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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet trente-et-un
Où en est la révolution ces jours-ci ?

Mars

L'outil de précision

J'ai eu l'occasion de me livrer à cette réflexion ces derniers jours : La science moderne repose sur une généralisation systématique de la méthode expérimentale et de la modélisation mathématique. C'est si évident qu'on finit par en oublier le reste. Le reste ? Oui : la capacité de fabriquer des mécanismes d'une extrême précision, et de là, d'opérer des mesures elles aussi toujours plus précises.

Cette précision fait même un saut qualitatif quand elle parvient à mesurer ce qui demeure inaccessible à tous les sens ; quand, en quelque sorte, la mesure elle-même devient la seule manifestation de certaines existences, les quanta, par exemple. Le numérique constitue sans-doute lui aussi un autre saut qualitatif. Le propre de la chose numérique est qu'elle est en quelque sorte déjà mesurée ; la précision prend une tout autre signification pour le mécanisme numérique (le programme), car il est, par nature, précis absolument.

On a donc au moins deux sauts qualitatifs dans les sciences modernes, postérieurs à ce qu'on a convenu d'appeler les Lumières (Boole et Planck, pour citer deux noms un peu arbitrairement).

Les objets les plus quotidiens ont tiré tout le parti qu'il était possible de cette évolution. À l'inverse, les mentalités sont restées très en arrière, se référant soit aux Lumières des dix-sept et dix-huitième siècles quand elles se veulent progressistes, soit à des prémisses bien plus troubles et archaïques, dans le meilleur des cas aux lettres grecques et latines. Non seulement les mentalités, les idéologies, en sont là, mais d'abord les prétendues « sciences » humaines.

En somme, la civilisation occidentale réalise cet exploit d'être la seule civilisation qui soit en quelque sorte arriérée envers elle-même.


Pousses  Pousses  Pousses

Le 17 mars

Au pays du mensonge même pas déconcertant

Si j'en parle, ce sera sérieusement, sinon ce n'est pas la peine : Ni la France, ni l'Europe, ni les USA ne veulent évidemment aider une révolution arabe ; ils veulent l'empêcher, l'étouffer à tout prix, voilà ce qui ne doit jamais sortir de l'esprit.

On voit bien que si la rhétorique de la diplomatie française a complètement changé, sa ligne est strictement la même. D'ailleurs, comment pourrait-on justifier un retournement à cent-quatre-vingt degrés en quelques jours ? Qui pourrait croire qu'avec un simple remaniement ministériel, un pays inverse complètement ses alliances ? C'est ce qui fait que la nouvelle rhétorique est au fond aussi énorme que la précédente.

Kadafi est-il bien un dictateur ? Pourquoi alors la France, la Grande-Bretagne et les USA voudraient-ils le renverser, et surtout, pourquoi auraient-ils à ce point besoin pour cela du soutien des « dictatures » arabes qu'ils soutiennent ?

Peut-on faire confiance à un gouvernement qui, même remanié, est prêt à tout en janvier, pour arrêter une révolution arabe, et qui, en mars, il est toujours prêt à tout pour la défendre ? La brutalité de la répression ? — Foutaise : qu'en sait-on de cette brutalité, qu'a-t-elle de différent de celle exercée au Bahreïn, au Yémen et dans les autres « dictatures » ? Et qu'a-t-elle de comparable avec celle qui sévit en Irak, en Palestine, en Afghanistan, au Pakistan ? Et si les forces impérialistes plantaient leurs griffes à Benghazi, ne devraient-ils pas y déployer une bien plus forte brutalité ?

Alors je me demande qui l'on cherche à convaincre, pour qui l'on donne des explications, la où des grognements seraient bien suffisants. Je me demande même si, dans l'immédiat, ce dernier point n'est pas l'un des aspects les plus intéressants de l'affaire.

Le principe d'un Règne de la Raison est un mythe fondateur de l'Occident Moderne, à la fois fondation et conclusion de sa révolution scientifique. C'est ainsi que la pensée scientifique sous-tend la pensée politique. Pourtant, comme je l'évoquais l'autre jour, la pensée politique occidentale s'est arrêtée à la science du dix-huitième siècle, et le règne de la Raison a pris toujours davantage les traits de celui de la ratiocination.

Il n'y a pas si longtemps (une dizaine d'années peut-être), des rationalisations maladroites semblaient encore pouvoir servir d'ébauches à des comportements, de charpentes à des réalisations. Il suffisait qu'elles puissent être proclamées et rabâchées assez fort partout pour que, comme par paresse, tout le monde s'y rallie, même pour les contredire, et agisse en conséquence. Je crois que cette époque est finie.

Sans doute le même genre de sornettes peut toujours être rabâché et repris, mais elles n'influencent plus rien, n'ensemencent plus aucune réalité. Ce que tout le monde rabâche a finalement perdu toute relation avec ce que chacun fait.

On peut considérer aussi de ce point de vue le paradoxe Facebook.

Le 18 mars

Re : Au pays du mensonge même pas déconcertant

Oui, la Libye n'a pas une si grande importance, c'est la révolution arabe qui y est visée. La France et la Grande-Bretagne veulent y arrêter ce qui n'a pas pu l'être en Tunisie ni en Égypte. Elles veulent que les militaires et les cadis verrouillent la situation et que les affaires reprennent. Elles le veulent d'abord, essentiellement, parce que là s'arrête leur imagination. Les gouvernements ne peuvent faire que ce pour quoi ils sont programmés — c'est la raison pour laquelle super-puissance rime avec impuissance.

L'Europe n'est certainement pas prête à accepter une révolution arabe à ses portes, ne serait-ce que parce qu'elle ne serait que trop vite contaminante, à ses portes et dans ce qu'elle considère comme sa zone d'influence.

Bien sûr, le nouveau ministre est plus intelligent, plus décrispé. Il a pris son parti du soulèvement tunisien, il a fait la part du feu. Il sait très bien qu'au bout de quelques-temps la fièvre retombera d'elle-même s'il ne se passe rien. Seule la contagion constitue un réel danger, et le meilleur remède est d'offrir un soutient condescendant que personne ne demande.

Cependant, la contagion est déjà passée, même si rien d'irréversible n'a encore eu lieu. Ce que veulent Washington et Moscou, Pékin et Strasbourg, c'est que plus rien ne se passe, que rien ne dépasse les limites de leur imagination, même s'ils ne le veulent pas exactement de la même façon, ni pour les mêmes raisons.

La France vise la Méditerranée et l'Afrique, quand les USA pensent le Golfe Persique et l'Océan Indien. Aussi, l'initiative française dit assez l'état de malaise du Pentagone, car si elle peut être efficace dans le cadre méditerranéen et africain, elle peut tourner à la catastrophe autour de l'Arabie. Sans Wikileaks, on ne peut savoir si la France a forcé la main aux USA, ou si au contraire, les USA se cachent derrière la France, mais dans le fond, on s'en fout : les conséquences seront les mêmes.

Quelles seront ces conséquences ? Est-ce que le Pentagone croit vraiment ne pas être reconnu sous son déguisement de coq français ? Les monarchies du Golfe suffiront-elles à donner à la croisade une caution démocratique ? On ne se pose pas sérieusement ces questions. L'enjeu est d'abord de faire croire que ce qui se joue là est réellement une bataille décisive. En un sens, le spectacle est déjà un succès médiatique, mais on se demande aussi s'il n'en est pas un seulement pour ceux qui le donnent, et si le monde ne va pas continuer sa route impassible.

Marwan Bishara, un analyste d'Al Jazeera, pense que la meilleure stratégie pour les coalisés serait d'utiliser leur mandat avec la plus grande modération, et même de ne rien faire du tout.

« En fait, si les révolutionnaires libyens évitaient la complaisance et exploitaient leur légitimité et leur protection nouvellement acquises afin de travailler plus étroitement avec leurs voisins arabes, démontrant leur poids politique et populaire dans le pays, le régime pourrait bien imploser de l'intérieur. Le moyen le plus efficace et le plus constructif d'utiliser le nouveau mandat du Conseil de sécurité de l'ONU est d'en faire le moindre usage, plus précisément, de l'utiliser de façon aussi sélective que possible et, idéalement, ne pas l'utiliser du tout. Il est encore possible d'user de la menace de la force internationale, couplée à la pression populaire interne, pour faire tomber le régime affaibli. »

(In fact, if the Libyan revolutionaries avoid complacency and exploit their newly gained legitimacy and protection in order to work more closely with their Arab neighbours and to demonstrate their political and popular weight in the country, the regime could very well implode from within. The most effective and constructive way to use the newly mandated use of force by the UN Security Council is to use as little of it, as accurately, as selectively as possible, and ideally not use it at all. It is still possible for the threat of the use of international force, coupled with domestic popular pressure, to bring down the weakened regime. Source : Al Jazeera.)

C'est un excellent conseil, mais il faudrait pour cela que les Libyens n'existent pas ; qu'il n'y ait en somme qu'un régime affaibli et un gouvernement de transition à Benghazi. Moi, je crois plutôt que le régime a déjà explosé il y a un mois, et que la prétendue insurrection a explosé aussi quand on a voulu l'entendre demander une aide étrangère.

Je serais très étonné que les Libyens mènent la vie si facile à une coalition frappée d'une faiblesse constitutive : celle de ne même pas oser s'avouer ce qu'elle est.

20 mars

No unrest, revolution

J-P,

Je suis bien d'accord avec toi. La France, la Grande-Bretagne, et les USA d'un côté, l'Arabie Saoudite et les Émirats de l'autre, est-ce que ça ressemble à un front révolutionnaire ? Ça ressemble davantage à une coalition contre-révolutionnaire. On ne va quand même pas en discuter. Si quelqu'un me demandait de mieux expliquer, je ne comprendrais même pas ce qui aurait encore pour lui valeur d'explication. Alors qui essaie-t-on de convaincre ? Qui demande seulement à être convaincu ?

Si l'on envoie ainsi une sourde menace aux peuples du Maghreb, de l'Égypte, de la péninsule arabique, dans le cas où il leur viendrait l'idée de poursuivre leurs mouvements au-delà des remaniements ministériels déjà accomplis, pourquoi ne peut-on pas le dire clairement ? La Chine et la Russie, par exemple, le demandent poliment sans menacer personne, non ? Sans grand succès, il est vrai.

Tu as raison, ce n'est pas d'un moindre intérêt que de comprendre pourquoi l'on ne peut dire ce que chacun sait ; pourquoi, en quelque sorte, on ne peut ni dire la vérité ni tromper quiconque, et surtout d'observer ce qui va bien pouvoir résulter de cette double impossibilité.

Les quelques gouvernements qui souhaiteraient que ça continue encore un peu se limitent à-peu-près à la Turquie et à l'Iran, pour des raisons d'histoire et de civilisation : « La vague révolutionnaire dans le monde arabe a été spontanée, mais elle était nécessaire. Elle était nécessaire pour rétablir le cours naturel de l'histoire. Dans notre région — l'Asie occidentale et le sud de la Méditerranée — il y avait deux anomalies dans le siècle dernier : d'abord, le colonialisme dans les années 1930, 40 et 50 qui a divisé la région en entités coloniales, et rompu les liens naturels entre les peuples et les communautés. Par exemple, la Syrie a été une colonie française, et l'Irak, britannique, si bien que les liens historiques et économiques entre Damas et Bagdad ont été coupés La seconde anomalie était la guerre froide… » Ahmet Davutoglu ministre turc des affaires étrangères, dans le Gardian.

Donc, si les buts de guerre sont pour la France d'arrêter l'insurrection arabe, de refermer le mur de l'immigration vers l'Europe, et d'en profiter pour poursuivre ses plans en Afrique, pour les USA de continuer à contrôler le canal de Suez, la mer Rouge, le Golfe, de maintenir l’Irak sous domination, de protéger Israël, de menacer l'Iran, d'assurer la présence en Asie Centrale et au Pakistan, et pour les monarchies arabes d'occuper Bahreïn et d'y réprimer les mouvements populaires, on va rapidement voir s'ils sont atteints, du moins s'ils se rapprochent, ou si au contraire ils s'éloignent.

Les bombes créent un écran de fumée pour cacher ce qui se passe entre Sana et Bagdad. Tout dépend donc de quel côté de cet écran on regarde. C'est comme si la révolution avait abandonné la Libye aux croisés pour prendre l'Arabie.

M.


lueurs douces

Noruz 1390

Un massif de lumière douce

On peut voir aujourd'hui d'étranges jeux de lumière à l'est ; une lumière pâle, douce, dont les lueurs se déplacent très vite sur les massifs du Garlaban et de la Sainte Baume. En un instant, le paysage en est profondément changé. C'est plutôt incolore, c'est brumeux, c'est laiteux.

C'est de l'est qu'un vent léger a commencé à dégager le ciel, mais le soleil est déjà à l'ouest d'où, derrière les nuages, il répand cette lumière spectrale.

J'ai du mal à la photographier cette lumière. Tout est trop pâle. Je tente des quantités de réglages, mais elle ne m'attend pas, elle change et se déplace. Je suis aux limites de ce que me permet mon appareil, son zoom, son capteur, et ma dextérité, ma technicité. L'image m'échappe, se perd, se dérobe dans la nébulosité.

Il me vient même cette idée folle de devoir me cacher pour la surprendre, cette lumière. M'accroupir, me coller davantage contre la porte, pour que la lumière ne me voit pas, comme un poisson entre les pierres, qu'un coup de queue fugace effacerait.

Non, il ne pleuvra plus. La brume s'est élevée pour former une couche de nuages sans épaisseur qui vont se déchirer en montant encore, et que le vent déjà dégage à l'est.

Cette lumière blanche, spectrale, remodèle les massifs, les redessine sans cesse comme des coups de pinceau, des coups de pinceau de martre très mouillés, qui ne déposeraient pas des couleurs, mais les chasseraient au contraire, révéleraient le blanc de la page.

Ce n'est pas le blanc de la page que la lumière ainsi balaie, c'est celui de la roche. Il la redessine, et la montagne en paraît curieusement plus haute, plus massive, bien que plus pâle ; elle paraît bien davantage écraser la ville, quoique nébuleuse, quasiment nuageuse, un massif de lumière douce.

Le 24 mars

De la démocratie totalitaire et de la révolution

Ce n'est pas la démocratie qui est en question dans cette flambée révolutionnaire, mais, si je peux mieux dire, la démocratie qui est mise en question.

Est mise en question une conception qui n'en admet nulle autre, qui nie tout caractère démocratique à celle qui serait différente, un peu comme l'Église Romaine envers le Christianisme, ou le Komintern envers le Communisme : une conception totalitaire de la démocratie — bien que je préfère absolutiste, et peut-être de droit divin.

Je n'aime pas le mot « totalitaire », puisqu'il a été justement conçu dans le but de mettre dans le même panier bolchevisme et fascisme et de les opposer à cette démocratie pour ne surtout pas critiquer ce que les trois ont d'opposé et surtout de commun, pour ne pas les penser dans la même unité historique et géographique, le même bloc historique.

Il ne survit de l'époque totalitaire que cette démocratie absolutiste, et, naturellement, ce qui lui échappe est tout ce qu'on veut mais pas totalitaire. Je dirais au contraire qu'il ne reste de totalitaire dans le monde que ce qui ne lui échappe pas complètement. (Mais je ne dis pas, évidemment, que tout ce qui ne serait pas totalitaire serait automatiquement bon.)


Je ne vois aucun facteur qui ait concouru à la simultanéité de la révolution commencée dans le monde arabe et de la catastrophe nucléaire au Japon, si ce n'est que les deux concourent à la même accélération de l'histoire. Je perçois cependant très bien leur rapport.

Naturellement, la catastrophe japonaise questionne aussi la démocratie. Elle questionne surtout, évidemment, la propriété, notamment intellectuelle, la nature réelle de la science, l'organisation du travail… au point qu'on doit bien comprendre que le destin de la révolution commencée dans le monde arabe dépend de la sorte de réponse que les hommes peuvent donner aux questions que pose la catastrophe énergétique au Japon.


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