L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, mars 2014.

La parole et le geste - De l'improbabilité - Des manifestations de l'inertie - Au Nord-ouest de la Mers Blanche - Suite

Table des matières - Chapitres précédents




Chapitre treize - La parole et le geste

Remarques en forme de koan

Je viens de relire un commentaire de Dôgen sur une parole de Yunmen Wenyan : « Un moine demanda : “Quelle est l’origine de tous les Bouddhas?” Yunmen répondit : “La Montagne de l’Est marche sur les eaux.” »

« Dans la Chine actuelle des Song », dit Dôgen dans l’un des fascicules de son Shōbōgenzō, le sûtra des montagnes et des rivières, « il existe une espèce d’hérétiques qui sont maintenant légions, et ne peuvent être dispersés par quelque vérité. Ils disent que des paroles telles que “la Montagne de l’Est se meut sur les eaux” ou la “faucille de Nanquan” sont incompréhensibles. Ils entendent par là que nulle parole accessible à la pensée n’est parole Tchan des Patriarches. Aussi, les coups de bâton de Huangbo et les éructations de Linji, étant difficilement compréhensibles et inaccessibles à la pensée, constituent l’éveil ultime, antérieur à l’apparition de tout signe ; les expédients salvifiques des anciens maîtres, avec leurs recours fréquents à des mots qui tranchent le nœud gordien, sont incompréhensibles. » Et il conclut : « Il est regrettable qu’ils ne sachent pas que la pensée se transforme en mots, et que les mots transcendent la pensée. »

De telles paroles me renvoient à ma propre époque, et me font irrésistiblement penser au genre d’interprétations qui ont cours de nos jours à propos des travaux des avant-gardes artistiques du siècle dernier. On en vient à trouver comme intérêt et signification ultimes à la célèbre Fontaine de Duchamp, la seule idée de placer cette pissotière dans une galerie, et de lui conférer par là un statut d’œuvre d’art. L’affaire n’aurait été en somme qu’une histoire de statut et de reconnaissance. Voilà qui s’accorde bien avec les « affaires culturelles » et les offices du tourisme, mais n’a rien à voir, de Dada aux Situationnistes, avec les avant-gardes du siècle dernier.

« Sachez-le, “la Montagne de l’Est se meut sur les eaux” constitue les os et la moelle des Bouddhas et des patriarches. » Poursuit le fascicule de Dôgen. « C’est pourquoi les montagnes chevauchent les nuages et arpentent le ciel. Les montagnes ne sont autres que le sommet des eaux. La marche des montagnes, vers le haut comme vers le bas, se fait toujours sur les eaux. Les montagnes sur la pointe des pieds, marchent sur les eaux, et font danser celles-ci… »

Ce que je sais, c’est que la Fontaine de Duchamp avait eu comme titre original, le Bouddha de la salle de bain. Elle contient en effet en creux la forme d’un bouddha en méditation. Je suppose que Duchamp a changé le titre parce qu’il détournait l’attention de l’essentiel, et qu’il imposait aussi un regard particulier sur la fontaine au détriment de tous les autres.

De toute façon, la silhouette du bouddha est très visible dans sa Fontaine, comme « la Montagne de l’Est se meut sur les eaux » l’est dans la Grande Vague d’Hokusai. Qu’expliquer de plus ?

Causerie vespérale

Nous avons regardé quelques vidéos qui montrent sur le vif la résistance du peuple ukrainien à l’arrivée des blindés envoyés par la junte. Je suis stupéfait par ces gens qui sortent spontanément de chez eux, interpellent presque seuls les militaires avant de faire foule, avant que d’autres ne prennent leur voiture pour faire barrage sur la route, et même dans les champs. Pas besoin de Twitter ou de Facebook ; la mobilisation est bien plus organique.

– C’est pourtant ce que tu imaginais déjà qu’il allait se passer le mois dernier, me dit Yashima, assise sur le sol de la coupée derrière le château, les bras croisés sur son genou replié tandis que son autre jambe pend jusqu’à caresser de son pied l’eau qui défile sous nous. Oui, je l’appelle Yashima maintenant. C’est son pseudo pour nos relations privées.

« C’est vrai ; je ne devrais pas être surpris. Mais as-tu déjà remarqué qu’on est généralement plus étonné quand nos prévisions sont confirmées par les faits que l’inverse ? » Nous parlons silencieusement dans la nuit, comme si nos voix pouvaient déranger je ne sais quelles entités invisibles.

Tout se passe en effet comme je l’avais dit à ceux autour de moi qui voulaient bien m’entendre. Quand on voit pourtant ces innombrables vidéos montrant les habitants, parfois de simples hameaux, faire barrage aux chars, et quand on voit les soldats sur ces chars si enclins à fraterniser ; quand on voit à la fois la coordination et la spontanéité de toutes ces réactions, tout à la fois collectives et personnelles, la sincérité et la responsabilité de tant de comportements, et qui concourent finalement à leur efficacité, on en reste bouche bée, même si l’on s’attendait bien à quelque-chose de ce genre.

« C’est à quoi avait dit aussi s’attendre le Président Poutine », observe Yashima en un murmure. De mon côté, j’observe aussi encore une fois que les Malais n’omettent jamais les titres quand ils nomment quelqu’un.

« Il paraît loin déjà le temps, il y a trois ans, des insurrections arabes immédiatement reprises en main. » Il y a bien moins de temps encore que j’ai découvert combien la vapeur nicotinique s’harmonise mieux avec le thé qu’avec le café qui, torréfié, a plus d’affinités avec la fumée. J’ai rencontré en Yashima une experte en thé qui me fait découvrir les arcanes de cette boisson que je connais encore si mal. Nous le prenons presque chaque soir à la poupe.

« Quoi qu’il en soit, il faut bien appeler un char un char. » Continué-je. « C’est bien l’Ouest qui soutient un coup-d’état fomenté par une extrême-droite ne cachant pas sa sympathie pour le nazisme. Et il persiste quand l’armée est envoyée contre le peuple. Des gouvernements ne peuvent se permettre de tels comportement s’ils ne sont pas certains de remporter très vite la partie et d’imposer aussi vite leur narrative sans être contredits, et surtout pas par les faits. »

L’Anabasix va vite depuis qu’on utilise la voilure, et il accumule beaucoup d’énergie. Yashima a raison, l’histoire ces temps-ci va vite aussi. Je ne crois pas que le système post-impérialiste qui règne depuis Yalta y résistera encore bien longtemps. Non seulement l’échec de l’OTAN à absorber l’Ukraine et à s’ancrer en Mer Noire affaiblit sa position stratégique, mais ses pays membres se sont eux-mêmes placés dans une situation très inconfortable envers leurs propres principes.

« Naturellement pour ce qu’il en est de tels principes, dis-je, nous savons à quoi nous en tenir, mais enfin, les principes sont ce qu’ils sont. Si l’on n’en a plus, on ne sait plus quoi dire, on ne sait même plus quoi se dire entre soi, et si l’on n’a plus la parole… »

C’est d’où nous sommes, à la poupe et au niveau de la mer, que l’on perçoit le mieux la vitesse de l’Anabasix, en voyant l’eau défiler sous nos pieds et les remous courir au loin. La mer est à peine tiède ; guère plus de vingt degrés. De quoi maintenir jour et nuit une température agréable.

Yashima tient toujours les bras croisés sur ses genoux tout en maintenant sa tête légèrement en arrière, le regard vers l’horizon qui brille légèrement sous la lune. Elle les décroise parfois pour boire une gorgée de thé, ou pour tirer quelques nuages de vapeur de son mod qu’elle laisse pendre sinon, attaché autour de son cou. Nous ne parlons toujours pas plus fort que le sifflement du courant sous la coque.

Yashima pense que l’intervention nord-américaine cherchait surtout à briser les relations entre l’Europe et la Russie, ce en quoi elle a réussi ; et que les États-Unis n’ont rien à faire de l’Ukraine. « La Fédération de Russie n’en a rien à faire non plus, ajoute-t-elle. Toute sa richesse et sa puissance sont à l’Est. La Crimée avait un intérêt stratégique, mais l’affaire est réglée. Sur le fond, le problème de la Fédération de Russie et de l’Union Européenne est le même : les États-Unis cherchent à travers l’Ukraine à ruiner leurs relations. »

« Je le pense aussi, dis-je, mais je ne crois pas qu’ils avaient bien évalué ce qui allait leur en coûter. À jouer les États comme des pions sur un damier, les États-Unis en oublient comme à leur habitude les peuples. Le peuple ukrainien fait exploser entre leurs mains l’État qu’ils voulaient lui imposer ; et en s’acharnant contre la Fédération de Russie, ils la poussent à poursuivre une stratégie économique et financière d’indépendance qu’elle hésitait à renforcer pour ne pas nuire à ses partenaires européens. Il y a donc bien un succès immédiat des États-Unis qui renforcent ainsi leur pouvoir sur l’Europe, mais au prix d’un affaiblissement exorbitant du monde des possédants dans son ensemble. »

Le spectacle se désintègre en trompe-l’œil

Le bras de fer économique qui est en train de se jouer entre l’Otanie et la Russie ne peut rien changer à la réalité ultime des faits : la Fédération de Russie possèdes les ressources naturelles, l’industrie et les ressources humaines. Même si les capitaux s’évadent, elles ne les suivront pas. Seule la finance mondiale en sera déséquilibrée.

La crise ukrainienne est principalement un trompe-l’œil. On veut faire une crise mondiale de ce qui reste une crise nationale. Elle est faussement mondiale si l’on veut, du fait des puissances étrangères qui cherchent à l’instrumenter, mais elle demeure nationale dans la mesure où ce sont les travailleurs du Dombas minier et industriel qui fondent une république et une armée populaire en face des milices fascistes de Kiev épaulées par des mercenaires nord-américains. Si malgré tout elle devenait mondiale, ce serait alors d’une tout autre façon ; dans la résurgence du peuple, de la lutte des classes et de son auto-organisation.

Pour le reste, que cache le trompe-l’œil ? Deux gigantesques traités économiques qui vont changer la face du monde ces prochaines années : celui entre la Chine et la Russie, et qui pourrait très bien se passer du dollar, et celui entre les États-Unis et l’Union Européenne, qui va finir de soumettre entièrement les deux peuples au pouvoir des corporations, dans la plus complète discrétion et sans aucun débat. Voilà sur quel fond doit être compris le trompe-l’œil ukrainien.

Yashima fait infuser plusieurs fois les mêmes feuilles de thé : jusqu’à dix. Naturellement, les goûts changent d’une fois à l’autre, et les durées d’infusion aussi. Les dernières infusent moins vite, mais leur goût est plus fort. « Tu dois les laisser vingt secondes pour la première, le double pour les dernières », explique-t-elle.

Sans proprement faire du thé une cérémonie, Yashima s’applique à un rituel assez complexe. Attentive aux gestes simples quelle exécute avec dextérité, elle dégage pourtant une impression de total détachement.

En la voyant, je suis frappé par l’évidence que c’est principalement contre cela que l’OTAN est en guerre : contre cette attention tranquille, cette façon de prendre tout acte comme un travail, et même comme une œuvre.

Elle la combat à l’aide de produits destinés à ce qu’on les consomme comme des bœufs. C’est vrai des boissons et des nourritures, des ordinateurs et des programmes, de l’habitat et du vêtement, des soins, du sexe, des arts et des lettres, de tout. C’est la guerre totale à toute forme de savoir vivre.

« Il y a aussi de cela dans le trompe-l’œil ukrainien, non ? » Murmure Yashima sans couvrir le souffle du courant contre la coque.

Le Gamelan

Retour par Java, où nous avons accosté pour assister à une représentation de Gamelan. C’est une forme de musique, de danse, de ballet, caractéristique de Java. Je dirais que c’est un théâtre muet. Toutes les représentations en Asie ont tendance à durer une éternité, c’est pourquoi je ne voulais pas y aller, mais Yashima est parvenu à m’y entraîner.

On perd toute notion du temps après la première heure, et le spectacle pourrait ensuite durer indéfiniment. Les gestes de pantin des danseuses et leurs attitudes fortement outrées ont un caractère hallucinatoire. Depuis, d’étranges mélodies ne cessent de me tourner en tête, et même d’habiter tout mon corps, de guider mes gestes, d’accompagner mes pensées.

Pendant que les cybernéticiens japonais tentent de fabriquer des robots qui imitent les mouvements et les attitudes du vivant, les Javanais ont depuis longtemps appris à imiter les attitudes et les mouvements des robots. C’est exactement comme si les danseurs s’évertuaient à imiter des pantins qui imiteraient de véritables êtres humains. Ils y réussissent à merveille. Au bout d’un moment, on ne voit plus de véritables danseuses devant soi, ni des danseurs, car il y en a quelques-uns, ou voit des mécaniques qui imitent à merveille des gestes et des attitudes humaines, et l’on se surprend à penser : « on croirait qu’ils sont vivants ». Ce détachement du réel pour y replonger avec une force augmentée est saisissant. Les danseuses sont belles, mais plus belles encore les silhouettes féminines qu’imitent les pantins qu’elles imitent ; leurs gestes, d’une grâce infinie, et d’un naturel inimitable si ce n’est par l’artifice de cette double figuration.

La musique est intéressante. Elle rappelle un peu la musique drone contemporaine, métallique, mono-tonale et avec peu de variations harmoniques. Elle joue un grand rôle dans le caractère hallucinatoire de la représentation. L’orchestre comprend bien une quarantaine de musiciens, la plupart tapant avec des marteaux sur des instruments métalliques, de petits marteaux de cuivre. Assis en tailleurs, ils jouent tranquillement, souriants et complices, dans une tenue impeccable, la chemise sans col fermée jusqu’au dernier bouton, et un léger turban bien noué sur la tête. Il se dégage de ce qui n’est jamais loin d’un cacophonie une mélodie aussi pauvre que bouleversante.

Il y a quelque-chose de confucéen qui plane sur Java. Je ne suis pas resté assez pour savoir expliquer davantage. Le pays est largement musulman, et l’Hindouisme n’a pas complètement disparu de certaines localités retirées, ni quelques cultes locaux comme en Malaisie, mais les Javanais ont quelque-chose de confucéen comme les Malais de bouddhiste. On le devine dans l’architecture et dans l’attitude des gens. Une sorte de recherche du « mieux », plutôt que du « bien », si je peux dire. On le sent à un mélange typique de retenue et d’ouverture.

Yashima, surprise de mes remarques, m’a confirmé que beaucoup de Javanais d’origine chinoise étaient restés fidèles au Confucianisme.

Ce Gamelan qui continue à me hanter me fait songer que cette culture des îles de la Sonde me reste totalement muette. Cependant ce mutisme me pénètre peut-être plus profondément que des paroles n’auraient su le faire.






Chapitre quatorze - De l’improbabilité

Au repas

– En somme, tu dis que le jeu des déterminations multiplie le champ des possibles, m’interroge Yashima.

– C’est aussi évident quand on y réfléchit, que c’est contre-intuitif au premier abord, répond pour moi Shimoun qui est venu nous rejoindre près de Jakarta, entre Serang et les chantiers navals de Cilegon. C’est, par exemple, à quoi l’on doit toujours penser quand on élabore des systèmes de sécurité. Plus tu compliques des protections, plus tu dédoubles des systèmes de dépannages, plus tu prends des précautions en somme, et plus tu ajoutes des causes de dysfonctionnement. C’est un aspect qu’on a pris en compte en concevant l’Anabasix.

– J’entends bien, mais on est toujours là dans des relations causales et déterminées. Jean-Pierre, lui, parle de liberté. Tu ne vas pas prétendre qu’en multipliant les déterminations, on atteint un point de singularité où la causalité se métamorphose toute seule en volonté, en intelligence et en liberté ? Je ne te croirais pas. C’est comme si tu me disais qu’à force de courants d’air contraires, la feuille qui vole peut se transformer en oiseau. C’est stupide.

– Je n’ai jamais rien dit de tel, dis-je. La chose déterminée reste une chose, et la multiplication des déterminations rend seulement son comportement plus imprévisible. Mais le vivant reste aussi le vivant, et la multiplication des déterminations renforce sa liberté, ou son pouvoir si tu veux, sa puissance, ses capacités. Ce n’est pas la même chose.

– Soit. Et tu as trouvé ça à travers la pratique des ateliers d’écriture ?

– En effet ; et c’est même ainsi que j’ai fait sa connaissance, reprend Shimoun. Son travail m’intéresse parce qu’il rencontre le mien sous un angle qui n’est plus celui de la seule causalité. Il aborde les mêmes questions d’improbabilité, mais dans l’autre sens, celui de la subjectivité.

– Mais, reprend Yashima, comment cette première intuition peut-elle aller plus loin qu’un simple constat, peut-être intéressant, peut-être même génial si tu veux, mais assez difficile à prolonger quand même.

– En y travaillant, répond Shimoun.

Nous avons trouvé un restaurant pas très loin des chantiers navals, et nous avons fait une rencontre inattendue en y allant : celle d’une démonstration populaire de tembang.

Le tembang sunda

Le tembang sunda est un genre indonésien de musique vocale, accompagné par un ensemble instrumental constitué de deux kacapi, des sortes de cithares assez complexes grosses comme des coffres plats, et d’une flûte de bambou.

Ce à quoi nous avons assisté n’était certainement pas un tembang classique, car le groupe était composé de neuf musiciens et d’une chanteuse, tous assez jeunes, vêtus, si j’ose dire, en civil, mais tous en noir, et avec un bandeau dans les cheveux. Il y avait plusieurs percussions comme dans le gamelan, et deux flûtes. La chanteuse n’était pas non plus assise comme dans le tembang traditionnel ; elle chantait en dansant à la mode indonésienne. Elle brandissait un micro et entraînait l’assistance comme si nous avions eu à faire à un groupe de rock. La mélodie ressemblait toutefois à du tembang, à mi-chemin des chants spirituels persans et des complaintes chinoises, comme j’en ai déjà souvent entendu, mais avec un surcroît d’énergie.

Nous nous trouvions là par hasard. Nous avons vu une petite foule devant une estrade en pleine rue, dans un quartier à la fois neuf et populaire où nous nous serions plutôt attendus à une manifestation syndicale de dockers ou de métallos.

La petite foule, composée majoritairement de jeunes gens, applaudissait, criait, et beaucoup s’étaient mis à danser, pas seulement des plus jeunes. Tous connaissaient manifestement bien les airs sur lesquels ils dansaient, commençant à applaudir et à crier dès les premiers accords.

Le chant m’est apparu comme un métissage de rythmes soufis envoûtants et de modulations chinoises. La danse qu’exécutait le public, surtout les hommes, plus expansif que la chanteuse, était chargée aussi de ces mêmes influences. Ils dansaient tous bien, suffisamment bien du moins pour manifester toutes les nuances de la musique, avec ces rythmes mécaniques et ses mélodies souples et sinueuses caractéristiques des musiques soundanaises.

Nous étions surpris de voir ces gens, hommes femmes et enfants de tous les jours, vêtus comme on l’est dans le monde entier, parfois coiffés de casquettes de base-ball, se retrouver si bien dans leur musique locale.

Je ne sais toujours pas si de telles manifestation sont fréquentes, ou si nous avons bénéficié d’un très heureux hasard. Shimoun est convaincu qu’il s’agit précisément d’un cas typique d’improbabilité. Il nous a exposé beaucoup d’indices qui accréditent l’idée qu’un tel événement soit extrêmement rare, peut-être unique, et au moment précis où, pour la première fois de notre vie, nous passions par là. « C’est improbable et pourtant terriblement banal, explique-t-il. Presque tout ce qui est réel, est improbable. »

Tout cela était bien loin en tout cas de la soirée de Gamelan où m’avait entraîné Yashima.

La péninsule malaisienne et les îles de la Sonde

J’ai entendu dans la cuisine Yashima qui composait sur son ordinateur à l’aide du programme Musescore. De la musique des Tang ? – Non, me répond-elle, du tembang. Je suis pourtant certain de reconnaître des modulations typiques de la musique des Tang. – C’est parce qu’on les retrouve dans le tembang, m’affirme-t-elle.

Elle est à genoux devant son clavier, et elle chante aussi accompagnée par sa musique.

– Ce que tu es en train de composer ressemble beaucoup à la musique chinoise, dis-je, et toi-même d’ailleurs, je me demande si tu es musulmane ou si tu es chinoise ?

– Beaucoup de Malais ont des ascendants chinois, et beaucoup sont musulmans.

– Je croyais que les Chinois étaient bouddhistes en Malaisie.

– Ce sont surtout les Chinois venus sous la colonisation britannique, qui sont restés bouddhistes, mais des Chinois étaient là bien avant. Le Détroit de Malaka, c’est aussi la route de la soie. Et tu as dû remarquer que le nom est d’origine arabe.

– Ils ont adopté l’Islam au treizième siècle ?

– Non, l’Islam s’était introduit bien plus tôt. Au treizième siècle, les institutions sont seulement devenues musulmanes, avant la constitution de l’Empire Moghol, mais l’Islam était déjà présent, comme le Bouddhisme, le Tao et le Confucianisme. Toutes les grandes civilisations devaient passer le Détroit de Malaka. Même des Grecs et des Romains, des Phocéens, l’ont traversé, des chroniques l’attestent.

– Et comment se fait-il qu’on ne trouve en Malaisie que du Bouddhisme hinayana, alors qu’en Chine, le Bouddhisme mahayana semble partout dominer ?

– C’est parce que le Bouddhisme s’est introduit en Asie du Sud-Est à partir de l’Inde dès le deuxième siècle avant l’ère chrétienne, alors que le Bouddhisme a pénétré en Chine d’abord de l’autre côté, par l’Hindou Kouch, où sont apparues très tôt les doctrines du Dzogchen, ou du Dhyana en sanskrit, qui donne Chan en chinois, et Zen en japonais.

– Oui, j’avais à peu près compris tout ça, mais je perçois ici des syncrétismes qui me déroutent un peu.

– Si tu tentes de comprendre ces syncrétismes à travers des dogmes, des rites et des ethnies, tu n’y parviendras probablement pas. Il n’y a rien à comprendre là. Si tu veux les pénétrer plus intimement, tu dois passer par la culture, les lettres et les arts, et bien sûr, c’est plus long.

– Sans doute, surtout en ne connaissant pas les langues.

Elle joue sur son clavier à genoux sur le sol, et le programme inscrit à l’écran les notes sur la portée. Elle les corrige éventuellement. Elle utilise deux sons de cithare et une flûte, dont elle inscrit les notes sur trois portées, passant successivement d’un instrument à l’autre. Elle a une belle voix. Je ne savais pas qu’elle savait si bien chanter.

Nouvelle lune

Nuit totalement noire de nouvelle lune. L’Anabasix glisse sans bruit. Nous évitons les eaux territoriales et les routes fréquentées. Nous naviguons comme des pirates ou des contrebandiers. Nous ne cherchons pas les routes faciles, ni les courants ou les vents favorables ; nous avons tout notre temps.

Nous sommes naturellement obligés de louvoyer. Louvoyer a une signification très précise en mer. On comprend qu’une voile puisse difficilement aller contre le vent, mais on peut le serrer d’assez près pour absorber suffisamment de forces. Si l’on va contre un vent du sud, on pourra légèrement décaler sa route successivement vers l’est puis vers l’ouest. En somme, on fera des zigzags ; c’est ce qu’on appelle louvoyer, mot qui n’est généralement compris que dans son sens métaphorique, c’est-à-dire ne pas aller droit au but.

La mer est calme et puissante. Sans aucune vague, elle se soulève et s’abaisse sur des amplitudes de plus de deux-cents mètres. C’est juste ce qu’il faut pour bercer imperceptiblement un sommeil. La coque ne fait presque aucun bruit. On n’y voit rien, si ce n’est un ciel clouté d’étoiles malgré une petite nébulosité : juste le nécessaire pour percevoir la mer bouger.

Le style c’est l’homme

J’ai rencontré Jean Ricardou dans un colloque où je l’avais invité. Il y présentait un travail accompli à l’occasion de son séminaire de textique. J’ai un peu oublié ce qu’il y avait dit car un aspect de son intervention y avait retenu toute mon attention. Il avait présenté un travail qui consistait à réécrire un passage de la Disparition de Pérec, un roman écrit sans employer la lettre « e ». Il est difficile en français de dire quoi que ce soit sans employer la lettre « e » qui est la plus fréquente. Ricardou conservait cette contrainte, mais en y ajoutant celle de faire disparaître les allitérations et les consonances, si je me souviens bien.

Les deux versions du même passage disaient exactement la même chose, et pourtant, si la première était du plus pur style de Pérec, la seconde était du pur Ricardou. C’en était saisissant, bien que ce ne soit pas ce que celui-ci s’efforçait de montrer au cours de son intervention. Je lui en ai parlé le lendemain où nous avions déjeuné ensemble.

Que des contraintes puissent accroître des possibilités, nous pouvions l’expliquer, mais qu’elles affirment des personnalités, des styles, de l’inimitable, voilà qui est plus troublant. Nous avons continué à correspondre sur le sujet.

Jean Ricardou contestait le terme de « personnalité » que j’avais d’abord employé, pour lui opposer celui de « singularité ». Pour mon compte, c’est égal ; ces deux termes sont à mes yeux des paradigmes flous, et ils le resteront tant qu’on ne saura pas dire mieux de quoi nous parlons. Pour autant, le mot clé serait plutôt pour moi celui de style. Et comme dit l’autre, « le style, c’est l’homme ».

Pourquoi ai-je écrit ces lignes dans un courriel à mes camarades, dont l’une compose dans la cuisine et l’autre doit dormir dans sa couchette, plutôt que de le leur dire, alimentant par exemple la conversation du repas ? Il est probable qu’avant l’apparition de l’internet, je ne leur aurais pas écrit une lettre, et à plus forte raison une copie pour chacun. J’imagine aussi que si je l’avais fait malgré tout, ils en auraient été surpris, et peut-être embarrassés. Pour prendre une telle initiative, il aurait fallu que nous fussions très loin les uns des autres, et encore.

« Ce qui me laisse davantage rêveuse, c’est que le style puisse aussi bien être la tortue », répond à ma grande surprise Yashima.

« Tu ne peux pas nier que les tortues avec lesquelles nous avons vécu plus d’une semaine, nous en reconnaîtrions chacune entre mille, et même de très loin, à leur seul style ; à la façon absolument unique dont chacune se déplace, comme je te reconnaîtrais toi-même à ton pas ou à ton port de tête, même lointaine silhouette. Et pourtant, au premier abord, quand on les rencontre pour la première fois, elles sont toutes semblables et font exactement les mêmes choses. »

« Pourrais-tu me dire à quoi précisément, à partir d’un certain moment nous pouvons les reconnaître ? »

Un koan de Shimoun

La réponse de Shimoun me laisse plus songeur encore :

C’est donc que le style se tient par-delà les algorithmes.

Je suppose qu’il fait allusion à une parole de Poincaré : « l’homme est ce qui se tient au-delà des algorithmes », ou quelque-chose comme ça.

Le courriel concilie les ressources de la parole et de l’écrit. Écriture, il nous laisse seul en différant toute réponse, et il nous permet ainsi de naviguer dans le cours de notre pensée. Comme la parole, il permet cependant une réponse dans le cours-même du texte, puisqu’il garde copie du message initial. Il permet une sorte d’écriture à plusieurs mains, bien plus puissante que ne l’avait jamais été aucune correspondance.

Il inaugure aussi un discours à multiples dimensions. Les courriels sont numérisés sous forme de tables (fichiers .toc ; table of content), c’est-à-dire sous une structure de bases de données qui croise des suites d’idées par auteurs et par dates.

J’ai eu souvent l’occasion de remarquer qu’on avançait plus vite et plus sûrement par courriels, où tout demeure présent sous les yeux de chacun et où les rabâchages sont inutiles, qu’en parlant. J’imagine parfois ce qu’auraient pu donner les dialogues de Platon par courriels ; ou encore les koans du Chan ou les commentaires de Confucius.






Chapitre quinze - Des manifestations de l’inertie

L’étonnante lenteur de l’eau

Enfin une mer réellement agitée au large des Philippines. Quelle que soit la confiance qu’on mette dans son embarcation, la puissance des masses d’eau déchaînées est terrifiante. Aurais-je eu peur ? Non, ce serait mentir de le dire. La plus grande partie de ce qui me fait moi était impassible. Ce n’est qu’au fin fond, là où l’on ne sait distinguer ce qui est du corps de ce qui est de l’âme, que ces murs glauques striée d’écume se ressentaient avec un certain effroi. Celui-ci se transformait immédiatement en frissons de jouissance au choc des lames sur la proue. L’Anabasix grimpe avec aisance ces masses d’eau pour retomber avec force de l’autre côté, et se maintient dans des angles de tangage et de roulis très acceptables.

L’eau se meut avec une étonnante lenteur. Je ne sais comment on ne s’en rend pas plus compte. Car ce n’est pas sa lenteur en réalité qui étonne, c’est qu’on la croit plus vive. Il suffit de fermer les yeux pour s’en assurer. En les rouvrant, on est surpris de voir que, de la vague qui vient de s’abattre, l’eau ruisselle encore si longtemps sur le pont ; qu’elle tarde tant à se répandre et à s’écouler par les écoutilles. Peut-être les mouvements de l’eau bouleversent-ils aussi bien notre sens de la durée. Quoiqu’il en soit, sa lenteur est étonnante autant qu’elle est majestueuse.

Inertie et travail de l'esprit

Objet : Inertie et travail de l'esprit. Un courriel à mon ami Rolland Caignard

Roland,

La loi d’inertie règne sur tout travail, même celui de l’esprit. L’important est de conserver une certaine vitesse acquise. C’est fou ce que j’ai pu faire seulement pendant des pauses-café. Mais pour cela, on doit être bien immergé dans son ouvrage de sorte qu’en cessant l’activité antérieure, tout resurgisse à l’esprit comme si l’on venait juste de s’y remettre.

Ce n’est pas si difficile. C’est ainsi qu’on lit généralement, c’est aussi comme on suit un feuilleton télévisé, si ce n’est que lorsqu’on écrit, on doit faire tout le travail soi-même. Le plus difficile est de passer d’une activité à l’autre avec tous ses moyens, en sachant que toutes ces activités ne s’arrêtent peut-être jamais, elles se maintiennent en tâche de fond.

Je crois que l’Homo sapiens a une certaine aptitude à cela, et qu’il y trouve même équilibre et plaisir. Reste à savoir combien de tâches on est capable de mener ainsi de front : un certain nombre assurément, mais un nombre limité malgré tout pour permettre de détourner ou de mobiliser rapidement et entièrement l’attention.

Pour des raisons les plus diverses, j’ai l'impression que nous avons tous plus de mal à y parvenir, comme si chacun avait vu le nombre de tâches à mener de front s’accroître ces temps-ci, peut-être très peu, peut-être d’une seule, mais en dépassant un seuil critique.

Ce seuil critique n’a rien à voir avec le temps dont on dispose ou ne disposerait plus. Disposer de plus de temps ne serait de toute façon pas un remède, car ce n’est pas de durée qu’il s’agit ; ni davantage de pression, d’impression de gravité, de danger, de risque : seulement de quantité de tâches sur lesquelles on est ou non capable de concentrer ou de détourner son attention, sans que jamais l’esprit ne cesse, vif peut-être mais « inerte » (et donc sans fatigue), de travailler.

j-p

Ni hic ni nunc

J’aime me retrouver seul en pleine nuit, avec le sentiment d’être au bout du monde, loin de tout, si loin de tout, devant l’écran ouvert de mon portable, à la lumière d’une faible lampe qui éclaire mon clavier, insoucieux de ce qui est au-delà de ce pâle halo, mais attentif pourtant aux bruits de l’autre côté de la coque, bruits que cette coque et les vitres épaisses étouffent et font résonner à la fois, bruits étouffés, indistincts, peut-être aussi venus de l’intérieur, semblables à ceux d'une lointaine girouette, bruits qui pourraient venir de n’importe où et qui donnent sa profondeur au silence, et moi, au centre de cette profondeur, un centre qui n’est finalement pas si chaud, ni confortable, ni protecteur, et d’abord certainement pas fermé, ouvert au contraire par l’effet de l’écran allumé devant moi, assis sur une banquette rivée, devant une table escamotable, là, en pleine nuit, dans ce faible halo de lumière en plein centre de la nuit, face à la mer, dont les vitres de la passerelle laissent à peine deviner les zébrures d’écume, ou les étoiles dans le ciel d’un noir plus épais que de l’encre, moi donc, en pleine nuit, j’aime répondre à ce que m’a écrit un ami au loin, plus loin que cette nuit, ce plus loin où je suis moi-même, toujours plus lointain, plus loin qu’un ici immobile et fugace dans son immobilité-même, dans un maintenant qui se lie et se fond dans son déroulement infini, un maintenant immobile comme un horizon qui défile, un maintenant si lointain qu’on ne saurait seulement dire de quoi, moi au centre de ce jamais et nulle part ici et maintenant, si ce n’est dans les instants fugaces, les impressions passagères, les perceptions furtives où l’esprit se cheville à l’âme comme pour la gréer, et l’on croirait que c’est le vent lui-même qui tisse ses voiles, quand on l’entend creuser le silence, et le mouvoir de clameurs étouffés, tandis que j’aime, en ces moments qui ne sont jamais totalement maintenant ni ici, répondre à des courriels tout en prenant du thé dans un minuscule service oriental.

Re : Inertie et travail de l'esprit

Réponse à mon courriel de R Caignard :

Cher Jean-Pierre,

Combien de tâches peut-on être capable de mener de front ? C’est aussi une partie de la question générale sur le temps que je me pose. Et le fait qu’on doive être immergé dans ce qu’on fait, quittant et recommençant, « comme si l’on venait juste de s’y remettre » est, en effet, l’activité cérébrale conséquente. En te lisant, j’ai retrouvé un certain nombre de mes interrogations et cela m’a stimulé pendant un moment.

Je pourrais partir de là pour ajouter à ton développement. Combien de temps ton message, et notamment l’idée de faire beaucoup en peu de temps (pendant des non-temps ?), aura un effet sur mon travail ? Tout comme une drogue, une vitamine, une adrénaline ?

J’ai toujours mené plusieurs tâches de front et je suis plein de papiers et de fichiers qui emmagasinent des idées qui surgissent en désordre ; ainsi ce livre de rêves d’une histoire d’amour qui arrive de temps en temps, les Chroniques-fiction que j’écris selon les anecdotes de mon voisinage et de l’actualité, les poésies de toutes sortes, les dessins, etc. Cependant au moment de terminer un ouvrage, je dois m’y atteler complètement et avoir la plus grande concentration possible indivisible.

La difficulté n’est donc pas dans cette multitude, il est vrai, mais dans la « stimulation » pour accroître l’attention. Car, en effet, tu as raison il ne s’agit pas de durée. Depuis mardi j’ai davantage de temps. On est vendredi et qu’ai-je fait ? Pas grand-chose. J’ai recopié des textos d’une communication qui, a priori, ne me servira pas dans l’immédiat. J’ai écrit des courriels de communications urgentes. Mais je n’ai pas travaillé et terminé l’un de mes projets auquel il ne manque que peu.

La « stimulation » n’est pas forcément une exaltation, elle est pour moi l’effectuation (les effets qui se tuent – trop figés) d’un passage entre des réalités très différentes. Ce n’est peut-être pas de « stress, d’impression de gravité, de danger, de risque », qu’il s’agit, comme tu dis, mais peut-être de conditions physiques cérébrales.

L’impossibilité de m’adapter tout de suite à l’un de mes textes est peut-être comme la nécessité d’un scaphandrier de passer dans une chambre de décompression.

Une fois dépassé ce seuil d’entrée, plongé de nouveau dans cette réalité, c’est comme si l’on ne l’avait jamais quittée.

Je ne saurais te dire combien de temps ton courriel a été une aide à cette traversée. Toujours est-il qu'à l’époque de son arrivée j’avais enfin repris un texte terrien alors que j’étais en pleine mer dans les courants des cours asservissants.

À bientôt, Roll

La fleur absente de tous bouquets

J'ai choisi Lightning associé à Thunderbird pour agenda électronique. J’apprécie son affichage multisemaine. J’aime voir mon emploi du temps trois semaines en avance et une semaine en arrière. Trop de programmes ne laissent de choix qu’entre l’affichage quotidien, hebdomadaire ou mensuel. Mon emploi du temps est généralement irrégulier et élastique. Ce que je ne fais pas le jour-même, je peux le faire plus tard, ou je peux encore le faire en avance. Lightning se prête mieux à cette élasticité de ma vie.

Je laisse toujours affichée dans le volet de droite la liste des tâches à accomplir, et au-dessus du calendrier, la liste des événements futurs. La plupart du temps, il n’y en a pas plus d’une douzaine, et encore. Je laisse toujours affiché « tous les événements futurs ».

« Tous les événements futurs » : Cette formule me fait rêver. Je me souviens, quand j’étais enfant, la première fois où j’ai remarqué le panneau routier « Toutes directions ». Comment pourrait-on aller par là en « toutes directions », alors que le panneau n’en indiquait qu’une, de toute évidence, une qui les valaient toutes, comme le joker d’un jeu de cartes ?

« Toutes les directions », « tous les événements futurs », voilà ce qui justifierait bien le sourire diabolique d’un fou sous son bonnet à grelots.

Cela aurait-il une parenté avec « la fleur absente de tous bouquets » ? – Oui, une parenté, assurément.

Réponse à R. C.

Cher Rolland,

Je suis content si mon précédent courrier a pu agir sur toi comme de l’adrénaline.

Je suis d'accord avec ta remarque sur la nécessité d'une sorte de décompression. Du moins, la seule volonté de déplacer son attentions (« bon maintenant passons à autre-chose ») est un peu insuffisante. Il est plus avisé de chercher tous les appuis qui favoriseraient ce passage. Le plus simple est encore de changer de lieu, au minimum de pièce.

Une certaine régularité quotidienne peut apporter une aide appréciable. Aller prendre un café à heures régulières en un endroit précis, aide assurément à se retrouver où l’on en était. La régularité d'une émission de radio, aussi bien, peut être bénéfique.

Naturellement, ces habitudes ne valent que si elles changent aussi avec ce que l’on fait. Quand on a fini un ouvrage, il est bon de changer de lieu, de chaîne de radio, de liste de lecture, voire de fond d’écran.

On acquiert étonnamment vite une sensation d’habitude. Deux ou trois jours, et l’on a déjà l’impression d’être entraîné par sa force. Tout dépend évidemment des commodités dont on dispose. Je n’ai que deux tables ici. D’autres ont aussi celle du salon, de la terrasse et du jardin. Certains ont au pied de chez eux, des rangées de bistrots avec des terrasses, d’autres n’ont rien. En tout cela, on est à la merci d’équipements publics, ou du moins, communs. Tout dépend aussi s’il pleut, s’il fait beau ou s’il fait du vent, ou si comme moi, on ne sait pas écrire sans fumer. Heureusement les cigarettes électroniques ont changé ma vie. (voir ce que j’avais écrit il y a trois ans dans Comme un vol de migrateurs.)

Comme tu le devines, l’inertie est à double tranchant. Sans changements, l’inertie des habitudes peut aussi bien disperser toute force de travail.

j-p

Les feuilles de style et l’homme

Chère Onyx,

Qu’est ce que je cherche exactement en mettant ainsi ces pages en ligne ? Tu as bien le droit de te poser cette question, et si je te réponds que ce n’est qu’un prétexte que je me suis donné pour manipuler les CSS3, tu ne me croiras peut-être pas.

Ai-je une prétention littéraire ? Bien sûr, mais ce serait une réponse vide de sens si elle ne disait pas ce que j’attends de l’expérience des lettres. Je lui demande de me faire connaître des aspects non immédiatement visibles du monde.

Imagine Galilée qui arrange les verres de ses lunettes : que cherche-t-il ? Un bel arrangement en soi, ou une meilleure vision d’un ciel que tout le monde connaît ; à réaliser un bel objet dont on puisse s’émerveiller des vertus grossissantes et jouer avec, ou une plus belle vision d’un ciel connu ? Il cherche à voir plutôt ce que lui-même ignore ; à découvrir ce qu’il ne sait encore, et qui n’est peut-être pas immédiatement donné dans la disposition des verres, ni dans l’image du ciel nocturne, comme la gravité, ou l’accélération par exemple. J’ajuste des phrases, j’ajuste des textes, je fais des réglages, et cela tout en prenant en main les CSS3.

Nous serons bientôt chez toi, Joumrat et moi. Nous débarquerons d’abord Shimoun, et nous cinglerons droit vers le nord-ouest de la Méditerranée. Cela ne devrait prendre que quelques jours ou bien quelques semaines, ou peut-être moins, ou bien davantage ; il y a tant de terres au milieu des mers qui en encombrent les routes et font perdre du temps. Elles causent ces si précieux et si denses temps perdus qui sont les seuls qui vaillent.






Chapitre seize - Au Nord-ouest de la Mer Blanche

La murène

La murène de Méditerranée est plus petite que celle de la Sonde. Elle dépasse rarement le mètre cinquante, quand les secondes peuvent avoir plus de trois mètres. La murène de la Sonde est un animal plutôt placide qui en principe n’attaquerait pas l’homme, sauf si elle se sent elle-même menacée. La murène de Méditerranée n’est pas non plus particulièrement agressive, en principe. Personnellement, je préfère m’en méfier. Même sans intentions particulièrement belliqueuses, ses mâchoires peuvent causer de vilaines blessures. Elle paraît certes tranquille dans son trou, parfois curieuse, et même joueuse, mais elle pourrait bien mordre seulement pour jouer.

La murène vit dans un trou de rocher dont elle ne laisse sortir que sa tête. Elle y guette ses proies : crustacés, mollusques et petits poissons. De forme serpentine, elle ne possède qu’une nageoire dorsale sur tout le long de son corps. Sa peau est lisse, épaisse et sans écailles. Sa bouche, garnie de dents longues et acérées, est capable de s’ouvrir à quatre-vingts-dix degrés. La murène est à ma connaissance le seul animal qui possède une double paire de mâchoire, comme l’alien du célèbre film de science fiction éponyme, dont elle a certainement inspiré ce détail. Des mâchoires pharyigeales sont rétractées dans sa gorge. C’est ce qui donne a sa tête son impression menaçante, avec un renflement du cou comme si elle avait un goitre. Cette double mâchoire est projetée en avant dès qu’elle ouvre grande sa gueule.

Sa face est plutôt hideuse, mais la murène peut devenir très belle en mouvement quand tout son corps ondule. Selon Pline, les Romains élevaient et apprivoisaient des murènes dans leurs atriums. Crassius tomba même amoureux de l’une d’entre elle. Il lui fit faire à sa mort des obsèques somptueuses, et la pleura longtemps. Pline conte aussi l’histoire de Pollion chez lequel dînait un jour l’empereur, qui voulut faire jeter un esclave vivant après qu’il eût renversé un plat, à ses murènes pour qu’elles le dévorent.

Ce matin, une murène imprudente de plus de quatre pieds est passée à portée de mon fusil, et c’est elle qui sera dévorée.

D’un travail de chroniqueur

« Depuis trois ans, dis-je, je caresse l’idée de me faire le chroniqueur de la chute d’un Empire dont je suis le témoin sans de grandes chances d’y intervenir davantage. Ce n’est pas une perspective qui me réjouit, note bien, d’abord parce que les effondrements ne s’accomplissent jamais aussi paisiblement qu’ils le pourraient, et surtout pour les conséquences qu’en subit déjà la langue française. »

« Pourquoi ne le fais-tu pas ? » Me demande Yashima pendant qu’elle contemple avec moi les nuages.

« Ce n’est pas si simple. Je ne tiens pas à rajouter mes commentaires aux milliers d’autres d’un café du commerce réticulé. Les blogues ne manquent pas qui tiennent les minutes de cette chute dans tous ses détails, et parfois non sans pertinence. Je cherche plutôt à comprendre ce qu’est la fin d’un empire, d’une civilisation, et de sa rationalité. »

Je sers à nouveau du thé comme elle me l’a appris, en essayant de ne pas trop en verser sur la table. « Je pense toujours plus que les civilisations se suicident, dis-je, mais elles ont toujours besoin pour mourir, qu’une nouvelle les achève et les remplace. Il se pourrait bien qu’une chute n’ait sinon jamais de fin. Et peut-être après tout, ce qu’on identifie comme une civilisation se réduit-il le plus souvent à sa chute. Il s’agirait donc de discerner cette nouvelle civilisation, et de connaître en quelque sorte le véritable visage de l’ancienne. »

Nous venons de débarquer Shimoun à Foça, en Turk Eskifoça, une petite ville d’une trentaine de milliers d’habitants sur la mer Égée, au nord d’Izmir. C’est le nom actuel de l’antique Phocée d’où partirent les Grecs qui fondèrent Massalia deux-mille-cinq-cents ans plus tôt, et dont nous allons refaire le trajet. Le nom viendrait de la présence de phoques moines, espèce en voie d’extinction en Méditerranée.

« L’avenir recycle l’ancien, continué-je, et la nouvelle civilisation est forcément déjà là, devant nos yeux, mais difficile à discerner sous la coque de l’ancienne. L’ancienne non plus n’est pas facile à distinguer quand elle est présente et toujours changeante. Seul le changement dure, en somme, comme disait Shelley. Voila ce dont je me voudrais le chroniqueur : de la continuité du fugace ; de la durabilité du changement, en quelque sorte. »

« Encore une fois, ce n’est pas une perspective qui m’enchante, même s’il y a toujours en moi un fond d’optimisme qui me rend plus sensible à ce qui naît qu’à ce qui disparaît, continué-je, et même si, dans le fond, je n’ai pas grand-chose à perdre. Pour autant, je ne suis pas de ceux qui élèvent en principe scientifique qu’après la pluie vient le beau temps. »

« Tu serais donc un chroniqueur plutôt neutre. »

« Non plus, car je ne suis pas étranger à toute solidarité. Elle va naturellement vers la classe ouvrière, car, évidemment, la construction d’une nouvelle civilisation suppose de nouvelles façons de travailler. Les techniques de travail, et notamment du travail intellectuel, sont seules déterminantes. Par voie de conséquence, mon hostilité va naturellement vers toutes les forces qui tentent d’asservir le travail. »

« C’est une boussole simple, conclut-elle, et sans doute efficace. »

L’Ouest et l’Occident

Nous avons dressé la table devant la porte sous deux parasols. Onyx nous a cuisiné des courgettes et des tomates. Nous les accompagnons d’un rosé du Var que nous avons commencé à boire en apéritif.

« Je n’emploie pas les mots “Ouest” et “Occident” comme des synonymes en effet, tu l’as bien observé », ai-je répondu à Onyx pendant que nous prenions le melon. « Je n’y prête pas particulièrement attention lorsque je parle, ni même lorsque j’écris, mais ces deux mots n’ont pas pour moi précisément le même sens. L’Ouest a chez moi une acception principalement géopolitique. Quand j’emploie le mot Occident, je pense à tout autre-chose, je pense à la civilisation, ce qui n’a rien à voir. Je n’ai donc pas besoin d’être attentif pour ne jamais les confondre ; et j’ai même un certain sursaut quand j’entends d’autres le faire. »

La rade de Phocée est peut-être le seul endroit au monde où ces deux notions se confondent, se superposent : l’Ouest sauvage et l’Occident antique.

Quoi qu’on fasse de cette ville, elle ne semble pas à sa place, ni dans l’espace, ni dans le temps : un rajout précaire à un site qui demeure résolument sauvage. Comme la pierre blanche qui resurgit partout, autour de laquelle la terre est perpétuellement lavée et arrachée avec la pauvre végétation qui tente de s’y accrocher, tout ce que l’homme a fait ici ressemble à une pellicule éphémère, artificielle ; un masque qui ne masque rien, un masque que le temps déchire, sans rien derrière lui, posé sur l’immensité vide de la mer, de la roche et du ciel.

D’ailleurs la ville n’a aucun passé, bien qu’elle soit la plus vieille de la côte Nord-Ouest de la Méditerranée. Elle ne conserve aucune trace de son histoire ; et d’ailleurs elle n’en a pas ; elle s’est retirée de l’histoire vers quarante-neuf avant l’ère chrétienne.

C’est une étrange condensation de l’Ouest sauvage et de l’Occident antique qui fait résolument l’impasse sur la modernité occidentale.

Les anciens appelaient cette mer la Mer Blanche. Pour moi son blanc est celui des statues et des colonnes délavées qui reprennent la couleur de la roche sauvage. La couleur des ossements.

Un centre dérobé du monde

Ce site fut à l’origine un bout du monde, l’extrême limite occidentale de la civilisation. Il est curieux que cette impression y demeure. Pour ma part du moins, je parviens à la retrouver intacte, comme si j’étais à Petropavlosk, à la pointe du Kamtchatka, à Punta Arenas dans le détroit de Magellan, dans les Hébrides, anciennes ou nouvelles, ou dans les îles Aléoutiennes qui ferment la mer de Behring. Il y a aussi pourtant quelque-chose d’un centre du monde, un centre dérobé.

Phocée est une ville étrange où, en plongeant dans son centre, on se retrouve dans sa banlieue, sa vieille banlieue avec ses petites ruelles en pente, ses escaliers et ses jardins ; et en s’y enfonçant davantage, quand on croit s’éloigner de tout, quand on s’attendrait enfin à déboucher sur un dehors, dans un monde sauvage qu’on sent alors si proche, quand on a déjà l’impression d’entendre la horde menaçante des chiens de la déesse chasseresse, on se retrouve au centre-ville, ou sur la Corniche, ou sur les grandes plages du Prado.

Géographie de Strabon

« La ville de Massalia, d’origine phocéenne, est située sur un terrain pierreux ; son port s’étend au-dessous d’un rocher creusé en forme d’amphithéâtre, qui regarde le midi et qui se trouve, ainsi que la ville elle-même dans toutes les parties de sa vaste enceinte, défendu par de magnifiques remparts. L’Acropole contient deux temples, l’Éphesium et le temple d’Apollon Delphinien : ce dernier rappelle le culte commun à tous les Ioniens : quant à l’autre, il est spécialement consacré à Diane d’Éphèse. On raconte à ce propos que, comme les Phocéens étaient sur le point de mettre à la voile pour quitter leur pays, un oracle fut publié, qui leur enjoignait de demander à Diane d’Éphèse le guide, sous les auspices duquel ils devaient accomplir leur voyage ; ils cinglèrent alors sur Éphèse et s’enquirent des moyens d’obtenir de la déesse ce guide que leur imposait la volonté de l’oracle. Cependant, Aristarché, l’une des femmes les plus recommandables de la ville, avait vu la déesse lui apparaître en songe et avait reçu d’elle l’ordre de s’embarquer avec les Phocéens, après s’être munie d’une image ou représentation exacte de ses autels. Elle le fit, et les Phocéens, une fois leur installation achevée, bâtirent le temple, puis, pour honorer dignement celle qui leur avait servi de guide, ils lui décernèrent le titre de grande prêtresse. De leur côté, toutes les colonies de Massalia réservèrent leurs premiers honneurs à la même déesse, s’attachant, tant pour la disposition de sa statue que pour tous les autres rites de son culte, à observer exactement ce qui se pratiquait dans la métropole. » Géographie de Strabon, IV, 1,4

[…] « Beaucoup de trophées et de dépouilles encore exposés dans la ville rappellent maintes victoires navales, remportées jadis par les Massaliotes sur les différents ennemis dont l’ambition jalouse leur contestait le libre usage de la mer. On voit donc qu’anciennement la prospérité des Massaliotes était arrivée à son comble, et qu’entre autres biens ils possédaient pleinement l’amitié des Romains, comme le marque assez, du reste, parmi tant de preuves qu’on en pourrait donner, la présence sur l’Aventin d’une statue de Diane, disposée absolument de même que celle de Massalia. » Géographie de Strabon, IV, 1

J’ai perdu l’adresse réticulaire de ce livre, mais il n’est pas dur de la retrouver. On ressentirait comme une impression de paradoxe temporel lorsqu’on se trouve en ce lieu-même, à ouvrir son portable et à accéder si simplement à ces textes si vieux qui parlent de ce qui leur était déjà un lointain passé.

Onyx dans les courants du temps

Retrouver Onyx m’a fait plaisir. Elle est plus bronzée que cet hiver et je remarque que son nez est légèrement aquilin. Elle a toujours ce fond de tristesse dans le regard. Il est comme un appel lointain ; bien trop lointain pour qu’on puisse espérer jamais la rejoindre. C’est en réalité très attirant, comme un horizon en somme. Ce regard donne sa couleur et change absolument tout ce qu’on peut partager avec elle, expériences, paroles, travail, impressions…

Je suis fasciné de voir à quel point nous sommes tous différents les uns des autres, humains, tortues, fourmis ou méduses ; pas des différences de détail, comme une empreinte digitale, un codage d’acides désoxyribonucléiques, ou une empreinte rétinienne, mais une différence unique et essentielle ; comme si nous étions chacun un centre du monde, et que, perçu de ce centre, ce monde en soit un autre.

Imaginer la multitude et l’unicité de toutes les facettes de l’Unique donne le vertige. D’autant plus que les êtres changent, nous changeons chacun perpétuellement, et aussi bien la perception que nous avons les uns des autres.

Mers du Sud

Le terme « Mers du Sud » désigne traditionnellement l’Océan Pacifique. On n’y navigua qu’après la découverte du détroit de Magellan, au Sud du continent américain. On n’en connut longtemps que les côtes et les îles qui allaient de la Patagonie aux Galapagos.

C’était donc cela les Mers du Sud. On leur associa aussi l’Océan Indien sans trop savoir précisément ce qui se trouvait entre les deux, au-delà de l’archipel de la Sonde où régnait le Grand Moghol, dans ces îles habitées de sauvages anthropophages. Ce monde fut aussi longtemps celui des flibustiers.

L’Océan Pacifique est la plus grande étendue marine. Il monte jusqu’à la Mer de Béring au Nord, et l’on ne put lui conserver longtemps le nom de Mers du Sud après qu’on se soit mis à chercher frénétiquement le fameux, le fabuleux, passage du Nord-ouest.

Le passage du Nord-ouest, à travers un maillage de chenaux entre le continent américain et arctique, n’est devenu praticable qu’en 2007, et seulement pendant la saison chaude. Il raccourcit de quatre mille kilomètres le trajet maritime entre l'Europe et l'Extrême-Orient par rapport à celui du canal de Suez.

Nous repartons donc vers les Mers du Sud maintenant, pour remonter jusqu’à leur Grand Nord, dans les Îles Aléoutiennes.



À suivre...








© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




        Valid HTML 4.0 Transitional         CSS Valide !