L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, mars 2014.

L'Anabasix - Vers le sud - Au nord - Retour en mer - Suite...

Table des matières




Chapitre un - L’Anabasix

Journal de bord

Le ciel et la mer ont des couleurs bleu perle, bleu fumée, bleu nuit… D’immenses masses d’eau s’élèvent et s’abaissent, marbrées d’écume dans un mouvement hypnotique et complexe. Un puissant vent du sud entraîne cette houle depuis trois jours, et son lourd manteau de nuages bas et rapides. Les ailes étendues, des goélands jouent avec les rafales, frôlant les crêtes. Je serais bien resté dehors moi aussi, laissant le vent qui n’est pas très froid emmêler mes cheveux, s’il ne trempait pas tout d’embruns glacés.

L’embarcation tient bien la mer. Ses formes trapues et arrondies et son fond presque plat sont flanqués des deux côtés, autour de l’étrave et de la poupe, de quatre plots lourdement lestés par des moteurs qui lui assurent une excellente stabilité. Sa ligne de flottaison très haute laisse peu de prises aux vagues. Les flancs fortement bombés gardent la plus grande part de la coque immergée, et la forte houle peut par moments recouvrir le pont sans l’ébranler.

L’embarcation est faite en partie de bois et de tôles rivetées. L’ensemble fait rêver à de vieux galions au ventre gonflé, à de lourds remorqueurs du siècle passé, ou même à quelque vaisseau spatial à cause de l’étrange impression que donne le monde extérieur quand on y est enfermé. Même le vacarme du vent et des vagues s’y trouve passablement étouffé.

L’Anabasix est un navire qui ne ressemble à aucun autre. Il est quasiment autonome. Il possède un générateur électrique à gazole conçu pour être utilisé le moins possible. En mer, il y a partout des sources d’énergie ; nous baignons, pour ainsi dire, dans l’énergie, nous n’avons qu’à y puiser : celle du vent, des courants, du soleil. Du soleil, je n’en ai guère vu ces jours-ci, mais de vent, il n’en manque pas. Sur le pont sont disposés une demi-douzaine de turbines, de la proue au château, qui alimentent le générateur. Quatre autres turbines sont placées sous la ligne de flottaison, exploitant le mouvement de l’eau relativement au déplacement de la coque.

Je n’ai pas osé me servir de la voile avec ce temps ; le navire se déplace avec la seule force des quatre moteurs électriques fixés aux plots orientables. C’est plus lent et plus coûteux en énergie, mais bien plus facile à diriger. Je dois seulement veiller à ce qu’ils ne consomment pas toutes les ressources électriques que le vent seul garantit en ce moment.

Il est délicat de gérer cet équilibre entre l’énergie entrante et sortante à travers un dispositif assez complexe au fond de la cale, qui la transforme et la distribue : « la machine ». On y est aidé par un ordinateur : un petit Arduino, dans un boîtier qui tiendrait dans la poche d’une chemise. Il est relié au boîtier d’un routeur sans fil par un câble série universel (USB). On peut ainsi s’y connecter à l’aide d’un portable de quelque endroit où l’on se trouve à bord, voire à quai, grâce au réseau interne, à partir du moment où l’on y a installé le programme. Les deux boîtiers, celui de l’Arduino et celui du routeur, sont placé sur la passerelle du château et reliés à un banal écran de quinze pouces. On peut y diriger l’embarcation tout en conservant la disposition de l’écran de son portable.

De là, sont envoyés des signaux encapsulés très simples aux quatorze turbines, motrices et captatrices, et au générateur en fond de cale. Le système est ainsi robuste et fiable. Pas de câble ; chaque capteur est autonome ; il suffit de s’assurer de son étanchéité.

Le château est comme une petite cabane de bois aux murs penchés. Elle est ouverte par l’avant sur la passerelle à laquelle on accède par deux marches en contre-bas. Il est prolongé sur la poupe par un étroit balcon d’où l’on peut contempler la mer quand il fait un temps moins épouvantable. C’est là que j’ai accroché mes lignes.

Avec ces conditions météorologiques, c’est là que je passe le plus clair de mon temps. Je m’installe avec mon portable sur la banquette, à bâbord, en face de la passerelle. Derrière moi, à tribord, je peux m’étendre sur une couchette. Dans ces deux positions, je continue à voir la proue, la mer, et le ciel bien sûr qui devient noir maintenant, car le pupitre de la passerelle en contrebas ne gêne pas mon regard.

De la banquette, derrière la table dont je peux ouvrir des battants si j’ai besoin de plus d’espace, je parviens à lire sur l’écran l’état des différents curseurs. J’économise l’énergie : je chauffe peu, et je m’éclaire moins encore d’une seule petite lampe au-dessus du clavier où je saisis mon journal. Sur un second écran virtuel de mon portable, j’ai ouvert Stellarium, un programme qui affiche une carte du ciel en temps réel, et je navigue de l’un à l’autre. Je peux y voir les astres que me cachent les nuages. Mars est en face, dans la Vierge, et Saturne, plus bas, un peu à l’est, dans la Balance. Connaître l’ordre du ciel au-dessus de ma tête me rassure, me fait l’effet d’avoir un toit sous lequel me sentir en paix ; atténue du moins cette impression d’être perdu au milieu de nulle part, qui devient oppressante parfois, surtout quand on ne voit plus rien au dehors.

La pluie a repris de plus belle. Elle bat bruyamment le pont et surtout la verrière de la passerelle. Les rafales résonnent sur les aspérités de la coque et des cages de fer qui protègent les turbines. Les formes trapues de l’embarcation ne l’empêchent pourtant pas de se glisser sans trop de heurts à travers les éléments, mais avec de forts balancements de la proue à la poupe.

À Massalia

Forte impression ce matin en approchant de Massalia. On voit d’abord les très hautes falaises de calcaire battues d’écume. On les longe en se rapprochant, et l’on découvre combien elles sont déchiquetées, découpées de calanques, de crêtes, de déchirures et de grottes. On s’en tient à bonne distance à cause des récifs et de nombreux îlots malgré de très bas fonds, jusqu’à un archipel pelé que l’on contourne.

Tout n’est que roches, blanches comme de la glace, mais torride pourtant car rien n’y protège du soleil. Le thermomètre donne une température modérée, treize au matin, mais on est à la fois glacé par un vent chargé d’embruns et brûlé par le soleil.

En contournant les îles qui élèvent bien au-dessus de la mer leurs hautes masses rocheuses, on pénètre dans la rade, et l’on prend la mesure du massif que l’on vient de contourner, ses à-pics coiffés de pinèdes, ses falaises escarpées, striées, éclatées ; et le rivage blanc, stérile, tout à la fois torride et glacé, creusé par l’écume.

Un autre archipel ferme la rade en son milieu par bâbord. Rien ne me préparait à ce que je venais de découvrir. C’est comme si cette route m’avait conduit dans un autre monde. La ville est là, au fond de sa rade, dans sa petite plaine côtière toute cernée de roches blanches qui la coupent de l’arrière pays. On ne sait quoi imaginer derrière. C’est comme si l’on avait atteint le bout du monde.

On reconnaît de loin l’entrée du port gardée par deux forts aux imposantes murailles. Ce n’est pas là que j’allais. J’ai amarré l’Anabasix bien avant dans un petit port de pêche.

Le nom de Massalia

Le nom de Massalia fut donné par les Grecs qui fondèrent la ville il y a plus de deux mille cinq-cents ans. Il devint Massilia en Latins. Avec la langue occitane, le nom fut changé en Marsilha (prononcer Marsillo) et donna Marseille en français.

Pendant la Révolution française, la ville fut officiellement privée de nom. On l’appela « la ville sans nom », et quand elle recouvrit son indépendance, elle reprit celui antique de Massalia.

Il existe aussi un astéroïde du nom de Massalia découvert justement par un Phocéen en 1952, une nuit après l’avoir été par un Napolitain, mais qui l’annonça un peu trop tard.

Chez Onyx

J’ai été accueilli chez Onyx. Elle habite dans un quartier central de Massalia, mais on aurait peine à le croire lorsqu’on est chez elle, tant on y a l’impression d’être loin de tout. Il est vrai que la ville, qui s’étend le long de la rade d’une part, et dans la plaine limitée par son haut massif calcaire de l’autre, n’a pas réellement de centre, si ce n’est historique. Le sud de la rade est partiellement isolé par un petit massif, passablement escarpé lui aussi. À ses pieds se trouve une anse où j’ai mouillé et qui a dû être longtemps un port de pêche coupé de la cité.

Des fenêtres de la maison d’Onyx, on ne perçoit que la mer et les hautes falaises du sud. Je comprends mieux d’ici comment les auteurs antiques voyaient ce pays comme le bout du monde, le seuil de la civilisation qui ouvrait sur les épaisses forêts de la Gaule celtique, peuplées de sangliers et de tribus barbares. La vue de ses fenêtres, avec en contrebas une petite tour de guet à l’abandon, ressemble à une peinture de paysage baroque.

Onyx utilise une distribution Linux avare en interface graphique. Elle fait tout au terminal, toujours affiché sur son bureau. Moi, le terminal me rend malade. C’est un outil bien trop puissant pour quelqu’un d’aussi distrait que moi.

« Le terminal est très pratique, me contredit Onyx. Ses commandes n’ont jamais changé depuis l’époque héroïque des premiers Unix. Si tu t’étais donné la peine de le prendre en main une fois pour toutes, tu verrais que c’est plus souple et puissant que cette lourde et disgracieuse interface Unity que tu parais tant aimer dans Ubuntu, et qui gaspille autant de ressource que les systèmes privateurs. »

Je ne suis pas d’accord. Mon système consomme peut-être un peu plus de ressources que le sien, mais la différence est négligeable en comparaison de ceux du commerce. Quant à l’interface Unity, dont l’esthétique est par ailleurs tout aussi personnalisable que toutes les interfaces des distributions Linux, elle est la plus réactive que je connaisse. « Il suffit de presser, après la touche « Méta », celle de la première lettre d’une application courante, puis de presser « Entrée » pour la lancer. Deux ou trois lettres seront peut-être nécessaires pour une application qu’on utilise plus rarement. Connais-tu plus rapide et plus ergonomique pour ouvrir un programme avec seulement trois ou cinq touches ? »

Quelles que soient leur efficacité, des méthodes aussi béotiennes déplaisent à Onyx. Rien ne la convaincra. Je ne prétends pas d’ailleurs qu’on ne doive jamais se servir d’un terminal, je pense seulement qu’il est préférable de n’y avoir recours que pour des circonstances exceptionnelles.

« Et entre ces circonstances, évidemment, tu désapprends à t’en servir », conclut-elle, non sans une certaine pertinence. J’ai d’ailleurs bien dû ouvrir la console pour installer les pilotes de son imprimante avant de pouvoir l’utiliser avec mon portable. Je dois bien reconnaître aussi que depuis des années, je suis toujours aussi tétanisé que la première fois par cet outil.

Irrémédiablement, nos avis divergent : « Tu dois pourtant admettre, dis-je, que jamais un système libre ne sera accessible au commun des mortels tant qu’il imposera l’usage du terminal.

– J’admets seulement que le commun des mortels n’accédera pas à l’informatique libre sans apprendre un minimum de commandes, et ce n’est pas la mort.

– C’est de l’utopie voyons ! Dans le meilleur des cas, la plupart des utilisateurs ne verront pas d’autres recours que de s’en remettre à des administrateurs attitrés ou des services tiers, plutôt qu’à des systèmes qui les brident et les espionnent. Au mieux, ça favoriserait des entreprises de proximité plutôt que de grandes corporations, mais je ne crois même pas à une telle éventualité. Ou plutôt, on pourrait espérer trouver des services de proximité si, et seulement si, le commun des mortels pouvait se servir de systèmes libres sans devoir perpétuellement faire usage d’un terminal, et voulait bien alors les adopter. C’est un vrai problème que nous ne résoudrons pas ici : L’informatique libre exige des interfaces intuitives. Et c’est précisément ce que cherchent à promouvoir les développeurs d’Ubuntu, ou d’autres distributions comme Mint ou Elementary. »

Massalia

Massalia est une république indépendante depuis l’antiquité. Elle fut plusieurs fois pillée et quasiment détruite au cours de l’histoire, elle fut presque digérée par l’empire romain, puis par celui des Francs, après avoir été mise à sac par Charles Martel lorsqu’ils envahirent le Midi pour y extirper la nouvelle religion du Prophète et rouvrir la porte à des siècles de persécutions. Elle fut au cours des temps partiellement soumise aux Comtes de Toulouse, à la couronnes de France, mais elle est toujours renée de ses cendres. Elle n’est plus cependant depuis longtemps cette grande capitale de l’Ouest méditerranéen, avec des multiples colonies sur la côte salienne, la Corse, le Latium et l’Ibérie ; cette grande métropole avec ses lointains comptoirs orientaux, et qui étendait son influence jusque dans les mers boréales, et les rives du Don.

Massalia n’est plus depuis longtemps que l’ombre d’elle-même ; depuis que Jules César renversa ses muraille quelques dizaines d’années avant la nouvelle ère. J’ai lu dans ma jeunesse le journal de César, et j’avoue n’avoir pas plus compris que lui pourquoi Massalia n’avais pas pris son parti, ou du moins n’était pas restée neutre plutôt qu’elle ait choisi le camp de Pompée.

Massalia fut au cours de la Révolution rattachée à la France pendant quelques-temps. Ses délégués, partis pour revendiquer une plus grande indépendance pour la République suzeraine, se rallièrent à la Révolution et acceptèrent de se mêler à la nation nouvelle qui devenait, comme la leur, celle de citoyens politiquement égaux.

La France et Massalia étant ce qu’elles étaient, l’union ne prit pas. La garde civile de la cité, armée et entraînée, car les citoyens étaient déjà depuis longtemps tenus à un service militaire, fit des prouesses dans le renversement de la monarchie et les guerres révolutionnaires. Dans le même temps, son parlement hésitant pour son autonomie, tentait une alliance avec l’Angleterre. La ville sauva son indépendance de justesse. Elle fut occupée par l’Empire, mais pas longtemps.

Depuis, Massalia s’est coupée du monde, comme si elle était définitivement dépitée de ses contacts avec l’histoire universelle. Elle se tient maintenant à l’abri de sa rade, se fait oublier du reste de la planète et l’oublie elle-même autant qu’il lui est possible.

Les trafics, les gangsters ? Oui, on en parle volontiers partout ailleurs. Mais d’ici, ils semblent aussi d’un autre monde. Onyx me l’a confirmé : « La ville est traversée par des trafics de toute sorte comme un fakir par des aiguilles. Ils la traversent, mais ne l’atteignent pas. »





Chapitre deux - Vers le sud

Par-delà le vrai et le faux

Pas très loin de chez Onyx, en descendant vers la mer, on trouve une petite place ombragée de platanes l’été. On dirait la place d’un village, avec le bar-tabac, le marchand de journaux, la poste, une alimentation, et l’église en perspective de la rue qui remonte chez elle.

Onyx y descend souvent écrire en prenant un café. Le bar est presque désert en début d’après-midi, et la place peu animée. Aujourd’hui, le vent est faible, la température douce et le soleil légèrement voilé. Nous nous sommes installés dehors sous les platanes, à côté du marchand de légumes qui s’ennuie.

« J’ai lu plusieurs de tes livres, me dit Onyx. Je veux dire tes romans et tes nouvelles. Tes essais, nous en avions déjà parlé avant même de nous rencontrer. »

Il est vrai que mes essais favorisent plus les échanges et les rencontres. Je n’en dirais pas autant de ma poésie et de mes fictions. Rares sont ceux qui m’en parlent. Je suppose que c’est naturel. Si des essais sont toujours voisins du dialogue, les fictions frayent plus du côté de la rêverie solipsiste. Ce n’est justement pas l’avis d’Onyx. « Les dialogues dans tes romans et tes contes jouent un rôle important pour mettre en quelque sorte le contenu de tes essais en situation. »

Onyx, malgré son nom, n’est pas de ce genre de femmes dont on pense qu’elles sont belles aussitôt qu’on les voit. Ce n’est pas sur cela qu’elle attire l’attention. Grande et élancée, elle ne se maquille pas. Elle laisse voler ses longs cheveux noirs, ou bien les attache derrière la tête. Elle porte toujours un large tricot marin, un pantalon de toile et une paire de mocassins qui laisse voir ses chevilles. La souplesse et la vivacité de ses gestes sont contredits par son long visage et le regard rêveur et lointain de ses yeux noirs.

« Le mot « contenu », à propos de tes essais, n’est sans doute pas le meilleur, précise-t-elle : plutôt y découvre-t-on que ce n’est plus ce contenu qui importe, mais la mise en situation elle-même, jetant ainsi un doute sur ce qu’on en avait retenu. »

En vérité, Onyx n’est pas rêveuse, elle est attentive. Elle est attentive à tout, à ce qu’on lui dit, à un mot choisi plutôt qu’un autre, autant qu’au changement d’un courant d’altitude qui redessine de lointain cirrus nimbus.

– La mise en situation ? Que veux-tu dire ?

Son regard quitte le ciel pour croiser le mien.

– Je me suis très vite prise à songer que les Méditations métaphysiques de Descartes pourraient faire fonction de préface à tes ouvrages. Ce que tu écris semble toujours les prendre pour prémisses : « n’aurions-nous pas matière à douter de tout ? » Tu navigues en permanence entre la description ou le récit minutieux de ce que chacun peut vérifier, et tu passes sans transition à l’improbable et l’incroyable. Je peux m’assurer à chaque instant de ce que tu avances, et je me retrouve sans y avoir pris garde dans les plus fantaisistes invraisemblances. J’ai souvent la plus grande peine à distinguer les collages.

– Les collages ?

– Oui, c’est cela, on peut songer à des collages surréalistes. Mais quand on te lit, les prémisses de Descartes sont inversées ; je ne doute plus de la vérité, mais de la fiction : et si tout était vrai ? On voit alors que rien de fondamental n’en serait pourtant changé. Par-delà le vrai ou le faux, ce sont les certitudes que nous puisons à nos expériences qui sont en jeu.

– Fichtre ! Dis-je en souriant.

La poursuite du voyage

L’Anabasix s’est très bien comporté entre les mains d’un aussi piètre navigateur que moi. Ses quatre moteurs autonomes le rendent parfaitement maniable dans des passes difficiles. Nous devrons maintenant tester la voilure, et pour cela l’intervention de moins novice que moi est nécessaire. Onyx ne s’y entend pas trop mal, et elle est habituée à une mer qui, pour ne pas être des plus immenses, est bien souvent difficile.

Nous serons amenés à modifier le programme qui régule la puissance de l’Anabasix en conséquence, et elle est parfaitement qualifiée pour cela. Nous n’aurons de toute façon rien de bien extraordinaire à coder, car il ne manque pas, à terre, d’autres esprits pour collaborer. Nous pourrons tous communiquer aussi facilement que si nous étions côte-à-côte sur la passerelle.

Voila ce que nous avons à faire, et pour l’heure, nous restons quelques jours ici.

Mais pourquoi ce nom, Anabasix ? C’est juste un clin d’œil pour évoquer une parenté avec les systèmes libres : Unix, GNU, Linux, mais aussi bien avec NeXSTSTEP ou même Nixus. Le projet Anabasix lui-même est né à l’époque où Apple profitait de ce que son Système Mac OS passait à sa dixième version au moment-même où il utilisait un noyau Unix, pour le nommer Mac OS X, et utiliser immédiatement ce chiffre romain comme une lettre et recommencer sa numérotation à partir de là : X.2, X.3… X.7, etc.

Le projet Anabasix est libre : un navire dont les plans sont en source lisible, piloté par un programme tout aussi libre.

Mais ce n’était pas sur le X que portait la question ? Je n’en sais rien. Peut-être à cause de Xénophon. :-)

Atlantique

Je laisse le château dans l’obscurité. Ce n’est pas une question d’économie d’énergie cette fois, c’est mon choix, ou peut-être déjà une habitude. Je vois mieux la mer au-delà de la passerelle, et le ciel étoilé. J’ai mis les deux écrans, celui de mon portable et celui de la passerelle, en vison nocturne. Ils s’affichent en gamme de rouges, ce qui n’éblouit pas ma vision et reste bien lisible dans l’obscurité.

Une quantité de petits voyants lumineux brillent dans la pénombre. Ils me sont devenus familiers où que je me trouve : ceux de mon portable et de son clavier rétro-éclairé, ceux de l’écran et des boîtiers sur la passerelle, ceux de la multiprise sur le côté de la table, celui de la batterie de mon mod, celui de l’adaptateur, de l’embout de son cordon de chargement et de l’autre batterie qui charge.

« Au fait c’est quoi un mod ? Pour les néophytes les mods sont des cigarettes électroniques dont les pièces sont choisies individuellement pour optimiser le fonctionnement global de l'appareil qui s'éloigne alors par ses caractéristiques techniques et visuelles, radicalement de la forme d'une cigarette. En quelques mots ce sont les cigarettes électroniques du vapoteur confirmé. » Voilà ce que dit le blogue Ma-Cigarette.fr.

Le terme « cigarette électronique » est à l’évidence impropre. Il se justifie seulement parce qu’il était question au début d’imiter des cigarettes jusque dans leurs formes. Un mod ne ressemble pas à une cigarette, et il ne donne pas l’impression d’en fumer. Il rappellerait plutôt la pipe, dont il a à peu près la taille et le poids si ce n’est la forme. Le petit voyant lumineux qui s’allume sous la pression quand on aspire la vapeur n’est pas non plus sans évoquer le rougeoiement d’un fourneau.

La comparaison ne va pas plus loin ; la réelle différence est entre la vapeur et la fumée. L’expérience de la vapeur n’a rien à voir avec celle de la fumée, peu importe que ce soit la fumée du tabac ou la vapeur du propylène. Il n’est qu’à comparer de la viande grillée avec de la viande bouillie.

J’ai une attirance profonde pour le feu et pour les fragrances qu’il dégage : brûler des feuilles mortes, cuire des patates sous la braise… Mais la fumée enfume, salit, met des cendres partout. Si je fumais une pipe dans cette pièce étroite, l’air serait depuis longtemps irrespirable, sans parler des dépôts sur les installations électroniques et les écrans, ni des brins de tabac qui s’infiltrent sous les touches d’un clavier, ni de la cendre qu’on finit toujours par répandre, du goudron qui bouche le filtre, qui pue quand on doit le nettoyer, et qui contraint de se laver les mains car ont s’en met toujours sur les doigts quel que soit le soin avec lequel on s’y prend…

Le plaisir de la vapeur est autre chose que celui de la fumée, et il n’est pas si facile de le trouver. C’est toute la différence, par exemple, entre le thé et le café. C’est plus oriental. Avant de pouvoir apprécier la vapeur du mod, il serait peut-être bon de s’initier à la cuisine asiatique.

Les cigarettes à vapeur ont d’ailleurs été inventées en Chine, et les fabricants chinois sont de loin les meilleurs. Je vape en ce moment un clearomizer Vision (si, c’est une marque chinoise) avec une résistance de 18 ohms montée sur une batterie de la même marque de 1300 milliampère-heure à intensité variable entre 2,3 et 4,8 volts-heure. (Pourquoi est-ce que je dis « vaper » et pas « vapoter » ? Parce que c’est plus simple, et parce que « vapoter » est ridicule.)

La fumée du tabac, c’est tout l’Occident moderne, né avec la découverte des Indes Occidentales et finissant en une glauque globalisation impossible. Tout le génie de la modernité paraît avoir été puisé dans ces volutes de fumée, stimulé par la nicotine. La nicotine stimulera encore l’esprit, mais avec la vapeur maintenant. La modernité devient orientale.

Non, on ne m’enlèvera pas de l’idée que la fin de la fumée est celle d’une civilisation ; et si ce n’était la langue française, je n’y trouverais aucun regret.

La mer n’est pas agitée, mais un vent léger soulève de petites franges d’écume dans la nuit. Clapotis contre la coque, et comme un ressac régulier qui ébranle la proue.

Je fais un rond de vapeur. Des volutes blanches dans les lueurs diffuses. Les minuscules voyants parviennent malgré tout à éclairer la pièce quand on s’est habitué à la nuit. Je baille un bon coup, j’étire les jambes.

Devant moi monte une demi-Lune. Mars et Saturne sont encore en plein sud. Je passe sur l’autre écran où est affichée la vue du ciel.

La ville

Je n’ai presque pas vu la ville où je suis pourtant resté plusieurs jours avec Onyx, mais j’y retournerai. Elle m’a entraîné plusieurs fois sur la côte par où je suis arrivé. Le calcaire blanc y évoque des roches de sel. D’immenses roches, des icebergs de sel tachés de brun et de rose, rongés par la mer. Il se dégage là une impression totalement hostile et inhumaine. On y trouve quelques vestiges industriels qui ne rendent en rien le lieu plus accueillant, mais confirment plutôt l’impression que s’y installer est impossible : des bâtisses de pierres aux parois défoncées, des murs d’enceinte couchés.

Nous y sommes retournés un lendemain d’orage où la mer avait des éclats de mercure, et ou la brume nappait le relief vertical comme dans une peinture chinoise.

Des hommes vivaient déjà ici quand la mer était bien plus basse. Une civilisation préhistorique a été lentement engloutie. Peut-être le site était-il accueillant alors.

Par endroits, la roche descend en pente douce jusqu’à la mer comme une banquise. Je m’y serais presque attendu à voir surgir des ours blancs. « Des ours blancs ici ? » s’est étonnée Onyx. Oui, des ours voraces au pelage encore taché d’un sang ressemblant à du minium.

J’ai rêvé de ces ours en m’assoupissant un moment sur la couchette. Je sentais leur haleine chaude. Ils avaient des yeux fous qui semblaient regarder de plus loin qu’ils n’étaient.

Des murs et des jardins

Des murs et des jardins, voilà l’image que j’emporte de la ville. Rien au fond qui évoque véritablement une ville ; peut-être une banlieue, mais une banlieue semblable à celles du passé, quand les villes se noyaient doucement dans des campagnes sauvages.

De toutes petites rues coupées par de hauts escaliers, des maisons cernées de jardins, partiellement cachées par des massifs de lauriers, des chênes verts, des platanes, des pins convulsifs, des cyprès rigides, des agaves acérées…

Des maisons aux fenêtres ornées de pots de fleurs et des jardins aux murs hérissés de tessons de bouteilles. On sent bien que si les gens semblent expansifs et accueillants, et vous saluent ici quand ils vous voient passer, ils se protègent aussi et gardent toujours une bonne distance. On entend parfois aboyer un chien.

De petites rues et des jardins accrochées aux pentes. Le quartier est escarpé. Une cité normale aurait probablement profité de ce massif pour en faire un grand parc public au milieu de la ville, tout proche de la mer. C’est au contraire une mosaïque de petits espaces privés. Leur ensemble forme pourtant l’un des plus grands et des plus beaux monuments du monde. Peut-être parce que chaque parcelle garde son mystère. Chaque parcelle est comme une vie d’homme, aussi unique et singulière l’une que l’autre, l’homme et sa parcelle, et qui contribue à changer l’espace environnant d’une façon tout aussi unique et personnelle.





Chapitre trois - Au nord

La baleine arctique à défenses

La baleine arctique est le plus grand animal de la planète. Les zoologues avancent plusieurs explications pour sa paire de longues défenses, semblables à celles des mammouths. Elles ne lui servent apparemment pas à se battre, car ces animaux sont des plus pacifiques. On suppose qu’elles leur sont utiles pour briser la banquise quand ces majestueux cétacés remontent respirer, car ils vivent principalement sous l’Océan Arctique.

On a peu chassé la baleine à défenses pour son ivoire, et bien moins que les autres espèces pour leur huile, précieuse au dix-neuvième siècle pour les mécaniques de précision. On l’a peu chassée précisément parce que la baleine arctique est plus difficile à débusquer sous les glaces qui la protègent.

Voilà ce que j'ai pu apprendre sur Wikipédia de ce qui est ici l'animal fétiche, présent jusque dans les armes de la petite ville. Dehors, le temps est glacial, un vent polaire fait voler une poussière de neige ou de glace. À l’intérieur, dans le café qui ressemble un peu à une cuisine paysanne avec ses tables en formica et ses tasses en pyrex, il fait plutôt chaud.

Ce climat est épouvantable pour tous les matériels électriques portatifs, ordinateurs, téléphones, cigarettes électroniques. Le passage entre des températures extrêmes provoque de dangereuses condensations. Je n’ai heureusement pas eu à sortir de l’hôtel pour rejoindre le bar où j’ai commandé un thé.

Bien plus loin

Après mon long trajet en train, j’apprécie le confort de la pièce à l’entresol de l’hôtel. La tapisserie à fleurs stylisées, l’épais tapis manufacturé, le meuble en bois verni en face de moi, avec ses vitres coulissantes qui protègent une vaisselle inutile, quelques livres épars, des bibelots sur des napperons de couleur, tout cela côtoie le mauvais goût mais réussit pourtant à créer une atmosphère chaleureuse. Les volets basculants sont partiellement levés sur la large fenêtre qui traverse tout un côté de la pièce, mais on n’y voit rien dehors tant qu’on ne se colle pas à la vitre.

Le salon est bien tempéré, et une légère vapeur de propylène flotte dans la lumière feutrée. Dehors la nuit est étrangement calme, comme si le monde lui-même avait disparu : pas un bruit de moteur, pas un souffle de vent ne traverse l’épaisseur du double vitrage. Les coussins du fauteuil, la fatigue du voyage, la voix profonde et lente de Shimoun, l’alcool fort sur ma langue, m’entraînent dans une agréable détente qui ne laisse toujours aucune prise au sommeil, ni ne dissipe mon attention.

La lumière de la pièce est agréablement tamisée. Le bois de la table, recouvert d’une plaque de verre, ne s’harmonise pas trop mal après tout avec le ton vert de la tapisserie. J’y prends mon verre, Shimoun y pose le sien. Il parle.

« Il est remarquable d’entendre partout, comme une seule voix, ceux qui parlent pour le système. Ce sont les mêmes personnes, formées aux mêmes écoles, totalement interchangeables. Leurs analyses, leur langage, leur logique, leurs grilles de lecture passent en écho d’un journal à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre. Ils sont dans tous les camps, leur façon de voir traverse toutes les lignes, toutes les frontières, tous les barbelés, les murs, les champs de mines et les barrières douanières. Que font-ils exactement ? Ils tentent d'enfermer la complexité du monde dans des schémas assez simples, reposants, rassurants parce que réductibles à des discours grammaticalement simples, commodes à manipuler et à traduire, avec des lexiques standardisés. »

Shimoun propose à nouveau de remplir mon verre de ce qui n’est pas de la vodka mais lui ressemble, et me rappelle un peu le Garlaban qu'on fait au nord-est de Massalia. Il se sert aussi, déguste une gorgée et reprend.

« En d’autres temps, imposer un tel discours a pu prendre l’apparence d’un combat – on l’a dit “pour la liberté d'expression” – ou bien encore, ce discours a pu paraître celui d’une domination, celle d’un système et de sa mondialisation. Depuis qu’il est parvenu à s’imposer sans partage, ce discours n’a plus rien à dire, rien d’autre à imposer que lui-même. On peut cesser de l’écouter et de l’entendre sans rien perdre. On peut y revenir pour s’assurer qu’il continue imperturbablement, sans avoir rien sauté. Une fois imposé, en quelque sorte, il ne s’impose plus. »

J’ai rencontré Shimoun pour la première fois il y a huit ans, et je ne crois pas qu’il ait depuis changé sa veste de cuir brun toujours parfaitement cirée qu’il portait cet après-midi quand il m’attendait à la gare. Il ne doit plus être bien loin de la cinquantaine, et je crois que sa carrure s’est un peu épaissie. J’ai découvert aussi une molaire en argent qui brille maintenant dans sa bouche quand il sourit. Peut-être est-ce cet éclat métallique qui dégage une impression de force, qui la donne du moins à ses paroles ; ou peut-être est-ce, plus probablement, parce qu’il a maintenant la plus parfaite maîtrise du français.

« Ce discours », répond-il à mes remarques, « pourrait s’assumer pour ce qu'il est : celui du système, et qui s’opposerait alors à tous ceux qui attaqueraient ou contesteraient ce système ; mais c’est ce qu’il ne veut pas devenir, et moins encore paraître. Il veut être aussi le discours de ce qui s’oppose au système, il se veut au-dessus de toute contradiction, de tout conflit ; il veut envelopper tous les discours, et c’est ce qui le caractérise. »

« Ce discours veut être celui qui explique aussi bien le pour que le contre. Non seulement il veut renvoyer dans l’irrationnel et le non-sens tout ce qui s’opposerait à lui – fanatisme, populisme, folie… – il veut de surcroît être aussi le discours qui recouvrirait, qui détiendrait le sens ultime de ce qui s’oppose à lui. »

Le discours du système

Avant le souper, nous avons regardé les informations sur PressTV, la chaîne iranienne en langue anglaise, puis sur Russia Today. Un journaliste indien du Guardian y débattait de la situation au Moyen-Orient avec un universitaire de Berkeley comme ils auraient pu le faire aussi bien sur la BBC. Puis nous sommes montés nous installer au salon, à l’entresol, en face de l'escalier d'entrée. Le derrière de l’hôtel domine une étroite vallée.

De l’autre côté, l’entrée donne sur un boulevard trop large pour la taille de la petite ville, avec des contres-allées que les quelques voitures garées rendent encore plus désertes. On y ressent l’étalage de ce seul luxe accessible aux cités de banlieue, l’espace, qui par contraste rend plus sensible encore tout ce qui peut manquer. Ici cependant, le luxe d’espace nourrit moins ce sentiment de désolation caractéristique de l’urbanisme contemporain, qu’il ne donne une impression de fière austérité, en contraste avec les gens que l’on peut y croiser, plutôt directs et cordiaux. On est alors surpris, une fois dans l’hôtel, de voir qu’il donne par derrière sur un paysage presque sauvage.

Ce que dit Shimoun m’intéresse vivement. Dans le cas contraire, je ne négligerais de toute façon jamais une occasion de bavarder dans la nuit en trinquant avec un ami. Mes observations m’ont déjà conduit à partager largement son point de vue, mais il me semble quand même que ce « discours du système » a perdu depuis quelques années beaucoup de son omniprésence, et surtout de sa puissance.

« Non, je ne dis pas, bien sûr, qu'il n’y aurait pas d’autres discours, tout au contraire », me répond-il. « Il est des quantités d’autres voix, d’autres logiques, qui se donnent toujours plus les moyens d’une consistance, et qui trouvent toujours mieux leur chemin vers des interlocuteurs, à défaut d’auditoires. Il est remarquable cependant que leurs rapports avec celui du système soient rompus. »

« Comment cela ? » Reprend-il sans me laisser le temps de l’interroger. « D’abord, le discours du système est totalement incapable de prendre en compte ces discours-là. Celui qui tient le discours du système, qui est clairement identifié, diplômé, rémunérés pour cela, qui semble partager avec tous ses confrères les mêmes coiffeurs et les mêmes tailleurs, totalement semblables, et se différenciant pour les besoins de débats par de petites nuances de jugement – la bouteille est à moitié pleine dit l'un, je me demande si elle n’est pas plutôt à moitié vide s’empresse de contredire l’autre – alors que ce dont ils parlent n’a peut-être aucune forme d’existence ; celui qui tient le discours du système est totalement incapable de discourir avec ceux qui ne le tiennent pas. Il est même incapable de tenir compte d’un discours sans l’associer à d’autres, sans en faire avec d’autres un discours composite, un portrait-robot de discours, un discours-robot, dont il rend compte en s’opposant sur des détails avec d'autres experts. »

« Celui qui parle pour le système est d’abord incapable de discuter avec celui qui ne le fait pas, de comprendre le discours de quelqu’un qui saurait d’où il parle. Cette personne et son discours deviendraient de ce fait dépourvus de tout autre intérêt que celui d’un témoignage. Le système n’entend pas un tel discours, non pas parce qu’il refuserait tout intérêt à la personne humaine, mais parce qu'il n’est rien pour lui dont la pensée pourrait se saisir hors du discours lui-même. Rien n’existe pour lui qu’un ordre du discours qui doit se couler et se mouler dans un ordre des choses, un ordre tout court ; qui doit s’en faire, en quelque sorte, le reflet, la doublure ; à moins que ce ne soit cet ordre des choses, cet ordre du monde, qui doive se couler, se replier, dans celui du discours, et, en tout cas, dont la parfaite coïncidence serait ce qu’il appelle “la vérité”. »

D’une question de sophistique

Shimoun aussi utilise un mod. Ils font pourtant figure d’objets de luxe, ici où le tabac n’est pas taxé et donc bien moins cher que chez nous. L’ingéniosité des utilisateurs locaux en est stimulée : la plupart sont bricolés et fortement personnalisés. Si nous avions fumé du tabac, l’air du salon serait déjà devenu irrespirable, avec ses vitres fermées. Là, il n’y a même pas d’odeur, peut-être à peine celle de la vapeur de propylène, et que recouvre largement celle de l’alcool. Nous avons échangé nos mélanges, celui des liqueurs nicotiniques d’origine chinoise que je commande en ligne, celui qu’il fabrique lui-même, à base de poivre et de genièvre.

Je dois avouer à Shimoun que je perçois dans son propos comme une aporie, à moins qu’une part de son argumentation ne m’échappe. J’ai l’impression que dans son discours quelque-chose se mord la queue.

« Ce que tu développes là est intéressant et profond, mais il me semble que ton propre discours se met à ressembler à celui du système, dis-je, un discours du système orienté à ce moment-là contre lui-même. Je n’en suis que plus admirateur de ta rhétorique, et même de son côté sophiste. Pour le reste, tu me sembles avoir tout dit avec ton “à force de s’imposer, ce discours ne s’impose plus”. »

« Oui, tu as en partie raison », reconnaît-il. « Une telle critique est un exercice sophistique peut-être magistral, mais complètement inutile pour expliquer quoi que ce soit. Le discours du système est aussi stérile à critiquer qu'il l’est intrinsèquement. Il n’en demeure pourtant pas moins vital pour le système, vital en ce qu’il est pour lui, si je peux dire, le chemin qui même à la vérité et à la vie. »

« Pas moins. » Insisté-je avec ironie.

« En effet, pas moins, reprend-il sérieusement. Ce discours se croit la clé du rapport pragmatique entre le système et les faits. Et ceux qui parlent pour le système croient bien souvent qu’ils énoncent des prophéties auto-réalisatrices. Ce qui fut bien quelquefois vrai en d’autres temps, mais le devient toujours moins. »

« Ça ne le rend évidemment en rien vital pour nous aussi », s'empresse-t-il d'ajouter comme pour devancer mon objection, « du moins tant qu’il ne s’agit, disons, que de son contenu. Cependant, en éludant le rapport cette fois entre langage, pensée et réel, le discours du système nous questionne. C’est d’ailleurs en quoi il s’agit bien d’un discours du système, et même, plus exactement, du discours d’un système, d'un discours qui produit l’exécution d’une série de tâches en économisant l’effort de les penser. »

« Tu soulèves alors une question qui est aussi bien technique et métaphysique », dois-je convenir.

Le yourtchi

Malgré son apparence et sa taille qui rappellent le bison, le yourtchi (Ovibos nivicola) est un ovin, un capriné, cousin du bouc, et non un bovin, exactement comme le bœuf musqué (Ovibos moschatus) dont il est le plus proche parent. Le genre Ovibos ne contient d’ailleurs que ces deux espèces. Depuis des milliers d’années, les peuples des plateaux élèvent des yourtchis pour de nombreux usages, les gardant en troupeaux à demi-sauvages. Ils sont la seule peuplade à avoir jamais monté ce genre d’animal.

Le yourtchi se distingue surtout du bœuf musqué par ses cornes, davantage semblables à celles du bélier. Il possède cependant la même toison laineuse, une force et une taille équivalente : un mètre cinquante au garrot, et une longueur de deux mètres cinquante pour un poids de trois cents kilos environ. Il a la même aptitude au combat que les taureaux espagnols ou camargais. Sa force de frappe lors de ses charges approche la tonne.

Les yourtchis les plus agressifs sont élevés pour le combat. Les plus dociles et les plus rapides sont dressés pour servir de montures. À la course, le yourtchi est sensiblement moins rapide qu’un cheval, mais il est à l’aise dans des cailloutis et des pentes escarpées où un homme ne passerait pas sans peine. Il peut cependant se faire plus rapide qu’un étalon pendant une courte charge au terme de laquelle il est capable de se jeter de toute sa force sur ce qui lui fait obstacle. Contrairement au cheval, il est bien rare qu’il se brise un os en tombant.

Des chercheurs prétendent que le yourtchi fut le premier animal domestique de combat, et que plus tard seulement, les premières tribus descendues des plateaux auraient changé leurs montures pour des chevaux. Les gens d’ici traitent les yourtchis avec respect. On n’en tuerait jamais un pour le manger. On les mange cependant, généralement quand ils sont morts au combat, et avec force cérémonies.





Chapitre quatre - Retour en mer

Les Phocéens

« Pourquoi les habitants de Massalia s’appellent-ils les Phocéens ? » Demande Shimoun à Onyx.

« Parce que les Grecs qui ont fondé Massalia étaient des Phocéens, explique-t-elle, venus de Phocée, une cité grecque sur la côte de la Turquie actuelle. Lorsque les Mèdes conquirent la rive Est de la mer Égée, la plupart des Phocéens et leurs institutions partirent pour leurs colonies occidentales, dont Massalia devint la nouvelle capitale. On continua donc à les appeler des Phocéens. »

« Ils emportèrent avec eux une copie de la statue de Diane qui se trouvait dans le sanctuaire d’Éphèse, et qui était leur déesse tutélaire. Ils la placèrent dans un nouveau temple de Massalia. Les Phocéens avaient fait escale près du Latium où ils avaient une colonie. Les Romains découvrirent la statue de Diane à cette occasion, et ils voulurent aussi en faire une copie. Voilà pourquoi la seule figure que nous en ayons encore se trouve à Rome. »

« Pendant des siècles, les Phocéens et les Romains vécurent en une étroite symbiose, les uns dominant la mer avec leurs trirèmes ; et les autres, la terre avec leurs légions. Ils vainquirent ensemble les Carthaginois et devinrent les seuls maîtres de tout l’Ouest de la Méditerranée, en fait du seul Ouest que connaissait le vieux monde en ce temps-là. »

Essais en mer

Nous avons repris la mer, Onyx, Shimoun et moi. Pour travailler à bord, Shimoun a adopté une tenue qui ne manque pas de me surprendre. Il porte comme moi des bottes de sécurité, auxquelles Onyx a renoncé, préférant ses mocassins ou des bottes de pêcheurs quand les intempéries l’exigent. Il a enfilé un pantalon kaki avec de multiples poches, et un tricot genre ski, décoré de triangles colorés. Il porte toujours sa veste de cuir avec un petit carnet et un stylo qui dépassent de sa poche, et il est coiffé d’un bonnet de fourrure.

Nous avons trouvé ici un lieu où nous pouvons apporter quelques modifications à la structure du bateau, un petit port de pêche qui possède tous les équipements nécessaires où l’on veut bien nous laisser bricoler et même au besoin nous donner un petit coup de main au seul échange de la réciproque.

– Massalia a rendu un culte à cette déesse de la fertilité, de la chasse et des espaces sauvages, dit Onyx, jusqu’à ce que Marie de Magdala vint l’évangéliser. La légende veut que la sainte ait vécu sous le pilon de la Sainte Baume qui surplombe la cité au fond de la plaine côtière à l’Est, dans les bois comme un animal sauvage jusqu’à la fin de ses jours.

– On n’est pas obligé de le croire, précisé-je, car on trouve une sépulture de Marie de Magdala à Éphèse. Il est du moins vraisemblable qu’elle passât à Massalia, car après les conquêtes de Pompée en Orient, la ville avait rétabli des liens avec Éphèse qui semble être restée après la conquête Perse un sanctuaire important. Rien ne permet donc de douter qu’elle débarquât avec les deux autres Maries dans la plaine de la Crau, comme le disent des écritures, ni même qu’elle vécût dans la forêt aux pieds de la Sainte Baume, avant de s’embarquer pour la mer Égée.

– Toutefois, reprend Onyx, la ville a cessé au fil des siècles de rendre un culte à la Sainte Vierge de la fertilité et des mondes sauvages, pour adorer une autre Sainte Vierge Mère de Dieu.

Nous n’allons pas très loin pour nos essais, ne restant jamais plus de vingt-quatre heures en mer, et nous pouvons travailler des jours entiers à terre. À l’entrée du port, se trouve un petit chantier de réparation navale où les coques sont tirées par des chaînes sur des chemins de ciments au travers de la plage de gravier, à l’aide de chariots montés sur rails. Au devant des hangars une sorte de capitainerie est montée sur des pilotis. Nous y passons beaucoup de temps à boire du thé ou de l’alcool.

– Reconnaissons que ce culte marial des Phocéens était une façon intéressante de passer du polythéisme au monothéisme, remarqué-je, une transition douce, en quelque sorte. Je crois bien que c’est ce qui a stérilisé plus tard tous les germes de la Réforme, quand il aurait été compréhensible que la ville s’associât aux autres grandes cités du Sud, pour tenter d’obtenir une plus grande autonomie. Mais les Phocéens ne risquaient pas de contester la sainteté de Marie ; ils auraient encore plutôt reconnu sa divinité.

– Tu veux dire, intervient Shimoun, que les Phocéens n’avaient jamais été profondément chrétiens ?

– Il n’a pas tout à fait tort, ajoute Onyx, il semble qu’ils croyaient en Dieu dans la mesure où ils croyaient d’abord en sa vierge de mère.

– Ils ne choisirent non seulement pas la Réforme, continué-je, mais le camp contraire, celui de la Ligue Catholique, pourtant dans la même idée d’y gagner plus d’autonomie envers la couronne de France. Ce fut encore une fois le contraire qui arriva. Après l’assassinat de Cazaulx, officier de la garde-civile devenu chef de la république, les murs de la cité furent détruit, et elle fut flanquée de deux forteresses royales à l’entrée du port, qui avaient plus fonction de la maintenir en respect que de la protéger.

– Ce fut un choix aussi catastrophique que celui d’avoir pris le parti de Pompée plutôt que de César, conclut Shimoun. Crois-tu sérieusement qu’il ait été inspiré par une forme singulière de religion ?

– Je ne répondrais pas par l’affirmative à une question formulée ainsi. Mais la mythologie dit certainement quelque-chose de la façon dont les Phocéens concevaient leur manière de former une communauté.

Il ne fait pas si froid bien que l’hiver ne soit pas terminé. Les courants du sud adoucissent le climat. Parfois, le matin, la mer paraît toute blanche à cause de la nébulosité de sa surface que les rayons du jour rasent. Parfois elle est gris-sombre comme une plaque de tôle mouillée, et toute striée. Il reste cependant un peu de neige sur la côte.

J’aime l’odeur des tôles, et j’aime l’odeur du métal brûlé dans cet air qui reste vif, et même glacé au matin. Je crois avoir déjà dit que j’aime le feu, et les fragrances qu’il dégage. J’aime aussi beaucoup l’odeur du vieux poêle quand on l’allume au matin.

« J’ai entendu dire que la déesse des Phocéens était Cybèle », avait encore ajouté Shimoun. « Par qui ? » demandé-je, surpris. « Des chercheurs Turcs. » Comme nous restions silencieux, il a conclu : « Les voies de l’Histoire sont impénétrables. »

Des maux des mots

On rencontre aujourd’hui de réelles difficultés avec la langue française pour désigner les objets les plus courants de la vie quotidienne. On s’en aperçoit surtout avec les objets électroniques les plus usuels. « Wi-fi », par exemple, ressemble à première vu à une bonne abréviation de l’anglais pour désigner un réseau sans-fil, mais ce n’est pas une abréviation (et de quoi ?), c’est une marque déposée. Le mot s’applique à des protocoles de communication sans fil que l’on appelle ainsi par abus de langage et pour des raisons de « marketing », mais pas aux USA cependant où l’on dit WLAN (Wireless Local Area Network).

A-t-on besoin aussi bien d’appeler « box » un boîtier ? Je pourrais multiplier les exemples. Ce n’est pas dans un souci cocardier que je dis cela, ni pour me faire l’avocat d’un vain purisme. Le danger que font courir à la langue de tels usages est le manque de précision, et pour le moins, d’efficacité. Dès que je dois utiliser un manuel ou un mode d’emploi, j’en viens à privilégier la version anglaise plutôt que celle de ma langue maternelle pour éviter les imprécisions et les ambiguïtés.

En anglais, « box » signifie « boîtier » et rien de plus. En français, « box » signifie toujours un peu plus sans qu’on sache bien quoi. On a « mail » aussi, qui signifie « courrier » en anglais, mais qui en français est souvent employé pour « courriel », « e-mail » en anglais.

Je ne suis pas systématiquement contre l’introduction de mots étrangers dans la langue française, au risque de faire ce qu’on appelle de « faux amis ». Tout est possible à condition de ne pas faire perdre aux énoncés toute consistance. Si l’on voulait à tout prix introduire le mot « hacker » en français pour désigner un pirate informatique, on devrait alors le traduire en anglais par « cracker » ; et ça ne nous aiderait pas de toute façon à traduire « hacker », qu’on ferait bien mieux de franciser en « hackeur ».

Je ne conteste même pas que des noms de marque finissent par devenir des noms communs, comme le fameux « frigidaire » si bien trouvé ; mais il ne doit pas en découler une confusion systématique entre les deux, ni dans leur typographie et leur syntaxe. Par exemple « l’internet », qui est un nom commun, n’a pas à être orthographié avec une majuscule et sans article, comme un nom propre. Des abréviations n’ont pas à être privées de leurs articles, le HTML ou le HTTP, même si elles sont faites avec des mots de la langue anglaise où elles n’en prennent pas.

Ces usages finissent par produire une sorte de langue parallèle, avec des vies et des pensées parallèles : une langue où l’on vit et pense tous ses objets quotidiens comme des gadgets à la mode, peu utiles et peu sérieux, superficiels et éphémères ; que l’on ne cherche pas à comprendre car on pense qu’ils n’ont précisément pas à être compris ; et une autre où l’on vivrait et penserait, sentirait, éprouverait… mais sans corps, sans objets si ce n’est anciens ; une langue et un monde abstraits, intellectuels, éthérés… dans le meilleur des cas, anciens.

Je pourrais associer ces remarques à un usage très abusif de termes dont on ne retient plus que le sens administratif et juridique. Un « plan social », par exemple, est tout ce qu’on veut, sauf ce qu’un bon francophone non averti entendrait par ces mots. Le terme de « droits », au pluriel, désigne généralement des émoluments, et de même « entreprise », « association », « animateur », etc.

La langue se vide ainsi peu à peu, devient une structure formelle, devient inutilisable, incitant toujours plus à faire appel aux ressources de langues étrangères, c’est-à-dire, faute de mieux, à l’anglais, qui ne s’en porte pas mieux et renforce le problème au lieu de le résoudre. À la fin du vingtième siècle, on avait eu aussi des recours massifs à des mots allemands en matière de philosophie, et même à la francisation de syntaxes de l’allemand. On assiste alors à l’effondrement sur elles-mêmes des langues occidentales.

D’un autre côté, ces langues ont de solides littératures auxquelles il est toujours facile de se ressourcer. Il est toujours possible, même en solitaire, de les revivifier rapidement.

Oui, parfaitement, on peut y parvenir en solitaire, ce qui montre encore une fois qu’une langue sert davantage à concevoir qu’à communiquer. Cependant, je ne dirais pas le contraire, on voit mal comment conserver la maîtrise d’une langue sans parler avec ses semblables. Évidemment, de tels problèmes avec les mots sont aussi bien un problème avec les choses.

De l’énergie et de l’attraction des corps

Nous vivons très chastement tous les trois, et c’est une excellente chose pour ne pas nuire à notre bonne entente. En fait, je ne comprends pas comment nous pouvons vivre si chastement, car je sens qu’il n’en faudrait pas beaucoup. Nos activités, la vie que nous menons, sont stimulantes, j’entends sexuellement stimulantes, mais c’est comme si y était spontanément absorbée cette libido qu’elles stimulent, un peu comme « la machine » de l’Anabasix qui gère l’équilibre entre l’énergie puisée dans l’environnement et l’autonomie du navire.

C’est un réglage assez fin qui n’est là assisté par aucun programme au sein d’une petite carte mère. De tels équilibres se font seuls, comme ils se défont parfois aussi bien. Je pense ici à la célèbre pièce de Sartre, Huis clos. À l’évidence, de tels équilibres fonctionnent d’autant mieux qu’ils sont reliés à ceux du monde réel, du monde physique et de ses équilibres de forces. Nous nous entendrions certainement moins bien si nous nous intéressions plus à nous-mêmes plutôt qu’aux vents et aux marées. Mais là, non : les pulsions sont immédiatement absorbées par ce qui dans le même temps les stimule.

Je dois pourtant reconnaître qu’Onyx est attirante. Son regard surtout, que j’ai appris à mieux connaître, est séduisant. Il est habité d’une tristesse pourtant, d’une nostalgie, d’un désespoir tranquille dont je ne sais rien et ignore la cause, et qui pourrait n’être encore qu’une coquetterie patiemment cultivée, comme un appel à être consolée.

Tout serait simple car notre étroite cohabitation depuis des jours a facilité les gestes familiers, la spontanéité des attitudes, la franchise des émotions. Il me semble que ce serait plus facile encore pour Shimoun s’il le voulait, car dans son regard, une froideur et une fermeté répondent volontiers à celui d’Onyx.

À l’évidence, il est comme moi, et comme Onyx aussi. Nous n’en sommes pas là. C’est comme si un petit Arduino réglait nos libidos à des fins plus constructives. Et peut-être est-ce finalement bien notre Arduino qui les règle en partie.

De toute façon, à de tels jeux nous ne sommes pas les maîtres ; volonté et conscience sont toujours gagnées de vitesse, quelles que soient nos tentations ridicules de normer et de ritualiser les choses. Il y a là des lois prééminentes à toutes lois, même peut-être à celles de la physique et des mathématiques.

C’est bien nous qui réglons l’Arduino après tout, et qui écrivons le code, mais certes pas dans le souci de régler nos relations les uns avec les autres. Curieusement pourtant, en ne nous prêtant pas attention, nous en devenons plus subtilement attentifs les uns aux autres.


À suivre...








© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




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