La plupart des gens écrivent, ou bien ont écrit, ou bien écriront. Je ne parle pas des intellectuels professionnels. Je pense seulement à la collégienne qui tient son journal. Oui, j’en ai beaucoup rencontrées. On ne va pas croire, lorsqu’on sait écrire, qu’on n’écrirait pas ? L’un écrit des récits, l’un ses réflexions, l’un sa vie, l’un son parcours spirituel…
Des quantités de phénomènes mettent toujours plus dans les têtes de celui qui écrit l’idée de publier ; de publier même sur des réseaux privés. Ce n’est pas la première qui vienne naturellement à l’esprit de celui qui écrit.
Pourquoi quelqu’un écrirait-il ? Ce n’est pas une question facile à formuler pour qu’elle inspire une réponse recevable. On écrit parce qu’on en est capable, et plus on écrit, plus on en est capable. J’ai lu de merveilleux poèmes d’amour écrits par une jeune collégienne, d’une puissance et d’une sensualité qu’on n’aurait pas imaginées en lui parlant.
La première chose que tu apprends en écrivant, est que tu ne sais ce que tu vas écrire qu’en l’écrivant. (Comme tu comptes.) On apprend à se servir des signes écrits pour penser, de cette saisie sur un support à peu près durable, fût-il l’écran d’un téléphone. L’idée de publier ne devient-elle pas alors dérisoire ? Elle baisse la mire, non ? Elle manque d’ambition.
L’idée, au contraire, de conserver pour prolonger, de faire œuvre, est davantage à retenir. Publier peut la servir. Vous reconnaissez celui qui écrit ; vous vous reconnaissez à une certaine suite dans les idées que vous n’auriez pas su acquérir autrement.
Je ne suis plus très sûr que donner à ce que j’écris une structure spatiale, et donc parcourable, soit une si bonne idée. J’ai été un peu déçu par mes premiers parcours.
Un procédé au goût high-tech ? Pas à ce point, non. L’idée m’a quand même été inspirée par ma plume. Les deux pages sur le travail mort me paraissaient bien indigestes pour un début. J’ai donc songé à les changer de place, puis j’ai songé à permettre une circulation par des chemins de traverse. Cette idée retenue, elle a influence ma façon d’écrire, et aussi celle de me relire. Cet aspect est nettement plus intéressant qu’un procédé seulement soucieux du résultat, et en fait alors une méthode.
Supposons que vous découvriez une ville que vous ne connaissiez pas. Vous serez plus enclin à vous engager dans n’importe quelle voie et à la poursuivre si vous vous êtes donné le droit de revenir sur vos pas, ou de marcher en vain. Cette méthode m’aide à lâcher plus facilement prise, ou au contraire à poursuivre une idée au-delà du raisonnable.
Je suis convaincu qu’un texte reste égal à lui-même où qu’il soit édité, manuscrit sur des feuilles A4, imprimé, broché ou relié, tiré sur une presse à bras, affiché à l’écran…, et il reste toujours égal si on le rend navigable. Comment il est édité cependant n’est pas sans effet sur sa rédaction. C’est ce qui me fait employer le terme de méthode.
Je me demande pourtant si je vais continuer, si du moins cette méthode est encore utile au point où j’en suis, et si je ne vais pas plutôt donner tout de suite l’accès à une table des matières.
Je retourne souvent prendre un café dans le bar près de chez moi. Je m’y sens bien. Il y fait relativement frais malgré la chaleur qui accable la ville : il y fait suffisamment sombre, et pourtant clair à la fois.
J’aime cette pénombre et j’en ai souvent parlé, je l’appelle l’ombre nord-méditerranéenne. Nombreux sont les pays chauds qui savent jouer de l’ombre, l’Asie du Sud-est, l’autre rive de la Méditerranée, l’Afrique de l’Est…, chacun en a son art, les pays de la Sonde ont même leur théâtre d’ombres. Ici, c’est l’ombre baroque.
Le bar est baroque en vérité, un néo-baroque industriel disons, avec son air de chantier. Il fait suffisamment frais sans ventilateurs ni air conditionné. La pénombre suffit, les hauts plafonds, les murs de pierre, et peut-être cette impression de travaux suspendus.
Les plantes vertes y contribuent encore, celle surtout dans l’ogive du court et large escalier qui rejoint la cuisine dont la lumière crue dessine en ombres chinoises, en haut des marches dans le contre-jour, les fanes longues comme des plumes de faisan.
Qu’on me corrige si je me trompe. L’énergie, au début, les hommes l’ont tirée de leurs muscles. Ils avaient appris à la puiser dans leurs propres forces, mais aussi, toujours plus de la masse même des objets sur lesquels ils agissaient.
Oui, c’est simple : si je veux hisser un sac de ciment sur mon épaule, je vais le pousser légèrement en arrière en utilisant l’élan de ma propre masse, puis j’utiliserai sa force qui le ramène dans sa position de repos en le tirant en avant pendant que je glisserai mon épaule pour accompagner son mouvement. Avec un peu d’entraînement, on y parvient sans fatigue. Combien on démultiplie ainsi ses propres forces est stupéfiant. C’est ainsi que j’ai d’abord abordé les questions d’énergie.
J’ai perfectionné la méthode en accompagnant mon cousin qui livrait les chantiers de maçonnerie de mon oncle. C’est à l’évidence ainsi que nos lointains ancêtres ont abordé aussi la question. Le pas décisif fut franchi avec la découverte du levier, et de la poulie. Ils avaient inventé l’outil. Combien il devenait alors possible de décupler ses force.
Voilà comment on transforme de la masse en énergie. On comprend vite que l’énergie, ce n’est pas ce qui manque. Depuis, on n’a cessé d’utiliser la force de l’eau, du vent, du feu, on en a perfectionné la combustion et les combustibles, puis on a découvert la fission des atomes, la fusion…
On ne fait pas de tels pas tous les jours sur un tel chemin, mais parfois, la progression est fulgurante. Passer si vite de la machine à vapeur au réacteur nucléaire, pensez ! On pourrait pour le moins en déduite que des quantités d’autres moyens seraient possible, maintenant que nous connaissons les principes.
Il semble que nous soyons devenus moins pressés depuis quelques dizaines d’années ; on perfectionne, mais on ne fait plus de grands pas. Nous serions moins pressés au moment-même où les progressions antérieures nous pressent à leur tour, justement.
Aurions-nous oublié comment nous produisons de l’énergie ? Peut-être devrions-nous de temps en temps revenir à entraîner nos cellules grises à charger et décharger des sacs de plâtre et de ciment. Masse, énergie ; masse, énergie…
Si par malheur, notre imagination n’en était pas stimulée, nous nous ferions au moins les muscles. (Plus sûr encore que le pari pascalien.)
Au cœur de toute certitude, il y a de l’irrationnel. Irrationnel ne veut pas dire faux, ni vrai non plus. De toute façon, nous avons plus besoin de certitude que de vérité.
Comment atteindre la certitude ? Je ne connais qu’un moyen : le doute. Systématiser le doute comme on plonge une pièce mécanique dans un bain d’essence, la laisser macérer au besoin, et la sortir aussi immaculée que des draps propres dans lesquels rêver.
Si je ne suis pas convaincu d’une utilité d’emballer le réel dans la cellophane de la vérité – on gaspille trop d’énergie dans les emballages – je le suis davantage de le rêver. Rêver le réel : c’est lui donner ce surcroît de réalité qui le fait virtuel, potentiel. Si tout ce qui vit ne rêvait pas le réel, y aurait-il seulement une réalité ?
Parfois l’on aimerait chasser cette nébulosité qu’entraîne souvent avec lui l’irrationnel, mais le réel ne s’enveloppe pas. Ce n’est pas ce qui ôtera de l’assurance à un pas. Toujours dans un paysage, la nébulosité renforce la perspective.
Il n’y a toujours pas d’éclairage urbain dans la petite rue du côté nord. Les étoiles scintillent, Véga paraît immense au sommet du ciel, le vent a tourné dans la nuit et a chassé la brume. Des orages ont probablement éclaté aux pieds des Alpes.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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