argent,
est aussi celui d'Adam. Le second, celui de mercure et du métal
du même nom, est le ciel de Jésus « auprès
duquel se trouve Jean le Baptiste ». C'est où j'en
suis dans ma lecture.
Deux pèlerins s'élèvent donc
de ciel en ciel jusqu'au dévoilement (mi'râj) de
la réalité (al hacq). Ils sont conduits chacun
par un autre personnage qui est comme leur double parfait. On peut
songer au « patron en dedans » de Montaigne, ou
au dharmakaya du Bouddhisme, ou au deviens ce que tu es
de Pindare.
Le premier pèlerin se laisse guider par cet
archétype de lui-même, qui, plus ou moins confusément,
prend tour à tour le visage des Prophètes successifs.
Le second ne lui prête aucune confiance et n'entend se servir
que de ses capacités analytiques.
« Tout ce qu'obtient l'un »,
au cours de ce voyage céleste, « l'autre l'obtient
aussi, mais tout ce qu'obtient ce dernier » par la vision
immédiate que lui offre son guide « le premier ne
peut l'obtenir. Lorsqu'il réintègre son corps, il ne
peut l'admettre pour vrai. C'est que, durant ce voyage, il se trouve
comme un dormeur qui rêve. Sachant pertinemment qu'il a dormi,
il se dit "cela n'est pas vrai !" lorsqu'il se
réveille pour reprendre ses activités... »
Voilà ce que nous en dit l'auteur dès
le ciel d'Adam. Et il continue. « En fait, il est tenaillé
par l'angoisse que ce qui lui est arrivé dans son rêve
s'empare vraiment de lui. Alors le malheureux est incapable de
progresser plus avant, et c'est précisément ce qui le
tourmente. Il n'en va pas de même pour l'adepte, car ce dernier
perçoit cette ascension en y adhérant intimement,
puisqu'il l'expérimente sous cet aspect que seul connaît
celui qui l'éprouve personnellement. »
Tout cela m'a conduit à la fin de
l'après-midi. Nous nous sommes séparés après
avoir dîné — j'apprécie la qualité
de mes amis de ne pas imposer leur présence. Je me suis
installé dans la voiture, portières ouvertes à
l'ombre d'un tilleul, pour lire et pour prendre des notes sur mon
portable branché sur la batterie. Nous repartons à six
heures après une légère collation.
Le 18 mai
Jésus maître de l'alchimie
... Car en vérité, Jésus
détient les deux voies de la science alchimique : celle
de la production qui consiste pour Jésus dans l'acte de créer
l'oiseau d'argile et dans l'acte de souffler...
« Non, je me suis trompé. Ce que
je voulais vous lire est plus haut » dis-je à mes
amis.
À quel verbe se rapporte la parole
« avec la permission de Dieu » ? L'agent
de l'opération, est-ce « yakûn »
(il devient), ou est-ce « tanfukhu » (tu
souffles) ? Pour les hommes de Dieu, l'agent est « yakûn »,
alors que pour les affirmateurs des causes et pour les maîtres
des états mystiques, l'agent est « tanfukhu ».
Eh bien celui qui pénètre en ce ciel et va se consocier
à Jésus et à Jean Baptiste, il sait cela de
source certaine. Mais cela échappe fatalement au théoricien,
je veux dire que savourer une telle gnose est hors de sa portée.
« Eh bien, me demande Manzi, que ne
comprends-tu pas ? C'est une allusion à la troisième
sourate du Coran où Î'sâ modèle la forme
d'un oiseau, souffle dans l'argile, et la forme devient vivante et
s'envole. » Cela, je l'avais bien compris. « Non,
ce sont ces maîtres des états mystiques (ashâb
al ahwâl) dont je me demande ce qu'ils sont. »
« Ahwâl veut dire hâl
(états spirituels) » me renseigne Douha bien
inutilement. « Je le sais, mais qui sont ces maîtres
qui se distinguent des hommes de Dieu, et sont mis sur le même
plan que les affirmateurs de causes ? »
En roulant vers la mer d'Argod
« Es-tu sûr d'avoir bien lu ma
thèse sur la pensée non-aristotélicienne »
me demande Manzi. « Je parle justement de la deuxième
partie de ce texte, en opposant la lecture qu'en avait fait Asin
Palacio dans La Eschatologia musulmana en la Divina Comedia en
1943, à celle d'Henri Corbin dans Avicenne et le récit
visionnaire. Palacio parle d'un ingénieux artifice
littéraire et d'une ascension allégorique,
quand l'autre veut y voir la description d'une expérience
initiatique... naïve, si j'ose dire. Ce passage te montre à
l'évidence que le soufisme d'Ibn 'Arabî se tient à
l'écart d'un déterminisme aristotélicien
d'inspiration motazilite, et tout autant d'un mysticisme stricto
sensu que l'on ne s'attendrait que trop à lui voir
opposer. »
« Comme je le montre dans ma thèse,
soufisme est la traduction arabe du sophisme grec. Quel qu'ait été
le rapport entre ce récit et une quelconque expérience
initiatique qu'aurait faite son auteur, ce serait une attitude bien
naïve envers le langage de croire qu'il pourrait la transmettre.
Tout au plus aurait-elle été le détonateur et le
guide de sa rédaction. Elle n'en serait pas moins demeurée
une expérience privée. »
« Comme tu l'as très bien noté
toi-même l'an dernier dans ton journal (À Bolgobol
cahier
1)
après avoir lu mon travail, continue-t-il, le soufisme est
loin d'être le contre-pied de la posture rationnelle et froide
des affirmateurs des causes, un contre-pied mystique et
extatique. Le passage que tu as relevé le montre bien. Il en
est plutôt le prolongement radical au-delà de la
confiance naïve dans la cognition et ses prothèses
linguistiques. »
« Ibn 'Arabî met bien en œuvre
une fiction littéraire, et avec une maîtrise
singulièrement savante. Ce qu'il s'en sert à montrer
serait difficilement paraphrasable dans un autre type de discours. »
« Tu te souviens de l'idée
centrale de ma thèse ? » Reprend-il après
avoir négocié un périlleux virage sur le large
chemin caillouteux qui tient lieu de route depuis des kilomètres,
et qui nous offre un court instant une vue vertigineuse sur le fond
de la vallée. « L'aristotélisme pose que
l'énoncé ne peut pas s'appliquer à lui-même.
C'est là le point nodal de l'Organon et des Réfutations
sophistiques. C'est précisément ce que dépasse
le sophisme en tant que matérialisme du langage (voir À
Bolgobol fin du cahier 14).
Ce que critique le plus ce texte, derrière l'analytique
aristotélicienne ou la recherche d'états extatiques,
c'est bien le mode d'énoncé de la raison discursive. »
« Tu ne vas quand même pas,
plaisanté-je, faire de Ibn 'Arabî le précurseur
du Surréalisme ou de l'Empirisme logique ? »
« Tu sais bien, Jean-Pierre, que je ne
dis pas cela » me répond Manzi avec le plus grand
sérieux. « Si je le disais, je penserais que le
champ, sitôt ouvert, serait parcouru. Et ce n'est absolument
pas ce que je dis. »
« Pourquoi, demande Ziddhâ, Î'sâ
est-il toujours associé à l'alchimie ? »
En approchant de la mer
Il est évident que le double théorème
d'incomplétude de Gödel est un sophisme. Cela, un simple
bachelier pourrait le comprendre et le démontrer : il
prétend prouver par l'arithmétique l'inconsistance de
l'arithmétique.
Il serait donc facile de réfuter Gödel
au nom de la logique aristotélicienne. C'est plutôt
alors la logique aristotélicienne qui est mise au péril
de l'arithmétique.
Je me souviens de cette réponse de Douha.
Mais comment elle en est arrivée là en répondant
à Ziddhâ, c'est ce dont je ne parviens plus à me
souvenir.
Ces conversations savantes ne m'ont pas détourné
de la beauté sauvage des paysages. Elles m'auraient plutôt
aidé à la goûter plus intensément. Tant
pis. Ce ne sera rien que pour mes yeux.
Le 19 mai
Amkhûra devant la mer d'Argod
Après notre départ hier de
Kharandal, nous somme arrivés trop tard à Amkhûra
pour qu'il soit raisonnable de continuer notre route en pleine nuit.
Nous avons dîné et pris des chambres d'hôtel.
Je me suis baigné ce matin dans l'eau
encore froide. L'air non plus n'était pas très chaud.
Je n'ai croisé personne.
Amkhûra est sur la route du tombeau d'Îs'â.
On trouve dans les boutiques de petites barques dont l'unique mât
porte une vigie aux deux tiers de sa hauteur. Évidemment, vu
de profil, un mat coupé d'une vigie, cela ressemble à
une croix.
Le congrès des chercheurs
Manzi et Douha sont partis pour assister à
un congrès dont je commence à peine à comprendre
l'objet. Des chercheurs sont venus de toutes les universités
du Marmat pour tenter de mettre de l'ordre dans la notion de
scientificité, et critiquer la façon selon laquelle
elle donne lieu à un statut.
Pour Manzi et Douha, la scientificité se
définit moins par le contenu d'un savoir que par une méthode
fondée sur l'expérience, l'inférence et la
réduction mathématique. Sa stricte application peut
bien ou non donner lieu à un statut ou à un
financement. En aucun cas, l'inverse n'est admissible, qui ferait du
financement et du statut le critère de scientificité.
C'est évident, me direz-vous, et personne
ne chercherait à justifier le contraire. « Le
justifier, peut-être pas, me répond Douha, mais pour ce
qui est de faire le contraire, c'est plutôt la règle
courante. »
La question revêt une importance
particulière pour les chercheurs de la région, comme
pour ceux de la plus grande partie de la planète, qui se
voient contraints de faire « valider » leurs
travaux par les institutions scientifiques occidentales qui en
décident les critères un peu trop unilatéralement
à leur goût.
Il est vrai que l'adjectif « national »
qui accompagne généralement les substantifs
« recherche », « éducation »,
« science »... devrait davantage éveiller
la méfiance, plutôt que l'endormir, tant les deux termes
sont en principe contradictoires. La brevetabilité des
découvertes qui en fait immédiatement des produits et
des moyens de production industriels, n'arrange rien.
Manzi et Douha comptent parmi les chercheurs les
plus radicaux. C'est la notion même de « vérité »
qu'ils remettent en cause.
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