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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet vingt-neuf
Des saveurs de l'existence

Le 8 février

Le triomphe de la vapeur

Je dois quand même en parler, des cigarettes à vapeur, même si l'on peut juger que ce n'est pas essentiel. (En réalité, je ne suis pas convaincu que ce ne soit pas essentiel.)

Il y a trois ans que je ne m'étais plus arrêté dans un bar bien exposé, pour écrire tout en buvant un café et en fumant une pipe, un cigare ou une cigarette. Eh bien, j'ai enfin pu recommencer. Non pas à fumer dans un bar, bien sûr : j'ai remplacé seulement la fumée par la vapeur, et je ne perds pas au change.

Les néophytes les appellent « cigarettes électroniques ». Dès qu'on s'y essaye, on voit bien que ce ne sont pas des cigarettes et qu'elles ne sont pas plus électroniques que ne l'est la bonne vieille torche électrique. Ce sont des vapoteuses. Ce nom lui-même ne convient déjà plus pour des objets qui s'éloignent toujours davantage de la taille et de la forme d'une cigarette. On les appelle alors des mods.

Avant même de l'essayer, dès qu'on regarde l'objet, qu'on en monte les trois parties ― batterie, atomiseur, cartouche ―, on voit bien qu'on n'a à faire ni à une cigarette, ni à un cigare, ni à une pipe. Ce n'est pas un objet qui les remplace : il les dépasse.

D'abord, on voit bien que ces objets sont beaux. Ils sont agréables au toucher. Leur poids, conséquent mais pas excessif, donne à leur matériau une noblesse.

Le mod que je voulais garder pour moi mais que j'ai finalement offert à Francine, de couleur titane, a la beauté d'un bijou dessiné par Paco Rabane. Le mien, plus gros et assorti au macbook par la couleur et la substance, m'évoque par la forme une petite pipe à opium chinoise en ivoire sans son fourneau que j'avais remarquée dans un magasin.

L'expérience de la vapeur est différente de celle de la fumée. Comme ceux qui s'y sont essayés, je commence moi aussi à la trouver meilleure. Le tabac était, de toute façon, devenu exécrable, toxique, et bien trop cher.

Pour le prix, la vapeur est très avantageuse. Avec une boîte de cartouche et un flacon de liquide pour les recharger, on a l'équivalent de dix paquets de cigarettes pour une dizaine d'euros. On doit compter aussi de cinq à dix euros pour changer l'atomiseur de temps en temps. Les batteries sont à renouveler également de loin en loin.


Vapoter, vapoteuse, vapoteur, ces mots ne vont pas. La raison en est morphologique : papoter, tapoter, clapoter… Non, ça ne colle pas, ce n'est pas l'équivalent de « fumer » pour la vapeur. On a pourtant un verbe qui ne demande qu'à exister, dont on ne peut qu'être surpris qu'il n'existe pas encore : vaporer. On a vaporiser, évaporer, bouillir… et vaporisation, ébullition… Aucun vaporer ni vaporeur.

Mod est intéressant, car c'est également ainsi qu'on appelle un jeu numérique modifié à partir d'un autre existant. Le mod qui nous occupe est doublement modifié. D'abord on remplace la fumée par la vapeur dans un objet qui imite autant qu'il lui est possible la forme de ceux qu'il remplace. Puis l'objet s'émancipe et s'adapte à son fonctionnement réel. L'usage est cependant le même : consommer de la nicotine, un alcaloïde présent dans les plantes de la famille des solanacées, notamment les feuilles de tabac (Wikipedia).



Mod  Mod  Mod


La vapeur est incontestablement moins toxique que la fumée, mais ce n'est pas l'aspect le plus important. Le plus important est le plaisir.

Ce serait une grave erreur de voir dans la cigarette à vapeur un produit pharmaceutique pour combattre le tabagisme. Si l'on cherche vraiment à arrêter de fumer, la meilleure méthode sera toujours la plus simple : arrêter de fumer.

Je me méfie comme de la peste de tout ce qui deviendrait une médicalisation, en raison d'abord de la collusion entre les industries de la cigarette et de la santé. Un consommateur de tabac est virtuellement un consommateur de produit anti-tabac : plus le tabac est toxique, plus il devient virtuellement demandeur de produits anti-tabac ; plus ces derniers sont inefficaces, plus il consomme des deux, plus il s'empoisonne et se soigne en même temps, et plus il s'accoutume à ces politiques publiques de santé, de soin, vecteurs d'un nouveau fascisme.

Il n'est pas recommandé d'acheter des cigarettes à vapeur en pharmacie. Et d'abord on ne trouvera pas de mod ; seulement de petites vapoteuses à faible autonomie et avares en fumées. On ne trouvera que des cartouches jetables qui mettront la vapeur au prix de la fumée taxée. On ne devra pas s'étonner qu'elles soient vendues comme des substituts de cigarettes, bien incapables de satisfaire le vrai fumeur.


Du point de vue du plaisir, trois aspects sont à considérer. Le premier est le plaisir la vapeur. Est-elle plus agréable que la fumée ? Tout dépend de la densité de vapeur. Un bon atomiseur, ou éventuellement un cartomiseur (un atomiseur et une cartouche en une seule pièce), peuvent donner une vapeur plus dense et généreuse que la fumée des cigarettes ou de bien des pipes.

Le second aspect est l'effet de la nicotine. La nicotine a bien évidemment des effets. Elle active les canaux nicotiniques, entraînant une cascade d'activités sur les systèmes cérébraux noradrénergiques et dopaminergiques, ainsi que sur les récepteurs répartis dans le corps, les muscles en particulier (Wikipedia). On peut rechercher ces effets ou les juger indésirables. Il est alors facile de contrôler les dosages : fort pour un effet sensible et rapide, léger pour vaporer longtemps. On peut utiliser aussi des solutions sans nicotine, si l'on recherche seulement le plaisir du geste et de l’absorption de vapeur.

Le troisième aspect est celui de la saveur. Elle est donnée par les arômes des solutions liquides. Ils sont des plus divers, des dizaines par marque. Les solutions sont composées de nicotine, elle-même sans saveur, dissoute dans du propylène glycol (C3H802) ou du glycérol (C3H8O3) végétal. On ne peut donc se fier qu'aux avis des autres consommateurs, et faire ses propres essais.


Mod  Mod  Mod


Le plus drôle est qu'un tel objet aurait pu être inventé depuis longtemps. Il aurait dû l'être, au point qu'on se demande ce qui a pu repousser son apparition, pourquoi il a été nécessaire d'attendre l'interdiction de fumer dans les lieux publics, et l'ingéniosité d'un pharmacien chinois, Hon Lik.

La vapeur lui est plus essentielle que l'électricité, et à plus forte raison l'électronique. Une cigarette à vapeur : c'est quand même moins prestigieux qu'une « cigarette électronique ». Quoique je n'en sois finalement pas si sûr : la vapeur restera toujours associée à la puissance, ne serait-ce que par le cheval-vapeur. Un cheval électronique, ça aurait l'air de quoi ?

Le 12 février dans la soirée

La syntaxe des saveurs

Je commence à explorer les saveurs de la vapeur dont je découvre l'importance. J'ai d'abord vapoté du tabac brun corsé qui ne m'a pas déplu, mais je manquais encore d'éléments de comparaison. Je lui trouvais comme un arrière goût d'alcool que j'attribuais au propylène de glycol, un alcool gras.

Le parfum de havane que j'ai goûté plus tard, ne m'a pas vraiment convaincu. Puis j'ai testé du tabac pour pipe : un peu âcre, un peu trop sirupeux lui aussi, sinon pas mauvais. Jusque là habitué à fumer un tabac épouvantable, je n'ai pas d'abord donné beaucoup d'importance aux saveurs, bien assez satisfait de ne pas perdre au change.

Cet après-midi, j'ai reçu un flacon de tobacco, qui m'a fait enfin accorder aux saveurs l'importance qu'elles méritent. Aux premières bouffées, j'ai trouvé un peu écœurant. Forte, profonde et capiteuse, avec quelque chose d'humide, un dimanche pluvieux où une odeur d'humus se mêlerait à celle d'un cognac, la saveur était pénétrante jusqu'au malaise, avec quelque-chose de charnel, qui sentait la chair et le sang du gibier…

J'ai ensuite goûté du ruyan 4. Le goût m'est paru bizarre et indéfinissable d'abord, puis j'ai senti une forte impression de prairie. Cette saveur ne se marie pas à celle du café, mais elle doit bien accompagner le thé.

J'ai quitté le ruyan 4 pour reprendre le tobacco, et là, j'ai éprouvé une véritable nausée. Le brun corsé s'accorde pourtant bien au tobacco comme au ruyan 4. On peut fumer l'un tout de suite après l'autre et même les mélanger ; mais le tobacco et le ruyan 4 sont écœurants jusqu'à la nausée si on les consomme à la suite.

Le 13 février

Re : La syntaxe des saveurs

― Un goût de « dimanche pluvieux » dis-tu. Pourquoi pas de lundi ?

Pourquoi ? Parce qu'il est moins fréquent de boire un cognac après le repas du lundi. D'autre part, lors des dimanches pluvieux, soit, dans nos régions de Méditerranée occidentale, à l'automne, pendant la saison de la chasse, il n'est pas rare d'avoir du gibier au repas

 Doit-on toujours tout expliquer par le détail pour espérer être compris ?

Je me rends bien compte cependant que nous ne pouvons pas tous ressentir, interpréter aurais-je même plutôt envie de dire, une même saveur exactement de la même façon. Une saveur en éveille d'autres, ranime des souvenirs, des impressions ― mais il en va exactement de même avec les mots, n'est-ce pas ? Chaque mot, comme chaque saveur, pris isolément, ne transmet rien, ne communique rien. Seule leur trame y parvient.

Si tu n'as jamais mangé du gibier un dimanche d'automne à la campagne, si tu ne sais pas comment on prépare le gibier dans le sud de la France, si tu n'as jamais longé les berges de la Durance, de l'Aigue ou de la Sorgue quand la brume de l'aube est comme un mercure gazeux, tu peux quand même retrouver la trame des émotions ; des tiennes d'abord, qui t'ouvriront celle d'un autre. Je dis bien la trame.

C'est pourquoi il y a tout un nouveau lexique et une nouvelle syntaxe des saveurs à apprendre. Toujours, chaque génération doit réinventer et apprendre cette syntaxe des saveurs.

Comme je le soupçonnais, le ruyan 4 est agréable pour écrire le matin, à la fraîche, quand le temps le permet.

Le 26 février

Re : La syntaxe des saveurs

J'ai repensé à ce que je t'ai écrit sur la syntaxe des saveurs. Depuis, je me demande s'il peut bien y avoir de la syntaxe sans paradigmes. Je t'explique : Jusqu'à aujourd'hui, les choses avaient des saveurs et des parfums. Parfums et saveurs faisaient partie des propriétés des choses.

Au nez, au palais, on reconnaît une chose, comme à sa vue, ou en la soupesant, la caressant ; en écoutant sa résonance… Et inversement, si l'on enlevait à une chose toutes ses propriétés une-à-une, saveur, parfum, couleur… il n'en restait finalement plus rien.

Que se passe-t-il alors si l'on se met à isoler les saveurs ?

Je sais bien qu'on ne vient pas de commencer. Ces pratiques sont aussi vieilles que l'homme. Depuis quand sait-on fabriquer des teintures qui ne conservent d'une substance que la couleur ? Des parfums, des essences ? Cependant, peut-on réellement retirer d'une chose sa saveur, à l'exception de toute autre propriété ?

Je puis avoir le goût des fraises sans les fraises, sans aucune propriété des fraises ; le goût du sucre, sans aucune propriété du sucre. Mais à quoi me sert-il ce goût ? (Je ne sais pas très bien formuler la question que je me pose.)

Qu'est-ce que je cherche exactement à faire de ce goût ? Tromper mes sens ? Combler un manque ? Ou bien au contraire, le creuser davantage ? Jouir de l'écart entre le goût et la chose ?

Chercherais-je plutôt comme une grammaire des sensations ? Ou plutôt une poétique ?

Tu devines peut-être vers quelle idée je me dirige. Quelque chose qui rappelle la définition de l'image poétique que donne Reverdy : « Plus le rapport entre les deux réalités sera lointain et juste, plus l'image sera forte ».

Il s'agit d'images gustatives. Dans ce cas, le goût doit être porteur de deux réalités. Tu comprends le fond de ma question ? Le goût doit ramener, référer à des réalités.


J'aimerais interroger des parfumeurs, ou encore des cuisiniers, leur demander ce qu'ils font exactement. Que cherche à dire le cuisinier ? Cherche-t-il à exprimer la plus intime réalité de ce qu'il donne à manger, ou à tromper nos goûts ?

Est-il essentiel de reconnaître les composants d'un goût ? Mais qu'est-ce que cela peut-il vouloir dire ? Cela peut vouloir dire que je sais retrouver quels ingrédients je dois employer si je veux retrouver cette saveur dans ma cuisine : ail, cerfeuil, sauge…

Qu'est-ce que cela peut bien encore signifier si j'utilise des saveurs industrielles ? Je ne peux cependant pas affirmer qu'une peinture ne vaut rien si je ne produis pas moi-même mes couleurs comme le faisaient Michel Ange ou Léonard de Vinci.

Tu vois, tout ceci me tourne en tête et me trouble. Ce sont des questions que j'ai bien trop négligées, et dont je suis surpris que les réponses aient si peu été cherchées.


Mod  Mod  Mod

Le 27 février

On doit bien appeler un char un char

Une chose commence à paraître certaine : ceux qui ont risqué leur vie dans les soulèvements du monde arabe des deux derniers mois ne l'ont pas fait pour gagner le droit de participer à des concours de cravates tous les cinq ou six ans, même si la presse de presque tous les pays proclame haut et fort le contraire.

Une autre chose cependant paraît certaine elle aussi : rien de décisif n'a encore été fait ; aucun régime encore n'est tombé, même si la presse de presque tous les pays proclame haut et fort le contraire.

Coups d'état ou révolutions ? Il est clair que les régimes en place ont tenté de profiter des soulèvements pour accomplir des coups d'états. Pourquoi donc réaliser un coup d'état quand on a déjà la pouvoir ? C'est subtil, en effet. Ce fut même trop subtil pour le ministère des affaires étrangères de mon pauvre pays. En Tunisie, le mois dernier, on a mis le président dans un avion, et les chars dans la rue. Le régime devait en ressortir propre comme un sou neuf.

Un coup d'état doit réussir vite, très vite. Une révolution peut durer, s'éterniser. Une révolution dure toujours assez longtemps, pas un coup d'état. S'il ne réussit pas en un jour ou deux, il échoue. Le coup d'état tunisien avait été bien mené. Sans le soulèvement égyptien, il aurait pu marcher. Mais si le coup d'état Tunisien n'avait pas marché, il n'y aurait peut-être pas eu ce soulèvement Égyptien. Il a nourri l'espoir chez les insurgés de détrôner Moubarak, et convaincu les USA qu'ils pouvaient lâcher leur protégé à bon compte.

Deux mois plus tard, on voit bien que la tempête, loin de se calmer, a encore pris de l'ampleur. Barheïm, l'Irak, La Palestine, c'est très dangereux pour l'impérialisme, plus encore que le Yémen et la Jordanie. Et la Libye ? Tenter un coup d'état en Libye, entre l'Égypte et la Tunisie en effervescence, ça ne manque pas d'audace, ni sans doute d'un peu de folie. Là encore, le coup d'état a fait long feu.

Je n'ai pas la moindre idée d'où tout cela peut bien mener, et je manque de toute façon d'informations fiables. En tout cas, le changement ministériel en France ce dimanche sera le premier hors du monde arabe.

L'humanité doit de toute façon trouver une autre forme d'organisation ― une organisation moins des hommes que des choses ― et la route sera longue. Je sais d'autant moins ce qu'il va se passer que je ne me pose pas la question. Je me pose celle des arômes.

Un arôme peut-il être totalement dépourvu de toute autre vertu qu'aromatique ? C'est une question très troublante en réalité, car elle interroge même les frontières entre objectif et subjectif.

Je me suis aperçu un jour que je consommais trop de sucre. Je n'ai alors plus rien sucré, et j'ai découvert au café, au thé, aux fraises, au lait… des saveurs plus agréables que je ne croyais les connaître. J'ai pensé aussi que je consommais trop de sel, et j'ai découvert encore des quantités de saveurs que je connaissais mal. Aurais-je dû utiliser du sucre sans sucre, ou du sel sans sel ? Où une telle voie pourrait-elle bien finir par mener ?

Quand je suis enrhumé, comme je l'étais dimanche dernier, je sens bien que la menthe me fait du bien et dégage mes sinus. Est-ce qu'un goût de menthe sans menthe aurait le même effet ? (Je n'en sais rien.) Ou encore, de la menthe sans goût ? Où cela peut-il bien mener, je veux dire si l'on généralise jusqu'à la folie collective ?

Posons la même question avec du son : un son m'agace, un autre me détend. Imaginons alors un son qui me semble énervant mais me détende, ou l'inverse.

Tout cela est-il bien sans rapport ? sans rapport avec des saveurs de révolution, de coup d'état et de remaniements ministériels ?


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