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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Trentième carnet
De la voie et de la vertu

Le 28 février

Critique du déterminisme

Ce dont je te parlais est un peu plus complexe que ce que tu me réponds. Laisse tomber la mal-bouffe ou la guerre du faux et pense plutôt à une critique du déterminisme.

En me levant ce matin, j'ai mis un peu de chauffage. Cependant, la température de l'appartement ne s'élève pas instantanément. Dix bonnes minutes sont nécessaires avant de percevoir un tiédissement si l'on y prête attention. Voilà le principe du déterminisme : un événement en t1 produit un effet en t2.

Le temps a un rôle important dans le déterminisme. L'effet ne saurait y précéder la cause. Pourtant, si l'on considère que l'allumage du chauffage est la cause du réchauffement, on doit bien admettre qu'il fut allumé, et même installé, construit, conçu, pour la seule raison que cet effet avait été anticipé.

Il me semble plus intéressant encore de reconsidérer le déterminisme d'un point de vue relativiste. Et d'abord je m'étonne que ce ne soit pas déjà fait, si ce n'est par Schrödinger dont les réflexions restent pourtant très proches de l'aporie. La question de la synchronie est pourtant immédiatement abordée dans la théorie de la relativité avec autant de simplicité que d'évidence.

L'éclair et le tonnerre par exemple : la même foudre produit une lumière, l'éclair, et un son, le tonnerre. Plus que de deux phénomènes simultanés, il s'agit en fait d'un seul, mais comme la lumière et le son ne se déplacent pas à la même vitesse, on voit le premier avant d'entendre le second. Lorsque nous voyons un éclair, nous pouvons être à peu près sûr que nous allons entendre un tonnerre. Nous pouvons à juste titre parler de prédiction, mais nous ne prédisons en réalité qu'un événement qui a déjà eu lieu.

C'est comme lorsque j'entends une information le soir à la radio, et que je peux être sûr que je lirai le lendemain dans le journal. Cependant, cette information participe aussi de l'événement dont elle prétend rendre compte ; elle est son onde choc. Quand la foudre est tombée, la lumière ni le bruit n'ont plus beaucoup d'incidence, même si elles sont très impressionnantes ; bien souvent, au contraire, l'information cause plus d'effets que l'événement lui-même, mais l'un et l'autre participent de toute façon du même événement ; constituent un seul et même processus.

Voilà, je vais te laisser réfléchir tout seul à ce que mes réflexions n'ont pas de si décousu qu'elles pourraient le paraître.



pigeons  pigeon  pigeons

Le 6 mars

Mouettes remontant au vent

Ici même, la semaine dernière, je regardais les mouettes voler contre le vent. J'étais à l'abri d'un fort mistral par le microclimat de la terrasse du bar PMU, place de la Corderie.

Elles allaient contre le vent sans bouger les ailes, à peine au-delà des toits, suffisamment proches pour que je distingue bien leurs attitudes, la tête pointant légèrement vers le bas, et les ailes à peine repliées en arrière, comme si elles se laissaient tomber.

Mais elles ne tombaient pas, elles avançaient, très lentement, sans doute au prix d'un réel effort pour maintenir leur corps dans une position qui ne paraissait pas confortable, mais elles avançaient, et elles semblaient en éprouver un plaisir, puisqu'à peine passé le toit, à peine échappées à mon regard, je les voyais revenir en se laissant porter, se laisser ramener en arrière jusqu'après la place, jusque derrière les toits qui, en face, me les cachaient à nouveau, et elles recommençaient.

Au-dessus de ma tête, je voyais vibrer leurs membres tendus. D'où j'étais, je ne sentais pas le vent, totalement arrêté par la courbure des façades. Par instants cependant, quelques pigeons me montraient les vigoureux battements d'ailes qui leur étaient nécessaires, même pas, eux, pour remonter le vent, mais seulement pour diriger leur vol.

Aujourd'hui, il n'y a presque pas de vent, et quelques mouettes au même endroit battent des ailes, apparemment toujours avec le même plaisir, car rien ne les y force à l'évidence.

Le 7 mars

À propos de la voie et du non-agir

Il est devenu vital de revoir entièrement la millénaire conception qu'on s'est forgée du travail, la conception commerciale du travail. À l'instar de Clausewitz, déplaçons le raisonnement à la guerre : Imaginons des mercenaires que l'on payerait aux têtes coupées, ou aux mains, ou aux oreilles, ou à n'importe quelle autre preuve qu'ils ramèneraient d'avoir tué des ennemis. De telles pratiques existaient encore il y a bien peu de temps, c'est certain, et il est probable qu'elles existent toujours. On pourrait aussi en imaginer des formes plus rationalisées : des condottieres payent une solde à leurs mercenaires, et vendent leurs services au nombre d'ennemis tués.

Je ne me soucie ici d'aucun aspect humanitaire ou moral, seulement stratégique : une telle armée qui devrait produire son quota de morts pour maintenir son existence et assurer sa survie, aurait-elle la moindre efficacité militaire ? Il est évident au contraire qu'une armée efficace peut bien se livrer à des massacres s'ils lui sont nécessaires, mais qu'elle est capable de s'abstenir de combattre si là est la meilleure stratégie.

Je me suis parfois demandé si les civilisations amérindiennes auraient seulement pu s'arrêter de combattre, de ramener des captifs et de la sacrifier ; exactement comme la civilisation occidentale s'est rendue impuissante à cesser de produire et de vendre n'importe quoi compulsivement. Comment, en effet, les guerriers aztèques auraient-ils pu continuer à se nourrir autrement, et, qui sait même, le soleil se lever ?

On vide les mers, on épuise les sols, jusqu'à faire tomber les prix si bas qu'ils rendent plus impérieux encore le besoin de vider les mers, d'épuiser les sols… Attendre des institutions d'état qu'elles apportent des solutions à de telles impasses est comme si les Aztèques avaient attendu des solutions de leurs prêtres.

On pourrait m'objecter qu'une armée qui ne se bat plus cesse vite d'être apte au combat. Soit, mais certainement pas davantage que celle qui n'aurait rien de mieux à faire que couper des oreilles, ou des mains, ou ramener des captifs à sacrifier.

Au contraire, la meilleure façon de se battre consiste à terrasser son ennemi avant même le combat ; la meilleure façon de travailler, est dans le ne rien faire, le wou weï du Tao.

Dhu al-Hijjah 1, 1260

À propos de la voie encore

Le problème est que tout repose sur des accumulations de biens, et donc de richesses. Imagine seulement ce que représente un réseau ferré, et l'armée de travailleurs qu'il nécessite pour seulement demeurer en état de fonctionner. Inévitablement se pose la question de la propriété de ces biens, et donc de ces richesses.

À qui appartiennent-ils ? Le plus sage serait qu'ils appartiennent à cette armée de travailleurs qui les produisent et les entretiennent. On pourrait même dire qu'ils leur appartiennent selon la loi qui est au-dessus de toute loi. Seulement, si l'on admet qu'ils sont les légitimes propriétaires de ces biens, cela signifie qu'ils peuvent les vendre, les céder, les louer, les offrir… non ?

Pourquoi le travailleur qui serait le légitime propriétaire de ses moyens de production n'emploierait-il pas d'autres personnes pour travailler à sa place ? Pourquoi avec ses revenus, n'achèterait-il pas des camions et n'embaucherait-il pas des chauffeurs pour livrer à domicile ce que transporteraient les voies ferrées ? Et où cela mènerait-il au bout de quelques générations ?

Et celui qui travaille depuis six jours, pourrait-il prétendre au même titre de propriété que celui qui y a passé sa vie ? Et celui qui ne désire aucune attache, qui va son chemin, travaillant là où il passe, et qui ne cherche ni à s'installer, ni à ne rien posséder, mais à demeurer libre, doit-il vivre dans la pauvreté ? Ne doit-il avoir aucun regard sur les bien qu'il contribue à produire lui aussi ?

Si donc la sagesse veut que le capital soit entre les mains des travailleurs, on voit bien que ce système aurait une forte tendance à se corrompre seul. ― Qu'importe après tout, la poussière, elle, a tendance à se déposer sur les meubles, et on les époussette de temps en temps.


Le fond du problème est cependant que la propriété est un formidable moyen d'asservissement.

La mauvaise question est : Comment contraindre les hommes à travailler dans l'intérêt de tous ? Posée aussi simplement, on voit tout de suite son absurdité. C'est comme si l'on se demandait comment contraindre les mouettes à voler.

La bonne question serait plutôt : Comment empêcher les hommes de travailler dans l'intérêt de tous ? La réponse la plus évidente est alors : En les contraignant à travailler au seul profit de quelques-uns. Qu'un homme se mette au service d'un maître, et l'on ne peut plus lui faire confiance.


pigeons  pigeon  pigeons

Vers 2003

L'anglais « web », texte retrouvé par hasard dans mes fichiers

L'anglais web ne contient pas l'idée de surface — la toile — mais celle de trame — le tissus. Littéralement, le web est un tissu, un tissage : des points (de tricot, de couture) faits de fils croisés. Chaque point est donc aussi une bifurcation sur un parcours.

En un sens, il y a bien plus d'une bifurcation en chaque point. Chaque page qui s'ouvre offre bien plus qu'une seule direction nouvelle à prendre. Chaque point ouvre sur une infinité de connexions possibles. (Il n'y a pas que des liens hypertextuels, en effet, il y a aussi des moteurs de recherche, des encyclopédies, des dictionnaires, et grâce à eux, on peut bifurquer sur chaque mot, sur chaque signe.) Cette infinité réelle est trompeuse, mieux vaut s'en tenir à la simple bifurcation.

La page web, en réalité, est à sens unique ; elle a un haut et un bas, un côté gauche et un côté droit ; elle a un sens de lecture. La navigation de l'internaute a aussi un sens : il part d'un point et il suit un parcours.

C'est bien cela la trame que tisse l'internet : celle de cheminements d'idées, de parcours intellectuels et personnels. C'est cela sa réalité : à la fois actuelle et virtuelle, subjective et objective. Si nous voulons distinguer un seul aspect de cette réalité — actuel ou virtuel, objectif ou subjectif — celle-ci se dissout. En effet, tous les liens du réseau (URL) ont une réalité actuelle et objective, mais qui se perd dans l'infini, ou du moins dans la non-finitude qui la rend proprement non actualisable, non objectivable ; qui en fait un tissu de possibilités non réalisées ni réalisables, alors que la virtualité et la subjectivité des parcours sont leur seule façon de s'actualiser et de s'objectiver.

Comment est-ce possible ? Justement en ramenant l'infinité des parcours possibles à de simples bifurcations ; c'est -à-dire à la rencontre de deux subjectivités seulement : celle de l'auteur et celle du lecteur, ou plus concrètement, celle de l'écriture et celle de la lecture. (Saisissons bien ce que cela suppose de prééminence de l'écriture sur l'auteur et de la lecture sur le lecteur.)

Toute écriture est nécessairement aussi une lecture : lecture par l'auteur de ce qu'il est en train d'écrire ; lectures d'autres auteurs. Toute lecture n'est pas nécessairement une écriture, et elle ne laisse alors aucune trace. Ce qui fait réellement la trame du réseau, c'est précisément que chaque écriture est lecture d'autres textes auxquels elle renvoie, dont elle modifie la lecture, dans lesquels elle ouvre d'autres entrées et auxquelles elle offre d'autres issues, d'autres connexions, d'autres bifurcations, d'autres parcours d'idées.

Sur le web, toute écriture est nécessairement une lecture (sinon elle n'est pas tramée). Toute lecture est aussi bien écriture, ou n'est tout simplement pas. En un sens, le programme est le seul à ne faire que lire, quoiqu'en lisant, il écrive encore. Il écrit pour conserver les traces de ce qu'il a lu à travers cache, logs et cookies. C'est ainsi que des moteurs de recherche guideront partiellement la navigation. On notera qu'une telle lecture-écriture ressemble plutôt à un brouillage. Celui-ci tend à masquer la véritable trame, celle qui donne au tissu sa consistance, en couvrant certains pans par d'autres.


Le web — la trame inter-textuelle — contribue alors à restituer à la parole ce que la pratique de l'écrit commençait à lui faire perdre, notamment dans un mode de production spectaculaire.

La parole est déterminée par la personne qui parle. Elle est une activité personnelle traduisant en mots et en phrases un cheminement personnel de la pensée. (Ceci est une sorte de pléonasme, puisque ce cheminement de la pensée définit à lui seul une personne.) C'est seulement s'il y a succès dans cette traduction qu'il peut y avoir réponse, c'est-à-dire interlocution.

L'interlocuteur est celui qui puise dans la parole d'un autre les moyens de la sienne. Tout orateur est ainsi un interlocuteur du moment qu'il n'y a pas de langue privée, et que chacun produit le cheminement de sa propre pensée dans le langage de l'autre. Les deux termes « propre pensée » et « langage de l'autre » sont inséparables.

C'est en tant qu'activité « personnelle », pour ne pas dire solitaire (suivre son propre cheminement), que la parole est partageable. Ne poser que le côté de l'autre en ne retenant que la fonction de communication est insuffisant, et, à contrario, aussi autiste que ne considérer que le caractère « privé » de la pensée.

L'autre, l'interlocuteur est déjà virtuellement présent dans toute parole sous la forme de la langue : il n'est parole qu'énoncée dans une langue partagée. Même si l'interlocuteur se réduit au locuteur lui-même, la parole est virtuellement intelligible à d'autres.

L'écriture — en commençant par la première des inscriptions, celle dans la mémoire — est une émancipation de la parole envers la situation et l'instant.

Figée dans le signe écrit, la parole devient navigable, et donc le cheminement de la pensée. On pourrait dire qu'il devient tout à la fois plus fluide et plus fixe : plus fluide dans l'écriture, et plus fixe dans la lecture seule.

Le web implique une autre nature du signe écrit. Le signe écrit est à l'origine un petit graphe associé dans une suite, soit gravée sur un support (pierre, sable, argile, cire…) soit dessiné, à l'encre sur du papier par exemple. La copie, la décalcomanie, la gravure, l'imprimerie ont vite montré que l'écrit s'émancipe aisément de son support. Du moins, cette capacité du graphe à s'imprimer d'un support à l'autre ne suppose pas, à aucun moment, une modification notable de sa forme. Il n'en va pas de même avec la numérisation. La forme graphique qui caractérisait le signe écrit — appelé à juste titre « caractère » — cesse d'être déterminante au profit du rapport que chacun entretient avec le jeu de caractères tout entier.

L'écriture devient alors essentiellement une suite de valeurs numériques, autonomes non seulement de toute forme, mais aussi bien de leur expression sur une base décimale, binaire, hexadécimale, etc. Le signe écrit devient un objet quasiment dépourvu de toute existence, comme de toute forme particulière, de tout sens, et même de tout « caractère ». Il n'acquiert de consistance que dans sa relation avec un ensemble fini d'objets de même nature, et qui n'ont d'autre propriété qu'être chacun aisément différenciable des autres. Et cette consistance seule lui donne alors comme une concrétude qui n'a rien à envier à l'objet le plus physique.

Naturellement, cet objet n'est jamais immatériel (micro-perforations, influx électrique…), il n'est tout simplement pas déterminé par sa matérialité, mais par la relation entretenue, à travers cette matérialité, avec l'ensemble fini, le jeu de caractères.

Par cela, l'écriture ne fait que devenir ce qu'elle était — à savoir parole inscrite, parole mise en mémoire et retravaillée dans la mémoire : fonctionnement de la pensée.

Penser revient à manipuler des signes. Tautologiquement, on peut induire que toute manipulation de signe est pensée (ne demeure que la question du manipulateur réel).

Parmi tout ce qui peut être signe — tout peut l'être — il en est de particuliers : ceux des langues (naturelles). Ils se caractérisent par une deux fois double articulation. Ils sont à la fois des signes écrits et des signes sonores, phonèmes et caractères. Les unités sonores, les phonèmes, les unités graphiques, les caractères n'ont pas de sens propre. Ils ne sont que des atomes constitutifs des unités de sens, les morphèmes.

Cette nature complexe est essentielle à leur fonction de prothèse cognitive, elle-même essentielle à la nature humaine.

J'ai retrouvé ces pages ce matin. Ce sont des notes que j'ai dû prendre pendant que j'écrivais mon premier voyage à Bolgobol en 2003. Je ne les avais jamais mises au propre, ni achevées.

Je les ai lues ce matin à la suite d'autres notes que j'ai écrites ces temps-ci sur les saveurs, et dont je ne sais pas davantage quoi faire. Malgré les ans qui les séparent, ces deux jeux de notes jettent de curieuses lueurs les unes sur les autres. Entre ces objets sonores et visuels dont les langues sont faites, j'imagine la place d'objets olfactifs, savoureux…

Idée complètement folle à priori, que je ne sais pas quel bout prendre.



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