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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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PÈLERINAGE DANS LE DARMIR

Cahier VI
En chemin vers la Mer d’Argod

 

 

 

 

Le 17 mai

Première étape à Khârandal

La chaleur a fini par arriver. Pas de nuage dans le ciel, pas de vent. À la mi-mai, le soleil est aussi haut qu'à la mi-juillet. Dans ce pays, loin de toute mer, au cœur du continent, rien ne vient rafraîchir l'air.

Le nom de mer est un peu excessif pour cette succession de grands lacs qu'est la mer d'Argod. À l'évidence, elle en bénéficie parce que son eau est salée. La ville de Tangaar est bâtie sur ses rives.


Pour rejoindre Tangaar, on pourrait suivre la vallée de l'Ardor qui va se jeter dans la mer d'Argod. Ce serait faire un grand détour par le sud-est, où son cours fait un long coude sinueux avant de revenir nord-ouest, et multiplier notre trajet par trois. Traverser la chaîne de l'Ourgith n'est pourtant pas un choix qui s'impose, tant le relief est découpé, et les routes difficiles. C'est pourtant celui que nous avons fait hier. Nous sommes partis le soir pour éviter la chaleur de la journée.

Nous avons dormi dans une grange près de Nefer, et le froid nous a réveillé ce matin. À huit heures, nous avions déjà dépassé les deux mille cinq cents mètres, avant de voir définitivement le soleil s'installer au-dessus des cimes.


La mer d'Argod est constituée de cinq grands lacs reliés par des bras plus ou moins longs, qui s'enroulent autour de la péninsule du Darmir. C'est là qu'est le tombeau de Jésus, à l'embouchure de la vallée du Bénérophon sur le premier lac. Tangaar est complètement de l'autre côté, sur les rives du dernier, de loin le plus grand. L'Ardor se jette, à mi-chemin, dans le second.

Lors de mon premier voyage, le car avait remonté la rive de la mer d'Argod, puis la vallée de l'Ardor jusqu'à Bolgobol. Le trajet avait duré douze heures presque sans arrêt. Je crains déjà que celui-ci dure plus longtemps. Nous sommes à peine arrivés avant midi à Khârandal.


Khârandal

La source unique et l'alchimie

L'alchimie désigne la science ayant pour objet les proportions et les mesures imparties à tout ce qui implique la proportion et les mesures parmi les corps physiques et les concepts métaphysiques, dans l'ordre sensible et dans l'ordre intelligible. Son pouvoir souverain réside dans les transmutations, je veux dire les changements d'états qu'affecte la source unique (al 'ayn al wâhida).


J'ai acheté à Khârandal une édition arabe de Al Kîmîyâ as Sa'âdat (L'Alchimie de la Félicité) de Muhyiddin Ibn 'Arabî. Cet ouvrage n'est qu'un chapitre du monumental Kitab al fotûhât am Makkîa (Livre des conquêtes spirituelles de la Mecque), le cent soixante-septième de la section deux. L'ensemble contient six sections qui remplissent 2500 pages dans l'édition imprimée du Caire. Dans celle-ci, qui est particulièrement tassée d'une écriture fine, le livre que j'ai acheté n'en occupe pas vingt-quatre, m'apprend la préface.


Khârandal n'est qu'un petit bourg, un grand village, accroché à mi-pente du mont Bast, à l'entrée d'une vallée adjacente à celle que nous avons suivie. Un vent puissant, quoique lent, le balaie en permanence et résonne étrangement entre ses murs et les roches où ils sont vertigineusement accrochés.

Les habitants ont un air farouche et sévère sous leurs larges turbans, et portent tous au moins un poignard à la ceinture. Beaucoup se promènent avec un fusil.

Le regard glacé du boulanger n'était pas très rassurant quand je regardais les livres en vente sur une étagère. Une lueur de curiosité s'est allumée dans son regard quand je lui ai présenté celui que j'avais choisi.

« Vous arrivez de loin ? » m'a-t-il demandé en Anglais, sur un ton très poli mais certainement pas amical. Plutôt que de répondre « from Bolgobol », j'ai dit en arabe « du lointain Occident (Maghreb) ».

« Comme Ibn 'Arabî. » M'a-t-il alors répondu avec une politesse cette foi modulée d'un discret sourire, sans chercher d'avantage à savoir si je venais d'Europe ou d'Afrique. D'ailleurs, Ibn 'Arabî était un Européen.


Mohyiddin abû Bakr Muhammad Ibn 'Arabî al Hâtimi est né le 27 ramadan 560 (le sept août 1165 des poissons) dans la ville de Murcia en Andalousie. Au cours de son enfance, ses parents se sont installés dans la capitale des Almoravides, Séville, dont il est devenu, très jeune, secrétaire à la chancellerie.

Sa carrière administrative s'est arrêtée là, où elle avait commencé. Il s'en détourna pour le soufisme. Il devint disciple de Abû Ja'far al'Uraynî. Beaucoup d'autres maîtres lui succédèrent, car Ibn 'Arabî n'était pas homme à n'en suivre qu'un seul. Il circula jusqu'à la fin du douzième siècle entre l'Andalousie et le Maroc, et il commença à écrire son œuvre à Fez, avec son Kitab al Isrâ.

Le jeune homme, il n'avait pas alors trente-cinq ans, devint encombrant pour les foqahâ (les juristes), qui n'avaient que méfiance pour les soufis, dont l'usage du langage était pour le moins aux antipodes du leur — les uns l'utilisant pour déployer du sens à l'infini, les autres pour en restreindre l'interprétation (ijtihâd) jusqu'à l'extraction de règles normatives et compulsives.


Ibn 'Arabî partit alors pour l'Orient. Il joignit le Caire, Damas, Jérusalem, avec pour but le pèlerinage à la Mecque. Il y demeura deux ans, de 1201 à 1203. Il y épousa la fille d'un maître soufi d'Ispahan, Nizam 'Ayn ash Shams, qui tint à peu près pour lui la place de Béatrice pour Dante, à la différence que leur amour n'était pas platonique. Il lui dédia sa plus belle œuvre versifiée : L'Interprète des ardents désirs. À cette époque, il commença à rédiger son immense Livre des conquêtes spirituelles de la Mecque, dont je ne connaissais, jusqu'à ce jour, que le chapitre sur l'amour.

En 1203, il partit pour l'Anatolie et se fixa à Qonya, capitale du pouvoir seljouquide. Puis il s'installa définitivement à Damas après 1224, où il vécut paisiblement jusqu'au 28 rabi 638 (15 novembre 1240). Que le lecteur se rassure ici sur mon érudition, je n'ai fait que traduire et résumer la préface du livre.


Al Kîmîyâ As sa'âdat

Al Kîmîyâ as sa'âdat est et n'est pas un véritable ouvrage d'alchimie. Il l'est en ce qu'Ibn 'Arabî y déploie toutes les topiques de l'Art d'Hermès relatives aux métaux et aux ciels. Il ne l'est pas quant à son propos. Il oppose à chaque pas la recherche analytique fondée sur la lecture ou l'observation de la nature, à celle fondée sur l'intuition immédiate de la Réalité Prophétique. Aussi, aux métaux auxquels sont associés les corps célestes, il associe également les Prophètes.

Le premier ciel, celui de la lune et de l'argent, est aussi celui d'Adam. Le second, celui de mercure et du métal du même nom, est le ciel de Jésus « auprès duquel se trouve Jean le Baptiste ». C'est où j'en suis dans ma lecture.


Deux pèlerins s'élèvent donc de ciel en ciel jusqu'au dévoilement (mi'râj) de la réalité (al hacq). Ils sont conduits chacun par un autre personnage qui est comme leur double parfait. On peut songer au « patron en dedans » de Montaigne, ou au dharmakaya du Bouddhisme, ou au deviens ce que tu es de Pindare.

Le premier pèlerin se laisse guider par cet archétype de lui-même, qui, plus ou moins confusément, prend tour à tour le visage des Prophètes successifs. Le second ne lui prête aucune confiance et n'entend se servir que de ses capacités analytiques.

« Tout ce qu'obtient l'un », au cours de ce voyage céleste, « l'autre l'obtient aussi, mais tout ce qu'obtient ce dernier » par la vision immédiate que lui offre son guide « le premier ne peut l'obtenir. Lorsqu'il réintègre son corps, il ne peut l'admettre pour vrai. C'est que, durant ce voyage, il se trouve comme un dormeur qui rêve. Sachant pertinemment qu'il a dormi, il se dit "cela n'est pas vrai !" lorsqu'il se réveille pour reprendre ses activités... »

Voilà ce que nous en dit l'auteur dès le ciel d'Adam. Et il continue. « En fait, il est tenaillé par l'angoisse que ce qui lui est arrivé dans son rêve s'empare vraiment de lui. Alors le malheureux est incapable de progresser plus avant, et c'est précisément ce qui le tourmente. Il n'en va pas de même pour l'adepte, car ce dernier perçoit cette ascension en y adhérant intimement, puisqu'il l'expérimente sous cet aspect que seul connaît celui qui l'éprouve personnellement. »


Tout cela m'a conduit à la fin de l'après-midi. Nous nous sommes séparés après avoir dîné — j'apprécie la qualité de mes amis de ne pas imposer leur présence. Je me suis installé dans la voiture, portières ouvertes à l'ombre d'un tilleul, pour lire et pour prendre des notes sur mon portable branché sur la batterie. Nous repartons à six heures après une légère collation.

Le 18 mai

Jésus maître de l'alchimie

... Car en vérité, Jésus détient les deux voies de la science alchimique : celle de la production qui consiste pour Jésus dans l'acte de créer l'oiseau d'argile et dans l'acte de souffler...

« Non, je me suis trompé. Ce que je voulais vous lire est plus haut » dis-je à mes amis.

À quel verbe se rapporte la parole « avec la permission de Dieu » ? L'agent de l'opération, est-ce « yakûn » (il devient), ou est-ce « tanfukhu » (tu souffles) ? Pour les hommes de Dieu, l'agent est « yakûn », alors que pour les affirmateurs des causes et pour les maîtres des états mystiques, l'agent est « tanfukhu ». Eh bien celui qui pénètre en ce ciel et va se consocier à Jésus et à Jean Baptiste, il sait cela de source certaine. Mais cela échappe fatalement au théoricien, je veux dire que savourer une telle gnose est hors de sa portée.


« Eh bien, me demande Manzi, que ne comprends-tu pas ? C'est une allusion à la troisième sourate du Coran où Î'sâ modèle la forme d'un oiseau, souffle dans l'argile, et la forme devient vivante et s'envole. » Cela, je l'avais bien compris. « Non, ce sont ces maîtres des états mystiques (ashâb al ahwâl) dont je me demande ce qu'ils sont. » 

« Ahwâl veut dire hâl (états spirituels) » me renseigne Douha bien inutilement. « Je le sais, mais qui sont ces maîtres qui se distinguent des hommes de Dieu, et sont mis sur le même plan que les affirmateurs de causes ? »


En roulant vers la mer d'Argod

« Es-tu sûr d'avoir bien lu ma thèse sur la pensée non-aristotélicienne » me demande Manzi. « Je parle justement de la deuxième partie de ce texte, en opposant la lecture qu'en avait fait Asin Palacio dans La Eschatologia musulmana en la Divina Comedia en 1943, à celle d'Henri Corbin dans Avicenne et le récit visionnaire. Palacio parle d'un ingénieux artifice littéraire et d'une ascension allégorique, quand l'autre veut y voir la description d'une expérience initiatique... naïve, si j'ose dire. Ce passage te montre à l'évidence que le soufisme d'Ibn 'Arabî se tient à l'écart d'un déterminisme aristotélicien d'inspiration motazilite, et tout autant d'un mysticisme stricto sensu que l'on ne s'attendrait que trop à lui voir opposer. »

« Comme je le montre dans ma thèse, soufisme est la traduction arabe du sophisme grec. Quel qu'ait été le rapport entre ce récit et une quelconque expérience initiatique qu'aurait faite son auteur, ce serait une attitude bien naïve envers le langage de croire qu'il pourrait la transmettre. Tout au plus aurait-elle été le détonateur et le guide de sa rédaction. Elle n'en serait pas moins demeurée une expérience privée. »


« Comme tu l'as très bien noté toi-même l'an dernier dans ton journal (À Bolgobol cahier 1) après avoir lu mon travail, continue-t-il, le soufisme est loin d'être le contre-pied de la posture rationnelle et froide des affirmateurs des causes, un contre-pied mystique et extatique. Le passage que tu as relevé le montre bien. Il en est plutôt le prolongement radical au-delà de la confiance naïve dans la cognition et ses prothèses linguistiques. »

« Ibn 'Arabî met bien en œuvre une fiction littéraire, et avec une maîtrise singulièrement savante. Ce qu'il s'en sert à montrer serait difficilement paraphrasable dans un autre type de discours. »

« Tu te souviens de l'idée centrale de ma thèse ? » Reprend-il après avoir négocié un périlleux virage sur le large chemin caillouteux qui tient lieu de route depuis des kilomètres, et qui nous offre un court instant une vue vertigineuse sur le fond de la vallée. « L'aristotélisme pose que l'énoncé ne peut pas s'appliquer à lui-même. C'est là le point nodal de l'Organon et des Réfutations sophistiques. C'est précisément ce que dépasse le sophisme en tant que matérialisme du langage (voir À Bolgobol fin du cahier 14). Ce que critique le plus ce texte, derrière l'analytique aristotélicienne ou la recherche d'états extatiques, c'est bien le mode d'énoncé de la raison discursive. »

« Tu ne vas quand même pas, plaisanté-je, faire de Ibn 'Arabî le précurseur du Surréalisme ou de l'Empirisme logique ? »

« Tu sais bien, Jean-Pierre, que je ne dis pas cela » me répond Manzi avec le plus grand sérieux. « Si je le disais, je penserais que le champ, sitôt ouvert, serait parcouru. Et ce n'est absolument pas ce que je dis. »

« Pourquoi, demande Ziddhâ, Î'sâ est-il toujours associé à l'alchimie ? » 


En approchant de la mer

Il est évident que le double théorème d'incomplétude de Gödel est un sophisme. Cela, un simple bachelier pourrait le comprendre et le démontrer : il prétend prouver par l'arithmétique l'inconsistance de l'arithmétique.

Il serait donc facile de réfuter Gödel au nom de la logique aristotélicienne. C'est plutôt alors la logique aristotélicienne qui est mise au péril de l'arithmétique.


Je me souviens de cette réponse de Douha. Mais comment elle en est arrivée là en répondant à Ziddhâ, c'est ce dont je ne parviens plus à me souvenir.

Ces conversations savantes ne m'ont pas détourné de la beauté sauvage des paysages. Elles m'auraient plutôt aidé à la goûter plus intensément. Tant pis. Ce ne sera rien que pour mes yeux.

Le 19 mai

Amkhûra devant la mer d'Argod

Après notre départ hier de Kharandal, nous somme arrivés trop tard à Amkhûra pour qu'il soit raisonnable de continuer notre route en pleine nuit. Nous avons dîné et pris des chambres d'hôtel.

Je me suis baigné ce matin dans l'eau encore froide. L'air non plus n'était pas très chaud. Je n'ai croisé personne.

Amkhûra est sur la route du tombeau d'Îs'â. On trouve dans les boutiques de petites barques dont l'unique mât porte une vigie aux deux tiers de sa hauteur. Évidemment, vu de profil, un mat coupé d'une vigie, cela ressemble à une croix.


Le congrès des chercheurs

Manzi et Douha sont partis pour assister à un congrès dont je commence à peine à comprendre l'objet. Des chercheurs sont venus de toutes les universités du Marmat pour tenter de mettre de l'ordre dans la notion de scientificité, et critiquer la façon selon laquelle elle donne lieu à un statut.

Pour Manzi et Douha, la scientificité se définit moins par le contenu d'un savoir que par une méthode fondée sur l'expérience, l'inférence et la réduction mathématique. Sa stricte application peut bien ou non donner lieu à un statut ou à un financement. En aucun cas, l'inverse n'est admissible, qui ferait du financement et du statut le critère de scientificité.

C'est évident, me direz-vous, et personne ne chercherait à justifier le contraire. « Le justifier, peut-être pas, me répond Douha, mais pour ce qui est de faire le contraire, c'est plutôt la règle courante. »


La question revêt une importance particulière pour les chercheurs de la région, comme pour ceux de la plus grande partie de la planète, qui se voient contraints de faire « valider » leurs travaux par les institutions scientifiques occidentales qui en décident les critères un peu trop unilatéralement à leur goût.

Il est vrai que l'adjectif « national » qui accompagne généralement les substantifs « recherche », « éducation », « science »... devrait davantage éveiller la méfiance, plutôt que l'endormir, tant les deux termes sont en principe contradictoires. La brevetabilité des découvertes qui en fait immédiatement des produits et des moyens de production industriels, n'arrange rien.

Manzi et Douha comptent parmi les chercheurs les plus radicaux. C'est la notion même de « vérité » qu'ils remettent en cause.

 

 

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