Il ne fait pas aussi chaud qu’on le dit. Il fait humide, il fait lourd, et l’air ne se rafraîchit pas vraiment pendant la nuit. La brume de la rade se répand sur la ville. On peut bien laisser toutes les vitres ouvertes, l’air est immobile dans l’appartement. Seules entrent les vapeurs méphitiques de la circulation. Autant les laisser fermées et croiser les volets.
Dehors, on sent au moins une légère brise que l’humidité fait paraître plus fraîche. Quoiqu’on dise, j’ai connu à Marseille des étés plus chauds. Le problème est qu’il fait chaud même au point du jour. La transpiration colle la chemise à ma peau. Dans la glace, je trouve que les taches de sueur sur sa couleur sable me donnent des airs d’aventurier des Mers du Sud.
Je supporte mieux la chaleur sèche, celle qui incite plutôt à se couvrir, légèrement, mais de la tête aux pieds, pour conserver l’humidité du corps. Je m’y étais accoutumé depuis l’enfance. Ce n’est pas une telle fournaise qu’on ressent ces jours-ci. Ma peau s’en rappelle encore la brûlure quand enfant je descendais les routes en vélo à toute allure.
On se découvrait peu au soleil dans mon enfance. On portait des chapeaux, et parfois on plaçait un mouchoir sur sa tête sous le chapeau, assez grand pour tomber sur le cou et la nuque. Il m’arrivait de le tremper dans l’eau glacée d’une fontaine ou d’une source, et de l’essorer avant de le remettre. Il est bon quand il fait très chaud, de se mouiller un peu avant de boire.
On assimile parfois fautivement la certitude à une sorte d’état mental, quelque-chose qui ne serait pas sans rapport avec la conviction, l’intime conviction. La certitude n’a rien à voir avec une conviction.
Comment calcule-t-on le volume d’une statue ? On la plonge dans un liquide, et l’on en mesure le volume déplacé. On peut chercher longtemps si l’on ne le sait pas, mais à partir du moment où on l’a appris, ou encore, si on le trouve seul, on ne voit plus comment ou pourrait en douter. Voilà ce qu’est la certitude. La certitude ne laisse pas de prise au doute. Elle n’a cure de la conviction qui paraît toujours attendre comme une preuve ultime ou une confirmation par les faits.
Dit plus simplement, la certitude concerne le volume de liquide déplacé, pas mon état d’âme, aussi est-il plus correct de dire « j’en ai la certitude », que « j’en suis certain ». Voilà les sortes de certitudes dont nous avons besoin.
Je ne suis jamais très sûr d’être bien compris quand je dis « certitude », pas plus que lorsque je dis « intuition ». Les deux concepts se laissent mieux saisir ensemble. La certitude, tu en as l’intuition immédiate, et l’intuition immédiate est par quoi tu perçois le certain.
« Eurêka ! » a dit Archimède. C’est peut-être une expérience de l’esprit, mais ce n’est pas un état mental.
J’avais rencontré un ingénieur qui avait participé au projet NeXTSTEP. J’avais déjà lu la presse spécialisée, et je savais un peu à quoi m’en tenir. L’homme était doté d’une culture scientifique et mathématique universelle et de capacités de synthèse et d’analyse peu communes. Elles nous permettaient de passer de la physique théorique aux questions les plus triviales de fonctionnement d’un système, et comme il avait aussi des qualités de pédagogues, il m’a permis de comprendre des questions qui ne m’avaient jamais seulement effleuré.
Ce fut donc avec modestie que j’ai commencé à percevoir le point où il se trompait. Je pouvais le corréler par ailleurs avec mes lectures, et avec les premières expériences que j’étais en train de faire de Mac OSX, qui est comme le petit fils de NeXTSTEP, racheté par Apple.
Je ne me souviens plus de son nom, appelons-le Jo. Jo m’avait expliqué que la première difficulté que rencontre l’utilisateur d’un ordinateur consiste à organiser ses fichiers de travail. Ce n’est pas ma propre expérience qui m’aurait fait le contredire. Le système devait donc aider l’utilisateur à ranger ses fichiers.
Oui, mais lui permettre de le faire plus aisément, ce n’est pas le lui apprendre, pas forcément. La bonne question aurait été de trouver comment le lui apprendre. Une telle question est d’autant plus intéressante qu’elle conduit inévitablement à deux remarques : la première est que la difficulté ne dépend pas spécifiquement du système d’exploitation ; et la seconde, qu’il n’existe pas de méthode, une bonne et unique méthode.
Il n’existe aucune réelle difficulté à comprendre un répertoire, et il n’est pas plus difficile d’y ranger ses fichiers numériques que de gérer ses feuillets de papier quand on écrit un livre, ou, plus trivialement, de ranger ses factures, ses contrats, ses relevés de comptes, voire sa bibliothèque ou son linge. Ce n’est pas plus difficile, mais pas plus facile non plus. Sans soin ni méthode, on y perdrait vite jusqu’à la raison.
Il n’existe cependant pas de méthode unique et définitive. On doit trouver la sienne, et il n’est pas étonnant que, si un bon manuel sait nous expliquer la plupart du temps comment créer des dossiers et des sous-dossier, des alias et des liens, il soit peu prolixes à donner des conseils pour les organiser, même les plus élémentaires.
Bien sûr, d’aucuns pourraient faire appel pour accomplir ces humbles tâches, aux services d’un secrétaire, d’une femme de ménage ou autres assistants. Le nouveau système souhaiterait-il donc jouer aussi le rôle d’un tel assistant ? Je crains pour ma part que ce soit alors le plus court chemin pour ne plus s’y retrouver du tout. Ce nouveau pas, ce next step, pourrait bien alors avoir été un pas de trop.
Au début du siècle, je me souviens d’avoir songé à passer une annonce : « échangerais expérience contre illusions ». Je crains aujourd’hui de n’avoir même plus l’illusion de me laisser encore séduire par des illusions.
Je sais leur cruauté, quoiqu’elles sauvent parfois. Pour moins souffrir des illusions déçues, on doit se déprendre ce qu’elles nous promettaient pour ce qu’elles nous ont donné tout de même. Sur ce point, mes déceptions ne m’ont jamais déçu. Elles m’ont ouvert des portes qu’elles ne me proposaient pas, mais que je n’aurais jamais trouvées si je n’avais pas accepté de les suivre. Aussi je suis malheureux de n’avoir plus d’illusions. Avancer sans illusion rend le chemin un peu âpre, très âpre même quelquefois.
Pourtant au début du siècle je croyais déjà ne plus être capable d’entretenir encore des illusions, mais à combien j’ai cédé depuis ! C’est logique : on ne doit jamais savoir qu’une illusion en est une.
La musique d’ambiance du magasin a diffusé Bette Davis eyes, et soudain je l’ai vu, je l’ai vu devant moi, l’escabeau que je cherchais depuis si longtemps.
Il n’était pas exactement comme je l’aurais imaginé, mais il correspondait précisément à ce dont j’avais besoin pour sortir dans la petite ruelle en escaliers derrière la maison, une ruelle sans vis-à-vis, dominant du haut d’une falaise toute l’étendue de la ville jusqu’à la Chaînes de l’Étoile, jusqu’au mont Garlaban, et la Sainte Baume, et y contempler les étoiles, ou le point du jour, sans grimper sur une chaise qui commençait à grincer tellement qu’elle me laissait craindre qu’elle ne passât pas une nouvelle saison.
Un bon et robuste escabeau à deux marches, tel que je n’en trouvais nulle part, exactement comme il me fallait, et pas encombrant, avec une faible surface au sol, et un casier où je pourrais ranger, par exemple, de quoi cirer les chaussures, voilà qui, incontestablement, améliore la vie.
Entre chez moi et la mer, on trouve de vastes quartiers faits de ruelles contorsionnistes. Les rues, souvent pentues, sont bordées de jardins dont on recherche l’ombre des ramures quand on y marche en été. Elles sont bordées de riches villas ou de maison modestes, parfois pauvres, et qui ne sont pas les moins belles.
Malheureusement, chaque année les jardins sont un peu plus grignotés par des garages. J’aurais bonne mine à critiquer, moi qui habite à la limite de ces quartiers, là où l’on commence à trouver des magasins, les lignes de bus, des distributeurs de billets…
Il n’est pas commode d’y vivre sans voiture : et où la garerait-on dans ces ruelles étroites où deux ne peuvent même pas se croiser ? On doit donc faire son deuil d’une part de jardin, puis d’une autre pour l’agrandir, ou agrandir la maison, ou les deux ; et quand on ne doit pas vendre encore un bout de jardin pour qu’un autre y construise sa maison.
Au fil des ans, on comprend bien que ces ruelles deviennent moins fraîches, et que l’ombre d’un pin ou d’un tilleul s’y fasse plus rare. Plus question de grappiller des figues qui pendraient dans la rue.
On sait aussi que de larges fenêtre offrent une plus belle vue, même sur des garages, et plus de clarté dans les appartements, mais des volets de bois croisés sur une fenêtre étroite, ce n’est pas mal non plus pour garder la fraîcheur et faire des courants d’air.
On découvre un beau jour qu’on habite une étuve. Rien à faire, on n’a plus d’autre choix qu’installer l’air conditionné, et le laisser déverser son air tiède dans la ruelle ensoleillée. Quand on l’a, on est content. On se dit qu’il risque de faire toujours plus chaud à cause du réchauffement climatique.
Peut-être va-t-on croire que je ne prendrais pas trop au sérieux ce réchauffement. Non, je ne le remets pas en cause, je l’explique c’est tout, j’en développe la phénoménologie.
Je suis souvent troublé quand je démonte des parties de ma vape. (Une vape est ce que d’aucuns s’obstinent à appeler une cigarette électronique, bien qu’elle n’ait plus qu’un rapport lointain avec une cigarette.)
Vous dévissez dans le même sens, que ce soit pour détacher de la batterie le clearomiseur, ou pour ouvrir ce dernier afin de l’emplir de liquide. Il est donc difficile de dévisser précisément la partie qui vous intéresse ; difficile du moins au début, car vous vous y habituez très vite.
Vous parvenez donc à dévisser sans peine ce que vous souhaitez, mais vous ne savez pas comment vous faites. De toute évidence, vous devez modifier sensiblement la pression latérale qu’exercent vos mains et vos doigts. Vous tentez de vous y rendre attentif. En vain.
Il vous suffit de décider la partie que vous voulez détacher ou ouvrir, pour que vos mains exercent automatiquement les pressions nécessaires. Comment en sont-elles capables si vous ne le savez pas vous-mêmes ?
Parfois vous vous trompez par inattention, vous dévissez la mauvaise pièce. Alors vous vous reprenez, et c’est encore ce qui me trouble le plus, vous appliquez sans réfléchir la bonne façon de dévisser.
Je suis souvent profondément troublé par des questions de cette sorte.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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