L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, mars 2014.

Mer de Chine - Bruits et murmures - À propos de puissance - Mers du Sud - Suite

Table des matières - Chapitres précédents




Chapitre neuf - Mer de Chine

Jugement esthétique et poussée

« Si l’on ne peut pas juger d’une valeur esthétique, dit Joumra, c’est parce qu’on n’a pas la moindre idée de ce que serait une telle valeur esthétique. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à juger, ou même à mesurer. Certes, l’art n’est pas le sport ; il ne se prête pas à la mesure de performances. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à mesurer ; c’est simplement qu’il n’y a pas de règles, pas de coefficients, pas d’objectifs particuliers à atteindre qui détermineraient une réussite. »

« Ce qui caractérise la réussite d’un ouvrage, c’est qu’il tient ; il génère sa propre force portante. C’est ce qu’on entend lorsqu’on utilise l’expression qu’une toile tient au mur. Mais qu’est-ce que ça veut dire qu’une toile tienne au mur ? Certes, on peut le voir, on peut le sentir. Mais on peut aussi ne pas le voir, y demeurer aveugle ou sourd. Saurais-tu expliquer comment une toile tient au mur à quelqu’un qui ne le verrait pas ? Autant tenter de démontrer que deux et deux font bien quatre à quelqu’un qui n’en serait pas convaincu. »

« Ce qu’il n’est pas facile de montrer, c’est comment un ouvrage génère sa propre poussée ; comment à un certain moment, le travail de l’esprit prend son élan et décolle, comment il génère une poussée qui lui permet en quelque sorte de tenir et d’avancer par ses forces propres. Pour reprendre ton image, c’est comme si le pinceau du peintre ne dessinait plus, mais se mettait à dégager un fossile, qui serait là, comme enfoui par avance dans la toile incolore ou sur la feuille blanche, ou l’écran… C’est exactement comme ça que ça se passe, et c’est très pondérable : il y a un changement de régime que l’on perçoit très nettement. »

« Les romanciers ou les scénaristes l’énoncent bien quand ils disent que leurs personnages leur échappent ; que leurs personnages se mettent à vivre de leurs vies propres, que leurs personnages assument eux-mêmes la suite de l’ouvrage, et qu’ils n’en sont plus les maîtres. »

« Le poète écrit alors comme le mathématicien résout une équation ; très exactement il travaille, il triture l’équation de telle sorte qu’elle se résolve comme d’elle-même ; le langage mathématique fait en quelque-sorte le calcul à notre place. La résolution n’est en rien l’expression d’un esprit, d’une personnalité, d’une subjectivité ; c’est un développement automatique, le simple déploiement du langage. »

« Et pourtant, il semblerait que l’action d’un esprit soit nécessaire à l’accomplissement d’une telle action sur le langage. Il ne saurait s’accomplir seul, sous forme de l’exécution d’un programme, par exemple, parce qu’il doit justement y avoir vision, entendement, perception… »

« Celui qui parvient à produire un travail de cet ordre le perçoit sans l’ombre d’un doute : il peut toucher et mesurer de quoi je parle. Est-ce aussi palpable pour un autre, pour un lecteur, pour un spectateur ? J’aurais tendance à l’affirmer. Il sent certainement que le travail échappe à son auteur, mais il le perçoit nécessairement avec une netteté moindre. Cependant, quelqu’un peut très bien ne pas le percevoir. De même on peut ne pas comprendre un mot d’esprit, ou la démonstration d’un calcul. Que quelqu’un ne comprenne pas un mot d’esprit, n’enlève en rien sa valeur intrinsèque, ou si quelqu’un ne comprend pas une démonstration, ça ne change en rien l’exactitude d’un calcul. De telles valeurs constituent des faits, objectifs et précis, et qui ne sauraient être soumis à l’opinion ou au vote, par exemple d’un jury. »

Joumra se sent mieux ici, dans la douceur de l’Asie du Sud-Est. On a longtemps cultivé ici un art de la pénombre. On est bien loin de ce soleil viril et agressif de Méditerranée qu’avait immédiatement remarqué Flaubert en arrivant à Massalia. Il fait chaud certes, dès le petit matin, mais avec de l’ombre, de l’eau, de la verdure et de légers souffles d’air. Les gens ont ici un don particulier pour se sentir bien, et s’installer confortablement n’importe où.

Joumra a retrouvé la douceur qui lui manquait, et pourtant, il semble qu’elle ait ramené avec elle un peu de cette fureur virile que je retrouve dans sa pensée et son élocution.

La petite buvette où nous nous sommes attablés avec Shimoun est presque recouverte par une voûte de feuillages. La mer clapote doucement contre les piliers du ponton où sont amarrées des barques de pêche. Nous sommes assis sur de simples bancs de bois. Même les gens qui crient, ici, semblent crier tranquillement et poliment. La toile cirée à fleur sur laquelle sont posées la théière et nos tasses serait peut-être criarde ailleurs, sans l’ombre verte, la lumière irradiée d’un ciel laiteux, et les reflets d’or sur l’eau.

Des vagues

Dès qu’on parle de vagues, on tend à ne penser qu’à celles qui roulent sur les plages ou se fracassent contre les digues et les rochers. C’est certes ce qu’un terrien connaît le mieux des vagues. De plus, approchant des hauts-fonds de la côte, elles se font toujours plus hautes et tumultueuses. Cependant, elles vivent longtemps au large, bien longtemps avant ce moment où elles se brisent et s’étalent.

Si l’on cherche en ligne, on ne trouvera quasiment que des photos de vagues qui s’effondrent sur les hauts fonds devant les terres, et se fracassent. On n’en voit jamais en pleine mer, chargées encore de toute leur puissance. Il est vrai que les photos de vagues au large ne sont pas très spectaculaires, manquant bien trop de repères pour rendre compte des forces et des proportions, et puis de toute façon, elles sont moins hautes que près des côtes. Les vidéos rendent mieux l’impression que donne leur force, et qui peut être terrifiante, mais on n’en trouve pas beaucoup non plus.

On définit une vague par deux mesures : celle du dénivellement entre les crêtes et les creux, et celle de l’amplitude entre les crêtes. Les plus fortes, dans les mers du Sud, atteignent seize mètres de dénivelé et trois-cents mètres d’amplitude. On peut évaluer de tête la masse d’eau qui frappe ainsi une coque, et en conséquence, la puissance qui la meut.

Ce ne sont pas les creux qui constituent le pire danger pour une embarcation, ce sont les amplitudes. Plus l’amplitude est longue, plus le navire montera tranquillement la vague pour replonger de l’autre côté ; plus elle est courte, plus il sera frappé fortement. C’est ce qui rend de petites mers parfois plus dangereuses que les océans. En Méditerranée, les creux n’excèdent pas six mètres pour des amplitudes de cinquante. Toutefois, bien sûr, une vague de six mètres, même courte, n’aura jamais la puissance d’une vague de seize.

Cependant une vague de quelques mètres peut aisément en atteindre vingt si elle suit une faille du large pour déboucher brutalement sur des hauts-fonds.

On ne lutte pas contre de telles forces, on les esquive ; c’est tout l’art de l’architecture navale. Mais il est bien tentant de songer à capturer cette énergie pour alimenter le bord.

De l’océan

Quand les vents se démènent, on sent bien que l’océan n’aime pas vraiment ça. Jamais il ne ferait de lui-même des choses pareilles. Il résiste, il est hostile, et l’on pressent bien que là est la cause de tout. S’il se laissait faire, le tumulte de l’océan n’atteindrait jamais des fureurs pareilles.

Le mot « mer » féminin en français ne colle pas très bien avec la chose ; la plupart des langues ont un mot masculin pour désigner la mer, et l’on perçoit très vite qu’elles ont raison.

Hier les vagues – et là encore, un masculin fonctionnerait mieux – nous poursuivaient, et elles nous dépassaient. Nous allions dans la même direction et elles accéléraient nettement notre course.

Elles faisaient plonger la proue sans qu’on les voie venir, et la redressaient en nous dépassant comme pour nous montrer leur innombrable succession aussi loin que portait le regard. Je ne pourrais bien expliquer, je sais que c’est idiot, mais j’étais vexé.

L’Eretmochelys mydas ressemble à un galet

L’Eretmochelys mydas ressemble à un galet. La carapace de ces tortues est noire – plus exactement, elle est grise, c’est ainsi qu’on les voit dans l’eau, ou lorsqu’elles se sont séchées au soleil, mais humide, la carapace est noire, comme des ardoises sous la pluie – et toutes les plaques de cette carapace ou de la peau sont cernées de blanc, comme des carreaux, comme des pierres noires prises dans du ciment. Ces animaux évoquent le minéral. Ils sont comme des galets vivants qui se lanceraient seuls.

Leur regard aussi est très particulier en plongée. Quand la tortue est sous l’eau, son œil se recouvre d’une paupière transparente qui le protège autant qu’il améliore sa vision sous-marine. Avec sa tête fine et angulaire dont seules ces paupières protubérantes possèdent des formes courbes, on dirait que la tortue volante porte des lunettes, des lunettes d’aviateur.

L’Eretmochelys mydas est carnivore. Malgré son corps d’apparence si solide et minérale, il se nourrit presque exclusivement d’animaux à la substance diaphane et transparente, qui se feraient passer pour de la fumée, de la simple vapeur. Il se nourrit presque exclusivement de méduses.

De l’improbabilité et du vivant

Pendant que Shimoun s’entend avec l’équipe des chercheurs que je n’ai pas encore rencontrée, nous avons pris pension, Joumrat et moi, dans un petit village de pêcheurs. Je me demande si nous n’y ferons pas finalement des découvertes plus intéressantes.

Les enfants du village entretiennent de très bonnes relations avec les tortues. Ils jouent avec. Ils leur lancent des galets, et elles se ruent pour les rattraper avant qu’ils ne coulent.

– Si j’ai bien compris le double théorème d’improbabilité, me demande Joumra pendant que nous reprenons notre souffle sur la plage à l’abri d’un palmier, la théorie ne s’intéresse pas à la seule objectivité des faits, puisqu’elle définit l’improbable en opposition aux actes délibérés.

– C’est exact, une réalité seulement objective serait tronquée de sa part subjective. Ce ne serait qu’une semi-réalité ; ou du moins, une réalité vue d’un seul côté, c’est-à-dire pas exactement une réalité, une simple apparence.

– Ça me rappelle les conceptions de Sohrawardi que j’ai apprises à l’école islamique.

– Oui, mais ce n’est certainement pas à quoi pensaient les théoriciens de l’improbabilité ; ils prenaient sans doute plutôt appui sur les théories de Mach.

– Celui qui a donné son nom au mur du son ?

– En effet, et qui a inventé l’Empiriocriticisme.

– Lénine a écrit un livre contre cette théorie. Il s’appelait Matérialisme et Empiriocriticisme, non ?

– C’est exact, un livre excellent et d’une mauvaise foi remarquable. Il est suffisamment rare que ces deux qualités se retrouvent associées pour ne pas manquer de le signaler. On peut s’en procurer sans peine une version anglaise en ligne.

– Les principes d’improbabilité seraient-ils anti-matérialistes ?

– Pas plus que l’Empiriocriticisme. Et Lénine ne manque pas de mauvaise fois en opposant Mach à un Feuerbach qui serait un modèle de matérialisme, quand les deux disent sur l’essentiel la même chose. La vérité est que la matière, pour exister réellement, doit aussi exister subjectivement.

Joumra en remontant ses cheveux répond aux enfants qui nous invitent à venir continuer à jouer avec eux.

Tortues et enfants sont déjà dans l’eau quand les galets sont lancés, et ne cessant de tourner autour de leur groupe, elles ont déjà accumulé de l’élan. Il est cependant bien rare que l’une d’entre elles parvienne à rattraper un galet avant qu’il ne coule. Elles plongent donc et le ramènent aux enfants pour qu’ils recommencent.

– Tu ne peux quand même pas prétendre que les conceptions de Descartes et de Berkeley ne sont pas anti-matérialistes, reprend Joumra, surtout celles de Berkeley.

– Et alors ? Descartes n’en est pas moins à la base de l’empirisme de Berkeley, et lui-même à celle des nouvelles mathématiques du dix-neuvième siècle, et ainsi de suite jusqu’à la mauvaise foi toute bolchevique de Lénine. Que des hommes inspirés nous montrent des vérités que nous n’aurions pas vues sans eux, ne nous permet pas d’attendre qu’ils soient capables de nous dire toute la vérité. Reprocher d’ailleurs à Lénine sa mauvaise foi relèverait d’une mauvaise foi toute semblable. Ce serait comme accuser Berkeley d’être évêque ou Sohrawardi d’être un mystique Chiite. En tout cas, certaines limites de l’Empiriocriticisme me semblent dépassées par les théories de l’improbabilité.

Nous n’avons pas hésité dès le premier jour à nous mêler aux jeux des enfants, au risque de ne pas être pris très au sérieux par leurs parents.

Nous lançons des galets avec eux et plongeons même avec les tortues. Ce n’est pas très efficace pour prendre des mesures précises mais ce n’est pas dépourvu d’enseignements plus subtils.

Je propose à Joumra de retourner dans l’eau.

– Donner une telle importance à la subjectivité me semble quand même de nature à réintroduire la spiritualité dans la philosophie et la science, continue-t-elle encore en se levant.

– En un sens, mais pourquoi pas ? Quoiqu’on y fasse, le monde apparaît comme une volonté du vivant de se donner existence et consistance. Or, si c’est le cas, il y parvient. Et s’il y parvient, qu’est-ce encore que ce soit-disant vivant, sinon la prolifération de toutes ces existences sensibles et tangibles ? Le Vivant avec un grand V ne désigne plus alors que leur concept abstrait. S’il devait avoir davantage d’existence, il n’y en aurait plus pour toi, pour moi, pour ces enfants qui jouent, ni pour ces tortues, ni pour les vastes bancs de méduses dont elles se nourrissent.

– C’est ce que dit la théorie de l’improbabilité ? Demande-t-elle encore avant de plonger.

– Non, ce sont mes propres réflexions philosophiques sur celle-ci.






Chapitre dix - Bruits et murmures

Les tortues marines sont menacées

Toutes les espèces de tortues marines sont aujourd’hui menacées, et la plupart sont même en voie d’extinction. Même avec une épaisse carapace, une hélice de bateau peut faire très mal. Ce n’est pas un problème négligeable dans ces lieux où le climat paradisiaque favorise le tourisme nautique. J’ai d’ailleurs des difficultés à comprendre pourquoi l’usage de l’hélice est encore si généralisé quand on sait depuis plus de deux siècles que la turbine produit plus de puissance ; et elle est beaucoup moins dangereuse pour la faune. Depuis que l’Anabasix est à l’eau, il n’a dû massacrer que du plancton.

Les hydrocarbures font les plus gros ravages, surtout dans ces environs du détroit de Malaka, où la navigation est la plus dense du monde. Elle est en constante augmentation avec les pétroliers géants qui alimentent les régions industrielles de Chine, de Corée et du Japon.

Et puis il y a des pêcheurs qui continuent à en manger comme ils l’ont fait depuis des siècles. Ils sont punis sévèrement quand on les surprend. Je comprends pourtant leur point de vue. Ils profitent d’en manger pendant qu’il en reste encore, puisque rien n’est fait pour éviter leur disparition.

Ici, dans le village où nous sommes, on ne mange pas les tortues, on joue avec. Il paraît même, de l’autre côté de la mer, au large de la côte de Malaisie Orientale sur l’Île de Bornéo, que des peuples les dressent pour la pêche. Elles rabattent les poissons dans leurs filets. Une fois encore, j’hésite à le croire.

Du vivant

Nous avons appris aux enfants à jouer au tic-tac-toe. Ils connaissaient déjà, mais seulement sur leurs ordinateurs mobiles ; ils n’avaient jamais songé à s’y adonner sur le sable humide. Le jeu devient alors beaucoup plus amusant. On peut ajouter à ses règles de parvenir à gagner avant qu’une nouvelle vague ne vienne effacer la grille. Il devient même alors un tout autre jeu, où l’on ne s’absorbe plus sur la surface d’un minuscule écran, silencieux et solitaire. Son adversaire, mais aussi la mer et l’assistance participent, et l’ambiance devient vite plus expansive et bruyante.

Nous avions eu une excellente idée de jouer avec les enfants pour observer les tortues sans que notre présence les gêne, mais ils commençaient à devenir un peu trop envahissants. Ce fut une autre excellente idée de leur apprendre à jouer au tic-tac-toe.

Je suis convaincu qu’on n’acquiert qu’en participant, pas en se tenant en observateur extérieur. On n’est d’ailleurs jamais extérieur en observant. Nous aurions forcément influencé le comportement des tortues ; nous aurions vu ce que nous voulions voir, et pas ce qu’elles nous montraient en nous entraînant.

Nous aurions pu, surtout, les déranger. Ces animaux ne sont pas agressifs, mais il vaut mieux ne pas les provoquer quand même. Lourds et puissants, ils sont armés d’un bec coriace qui trancheraient des doigts comme rien, et leurs pattes antérieures sont munies de deux griffes particulièrement dangereuses, comme toutes les autres tortues marines.

On peut se demander à quoi leur servent de telles armes pour chasser des méduses totalement sans défense devant des prédateurs immunisés à leur venin. À propos de méduses, les villageois en mangent aussi, ils en font des salades.

Du vivant toujours et de l’idolâtrie

Les enfants abusent de leurs ordinateurs de poche, même dans ce petit village reculé. Les ordinateurs mobiles, voilà encore une autre pandémie. Même neufs, on peut en trouver de pas très chers ; et à plus forte raison d’occasion. Sur beaucoup de ces derniers, on a installé un système d’exploitation Linpus, qui semble se répandre assez vite en Asie. Ce n’est pas plus bête d’utiliser un système libre, bien plus opaque aux programmes de récupération des données personnelles ; mais les utilisateurs s’empressent de s’inscrire sur Facebook et autres Tweeters de crainte de n’être plus traqués, et perdre peut-être ainsi une part de leur réalité.

Je suis sûr que les religions ont tenu leur succès de ce besoin d’être sous un regard, peu importe de qui ou de quoi, plutôt que de compter sur le sien et ceux qu’on croise. Quel manque de foi !

Les hommes doivent se contenter aujourd’hui du regard des robots. Ils le payent d’être dérangés à tout instant et de ne pouvoir s’adonner à aucune réflexion suivie. S’ils le pouvaient, ils n’hésiteraient certainement pas à se débarrasser de ces choses.

Je ne dis pas qu’il serait inutile de pouvoir se promener avec un ordinateur dans sa poche, pas du tout ; c’est l’usage que je mets en cause. Je tiens ces outils pour efficaces ; pas leur usage comme gri-gris.

Malgré tout, les villageois sont de bons musulmans qui font leurs prières trois fois par jour. J’avoue que ça me rassure que leurs ordinateurs de poche, qui les y appellent et qu’ils coupent alors, ne leur suffisent pas.

La force de la fiction

Nous nous retrouvons souvent à bord de l’Anabasix avec Shimoun, Daniel et Rita, les deux chercheurs avec lesquels il passe le plus clair de son temps, modelant des formes sur son ordinateur. Daniel est un Nord-américain de race noire, comme on dit chez lui, originaire de l’Alabama, et Rita, une Sud-américaine aux cheveux châtain-clair et aux yeux bleu-pâle. Ils sont installés dans l’autre village où mouille l’Anabasix, de l’autre côté de l’île, qui n’est pas bien grande, et que nous rejoignons, Joumra et moi, en vingt minutes de marche.

Comme Shimoun a de solides connaissances en architecture navale, autant théoriques que pratiques, il ouvre à Daniel et Rita des perspectives qu’ils avaient ignorées. Ces soirées à bord nous permettent cependant de parler d’autres choses. Elles ne nous font pas oublier ce qui nous assemble, mais nous offrent l’occasion de parler plus librement. C’est souvent ainsi, en laissant de côté les questions précises que se pose l’esprit, qu’il en trouve les meilleures réponses.

« Ces jours-ci », nous dit Shimoun pendant que nous dégustons la salade de méduses dont Rita vient de tenter la recette, « le président des États-Unis a fait dans son discours à Bruxelles une déclaration tellement stupéfiante que je l’ai notée. » Il sort sa tablette et nous lit : « Le Kosovo ne s’est séparé de la Serbie qu’après un référendum qui n’avait pas été organisé hors des limites du droit international, mais dans une coopération attentive avec l'Organisation des Nations Unies et avec les voisins du Kosovo. Rien de tel ne s’en approche dans ce qui vient de se produire en Crimée. »

« Je me souviens, dis-je, dans les années dix-neuf-cents-quatre-vingts-dix, d’avoir vu s’exercer au Kosovo toutes les formes de tueries, des plus archaïques aux plus modernes. Une bombe nord-américaine était même tombée sur l’ambassade de Chine, chez l’un de ces voisins, par erreur on l’espère. Sur tous ces points, en effet, il n’y a rien de commun avec ce qui vient de se produire en Crimée. Pour ce qui est d’un référendum cependant, je n’en ai aucune mémoire. »

« Nul n’en a aucune mémoire », reprend Shimoun. « Il n’y a jamais eu de référendum sur la sécession du Kosovo. »

« Il est étrange », ajoute ironiquement Daniel, « qu’avec tous les services de renseignement dont s’est doté mon pays, son président, ou celui qui écrit ses discours à sa place, ne l’aient pas su. »

« Peut-être l’a-t-il fait exprès », avance Joumra pendant que nous reprenons des méduses.

Cette salade est très nourrissante, et je crois qu’elle va tenir lieu de plat de résistance. Je ne sais si la remarque de Joumra est ironique elle aussi, mais elle me rappelle les propos d’Onyx cet hiver sur mes fictions. J’ai même l’impression de comprendre un peu mieux ce qu’elle voulait me dire. Peut-être le président des États-Unis, ou celui qui écrit ses discours à sa place, voulait-il vérifier qu’on était bien attentif, que diplomates et commentateurs n’étaient pas en train de rêvasser en pensant connaître par avance le discours convenu et attendu. Il voulait les réveiller.

Quand je les partage, ces remarques font rire les autres qui croient que je plaisante. Il n’en est rien. « Que se passe-t-il lorsqu’on entend quelque-chose de semblable, incongrûment erroné ? » Expliqué-je. « Il se passe qu’on se demande depuis quand on est en train d’écouter n’importe quoi sans broncher. »

« On est là aux antipodes du principe de Goebbels », continué-je, « qui voulait que plus le mensonge serait gros, plus il en resterait quelque-chose. Si je vous dis que les forces russes sont entrées en Ukraine pour fomenter et armer une insurrection, vous trouverez peut-être que c’est un peu gros, mais je vous aurai malgré tout rendu attentif au rôle que la Fédération de Russie joue effectivement dans cette situation, et comme elle en joue forcément un, et qu’on l’invite même à le jouer, il en restera toujours quelque-chose. Mais si je vous parle de l’élection qui a donné son indépendance au Kosovo, l’effet sera exactement contraire. Non seulement vous ne pourrez rien en croire, car vous vous assurerez sans peine qu’il n’y en a pas eu, mais vous allez douter rétroactivement de tout ce que j’aurai dit avant et de tout ce que je m’apprête à dire après. Voilà donc l’effet cathartique que visait l’étonnant président des États-Unis, ou celui qui écrit ses discours à sa place. Peut-être, il y a quinze ans, pendant la guerre du Kosovo, écoutait-on déjà n’importe quoi sans broncher. »

« Et pourquoi le brillant président des États-Unis, ou celui qui écrit ses discours à sa place, voulait-il nous éveiller ? » Questionne Rita. « Quelle prise de conscience voulait-il provoquer chez ses auditeur et sur le monde ? N’aurait-il pas alors plutôt joué contre son camp ? »

« Pas nécessairement, ajoute Daniel songeur, tout le monde sait très bien à quoi s’en tenir sur le sujet ou bien s’en fout complètement. Il voulait peut-être, tout en tenant benoîtement son discours, attirer notre attention sur la réalité de ce monde, sur l’enchaînement irréversible des événements, sur le sens de l’Histoire en un mot, dont son propre discours et les commentaires convenus qu’il allait susciter auraient pu nous distraire. »

« Tu veux dire, lance Shimoun, que ce mois-ci, Barack Obama a compris la puissance de la fiction ? Qu’il a compris qu’elle n’avait pas pour fonction de décrire le réel, ni moins encore de le réécrire, ni même de le provoquer, et certainement pas de l’envelopper, mais plutôt de le démasquer par et sous le langage ? »

Dans le même ordre d’idées

Il suffit de faire bouillir les méduses quelques minutes pour rendre leur venin inactif. On les rince alors et on les découpe en fines lamelles. On ajoute du citron et l’on poivre. Le reste est surtout affaire de goût et d’imagination. Nous les dégustons sur le pont de l’Anabasix, avec un très lent et très doux roulis à peine perceptible, et une pleine lune qui suffirait à nous éclairer.

La conversation demeure géopolitique ce soir. Joumra évoque les échanges au plus haut niveau entre les autorités turques qui ont été rendus publics en ligne ces jours-ci. On y envisageait de faire lancer un missile sur la Turquie pour en accuser l’armée syrienne et justifier une entrée en guerre. Cette fuite succède à bien d’autres : celle de Victoria Nuland discutant avec l’ambassadeur nord-américain en Ukraine de la façon dont ils allaient « enculer » l’Europe en fomentant un coup-d’état ; celle du ministre des affaires étrangères de Lettonie prévenant Catherine Ashton que le commando qui avait ouvert le feu sur la foule et la police à Kiev venait probablement du camp factieux. Ces fuites sont si fréquentes depuis Wikileaks que l’on se sent obligé de se livrer à quelques réflexions, si l’on a du moins débranché son téléphone portable, ce qui est notre cas ce soir.

« Ce sont les États-Unis qui espionnent toutes les communications de la planète, remarque Joumra, et pas la Syrie, la Russie ou l’Iran, et pourtant toutes les conversations fuitées nuisent aux intérêts des États-Unis ou de leurs alliés. Pourquoi ? »

« On n’en sait rien, reprend Shimoun. Peut-être les affaires Assange et Snowden ne sont-elles que des coups montés pour nous convaincre de la puissance des services nord-américains, alors que seul le FSB est en réalité capable d’espionner la planète entière. Peut-être encore la NSA espionne-t-elle bien la terre entière, mais les services adverses ont-ils trouvé les moyens d’espionner directement la NSA, et font-ils ainsi de substantielles économies de crédit. Peut-être enfin reste-t-il encore beaucoup de Maning et de Snowden toujours cachés, qui fuitent des informations pour défendre la liberté et la démocratie. »

« On n’en sait rien », continue-t-il, « mais on observe l’absence de fuites qui mettraient dans des positions tout aussi inconfortables les adversaires ou les rivaux des États-Unis. La presse occidentale se contente le plus souvent d’informations tronquées, de traductions fallacieuses, de montages grossiers ; de procédés bien plus archaïques donc. Doit-on en conclure que l’Ouest seul ne sait pas protéger ses communications ; ou encore que les autorités Russes, Chinoises et d’autres pays plus ou moins indépendants des États-Unis, parlent entre eux exactement de la même façon que dans leurs déclarations publiques ? On n’en sait rien non plus. »

« On ne sait même pas », conclut-il, « si l’invocation d’un référendum fictif au Kosovo par le président des États-Unis, ou par celui qui écrit ses discours à sa place, était délibéré, ou si plutôt l’affaire l’intéressait si peu dans ses détails que l’erreur était de bonne foi. »






Chapitre onze - À propos de puissance

Le bruit de la mer et les langues

Le verbe murmurer pour le bruit de la mer ne va pas, ni bruisser, et moins encore battre. On n’en voit pourtant aucun qui décrive mieux ce bruit du ressac, même pas ressasser.

Le bruit de la mer est difficile à décrire dans la langue française, les mots y résistent à le qualifier. C’est une respiration lente et fracassante.

Le vocabulaire nous joue des tours. Aussi furieuse que soit la mer, et déchaînées ses vagues, elle demeure absolument plane vue d’assez loin ; une immense étendue impassible. Aussi calme et apaisée soit-elle, son souffle est long et puissant ; et sa force, étonnante. Ces notions contradictoires dans la langue, se confondent dans la réalité de la mer.

Je l’ai déjà dit, la langue française veut que son nom soit du genre féminin, comme ses sœurs romanes, contrairement au grec et aux langues nordiques. Les Romains étaient de piètres navigateurs. Les traducteurs d’Homère préfèrent souvent employer le mot « océan », pourtant impropre.

La langue japonaise dit mieux les mouvements et les sons de la côte. Tant de phrases s'y achèvent avec des harimazen dont le ton s’abaisse et s’allonge sur le n qui se prononce comme une syllabe, à la manière dont une vague s’étend à bout de souffle puis revient à sa respiration. Les îles nippones ont tant de côtes.

Ce soir, je lis des haïkaïs en version bilingue sur mon ordinateur. La tournure harimazen convient mal à la forme ramassée des haïkaïs, et l’on n’en trouve presque jamais. Est-ce pourquoi la mer non plus n’y est pas très présente ?

Sous les reflets bleus de la lune rodent des poissons que je ne peux voir.

Où je suis

Bien que nous soyons dans un village de pêcheurs, beaucoup des habitants ne vivent pas de la pêche. Ils travaillent dans la fabrication de composants électroniques sur le continent. Ils rentrent chez eux les fins de semaine et pour les congés. À vrai dire, leurs parents déjà passaient le plus clair de leur temps en mer, aussi la vie traditionnelle n’en est pas fondamentalement changée ; mais le niveau de vie, si.

« Niveau de vie », voilà une expression totalement dépourvue de sens, si l’on bloque la sonnerie de son téléphone portable pour y réfléchir un instant. Du moins, on peut dire que les gens d’ici ne manquent plus de rien, si l’on n’a jamais manqué de quoi que ce soit dans cette île où la mer est poissonneuse et la terre généreuse, et où l’on ne connaît aucun problème d’eau chaude. On y va poser ses filets au GPS, et l’on garde le fruit de sa pêche au congélateur jusqu’en fin de semaine. Il part alors vers le continent dans le petit ferry qui ramène ceux qui vont travailler.

La Malaisie s’est fortement enrichie depuis qu’elle s’est débarrassé de la présence des Britanniques qui en avaient fait l’un des pays les plus pauvres de la planète. La répartition des richesses s’y fait plutôt mieux qu’ailleurs, malgré le sauvage écrasement des Communistes par ces mêmes Britanniques de 1948 à 1963.

Les colonisateurs n’ont accepté de s’en aller qu’après avoir laissé le pouvoir à une aristocratie musulmane, et pris soin de fomenter les conditions de conflits ethniques virulents. Pour autant, l’étrange monarchie constitutionnelle tournante, dont je n’ai jamais très bien compris la nature, s’appuyant sur les anciens principes anté-coloniaux qui avaient fait leurs preuves, et sur une politique finalement proche de celle que les Communistes auraient probablement menée, a dépassé tous les records de croissance. Le pouvoir a souvent gagné ses parties de bras de fer avec le FMI et l’OMC, habits neufs de l’impérialisme.

Malgré tout, les crimes anticommunistes qui ont ensanglanté le pays semblent avoir eu l’effet d’une lobotomie sur la conscience nationale. On dit d’ailleurs pudiquement Emergency, « l’État d’urgence », pour désigner cette période aussi trouble que décisive pour la libération nationale, comme on dit en France « les événements » à propos de la guerre d’Algérie. Peut-être est-ce l’une des causes de l’intérêt qu’on accorde ici aux sciences dures et aux technologies, plutôt qu’aux humanités, ce qui ne serait sans doute pas la façon la plus malsaine de dépasser le traumatisme.

Je ne crois pas pour autant que l’héritage de Chin Peng, leader du Parti Communiste Malais, de la résistance aux Japonais, puis aux Anglais et artisan de l’indépendance, soit profondément oublié, ni qu’il le devienne. La preuve en est que le parti au pouvoir a refusé le rapatriement de son corps après sa mort en 2013, craignant trop de voir sa tombe honorée et que la Malaisie d’aujourd’hui montre ainsi qu’elle se souvient de ce qu’elle lui doit.

Je dis tout cela, mais je n’en connais en vérité pas grand-chose, pas plus au fond que le président des États-Unis n’en connaît des dossiers européens, ou n’importe quel spécialiste de n’importe quoi, d’ailleurs.

Sur le continent

Joumra m’a entraîné voir le théâtre d’ombres lors de notre rapide excursion sur le continent avec le ferry de l’île. Il faisait chaud dans le petit théâtre en panneaux de bambous au fond du parc. Nous nous entassions sur des bancs de bois avec les adultes et les enfants du quartier, et quelques touristes. La salle était à peine obscure, traversée de multiples rais de soleil qui passaient à travers le toit et les parois. Une toile était tendue sur presque tout un côté de la salle. Les montreurs de marionnettes se cachaient derrière. Des panneaux de bois légers en masquaient le bas et les bords, sous une poutre qui faisait toute la largeur de la pièce.

À vrai dire, les montreurs de marionnettes ne cherchaient pas vraiment à se cacher, on les devinait derrière la toile, et l’on distinguait plus encore les baguettes avec lesquelles ils agitaient leurs marionnettes, plates et finement ciselées. On les oubliait cependant étrangement vite, de même que la chaleur lourde qui maintenait une légère humidité sur la peau, captivé seulement par les silhouettes noires et ajourées d’arabesques.

Le théâtre d’ombres malais

On peut s’étonner que le théâtre d’ombres conserve depuis des temps immémoriaux un certain succès public en Asie. En Malaisie, il est voué à conter les épisodes du Râmâyana depuis des temps tout aussi immémoriaux.

Le Râmâyana, Hikayat Seri Rama en malaisien, est un vaste poème épique qui conte la légende de Râmâ, jeune prince parti dans la forêt pour en chasser les démons, accompagné de son épouse Sita qui n’accepte pas de se séparer de lui. Elle est enlevée par un démon et délivrée par le puissant roi des singes.

Le démon possède une centaine de têtes. Il s’en tranche une tous les ans pour des raisons qui continuent à m’échapper. On est au cœur de la pittoresque mythologie indienne, et cela pourrait paraître étrange compte-tenu de la faible présence de l’hindouisme en Malaisie.

Cette légende et ce théâtre ont survécu à l’introduction du Bouddhisme dès l’antiquité, puis aux massives conversions à l’Islam au quatorzième et quinzième siècles. Ils constituent comme l’arrière plan de la culture malaise, un peu comme l’hellénisme en Europe, apparaissant bien plus alors comme l’héritage des populations musulmanes, plutôt que des Hindouistes, arrivés bien plus tard comme main d’œuvre de la colonisation ; et à plus forte raison des Bouddhistes, d’origine chinoise, et arrivés tardivement aussi. Comme la mythologie grecque chez nous, les mythes et les rites ont perdu toute dimension cultuelle, mais ils gardent un caractère populaire et festif, traduits dans toutes les langues vernaculaires de l’Asie du Sud-Est.

La représentation dure des heures, et l’on a tout son temps pour entrer progressivement dans la magie du rite – car, malgré son caractère non cultuel, il s’agit plus de cela que d’un spectacle. Pendant de longues minutes, rien ne bouge parfois, laissant toute sa place aux paroles du récitant.

Le théâtre d’ombre fonctionne encore très bien, j’ai pu m’en assurer bien que je n’en possède pas la langue, ayant seulement pris soin de parcourir une traduction en anglais. On me dira que c’est à cause de l’ambiance, de l’atmosphère, des gongs, des tambours, des chœurs, de la pénombre de la salle de bois et de tout ce qui en fait un spectacle vivant. Je n’en crois rien. Toute la magie tient à l’économie des moyens, des personnages noirs, stylisés, sur un fond blanc : c’est à peine un peu plus que des caractères sur une page. Le spectacle en est si peu un qu’il devient presque une lecture.

Ce même théâtre d’ombres projeté sur l’écran d’un ordinateur en dessins vectoriels n’aurait pas un moindre effet, j’en suis sûr ; au contraire, dans la mesure où l’on pourrait le regarder dans de meilleures conditions. Naturellement, le texte devrait être chanté dans une langue connue et familière à l’auditeur.

La culture indienne a un sens de la représentation qui ne cherche jamais à convaincre les sens. Rien ne peut être figuratif lorsqu’on présente un démon à cent têtes. On dessine un certain nombre de visages de profil autour d’une face centrale, mais l’image est plus alors un symbole que la figuration d’une réalité somme toute assez peu représentable.

Justement parce que cette réalité n’est pas représentable, le spectacle fonctionne. Le dessin ne représente pas le démon, il propose plutôt à notre imagination les indications pour se le représenter, et elle y parvient avec une facilité qui nous surprend. Tous les effets spéciaux du cinéma contemporain paraissent, à côté, dérisoires et grossiers.

Lorsque la séance est terminée, musiciens et montreurs passent devant le rideau et applaudissent chaleureusement le public, comme pour le féliciter d’être parvenu à voir. On les applaudit aussi pour les remercier. On peut découvrir alors que les marionnettes sont découpées dans un cuir rigide et peintes de couleurs vives, bien que, curieusement, seules leurs ombres sont offertes aux regards de l’autre côté de la toile.

Voile triangulaire et signe écrit

Au sud, la Mer de Chine Méridionale, du Golfe de Thaïlande jusqu’à Bornéo, n’est pas très profonde. Toutes les grandes et petites îles de la Grande Indonésie sont sur le plateau continental asiatique, et elles étaient encore reliées à la terre lors de la dernière glaciation. Plus au Nord seulement, entre les côtes vietnamiennes et les Philippines, les fonds se creusent brutalement de grandes fosses.

Pour l’heure, nous descendons au contraire vers le sud. Nous avons longé la côte malaise jusqu’au large de Singapour, puis les côtes de Sumatra, passé le détroit entre Bandar Lampoung et Jakarta sur l’île de Java, et nous voguons sur les abysses de l’Océan Indien. Nous allons profiter de ses alizés et de ses grandes lames pour tester la voilure de l’Anabasix.

L’Anabasix possède une grande voile triangulaire qui lui permet de remonter facilement au vent. Ce n’est qu’une classique voile latine avec une vergue télescopique attachée au mat, sur toute la longueur du navire. Cette ancienne conformation qui remonte aux boutres du Golfe Persique, permet une surface de toile maximale pour une moindre hauteur, favorisant ainsi l’assiette.

Cette voile latine n’est donc pas si latine par ses origines. Elle n’est probablement pas persique non plus. Elle semble venir de plus loin encore, peut-être de ces régions-mêmes où nous sommes, de l’archipel indonésien.

Les commandes numérisées sont transmises par le réseau local. Elles actionnent le redressement du mat et le déploiement de la vergue et de sa toile par des vérins hydraulique. Ce dispositif permet l’exécution de toutes les manœuvres par un homme seul à partir du château, ou d’où bon lui semble, même hors du bord s’il le veut, à l’aide d’un ordinateur de poche.

Nous allons depuis des heures contre un fort vent du sud qui soulève des vagues considérables et fait plier le mat. Le mat plie, en effet : nous avons préféré le faire plier que gîter le bateau. L’Anabasix se comporte parfaitement et c’est un réel plaisir de commander du bout des doigts à de telles forces.

Joumra m’a rejoint sur la passerelle. Nous parlons encore du théâtre d’ombre, qui est au moins autant pratiqué à Sumatra et à Bali. « Valmiki, l’auteur du Râmâyana, est appelé en Asie du Sud “le premier poète” », me dit-elle.

Je reste un instant silencieux, songeant à la signification d’une telle assertion. « Tu veux dire le premier auteur ? Le premier auteur reconnu comme tel ? » En effet, dans une autre ère de civilisation, je ne pourrais que citer Homère, et encore personne ne saurait affirmer qu’il n’ait pas été seulement l’aède (l’interprète), plutôt que le poète (l’auteur). J’allais oublier l’admirable et le trop ignoré Hésiode.

« C’est exact, m’approuve Joumra, le Mahâbhârata est certainement plus ancien, mais il est un ouvrage anonyme. »

L’auteur est apparu très tard après l’écriture. Pendant des siècles et des millénaires, on a écrit, on a perfectionné les systèmes d’écriture et leurs supports, mais sans auteurs. L’écriture était sacrée, ou savante, mais on ne savait bien qui tenait la plume. Qu’importait, puisqu’il n’était qu’un scribe, un commis, un chroniqueur : un homme dont la fonction se limitait à noter. Il notait la vie et les paroles d’un dieu, d’un roi, d’un sage, d’un peuple… Au mieux, il les commentait. Jamais pourtant, on ne songeait que tenir la plume pouvait avoir une singulière influence sur les énoncés ; pouvait non pas seulement les enregistrer, mais les produire ; permettre à la parole de dire ce qui n’aurait jamais pu être conçu, ni seulement approché, sans le recours au signe écrit.

Beaucoup de textes des plus anciens sont des paroles longtemps ressassées avant d’avoir été notées. Que le rapport se soit inversé, et que l’écriture se soit mise à produire la parole, constitua la véritable invention de l’écriture ; la véritable découverte de sa puissance.

« Si tu as raison, dit Joumra, et c’est probable, alors l’écriture a réellement été inventée en calculant, en approchant la mathématique, car bien avant le premier poète, les hommes ont dû se rendre compte de la puissance du signe écrit en comptant. »






Chapitre douze - Mers du Sud

Versification

J’avais écrit un haïkaï de dix-neuf syllabes l’autre soir : Sous les reflets bleus de la lune rodent des poissons que je ne peux voir. Je les ai comptées ce matin ; deux de trop.

Sous les reflets bleus de la lune poissons rodent que je ne peux voir.

J’avais aussi changé le dernier verbe qui m’était venu spontanément. À la réflexion, le premier jet ne me déplaît pas :

Sous les reflets bleus de la lune poissons rodent que je ne sais voir.

Cependant « que je ne peux voir » donne un tour plus simple, c’est pourquoi je l’ai choisi.

Ceci dit, une versification de dix-neuf syllabes sonne bien en français. Le haïkaï prend la versification française à contre-pied, si j’ose dire ; il impose l’impair dans l’empire du pair.

Tendues par le vent entre voilure et drisses le vide est parfait.

En Occident, on a coutume d’écrire les haïkaïs en trois vers, car ils obéissent à une métrique cinq-sept-cinq, mais les Japonais qui ont inventé le genre les écrivent en une seule ligne, ce que je trouve bien mieux.

Océan si plat que sous lui je ne vois pas tant de monts en creux

J’en ai fait trois nouveaux ce matin.

En équilibre sur l’horizon qui s’enfuit j’oublie les abîmes

Une variante du second :

Tant de monts en creux que je ne devine pas sous la mer si plate

« C’est le dernier que je préfère », me dit Joumra. Nous avons laissé Shimoun à ses tortues avec Daniel et Rita, et nous somme partis seuls dans l’Océan Indien.

Je n’ai pas envie d’accaparer le château comme lorsque je voyage seul. J’ai remarqué que Joumrat aimait s’y installer sans rechercher particulièrement ma présence, aussi je me mets à fréquenter un peu plus la cuisine qui fait aussi fonction de salle à manger et de salon, juste en dessous du château, au niveau de la mer. Elle possède deux belles ouvertures sur la poupe devant lesquelles je m’installe pour regarder onduler le sillage de l’Anabasix. Cette fois, Joumra est venue m’y rejoindre.

L’océan Indien

L’océan Indien occupe cette vaste surface limitée au Nord par l’Inde et l’Indonésie, à l’Ouest par l’Afrique, à l’Est par l’Australie, et au Sud par l’Océan Antarctique. Dès qu’on quitte le plateau continental indonésien en empruntant le Détroit de la Sonde entre Sumatra et Java, les fonds plongent très vite jusqu’à plus de sept milles mètres.

Il arrive que l’on soit effrayé en songeant qu’on a tant de kilomètres d’eau sous ses pieds, surtout quand on se trouve exactement au niveau de la surface et qu’on regarde défiler les remous du navire. J’imagine les contraintes techniques qui devraient être surmontées pour explorer ces abysses, j’y songe la nuit, allongé sur la couchette que balance la houle, jusqu’à en ressentir une sorte de vertige devant des gouffres impénétrables et glacés, peuplé de poissons lumineux, de formes incolores et diaphanes découpées comme des marionnettes malaises.

J’utilise toujours le programme Stellarium, j’y entre les coordonnées du point exact où nous nous trouvons pour reconnaître dans le ciel des étoiles qui ne me sont déjà plus familières. Je ne saurais dire ce que j’éprouve exactement à voir sur la fenêtre de l’application le même ciel qu’à la fenêtre en face de moi, à y afficher le dessin et les noms des constellations, y chercher des informations, y masquer l’atmosphère pour y faire apparaître les astres en plein jour. C’est comme si le monde réel le devenait plus encore.

L’Indonésie

L’archipel indonésien est le quatrième pays le plus peuplé du monde, après la Chine, l’Inde et les États-Unis, et le plus grand pays musulman avec deux-cents-quarante millions d’habitants. Au cours de plusieurs époques, l’Océan Indien fut un intense foyer de civilisation, notamment au quinzième siècle. Le commerce et les connaissances circulaient sur les rives de l’immense océan, d’un côté à travers l’archipel indonésien, vers l’empire chinois, et de l’autre, à travers la Mer Rouge ou le Golfe Persique, vers la Méditerranée. Entre les deux, se développait une riche civilisation, de l’Émirat des Comores à Bali, largement dominé par une culture musulmane.

C’est pour moi un mystère que des nations européennes excentrées et peu puissantes encore, Portugal, Hollande, Angleterre, soient parvenues à créer une telle panique dans les plus grandes civilisations. Au seizième siècle, les porte-avions n’existaient pas, l’architecture navale européenne était plutôt en retard sur celle du monde chinois et mongol, comme la métallurgie, et donc les armes à feu. Les Européens opéraient très loin de leurs bases. Leurs périlleuses embarcations n’ont jamais pu transporter beaucoup de troupes, et dans des conditions qui entraînaient plus de pertes encore que les campagnes militaires, à cause des épidémies, du scorbut ou des naufrages.

Comment Portugais, Hollandais et Britanniques ont-ils fait pour ramener les plus vieilles civilisations au stade de la sauvagerie, tout en s’appropriant leur science et leur technologie ? J’ai longtemps cherché à le comprendre, et j’ai fini par reconnaître la seule réponse possible : Ils ne l’ont pas pu ; ils ne l’ont pas fait. Les grandes civilisations se sont détruites seules ; les européens ont seulement tiré parti des situations, entrant au service d’un émir contre un autre, aidant à réprimer une révolte, ou bien en exploitant les bénéfices.

Nous aurions beaucoup à apprendre des historiens indonésiens, chinois, indiens… Il semble que ce soit trop tôt, que nul ne veuille encore savoir, ou seulement considérer la question. À moins bien sûr que je ne sois pas au courant.

Paul Valéry nous a appris que les civilisations sont mortelles, mais nous ne savons toujours pas de quoi elles meurent. Elles naissent aussi et grandissent, et nous ne savons pas davantage comment. La civilisation occidentale moderne, avant de devenir mondiale, a été fondée par des nations qui étaient demeurées pour le moins marginales pendant toute l’histoire antérieure. Son envol s’est accompli sur trois axes dont nous n’avons toujours pas bien compris non plus les relations : invention de la science moderne avec sa généralisation de la modélisation mathématique ; Réforme de l’Église avec ses guerres de religion et l’idée constitutionnelle ; création d’empires coloniaux concurrents à travers toutes les mers du monde.

De la force des choses

A-t-on remarqué combien les choses exercent imperturbablement les forces dont elles sont chargées ? C’est à quoi l’on reconnaît la chose et on la distingue du vivant. Prenons les méduses, ne les dirait-on pas des choses tant elles se laissent passivement entraîner par les courants, tant elles sont inexpressives, quoique belles ? Pourtant elles réagissent. Même une plante réagit ; elle tourne ses feuilles vers la lumière. Tout ce qui vit a une perception de son environnement et anticipe d’une façon ou d’une autre des chaînes causales en réagissant, et même en les mettant à son service. Les choses, elles, sont imperturbablement mues par les forces qui les traversent et les constituent, quoi qu’il advienne.

C’est comme un programme s’exécute, imperturbablement, quelles qu’en soient les conséquences. C’est précisément ce qui me perturbe quand j’utilise un terminal : savoir que l’erreur que je ferais serait répercutée stupidement. Il y a des commandes dangereuses sur une console Linux.

Il vaut mieux rester attentif à ce que font les choses, même, et peut-être surtout, si ce sont des choses que nous avons faites nous-mêmes. On en dit dotées d’une « intelligence artificielle », mais aucune n’a d’intelligence. Elles exécutent leurs commandes imperturbablement, sourdes et aveugles à l’entrelacs des causes et des effets.

Cette force des choses est magnifique parfois, quand elle creuse la houle de l’Océan Indien, et travaille jusqu’à nos corps qui se penchent. Elle saurait vite faire de nous ses choses, si nous échouions à en faire notre force.

Force et fragilité de Joumra

Joumra a une taille plutôt élancée et une peau plutôt pâle pour une Malaise. Une queue de cheval qui tombe du haut de son crâne comme un long cimier, la fait paraître plus grande et allonge son visage aux traits délicats. Je ne suis pas sûr que son pseudonyme soit si bien choisi. Joumra, Diamant, est un peu trop éclatant pour son élégance naturelle et légèrement lunaire. J’aurais plutôt choisi Jade. Jade, Yashima, est un joli prénom.

Elle se tient toujours parfaitement droite et tranquille devant son clavier, dans une sereine posture de Samatha, l’inclinaison de son front, adoucie par la volute de ses cheveux entre les épaules, tandis que ses doigts effleurent les touches avec la célérité d’une pianiste. Sa chevelure attachée qui tombe sur sa nuque sans la masquer, donne alors à son attitude une forte sensation de paix et de fragilité.

Je viens d’employer dans la même phrase les mots « force » et « fragilité », et ils ne sont pas aussi contradictoires comme le figure la onzième lame du Tarot : Une femme penchée sur un lion accroupi à ses pieds, lui ouvre la gueule de ses mains sans effort apparent. C’est exactement l’impression que me donne Joumra quand je la vois piloter l’Anabasix au clavier, et le faire sauter les crinières d’écume de l’Océan Indien.

Je ne connais rien qui évoque mieux une telle idée de la force fragile que l’équivoque David de Donatello à Florence, nu et androgyne, vêtu seulement de ses jambières et d’un invraisemblable casque décoré d’une guirlande de feuilles sur ses longs cheveux tressés, avec à ses pieds, l’énorme tête tranchée de Goliath, hirsute, brutale et encore casquée.

De la résistance

« Shimoun a fait un remarquable travail. » Dis-je pendant que Joumra verse le thé d’une hauteur impressionnante sans éclabousser une seule goutte sur l’ordinateur ouvert devant moi.

Il nous a transmis un gros dossier de schémas vectoriels analysant toutes les lignes de poussée sur les carapaces des tortues Eretmochelys mydas et la coque de l’Anabasix. Certains graphes sont en quatre dimensions et permettent d’observer les variations selon le déplacement de la coque et l’ébranlement du milieu.

C’est réellement très complexe, et l’ensemble de ses calculs continuent à résister à mon entendement. Je vois cependant très clairement l’essentiel : les formes des carapaces des tortues absorbent une part des forces résistantes et les convertissent en énergie cinétique. Nous pourrions sans trop de mal obtenir des effets similaires sur l’Anabasix en modifiant légèrement le fuselage de la coque.

Ceci n’est pas sans me faire songer à la Mécanique d’Aristote. J’ai lu cet ouvrage il y a quelques années. Pour le résumer à la caricature, il explique le mouvement par la résistance. Une telle explication est de toute évidence contre-intuitive ; c’est à quoi l’on pressent d’abord sa consistance. Cependant, elle est fausse. Nous savons qu’elle est fausse sans l’ombre d’un doute, depuis au moins Galilée et sa célèbre expérience publique de la Tour de Pise.

J’ai un goût particulier pour les théories fausses. La fausseté leur confère comme une puissance qu’elles ne possédaient pas encore quand on les croyait vraies. Et d’abord elles nous rappellent que les « théories vraies » ne sont après tout que des théories dont on n’a pas encore démontré les failles.

Certes, nous connaissons très bien la résistance. Nous voyons bien en ce moment même, installés sur la coupée au-dessus du château, que les oiseaux dans le ciel qui nous signalent l’approche d’îles, reposent sur la résistance de l’air durci par la vitesse, et nous savons bien aussi dessiner des ailes pour les avions. Nous sommes pourtant irrésistiblement enclins à penser la résistance comme devant être vaincue, et non pas renforcée. Nous sommes irrésistiblement portés à concevoir la résistance comme consommatrice d’énergie, et certainement pas productrice. Ce résidu contre-intuitif de la Mécanique d’Aristote me paraît alors, au regard du travail accompli par Shimoun, toujours riche de promesses non encore tenues.

À vrai dire, j’y avais déjà pensé.

– À quoi ? M’interroge Joumra en suivant machinalement elle aussi le vol des oiseaux. Au rôle de la résistance, ou à sa place dans la Mécanique d’Aristote ?

– Les deux. Ces réflexions que m’inspire le travail de Shimoun, et cette référence à la Mécanique aristotélicienne, je les avais déjà faites à propos des ateliers d’écriture et de leurs contraintes.

– Je ne vois pas le rapport.

– Il est pourtant évident si tu considères qu’une contrainte d’écriture agit comme une résistance. En proposant une contrainte, par exemple de métrique et de rime, tu crées comme un obstacle qui va résister au cours de ta pensée. Tu peux alors observer que, contre toute attente, ta pensée ne va pas être arrêtée ou affaiblie par un tel obstacle, mais facilitée au contraire, comme la résistance de l’air n’arrête pas l’oiseau mais le fait virevolter librement dans les airs, ou encore la résistance de l’eau n’arrête pas le galet mais le fait ricocher.



À suivre...








© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




        Valid HTML 4.0 Transitional         CSS Valide !