L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, mars 2014.

Malaisie - À Phocée - Questions profondes - Profondeur et perspective - Suite

Table des matières - Chapitres précédents




Chapitre cinq - Malaisie

Cybèle, mater deum

Un visage de marbre coiffé d’une muraille crénelée et flanquée de tours, voilà à quoi ressemble la déesse Cybèle, en grec Kybélê signifiant « Gardienne des savoirs », appelée aussi Mère des dieux. Vêtue d’une toge, elle trône sur un char tiré par deux fauves. On en trouve des sculptures et des bas-reliefs, on la voit gravée sur des monnaies romaines.

Ces figures n’ont plus que la couleur du marbre ou du métal, mais on imagine celles dont elles éclataient, avec la fourrure tachetée des fauves comme des ombres sous les pins.

Étrange déesse venue d’Asie Mineure, mais dont on trouve surtout les images entre le Latium et le sillon rhodanien. Étrange déesse servie par des prêtres émasculés venus d’orient, dont le culte se répandit en Occident dans les deux siècles qui précédèrent le Christianisme et ceux qui le suivirent, et qui le concurrençait autour du règne de Constantin.

Rien dans les écrits anciens que je connais ne permet de penser qu’une telle divinité fût introduite par les premiers Grecs, contrairement à la Diane d'Éphèse dont on trouve la dernière copie à Rome. Il est vrai qu’on trouve aussi au musée du Vatican une statue de Cybèle qui lui ressemble étrangement.

« On a établi un rapport étroit entre l’Artémis vénérée à Éphèse » peut-on lire sur Wikipédia, « et les grandes déesses d’autres peuples : on pense d’ailleurs qu’elles ont une origine commune. Un dictionnaire biblique déclare ce qui suit : “Artémis présente de si étroites analogies avec Cybèle la déesse phrygienne, et avec d’autres représentations féminines de la puissance divine dans les pays d’Asie, telles que Ma de Cappadoce, Astarté ou Ashtaroth de Phénicie, Atargatis et Mylitta de Syrie, qu’on peut penser que toutes ces divinités ne sont que les variantes d’un seul et même concept religieux, qui présente quelques différences selon les pays, différences qui s’expliquent du fait que ce concept a évolué en fonction des circonstances locales et de la mentalité du pays.” (A Dictionary of the Bible, J. Hastings) »

De la profondeur et de la surface

On oublie souvent ceci que la mer, vue du niveau de la mer, ce n’est pas grand-chose. Elle se réduit quasiment à un décor : le décor d’un huis-clos. À naviguer, j’aime autant alors que ce soit en solitaire. La mer est toutefois un décor qui bouge, et parfois très fort. C’est ainsi qu’elle rappelle sa réalité ; qu’elle rappelle sa profondeur.

Vue de la surface, la mer est tout plutôt qu’une profondeur. Que nous voguions sur quatre mètres d’eau ou sur quatre mille mètres, ça ne fait aucune différence ; et même si l’on devait s’y noyer, ça n’en ferait aucune.

D’un autre côté, sur la terre ferme, au-delà d’un certain nombre de mètres, tomber de plus ou moins haut ne change pas grand-chose. Le vertige n’est pourtant pas le même.

J’essaie de me convaincre que j’ai plusieurs kilomètres d’abîme sous mes pieds. Mais non : je le sais, j’en suis convaincu, mais je ne l’éprouve pas. Le ciel étoilé au-dessus de ma tête me convainc mieux de son étendue pourtant inaccessible. Pour un peu, je craindrais d’y tomber.

Je suppose qu’à différentes époques les hommes ont vu le ciel au-dessus de leur tête de diverses façons. Ou plutôt, j’imagine qu’à toutes les époques les hommes ont eu des façons divergentes de voir un même ciel.

Pourtant depuis toujours, depuis la plus lointaine préhistoire où des hommes ont été attentifs aux mouvements célestes, ceux des planètes proches, ceux des étoiles lointaines et ceux du plan galactique, rien ne nous a été masqué, ni de l’immensité, ni des mouvements. Ce sont au contraire des calculs bien compliqués qui ont permis de se représenter un monde plus petit et réglé.

L’immensité du cosmos, je peux la voir de mes propres yeux, et pour me la cacher j’ai justement besoin de représentations, contrairement aux abîmes.

L’immensité horizontale, elle, je peux la voir aussi : grâce à l’étirement des nuages. Je peux cependant les voir aussi bien de la terre ferme, et mieux encore, ces déformations convulsives des nuages étirés par la perspective. La mer n’est jamais plus immense que vue de la côte.

« Je suis d’accord avec toi », dit Joumra, la jeune malienne que j’ai rejointe à Kual Lumpur, « surtout si je me trouve sur une position suffisamment élevée ; mais à ce moment-là je ne me déplace plus et je deviens dépendante des seuls mouvements du soleil et des nuages. – Et après ? De toute façon, ils se déplacent Joumra, et bien plus vite que toi ; et ils ne seront jamais semblables même si tu devais toujours rester au même endroit »

« Tu sais ce qui serait le mieux, continué-je ? Ce serait une île rocheuse qui se déplacerait sur la mer comme un iceberg. – Il existe une planète, répond Joumra, où d’immenses îles de cristal flottent sur une mer de rubis. – Comment le sais-tu ? Demandé-je sottement. – Comment saurais-tu si ce n’est pas vrai ? Me répond-elle. »

Joumra

Joumra est à son affaire. Elle est descendante d’une vieille lignée de pirates malais, mais aujourd’hui, elle navigue surtout sur le web, et peut se laisser aller tout au plus à quelques menus actes de piraterie informatique. Je l’ai rejointe à Kuala Lumpur, tout près du détroit de Malaka, aux portes de la Mer de Chine. Elle m’a reçu sur le toit du petit hôtel où elle m’attendait et où nous avions une vue à trois-cents-soixante degrés sur la ville, avec la Tour Petrona en face de nous, à un ou deux kilomètres. Kuala Lumpur est dans les terres, mais elle bénéficie du climat maritime très humide. La température y varie entre vingt-deux et trente-deux degrés toute l’année.

À la fin du dix-neuvième siècle, il n’y avait pas de ville ici, seulement quelques villages. Kuala Lumpur est aujourd’hui non seulement la capitale du pays, mais l’une des capitales mondiales. La tour Petrona était jusqu’en 2004 le plus haut monument du monde ; la double tour devrais-je dire, puisqu’elle est faite de deux ogives de quatre-cents-cinquante mètres reliées par une passerelle vitrée à mi-hauteur. Les grattes-ciel il est vrai ne prouvent rien, mais l’enseignement et la recherche y concurrencent l’Université de Singapour au cap de la péninsule malaise.

Le détroit de Malaka a fait de cette péninsule un monde particulier où depuis l’antiquité se côtoient la plus fine synthèse de la culture mondiale, et des tribus primitives au sein de jungles profondes. La colonisation fut sévère, et la décolonisation aussi, toujours avilissante quand elle n’était pas meurtrière, avant d’atteindre un équilibre entre des populations si diverses. Aujourd’hui, les soins sont gratuits, comme l’enseignement jusqu’à l’université. Les Malais sont très majoritairement musulmans, mais quasiment toutes les formes de spiritualités sont présentes ici, avec des frontières un peu floues. Pas seulement les religions, mais les langues sont des plus diverses, locales d’abord, puis aussi l’anglais, le chinois, le pâli, l’arabe… Seul l’enseignement du malais et de l’anglais sont obligatoires. Bref, la Malaisie est une fédération de nations à des niveaux de développement très inégaux, et qui fait son possible pour maintenir malgré-tout une égalité de droit entre les personnes, et surtout entre les communautés, car sans cette dernière, la première serait une plaisanterie. C’est là une question très difficile qui a saisi l’humanité au moins depuis l’empire perse de Cyrius. C’était déjà bien avant que le Râmâyana donnât naissance ici à ce fameux théâtre d’ombre malais qui en raconte les péripéties, lointain ancêtre du cinéma.

Une ville construite à la campagne

L’hôtel est sur une colline en retrait du centre-ville, proche de la voie ferrée. On y voit aussi loin que le permettent les nuages. La ville est vaste avec de nombreuses collines et des affleurements rocheux que l’urbanisme a épargné. Elle s’étend à perte de vue dans la nébulosité, entrecoupée de campagnes boisées. C’est un tissu urbain ininterrompu qui relie Kuala Lumpur à la mer. Dans le flou, on distingue d’ici un bâtiment qui ressemble à une pagode avec la pointe recourbée de ses toits, à droite, un centre Carrefour reconnaissable à son grand logo, un peu plus loin encore, ce qui a toutes les apparences d’une mosquée.

Entre nous et ce qui paraît le centre où sont les immeubles de grande hauteur, s’étend un large quartier de petites habitations sans étage et aux ruelles étroites. Il est limité d’un côté par quelques rues de maisons toutes blanches de deux ou trois étages, et de l’autre par un grand axe de circulation à plusieurs voies qui le contourne. J’ai remarqué que beaucoup de très hauts immeubles avaient des toits en pente, des toits très sombres, peut-être d’ardoise : nous sommes en pays de mousson, et la ville est incroyablement verte. Partout une végétation luxuriante et vorace se faufile entre les murs. Si la ville devait être abandonnée, il ne lui faudrait pas longtemps pour la reprendre. Partout on en sent l’odeur.

On imagine combien un tel carrefour maritime parsemé d’une poussière d’archipels entre le détroit de Malaka et la Mer de Chine, a pu générer de piraterie au cours des siècles. Joumra prétend être descendante de pirates. C’est très romantique, mais elle n’en a pas l’air. Jeune et réservée, avec ses cheveux attachés au-dessus de la nuque et ses yeux bridés derrière de fines lunettes, sa chemise légère et ses pantalons de soie, elle paraît sage comme une image.

Les travaux et les jours

La vie de l’homme est dramatique. Il ne peut s’empêcher de travailler, de bâtir, de construire. Voilà à peu près sur quoi a tourné la conversation de cette journée.

C’est dans notre nature, c’est plus fort que nous : nous concevons de grands projets, et plutôt que d’y songer indéfiniment, ce qui n’engagerait à rien, nous nous mettons à y travailler.

Le travail est routinier, il fait oublier l’inquiétude. Quotidiennement, nous accomplissons nos tâches, et nous y trouvons une tranquillité de l’âme. Cependant, travailler ne saurait laisser les chose en l’état. Tôt ou tard, nous avons fini. À force de bâtir la double tour Petronas, elle finit par se dresser achevée ; plus rien d’autre à faire sauf les vitres et le ménage, ou bien du commerce : rien de très exaltant.

Même le commerce, qui lui ne construit ni ne change rien, finit malgré tout par accumuler des richesses, changer ses conditions. Bref, le travail, pour répétitif qu’il se donne assez vite, finit toujours par détruire lui-même les conditions de sa répétition. C’est le drame de l’espèce : son génie bâtisseur produit les conditions d’une dépendance et d’un même mouvement en détruit l’objet.

Quelle que soit la façon dont nous nous y prenons, nous finissons par détruire les conditions qui nous ont poussés à bâtir. Tôt ou tard, nous avons fini, nous avons épuisé les ressources, éradiqué un problème, généré un nouveau : plus possible de continuer.

Certes, nous pourrions éviter de nous enfermer dans une routine ; cesser de pêcher jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de poissons, de cultiver jusqu’à l’épuisement des terres, construire des moteurs jusqu’à ne plus avoir besoin de chevaux… nous pourrions songer à réaliser nos grands dessins sans nous imposer de passer par une routine. Oui, mais sans routine, nous ne sommes plus bons à rien. Nous nous échauffons jusqu’à ce que notre exaltation retombe, écrasés par l’ampleur de l’effort avant de l’avoir entrepris. Nous sommes condamnés pour avancer à mettre perpétuellement un pied devant l’autre et recommencer jusqu’à une autre torpeur, elle plus constructive.

Nos projets sont toujours à trop longs termes pour que notre détermination ne s’y épuise pas trop vite, et toujours à trop courts termes pour devenir un tranquille horizon qui reculerait sans cesse, assurant le lent et puissant rythme du travail et des jours.

« Cette lenteur, cette accoutumance à la routine, m’a-t-elle dit, je l’ai reconnue immédiatement dans la tortue Kûrma qui soutient le monde et dont Shiva s’est servi de point d’appui pour baratter la mer de lait. Le voilà le véritable point d’appui que cherchait Archimède pour soulever le monde. Nous l’avons ce point d’appui, et nous nous y endormons : au lieu de soulever le monde, nous en faisons une balançoire. »

Batu Caves

Le tourisme est un fléau mondial, une pandémie, particulièrement virulente par ces climats qui demeurent agréablement chauds toute l’année.

On ne croirait pas que la péninsule malaise soit majoritairement musulmane. L’Hindouisme y est plus voyant. Joumra m’a conduit aux Grottes Batu, dans le nord de Kuala Lumpur. On y voit une immense figure du roi des singes aux couleurs pastel, une statue toute dorée de quarante-deux mètres apparemment de Râma, et l’on s’attendrait à y trouver des guides déguisés en Mickey Mouse. Le lieu a bien dû être un sanctuaire dans une époque mal définie, mais tout y est si récent qu’on sentirait encore le plâtre et la peinture. On y apprend l’histoire de Râma et de Sita, comme ce pourrait être celle des trois petits cochons. On est seulement renseigné sur la taille des figures.

Les Malais eux-mêmes ne sont pas si visibles dans le centre-ville, ou très discrets du moins. Discrètement, ils servent aux terrasses, conduisent des taxis… Je me demande d’ailleurs combien il faudrait de Malaises pour se faire autant remarquer qu’une Australienne qui prend des photos.

Certes, nous ne sommes pas obligés de rester enfermés dans les quartiers touristiques de Kuala Lumpur.

De retour à Massalia

Joumra et moi retournons ensemble à Massalia avec Onyx et Shimoun. Nous y débarquerons pour prendre soin de la maison et du jardin d’Onyx tout en suivant de là l’aventure de l’Anabasix. Joumra voyage avec toute sa bibliothèque et toute sa discothèque sur une clé. Elle a un goût particulier pour la musique russe. Le bateau résonne des sons de Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, ou encore de Moussorgski, Scriabine, ou Rachmaninoff.

Tout cela ne va pas trop avec les mouvements de la mer, sent plutôt la profondeur des terres, et change profondément les impressions que j’avais ressenties à l’aller, quand j’étais seul à bord et pouvais écouter la musique fluide de Satie. Je ne lui reprocherais pas toutefois de me faire découvrir un monde dont j’ignorais tout.

Eh puis, pourquoi pas, il me semble parfois que l’ampleur terrienne de Korsakov donne à la surface de l’océan cette profondeur horizontale que je trouvais lui manquer.






Chapitre six - Avec Joumra

La pandémie du tourisme et le kitsch

Nous avons visité le Musée Longchamp, Joumrat et moi, avec ses peintures ripolinées de neuf. Les couleurs sont propres et brillantes, écrasant totalement les peintures originales de l’école provençale dont je connaissais par avance des reproductions antérieures aux ravages. C’est encore la pandémie du tourisme.

Il paraît que ces couleurs vives attirent les visiteurs. Tous les musées et les monuments du monde font ça. Lorsqu’on va à Florence ou au Louvre, des restaurateurs virtuoses parviennent malgré tout à conserver les qualités essentielles de l’image originale. Ici où l’on est dans les franges des circuits touristiques et où les écoles de peintures n’ont pas une renommée mondiale, les restaurateurs fous n’ont pas les mêmes talents ; on a l’impression d’une exposition de boîtes de chocolats. On ne reconnaît plus Engalière ou Picard, Louis Finson, Nicolas Mignard ou Mireille Duparc.

On a aussi repeint de neuf l’intérieur de la basilique Notre Dame de la Garde qui domine la cité, et on l’éclaire la nuit comme un Quick. Ce n’est pas bien grave car le monument n’a aucun intérêt. Ce n’est qu’un parfait belvédère d’où l’on a une vue panoramique sur la ville et la rade.

Comme dans les Grottes Batu, on est bien renseigné sur l’altitude du lieu, la taille de la statue de la Sainte Vierge, toute dorée aussi… sans que ces chiffres n’aient pourtant rien de particulièrement remarquable. Ce n’est qu’une église du dix-neuvième siècle faite d’un mélange de styles roman et byzantin qui préfigure l’art kitsch.

Le Palais Longchamp, dont chaque aile abrite respectivement un musée des beaux-arts et de sciences naturelles, date aussi de la même époque. Il n’est pas dépourvu cependant d’une certaine beauté baroque, à la fois exotique et romantique. On peut y rêver aux Fleurs du Mal, à Salammbô de Flaubert ou à Barbey d'Aurevilly.

Malgré l’antiquité de la ville, aucun monument ne rappelle son lointain passé. Tout a été au fil des siècles consciencieusement rasé.

À propos de kitsch

Le terme de kitsch est apparu lui aussi dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. C’est un mot allemand, venu de Bavière, qui désignait au départ la production artistique et industrielle d’objets bon-marché, non sans rapport avec l’industrie de consommation de masse. Le kitsch concerne principalement ces objets qui mêlent sans goût des styles différents avec des décorations superflues. Massalia est une ville littéralement kitsch, dont les monuments les plus visibles ont été faits pour une petite bourgeoisie rapidement enrichie, peu cultivée et désireuse de se distinguer.

L’église des Réformés – drôle de nom pour une église – construite à la même époque en haut de la Canebière, est la parfaite copie d’une église gothique ; le Palais du Pharo, avec son style pompeux du Second Empire, à l’entrée des ports sous les énormes murailles du Fort Saint Nicolas, lui aussi tient surtout sa beauté de ne paraître pas du tout à sa place.

Avec Joumra

Perchée sur sa colline avec sa vue imprenable, la maison d’Onyx inspire à la sérénité. Les quelques résidences luxueuses du voisinage y sont invisibles, comme celles moins riches. On se sent dans un ermitage.

De la roche, des buissons et quelques pins aux troncs tordus. On devient familier du vent. On rencontre ici un nombre incroyable de pies. On rencontre toute sorte d’oiseaux. J’en ai aperçus même de tout à fait exotiques, tout verts, sorte de grosses perruches. Je ne les ai plus revus. Des migrateurs ? Réchauffement climatique ? Je n’ai pas cherché.

Joumra m’a permis d’accéder à sa bibliothèque qui contient une quantité d’ouvrages des plus divers, dont certains sont écrits dans des langues que je ne sais même pas identifier. Beaucoup du moins sont en anglais. Ils sont tous dans un format PDF qu’elle lit sur sa tablette à l’aide du programme Okular.

– Pourquoi conserves-tu tous tes livres sur une clé, alors que tu pourrais n’en garder que les signets, et, quand tu le désires, les consulter en ligne ? Lui ai-je demandé.

– Pour conserver mes notes. Pas toi ?

Je dois dire que je n’annote pas tous les livres, et lorsque je le fais, je n’éprouve pas toujours le besoin de conserver ces notes, d’autant moins qu’il est plus facile de rechercher dans un fichier numérique que dans un livre de papier.

– Je ne vois pas pourquoi tes notes ne se conserveraient pas dans le dossier des préférences d’Okular, même si tu lis le document en ligne, dis-je.

– Oui, c’est possible, admet-elle. Je n’ai jamais essayé. Et toi ? Me renvoie-t-elle encore.

Non, je n’ai jamais essayé non plus, dois-je reconnaître. Mais je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas. Dans l’ensemble, je fais comme elle ; je conserve seulement moins d’ouvrages. Souvent aussi, plutôt que les annoter, j’en copie des passages dans mon traitement de texte pour les conserver.

La cuisine est devenue notre pièce principale, notre salon, quand on ne prend pas le soleil devant la porte, plein sud.

De la fenêtre, on ne voit que la falaise en face. Découpée ainsi, elle paraît immense, abrupte et striée de plusieurs couches de roches soulevées dans un formidable glissement de terrain, il y a très longtemps, bien avant l’homme et ses dieux, bien avant les mammifères, mais récemment quand même à l’échelle de la terre, car la roche était déjà dure.

Je ne sais pourquoi, ce massif au sud de Massalia, le massif des calanques, m’évoque des ères très anciennes. Je me crois parfois au Mésozoïque en regardant voler des mouettes devant ses falaises grises, avec leurs longues ailes immobiles comme celles de ptérodactyles. Planant dans ce vaste espace entre les roches et la fenêtre, elles l’agrandissent, le creusent ; elles aident à en évaluer les mesures.

Pour faire bon usage des livres numériques

De nombreux ouvrages de la bibliothèque de Joumra sont des pages en HTML qu’elle a exportées en PDF et recomposées en un seul fichier. Il m’arrive aussi d’en faire autant, mais plus rarement à l’évidence. Exporté, il devient possible d’annoter l’ouvrage et d’y rechercher plus facilement. Cependant, comme les livres publiés en HTML se présentent généralement sous la forme de nombreuses pages, je trouve fastidieux de les regrouper ensuite en un seul fichier, bien que ce ne soit pas une manipulation très compliquée. Je n'exporte en PDF que des textes relativement brefs dont je me débarrasse lorsque j’ai fini de travailler avec.

Tout cela n’est de toute façon possible, ou du moins commode, qu’avec des textes bien édités en ligne. De toute façon, j’ai appris à l’usage qu’un texte mal édité, en ligne comme sur papier, est généralement d’un intérêt mineur.

Okular est un programme natif de KDE, mais il fonctionne très bien sur tous les Unix, et je crois, même sous Window. Okular est l’outil le plus perfectionné pour lire à l’écran. On peut placer des signets, souligner, surligner, encadrer, dessiner à main levée dans la couleur et l’épaisseur de son choix, insérer des notes… On doit seulement conserver le dossier des préférences du programme, dans lequel tout ce qu’on ajoute est inscrit, car le fichier original, lui, reste intact comme la première fois qu’on l’a ouvert. Joumra peut bien me prêter sa clé, tous les livres qu’elle a abondamment annotés sont toujours aussi vierges pour moi, comme ils le resteront pour elle après ma lecture. Il suffit de synchroniser ce dossier de préférences si l’on veut poursuivre son travail sur plusieurs machines. Joumra l’a simplement glissé sur sa clé, et a créé un lien dans le dossier du programme.

Naturellement, ses pratiques de lecture rendent Joumra aussi attentive que moi à faciliter tous ces usages pour les autres, lorsqu’elle publie en ligne.

La force

Joumra connaît un peu le français. Elle en connaît très peu, c’est pourquoi nous ne parlons qu’en anglais, et c’est pourquoi aussi elle n’a pas d’ouvrages en français dans sa bibliothèque. Elle n’en connaît que ce qui peut être utile pour se référer à une édition bilingue.

Joumra connaît décidément beaucoup de langues. L’enseignement linguistique est pris très au sérieux dans son pays.

– Linguistique et mathématique, m’a-t-elle précisé quand nous en avons parlé.

– Oui, bien sûr, mais les mathématiques sont toujours de la langue.

– Des langages, a-t-elle encore précisé.

Connaître de nombreuses langues n’est en rien un obstacle pour les connaître bien, dit-elle. Il est difficile de maîtriser parfaitement une seule langue, mais quand on la connaît, il est plus facile d’en apprendre une seconde ; et chaque nouvelle langue est plus facile à apprendre, et rend plus facile encore la découverte de toutes les ressources des précédentes.

Naturellement, la première langue qu’on connaît, celle qu’on apprend au berceau, demeure le pivot sur lesquelles les autres se consolident. Joumrat est persuadée que la fonction de mère consiste principalement à donner aux enfants ce pivot ; fonction qu’elle prend très au sérieux, bien qu’elle soit encore célibataire.

Ses réflexions conduisent mon esprit à roder distraitement du côté des figures de Diane et de Cybèle ; l’une chasseresse et l’autre coiffée de murs et tirée par des fauves. Langues maternelles, langues naturelles, sauvages, vierges de sens et mères de significations.

Je ne peux m’empêcher de considérer combien Joumrat est différente de ce genre de femmes que sculptaient les Grecs et les Romains : ces femmes robustes, aux traits qui demeuraient durs, même lorsqu’elles étaient alanguies.

Joumra paraît bien plus fine et fragile. Pourtant l’agilité de ses mains et l’attention de ses yeux bridés quand ils se fixent, quoique d’un regard tranquille, et même sans défense, dégagent une toute autre force. On sent que sur le char de Cybèle, elle saurait diriger ses fauves avec une main bien plus sûre, quoi que plus douce aussi.

Paroles de Joumra

« Très vite, dit Joumra, on comprend que le plus important n’est pas d’apprendre chaque règle de chaque langue. On doit les apprendre bien sûr, devenir capable de les employer machinalement, sans y penser, mais ce n’est qu’un préalable. Le plus important est d’apprendre ce que l’on peut dire avec ces jeux de règles, avec ces trames de paroles ; ce qu’on peut dire d’une langue à l’autre. Car au fond, tout ce que l’on peut énoncer dans une langue particulière, on peut et l’on doit parvenir à le traduire en une autre. »

« Voilà pourquoi c’est toujours “la langue” qu’on apprend ; pas seulement telle ou telle langue, mais toutes les ressources de la langue en général. »

« Bien sûr certaines idées naissent plus volontiers lorsqu’on emploie une langue plutôt qu’une autre. Certaines idées peuvent même être inspirées par une langue particulière, peuvent n’être que des échos de cette langue, qui résonnent dans le vide de notre âme et de notre esprit. Certaines idées sont comme déjà portées par la langue dans laquelle elles s’énoncent avec le plus de facilité, dans laquelle elles sont déjà tout énoncées et se pensent comme seules, alors qu’elles peuvent être très difficile à traduire en une autre. On apprend à le faire, on doit l’apprendre. Ce faisant, on apprend surtout à s’émanciper de ce dont chaque langue est chargée et dont elle fait de nous, sans rien nous demander, les porteurs captifs. »

Ai-je dit que Joumra signifie « diamant » en arabe, nom féminin suivi du ta marbouta qu’on n’écrit pas en français et qui ne sert que de support aux déclinaisons, mais que j’ai tendance machinalement à écrire quand même dès que je fais automatiquement la liaison avec une voyelle qui le suit : « Joumrat et moi ».

Elle connaît très bien l’arabe qu’elle a appris à l’école islamique et aussi le chinois. Chez elle, quasiment tous les établissements sont privés, mais conventionnés et largement subventionnés par le gouvernement, qui veille à ce que toutes les minorités trouvent des établissements pour instruire leurs enfants selon leurs vœux. Je ne sais personnellement pas jusqu’à quel point il y parvient, ni même si c’est possible. Seuls sont obligatoires, je l’ai déjà dit, l’anglais et le malais.

Onyx a dans sa maison un vieux poêle en fonte. Il fait encore froid la nuit en cette saison. Heureusement, l’ensoleillement et les murs épais ne laissent jamais descendre la température au-dessous de dix-huit au matin quand je m’éveille, ou lorsque nous rentrons tard.

Oui, il fait un peu froid pour rester immobile à écrire ou à lire, surtout pour Joumra qui est habituée à un climat bien plus doux. Un chauffage central, des radiateurs, seraient plus efficaces, mais une flamme, une vraie, que l’on fait naître et que l’on entretient, qui fait craquer le bois, ou les pignes que nous ramassons part terre ou en chemin, en dégageant leurs essences, voilà ce qui réchauffe le mieux l’âme.

Que signifie un mot comme « foyer » ? C’est plus qu’un toit. Comment pourrait-on se sentir chez soi sans un feu qui crépite ?






Chapitre sept - Questions profondes

Les malons

On appelle cela ici des malons. Ce sont des carreaux d’argile rouge de forme hexagonale dont on recouvre les sols. On les cire pour les faire briller. Leur couleur est belle et chaude, mais le pied qui s’y pose n’en est pas moins glacé au petit matin.

Fin d’hiver en Méditerranée

Joumra souffre depuis qu’elle est ici. C’est l’enfer pour elle, comparé à son pays. Même au Sud il fait froid en Europe avant le printemps. Tantôt monte de la rade une humidité glacée, tantôt un vent vif souffle des montagnes. Cet air froid n’empêche en rien le soleil de frapper et de brûler la peau que le vent dessèche quelles que soient les huiles et les crèmes dont on cherche à la protéger.

Pas d’accueillants gazons ici, de sable fin et de feuillages protecteurs : des épineux, des pins dont les aiguilles piquent la peau ou font glisser quand on y marche, des agaves aux feuilles dentelées d’épines menaçantes, des cactus et des roches coupantes. Il est dur de marcher pieds-nus ici, dans les collines, sur les roches de la côtes, sur les malons des sols ; et même la plupart des plages sont de gravier. Il est dur de porter des toiles fines et des tissus raffinés qui trouveront toujours des aspérités auxquelles se déchirer. On comprend pourquoi les sculptures antiques ne montrent pas des corps aussi délicats que celui de Joumra.

Un rêve

J’étais avec Joumra dans un paysage de roches blanches, près d’un rivage battu par l’écume. Elle conduisait un char d’aluminium tiré par deux ours blancs. Elle les guidait à l’aide de sa tablette au terminal.

Je dis que j’étais avec elle, mais je ne sais pas exactement où. Je ne me tenais pas à côté d’elle sur le char, ni devant, ni sur les côtés. Je n’étais à aucun endroit précis, mais je voyais les caractères blancs et verts dans la fenêtre noire, je voyais les ours et leur pelage taché de rouille. Ils marchaient lentement, la tête tendue en avant, basse, comme font les bêtes quand elles cherchent une piste. Je voyais aussi la mer d’émeraude sous l’écume des vagues avant qu’elles ne s’écrasent sur les rochers. Je ne sais d’où je pouvais voir tout cela en même temps.

Sur son char, Joumra avait l’air d’une déesse indienne plus que romaine. D’ailleurs, à un autre moment, elle ne tenait plus sa tablette entre ses mains ; elle avait des fleurs de lotus dans ses paumes, elle avait les épaules nues et faisait de ses bras des gestes de danseuse de flamenco. Et les ours avançaient, le regard près du sol, tournant lentement la tête, une patte après l’autre, puissamment.

– Freud disait que les rêves aussi sont un langage, avance Joumra quand je lui en parle. Il comparait les images oniriques à celles de rébus.

– Utiliser un langage ne garantit en rien que l’on sache ce qu’on dit, continuai-je.

– Au départ, oui, convient-elle, mais on utilise généralement un langage pour le découvrir. C’est sur quoi repose la théorie freudienne de l’inconscient.

– Voilà bien ce qui en fait toute l’ambiguïté. La signification serait-elle déjà là, présente et cachée quelque-part, et l’énonciation aurait-t-elle pour fonction de la démasquer, ou au contraire la produirait-elle ? C’est encore comme lorsque tu résous une équation : tu ne connais pas par avance le résultat, mais peux-tu dire qu’il serait inconscient, ou que la résolution de l’équation serait l’expression d’un inconscient ?

– L’affirmative sonnerait étrangement en effet, convient Joumra. Mais dire que la solution de l’équation serait déjà contenue dans l’énoncé, ou affirmer aussi bien le contraire, qu’elle serait produite en calculant, soulève des questions sans fond.

– Une autre comparaison serait celle entre le pinceau de l’artiste qui fait naître une image sur une toile vierge, et celui du paléontologue qui dégage du sol un fragile fossile. Pour profonde que soit la question, elle n’est pas insoluble.

– Ma réponse pourrait bien être, continue Joumra, qu’il n’appartient alors qu’à moi de décider de l’usage que je fais de mon pinceau.

Les mystères de la vallée de la Klang

La vallée de la rivière Klang qui relie Kuala Lumpur à la mer, quarante-cinq kilomètres à l’ouest, est entièrement urbanisée. C’est pourquoi la ville de Kuala Lumpur m’avait parue si immense lors de mon rapide passage. Sa population dépasse à peine le million et demie d’habitants, alors que l’agglomération complète en fait bien cinq fois plus. L’impression que dégagent ces toits à perte de vue n’est pourtant pas étouffante, contrairement à Paris par exemple, avec des collines verdoyantes qui découpent de loin en loin cette masse urbaine ; d’autre part, à l’est, cet espace rejoint les premiers contreforts des monts Titiwangsa qui forment la colonne vertébrale de la péninsule, du sud au nord, et se prolongent jusqu’en territoire philippin. Presque la moitié des habitants sont Chinois, à jeu égal avec les Malais.

Depuis que nous sommes revenus, un avion de ligne a disparu après avoir décollé de Kuala Lumpur vers la Chine. Il a disparu entièrement, plus aucune trace, ni sur la mer ni sur les terres. Personne ne l’a plus revu, comme s’il était passé dans une autre dimension. Alors que la région est une des plus surveillées du monde, il a disparu des radars et des satellites.

Un tel événement nous renvoie au moins aux temps de Jules Verne et de Conan Doyle. On l’imagine posé en catastrophe sur un monde perdu, une île encore inconnue, peut-être toujours peuplée de dinosaures. On ne peut demeurer insensible aux drames humains que constitue un tel événement, mais on se sent pourtant rassuré que quelque-chose aujourd’hui puisse encore disparaître sans que nul ne sache où.

Joumra qui cette fois manque de poésie, soupçonne les Nord-Américains. « Dès qu’il y a un coup tordu… » dit-elle. Je ne suis évidemment pas d’accord. Les Nord-Américains se caractérisent en effet par leur goût pour les coups tordus, mais avec des moyens disproportionnés, un complet amateurisme et l’impudence de ne pas chercher à se cacher. Même pour assassiner Ben Laden dans sa résidence surveillée, ils ont trouvé le moyen de perdre un hélicoptère furtif. Ils seraient incapables de faire disparaître un avion de ligne sans utiliser au moins un porte-avion.

Bien sûr, je rêve. L’avion n’a pas disparu comme ça, et le mystère ne doit pas en être un pour tout le monde ; mais pourtant… Nul ne sait ce que peuvent encore les démons des forêts profondes, ceux qui hantent les montagnes Titiwangsa ? Et s’ils n’étaient pas que des images peintes pour les touristes ? Et s’ils décidaient de cesser de l’être ?

Sibyllines mouettes

Le comportement des mouettes est déroutant si l’on prend le temps de les observer. On s’attendrait à ce que, comme de vieilles personnes inactives, elles se rejoignent quotidiennement au même endroit pour caqueter, comme on croit les voir faire la première fois. Il n’en est rien.

On les aperçoit un jour planer, haut, presque immobiles et silencieuses au-dessus des plages au sud. Puis on ne les y revoit plus. Elles font des boucles entre les collines, plongeant et remontant en poussant de grands cris. Le lendemain, elles se sont données rendez-vous sur quelques toits, des toits parmi tant d’autres. Elles se tiennent droites sur les chapiteaux des cheminées. Elles semblent contempler un spectacle que nul ne perçoit.

Parfois elles traversent le ciel pressées, sans qu'on sache d’où elles viennent ni où elles vont, dans une formation à peu près régulière, en un grand V à la suite du meneur. Deux alors se détachent et se mettent à tracer lentement des boucles avec des cris d’animaux qu’on étrangle. On se demande ce qu’elles attendent : un autre groupe qui les rejoint, et toutes repartent en formation dans la direction où ont disparu les premières pour dieu-sait quel rendez-vous.

Les anciens augures, Phocéens et Romains, lisaient dans le vol des oiseaux. Et en effet, lorsqu’on les observe, il y a bien matière à lecture.

Dans la profondeur historique

Voilà que le forum sur lequel nous travaillons à l’Anabasix est encore en panne. Je ne prétends pas être assez savant pour avoir des leçons à donner, mais il me semble que les ressources de l’internet deviennent toujours plus inutilement complexes, et toujours moins transparentes.

Nous ne sommes pourtant pas tous des natifs du numérique, nés devant des écrans, livrés à des programmes qui nous inscrivent automatiquement à des réseaux sociaux et nous imposent les vidéos que nous devons regarder avant même d’avoir rien compris.

La plupart d’entre nous avons accompagné la lente évolution de l’outil numérique, et nous avons eu tout notre temps pour en acquérir les successives techniques. Alors je ne comprends pas pourquoi ce qu’on savait faire sans trop de mal et qui fonctionnait correctement quand ces outils étaient encore expérimentaux, semble devenu maintenant si embrouillé et instable.

Sur la spécificité de la période historique

– Je suis d’accord avec ce que vous disiez, Shimoun et toi. Je suis plus jeune et je n’ai pas votre recul, mais il me semble en effet que le spectacle n’est plus capable de modifier la réalité comme avant. Si je m’en souviens bien tu avais déjà écrit quelque-chose à ce propos ?

– En anglais ?

– Bien sûr, sinon comment le saurais-je ?

– Je ne m’en souviens pas ; mais Shimoun, lui, parlait d’un discours du système. Je ne suis pas sûr que ce soit la même chose.

– Oui, et toi tu parlais du spectacle, mais vos conclusions se ressemblent. Tu parlais de la « désintégration du spectacle », et les termes m’avaient parus délibérément choisis en référence à la notion de « spectacle intégré » que Debord avait développée dans ses derniers écrits. Je me trompe ?

– Non, pas du tout. Je vois de quoi tu parles. Mais ce n’était qu’une très brève allusion, à laquelle je suis étonné que tu aies porté une telle attention.

– Tu n’en es pas moins la première personne à qui j’ai vu faire une allusion à la possible désintégration du spectacle. Or ce n’est pas sans un petit air de famille avec ce que Shimoun disait, si je t’ai bien compris. Il avançait que le discours du système ne parvenait plus à remodeler la réalité comme il le faisait encore à la fin du vingtième siècle. Il n’est plus capable de faire « des prophéties auto-réalisatrices », disait l’un de vous deux. Vos remarques me semblent très bien décrire les événements de ces trois dernières années.

Propédeutique

Ce qu’on doit savoir pour comprendre le Projet Anabasix.

Tu n'ignores pas que tous les corps sont soumis à la force de la gravité, qui les attire vers la terre. Ils sont aussi soumis à celles de la poussée, la force qui fait flotter les bateaux et que nous a enseignée Archimède.

Quand le centre de la poussée d'un corps se trouve au-dessous de celui de la gravité, il flotte. Quand il est en dessus, il coule. Quand un navire est immobile, son centre de gravité est à la verticale de son centre de poussée. Lorsque la coque gîte, le centre de poussée se décale vers le bord qui se penche. Il se décale davantage que le centre de gravité. Si jamais le centre de gravité se déplace au-delà du centre de la poussées, le bateau se retourne.

Plus le centre de gravité est éloigné au-dessus du centre de la poussée, moins la coque a de tirant-d'eau, mieux il flotte et plus il est rapide. Plus aussi, il lui est facile de chavirer. Ce qui peut se corriger par une quille, une large coque, une double ou une triple coque.

Pourquoi les lois de la physique paraissent-elles obéir à celles de la géométrie ? Voilà encore une question qui ne manque pas de profondeur.

Il est heureux que notre corps n’ait jamais eu à connaître les lois de la géométrie avant de pouvoir remuer. Il n’est même pas nécessaire de les connaître pour naviguer. L’inverse n’est pas vrai, il était nécessaire de savoir naviguer pour connaître ces lois, si l’on doit croire Galilée qui suivit de près les chantiers navals de Venise pour construire ses sciences nouvelles.

La réponse à de telles question repose en quelque sorte sur toute la profondeur de la mer.

Les tortues volantes des îles Pasir Berang

Comme les oiseaux aux temps de Galilée semblaient contredire les lois de la pesanteur, on a découvert en Mer de Chine des tortues qui paraissent contrevenir aux lois de la poussée. Leur espèce parvient à accumuler une telle vitesse en nageant sous l’eau qu’elles sont capables de bondir à la surface et de ricocher comme des galets.

Certes des poissons et des mammifères sont capables de bondir hors de l’eau mieux encore, mais avec des corps autrement fuselés et non enfermés dans une carapace rigide. C’est précisément le fuselage de ces carapaces qui nous intéresse. L’Anabasix a délibérément un fort tirant-d’eau et un centre de gravité peu élevé au-dessus du centre de la poussée ; et sa forme est un peu semblable à celle des tortues volantes.

L’équipe de l’Anabasix est entrée en contact avec des chercheurs, et, comme moi, Joumrat est disponible pour aller y voir de plus près.






Chapitre huit - Profondeur et perspective

L’Eretmochelys mydas

L’Eretmochelys mydas, la tortue volante de Pasir Berang, n’est pas la plus grande tortue de mer, même si elle peut atteindre les quatre-vingt-dix kilos, et dépasser un mètre vingt du bec à la queue ; elle est cependant la plus plate – la moins épaisse plus exactement, car elle est moins plate qu’ondulée. Sa carapace est en effet légèrement incurvée vers le haut sur les côtés, un peu comme les toits des pagodes que l’on trouve dans tout l’Extrême-Orient, et creusée sous le ventre.

Les pattes antérieures sont de larges et puissants battoirs qui la propulsent vigoureusement, et elle possède une façon particulière de se servir de ses membres postérieurs qu’elle tient collés en nageant, les utilisant comme une nageoire caudale, à la manière des pingouins qui parviennent à de folles acrobaties subaquatiques malgré leurs corps trapus.

Le corps de la tortue volante n’est pas souple et ne peut pas onduler comme celui du pingouin ; c’est donc son déplacement qui ondule. Elle plonge, elle remonte vers la surface, elle replonge, elle remonte, dans un mouvement toujours plus rapide, et avec une amplitude toujours plus resserrée, jusqu’à ce qu’elle surgisse à la surface et glisse sur l’eau comme un galet.

On a observé qu’au cours de cette prise d’élan, elle faisait pivoter son corps latéralement, et parfois même se retournait complètement sur son axe. Selon toute évidence, ces mouvements latéraux l’aident à gagner de la vitesse, et les courbures de sa carapace y participent fortement.

Je dois avouer que la première fois que j’ai lu de telles choses, malgré tous les détails qui ne paraissent pas pouvoir être inventés, je n’y ai pas cru.

Actualité et profondeur historique

Nous avons récupéré l’Anabasix et avons laissé sa maison à Onyx. Nous voguons maintenant vers la côte occidentale de la péninsule malaisienne. Nous regarderons bien au passage si nous ne trouvons pas de traces du vol MH370 malaisien disparu.

Je me demande pourquoi Joumra s’intéresse tant à la musique russe et à la littérature, la culture russe en général. Elle n’en connaît pas la langue, elle vit bien loin de son aire d’influence, et je n’y vois aucun rapport avec ses autres centres d’intérêt.

« Je trouve que la Russie est devenue un pays très intéressant » me dit-elle. « Je ne parle pas du gouvernement, je parle du peuple, de sa culture, de la mentalité que les Russes ont adoptée aujourd’hui : ils saisissent le futur à bras le corps. »

« Le vingtième siècle semble avoir appris aux Russes » poursuit-elle, « ce que les autres peuples continuent à ignorer : deux choses. La première est que ce qui est fait est fait. On ne peut qu’avancer, et jamais, en aucun cas, s’agripper aux ombres du passé. La seconde est qu’on ne peut faire du crédit à trop long terme avec le temps lui-même. »

« À l’Ouest conservateur, on s’accroche aux débuts du vingtième siècle. On croit que la Double Guerre Mondiale et la Guerre Froide ne devaient être gagnées que pour revenir à dix-neuf-cents-quatorze ; faire comme si le vingtième siècle n’avait pas eu lieu. En Chine progressiste, on veut avancer nonchalamment vers l’édification du socialisme, et l’on y trouve encouragement dans l’amélioration de sa qualité de vie. »

« Seule la Russie paraît savoir qu’on est un peu plus loin, dans un monde post-occidental, post-moderne, tout autant que post-socialiste. Seul l’homme cependant n’est toujours pas devenu si nouveau. Le peuple russe est allé très loin pour réaliser le rêve d’un homme nouveau, et il y a si bien cru, qu’il se l’est fait exploser à la figure. Ce que les autres peuples n’ont pas bien compris, c’est que le rêve a aussi explosé à la leur. »

Joumra me dit encore que son éducation s’est un peu trop limitée aux fondamentaux, langues et mathématiques ; ce qui est aussi bien, mais à condition de s’en servir quand même à assimiler des connaissances plus charnelles.

Je songe aussi que tout le peuple russe ne se trouve pas dans la Fédération de Russie, et que tous les habitants de la Fédération ne sont pas russes. Ceci n’est pas non plus sans perspectives intéressantes, surtout avec les autres pays des BRICS qui sont à peu près tous dans la même situation – comme la Malaisie d’ailleurs, et la presque totalité des pays non européens.

Perspectives

La discothèque de Joumra me fait rêver à de vastes terres pendant que je suis en pleine mer, comme pour le précédent voyage. Ses musiques me rappellent ce long trajet en train la dernière fois que j’ai vu Shimoun. C’est lui qui m’avait entraîné dans le projet de l’Anabasix.

« L'URSS n’existe plus, mais est-ce que la Russie existe ? » M’avait-il demandé quand nous étions sortis pour fumer dans le couloir de la voiture, pendant que nous roulions vers la côte il y a deux ans. Je continuais à regarder à travers les vitres les vastes forêts qui s'étendaient jusqu’à l’horizon.

Il y a très longtemps, cette vaste région s’est effondrée, et des torrents de lave se sont répandus à sa surface. Comment imaginer des événements tellement antérieurs à l’apparition de l'homme, et où aucun humain qui aurait voyagé dans le temps, n’aurait pu survivre assez longtemps pour en être le témoin. J’avais tant de mal déjà à imaginer l’étendue des forêts que j’avais sous les yeux. « Que veux-tu dire Shimoun ? » me suis-je décidé enfin à lui répondre.

« Un jour, dit-il, une entité aussi considérable que l’URSS existe, et le lendemain, elle n’existe plus, alors que rien pourtant, strictement rien, n’a changé. »

Le talus de la voie ferrée avait perdu un peu de hauteur, nous roulions maintenant en-deçà de la cime des sapins, et nous ne voyions plus rien au-delà des troncs serrés qui cachaient l’horizon à moins de cinquante mètres de la voie.

Depuis des heures nous avions roulé ainsi, n’apercevant presque aucune construction humaine, sauf de petites agglomérations, avec quelques hangars au bord des quais.

« Tout le monde s’entend pour dire que la Fédération de Russie existe, continuait Shimoun, ça doit bien arranger tout le monde, mais t’es-tu jamais demandé si cette existence ne se réduisait pas à ce seul accord, obtenu de chacun sans qu’il y ait seulement songé, un peu comme des enfants jouent, la convention commune conservant la vivacité hallucinatoire d’un rêve tant que tient la magie du jeu. »

« Je ne pense pas spécifiquement à la Russie en disant cela, avait-il continué comme s’il s’en excusait. Je pourrais le dire aussi de l’Union Européenne, de la France… » J’ai tourné les yeux vers Shimoun. Lui aussi regardait dehors, de l'autre côté de la vitre où pendant un instant nos regards se sont croisés. Le ciel de fin du jour que plus rien ne nous cachait s’étendait jusqu’à l’horizon où s’étiraient des bribes de petits nuages peut-être rescapés d’un orage lointain, avec cette nébulosité dorée des soirs de printemps dans le cœur des terres.

Shimoun n’est pas un prénom russe ; c’est un prénom chaldéen. Il vient de ces premiers chrétiens qui s’étaient installés dans les plaines d’Asie Centrale.

Notes sur la désintégration du spectacle

Il n’y a pas si longtemps, il suffisait de s’éloigner un peu des côtes pour se trouver coupé du genre humain. Aujourd’hui, nous restons connectés, mais ce lien contient une autre forme de séparation, celle entre le discours et le réel.

La passerelle couverte de l’Anabasix a été modifiée. Une banquette rembourrée peut maintenant s’abaisser pour permettre à trois ou quatre personnes de s’y installer confortablement. Elle se rabat aussi simplement si l’on doit y rester debout. Une barre permet de poser les pieds quand on y est assis, ou même de n’en appuyer qu’un seul quand on se tient droit et qu’on souhaite reposer son bassin. Aussi nous nous y retrouvons plus fréquemment, préférant piloter de là plutôt que de l’intérieur du château. Côte-à-côte, nous surveillons l’écran, lisons les nouvelles, bavardons ou simplement contemplons la mer.

L’histoire de l’Ukraine s’est construite dans la résistance aux occupants allemands et polonais. La culture ukrainienne est une telle part de la culture russe, et inversement, que personne ne saurait dresser une liste d’auteurs et d’artistes de l’un de ces deux pays sans les confondre avec ceux de l’autre. À plusieurs reprises des autorités étrangères ont établi un pouvoir à Kiev qu’ils croyaient bien tenir, et chaque fois, le peuple s’est spontanément soulevé à partir du sud, vieilles terres de Cosaques, les plus peuplées.

Nous savons aujourd’hui que l’Ukraine n’a pas profondément changé : dans la plus grande partie du pays surgissent spontanément des drapeaux russes, quand ils ne sont pas rouges. Le coup-d’État fomenté par les pays de l’OTAN à l’aide de paramilitaires nazis et d’officines nord-américaines de mercenaires, est un fiasco.

« Encore une fois », poursuit Shimoun, « on voit le discours systémique se heurter stérilement à la réalité des faits. Pour un peu, des commentateurs en viendrait à accuser les autorités russes de fomenter la réalité. »

« De la fomenter en contradiction flagrante avec analyses et traités. » insiste Joumra.

« Cependant, les autorités russes ont des intérêts légitimes, s’empresseront quand même d’intervenir leurs interlocuteurs. » Ajoute encore Shimoun.

Impressions marines

Parfois je regrette ces jours où j’avais l’Anabasix pour moi tout seul et où je pouvais écouter Gymnopédies et Gnossiennes d’Éric Satie toute la nuit dans le froid et le désordre des éléments, dans un temps et un espace qui paraissaient chacun sans limite. Les amples mouvements de ses mélodies, leurs glissements perpétuels ont des résonances singulières parmi les grands rouleaux de l’océan et les éclairs.

Peut-être est-ce à cause des musiques que je ne cesse d’entendre depuis des jours, peut-être est-ce l’interprétation, peut-être est-ce l’effet des alizés, je trouve maintenant des sonorités russes à la musique de Satie… à moins que ce soit des sonorités communistes (le bougre avait été présent au Congrès de Tours).

Satie n’est jamais virtuose, c’est ce que j’admire chez lui. Ce que j’entends, j’ai l’impression que j’aurais pu l’écrire, et même le jouer. Naturellement, je ne l’ai pas fait, et je serais loin d’en être capable, mais quand j’écoute ou que je lis une partition, je suis forcé de me dire « alors ce n’était pas plus difficile que ça ». C’est un peu à la musique ce qu’est le Nœud Gordien à l’Histoire.

La mer est calme maintenant, il fait presque jour et le soleil va bientôt pointer.

Les théories de l'improbabilité

« Quoi qu’il advienne, toujours quelque-chose advient. S’il est avéré que des choses adviennent, alors tout peut advenir. »

Shimoun fait des recherches sur les théories de l’improbabilité. C’est une discipline toute nouvelle. Si l’on connaît une seule théorie des probabilités (au pluriel), il existe déjà plusieurs théories de l’improbabilité (au singulier) : La théorie restreinte, la théorie générale, et la théorie étendue de l’improbabilité. L’improbabilité est singulière parce qu’elle est par définition virtuelle.

« Il est facile de comprendre que si l’on n’avait qu’une seule probabilité », explique Shimoun à Joumra, « elle deviendrait de fait une certitude. Elle cesserait dont automatiquement d’intéresser une théorie des probabilités. Si, inversement, on était en mesure de dénombrer des improbabilités, celles-ci deviendraient alors ipso facto des probabilités… »

Je sais déjà parfaitement tout cela. J’ai moi-même été initié aux théorèmes et aux axiomes de l’improbabilité.

Voici le double théorème d’improbabilité qui est au cœur de la théorie : 1. Dans tout système ouvert, tout événement qui n’est pas délibérément provoqué est de nature improbable. 2. L’improbabilité s’accroît en proportion de la démultiplication des déterminations causales, et donc de l’ouverture du système.

On peut en principe remonter les chaînes causales qui déterminent l’événement improbable, mais on ne peut que les remonter sans jamais redescendre le sens des causalités. La causalité n’expliquera donc jamais l’improbable. C’est pourquoi on désigne aussi ces théories par le nom générique de théorie des systèmes ouverts.

En Asie

Je n’ai certainement pas envie de plaisanter avec la disparition de l’avion de ligne malaisien. Personne ici à bord n’a le cœur d’en rire, mais quand même ! On ne pourrait pas me voler mon portable sans qu’il me signale sa position avant même qu’on en ait lancé le système. Il la signale en attendant aux robots qui sont maîtres de Washington, et il leur indique avec qui je communique. Et il n’y aurait donc pas un robot pour savoir où se trouve un Boeing avec deux-cents-quarante-neuf passagers ? Ou au moins quelqu’un pour le fuiter ?

Ici les gens prennent l’affaire au sérieux. On prie dans les mosquées, on allume des veilleuses dans les temples. On manifeste une inquiétude critique par tous les moyens possibles, et l’affaire devient politique.

« Quels que soient les résultats des recherches, de nombreuses questions restent sans réponse. » Dit la presse. « Les services de renseignements de l’Ouest prétendent que leurs satellites peuvent lire le journal par-dessus l’épaule de n'importe qui dans n'importe quelle partie du monde, et que les dépenses massives pour la sécurité ne menacent pas la liberté des gens, mais ils les enregistrent néanmoins, et nous pouvons tous être suivis à travers nos téléphones mobiles et nos ordinateurs. Cette histoire du Boeing malaisien ne peut signifier que deux choses : soit le renseignement nord-américain surestime largement ses capacités, soit il sait ce qui est arrivé à l'avion et le cache. »

L’appareil avait perdu beaucoup d’altitude avant de disparaître, mais on peut exclure qu’il ait été heurté par une tortue volante.



À suivre...








© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




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