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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet trente-deux
Considérations sur l'histoire
d'une civilisation

Mars

La vapeur et la fumée

La vapeur se révèle à l'usage bien supérieure à la fumée. Pas de cendres, pas de petits débris de tabac qui se glissent partout. De tels détails dont on ne se rend pas tout de-suite compte sont appréciables. Contrairement à la fumée, la vapeur se dilue très vite dans l'air et ne laisse quasiment aucune odeur.

Les saveurs, c'est une autre histoire. Plus de temps m'est nécessaire pour les expérimenter et les comprendre. Il est très appréciable de pouvoir changer de saveur. Je connaissais déjà un peu cela entre les cigarettes roulées, la pipe et les cigares, mais là, les possibilités sont presque infinies. Même hors de chez moi, je peux aisément ranger dans mon étui trois flacons de saveurs différentes : cigare, tabac brun et havane en l'occurrence. Si l'âpreté du cigare devient trop forte, je rajoute du brun qui a un arrière-goût d'alcool sucré ; si j'ai trop fumé, je rajoute du havane qui ne contient pas de nicotine, pour baisser la teneur du mélange. Chez moi, je dispose de bien plus de saveurs.

Ce serait une erreur de rechercher le goût et l'expérience du tabac. C'est tout à fait autre chose. Toute une syntaxe du goût est à réinventer. Et d'ailleurs je recommence à mieux percevoir toutes les autres saveurs, toutes les odeurs que je finissais par oublier. As-tu remarqué qu'on s'est mis à vivre dans des relents de désodorisants, des odeurs de parfums de chiottes et de salles-de-bain ? Le risque n'est jamais très loin d'aboutir à quelque-chose de ce genre avec les arômes des cigarettes à vapeur, alors on doit retrouver une syntaxe des sens, réapprendre à écrire avec.

Si je retrouvais ce vieux Scaferlati, ce tabac fort, grossièrement coupé et emballé dans du papier, qui dégageait une odeur puissante quand on le déchirait, je reviendrais peut-être à la fumée. Pour qu'il ne tombe pas en poussière, je devais vite le mettre dans une blague ou dans un pot en ajoutant des épluchures d'orange.

Parfois, je l'achetais trop sec, il se brisait sous mes doigts. Il valait mieux alors attendre qu'il se ré-imbibe de l'humidité des écorces. Des épluchures de pomme-de-terre aussi étaient efficaces, elles diffusaient très vite leur humidité dans le tabac, mais elles ne lui donnaient pas une aussi bonne saveur.

Il y a bien longtemps qu'on ne peut plus acheter de tels tabacs. Même le Scaferlati, avant qu'il ne disparaisse, contenait déjà d'inquiétantes mixtures qui gâtaient son goût, son odeur et sa texture. Alors, la vapeur est sans comparaison meilleure.


Moi  Moi

Avril

Lecture de Hobbes

Je me suis enfin mis à lire le Léviathan de Hobbes. Il y a bien quarante ans que je l'envisageais. J'avais été fortement impressionné par quelques passages lus à l'âge où je passais le bac, mais comme mon professeur de philosophie était marxiste, nous avions dû nous contenter du minimum syndical.

Ce sont les événements de ce début d'année qui m'y ont décidé : j'y ai vu l'achèvement de ce dont Hobbes marque le début. C'est une crise profonde de la démocratie que je vois se manifester toujours plus profondément dans la période actuelle. Plus cette crise devient évidente autant que virulente, plus il paraît convenu de n'en pas parler. Au contraire, tous les mouvements, combats et insurrections seraient animés d'un désir de démocratie.

Il en irait de la démocratie dans le monde comme du christianisme en Europe à l'époque de Hobbes, où l'on chercherait en vain quel camp ne s'en réclamait pas, mais plus encore celui qui permettrait de saisir ce qu'on entendait par là. La question qui surgissait de toutes ces guerres et ces insurrections autour de 1750, était bien au contraire celle de la politique, du citoyen et de la constitution : celle, au fond, de la démocratie.

L'ordre qui se cherchait à tâtons au dix-septième siècle, puis qui a fini par s'imposer sans partage à la planète entière par la colonisation, est aujourd'hui dans une crise profonde. La réponse qui avait été élaborée en ce temps-là — comme le Saint Empire Catholique et Romain en avait été une qui voulait s'imposer à l'humanité entière, mais n'y parvint qu'en Europe — s'impose elle aussi aujourd'hui comme la seule réponse, sous le nom de démocratie libérale, la réponse totale, absolue, mais pour le monde entier cette fois.

Honnêtement, je ne sais pas ce que veut dire démocratie, comme ça, dans l'absolu. Je ne suis pas sûr que ça veuille dire quelque-chose. Un gouvernement qui s'exerce sur tous ne pourrait exister sans un consentement au moins tacite du plus grand nombre. Si l'on appelle démocratie un pouvoir qui bénéficie ainsi d'un aval populaire, alors ce mot s'applique à tous, même à ceux qu'on voudra qualifier de plus anti-démocratiques. Si l'on considère plutôt que la démocratie consiste seulement à confirmer ce soutien du plus grand nombre par un vote à bulletin secret, elle est une formalité.

Au fond, tout est dit par La Boétie dans son Traité de la servitude volontaire : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »


Moi

Hobbes démocrate

Hobbes démocrate ? Oui, pourquoi pas ? Parce qu'il justifie la monarchie, et même, finalement, la dictature ? Oui, mais au nom du peuple, approuvée par le peuple, contractuelle, constitutionnelle. Le peuple, les citoyens, deviennent les véritables souverains, et il n'est de pouvoir qu'en leur nom, pour eux, seulement pour leur bien, le bien commun, et reconnu par le peuple, approuvé constitutionnellement et contractuellement par les citoyens.

Je retrouve bien les mêmes principes que j'avais lus trop brièvement il y a quarante ans, et je les reconnais bien toujours comme ceux qui règnent dans le monde où je vis. Ces principes-là sont bien repris et répétés ad nauseam par tout ce qui porte autorité, ce sont bien ceux qui m'avaient, déjà avant de lire Hobbes, mis en intelligence avec l'anarchisme. Mais je ne les ai jamais trouvé exposés aussi crûment que chez Thomas Hobbes, avec une telles cohérence et une telle radicalité, au point qu'on ne saurait jamais être sûr qu'on n'en est pas déjà dans la critique.

Dans ce pavé qu'est le Léviathan, Hobbes énonce de façon somme-toute concise les véritables principes qui prétendent aujourd'hui gouverner le monde. Il les énonce et les démonte en montrant sur quoi en définitive ils reposent : la vanité accouplée à la lâcheté. C'est ce qui rend sa lecture déroutante. Son travail tient plus du constat clinique que de la justification.

La limite de Hobbes est ce que la Réforme n'a pas su réformer de l'Église : sa vision pitoyable de l'homme et du monde, voués par principe au « péché ». Il en ressort donc une curieuse morale fondée sur le mal, et qui ne peut être définitivement qu'une morale du mal, une fuite du pire, qui ne saurait être qu'une fuite en avant.

Son travail est ainsi dans un équilibre instable entre justification et condamnation, mais, et c'est ce qu'il y a de plus remarquable, il ne tombe jamais d'un côté ou de l'autre, restant comme une sorte de défi perpétuel au dépassement qui n'apparaît pas davantage. Il apparaît peut-être, bien après sa mort du moins, chez le bon pasteur Nietzsche, en rompant enfin avec le Christianisme.

L'entraide

Son ouvrage n'est pourtant pas très subtil. J'ai lu des pages de Hobbes qui font preuve de bien plus de finesse, notamment ses objections aux Méditations métaphysiques de Descartes. Dans le Léviathan, sa pensée est plutôt laborieuse. Elle cherche un équilibre difficile entre ironie et constat. Il se veut impassible mais ne résiste pas aux pointes perpétuelles contre les prêtres et les docteurs, dont, pour le moins, il ne s'attire pas la sympathie ; il vacille entre démonstration et pamphlet.

J'ai personnellement bien du mal à percevoir pour qui il écrit, ce qu'il prétend dire à son lecteur et pour qui il le prend : collègue à qui il tente de faire partager ses vues, assemblée qu'il sermonne comme un sévère pasteur, public complice qu'il amuse, militant qu'il prétend affermir, puissant qu'il conseille ? Il y a bien un peu de tout cela, et l'on se dit que son ouvrage doit bien posséder de solides aspects pour avoir malgré tout trouvé de réels lecteurs.

Pour Hobbes l'homme est un loup pour l'homme. Bien sûr, bien sûr, nous savons être cruels et impitoyables, nous pouvons aussi au besoin être lâches et mesquins, mais nous ne tombons dans ces extrémités que lorsque nous nous plaçons ou nous laissons placer dans des positions inconfortables. Ce n'est pas disons, notre comportement normal, naturel.

La plupart du temps, nous avons tout intérêt à nous entraider, parce que c'est ainsi que nous démultiplions notre pouvoir et notre liberté, et cela sans renoncer à rien de ce que nous n'aurions la plupart du temps jamais obtenu seuls. La plupart du temps, nous n'avons même pas à négocier ou marchander quoi que ce soit, tant il est évident qu'à nous entendre nous avons bien plus à gagner qu'à agir seul, où nous n'aurions même pas eu l'idée de ce que la coopération pouvait nous apporter. C'est pourquoi il nous est plutôt naturel de donner et de partager quand nous obtenons ce que nous souhaitons, même si, d'autre part, nous n'hésiterions bien sûr devant aucun moyen pour l'obtenir.

Même les bêtes comprennent cela, et il n'est pas si rare d'en voir coopérer, non seulement au sein d'une même espèce, mais entre espèces différentes.

Bien sûr, nous sommes bien capables de nous entre-massacrer si c'est nécessaire, mais la plupart du temps, pourquoi le ferions-nous ? Pourquoi nous donnerions-nous cette peine, prendrions-nous les risques qui en résultent ?

Est-il besoin de contrats ou de renoncement à quelque pouvoir ou quelque liberté pour nous en abstenir ? Il me semble au contraire, comme nous le voyons tous les jours, que c'est bien plutôt pour avoir renoncé à leurs pouvoirs et à leur liberté, et avoir admis des contrats sociaux, que des hommes sont conduits sur des champs de bataille comme à des abattoirs, ou massacrés avec les armes qu'ils ont construites et payées.


Est

Nous ne pouvons pas grand-chose les uns pour les autres en matière de salut

Tout repose sur l'idée que l'homme serait le plus grand danger pour l'homme. Cette idée est manifestement fausse. Il existe de pires dangers, bien plus cruels et implacables, comme la vieillesse et la mort.

La vie est précaire, elle est en perpétuel danger, tout s'entre-dévore, pourtant les animaux ni les plantes ne demeurent terrifiés et tremblants ; ils se servent de tous leurs organes pour combattre, se protéger ou s'enfuir prestement, et ainsi ils les développent. L'évolution elle-même n'a cessé de donner aux êtres vivants des organes sensibles toujours plus puissants et des capacités cognitives qui leur permette d'inférer des connaissances toujours plus lointaines, sans que leurs douleurs et leur mort qu'ils voient ainsi venir, ne les paralysent. Si c'était la crainte qui dirigeait le vivant, l'évolution aurait sans doute emprunté la voie contraire.

Les pires dangers ne viennent pas des autres hommes, ils n'auraient pas davantage le pouvoir de nous sauver ou de nous rassurer durablement. Hobbes ne fait donc qu'offrir une nouvelle fiction, celle du salut qu'offriraient les hommes regroupés en États, pour la substituer à celle de la religion ; la politique comme nouvelle superstition.

Même si nous ne pouvons pas grand-chose les uns pour les autres en matière de salut, nos pouvoirs sont immenses en matière de coups-de-main. Nous ne manquons aucune occasion de nous demander mutuellement de nous tenir l'échelle, de nous rappeler une règle de conjugaison, de nous prêter un marteau ou une clé à molette, de nous donner du feu… et nous sommes toujours rassurés de savoir que se trouvent d'autres bipèdes pas très loin.

La mesquinerie qui consiste à faire contrats et comptabilité de ces échanges ne les favorise en rien. Elle n'est même pas utile à l'accumulation et la mise en communs de moyens, elle ne sert qu'à forger ces maillons de valeurs marchandes qui font les chaînes de l'esclavage. Le véritable pacte entre les hommes est la technique, et leurs vraies lois sont celles de la géométrie.

Le Léviathan propose autre chose : comment du pouvoir que les hommes se donnent sur la nature et le destin, on peut faire un pouvoir de l'homme sur l'homme. C'est en cela que le travail de Hobbes reste utile et intéressant.

21 Farvardin 1340

Je vais bientôt passer à autre-chose

En réalité, ce n'est pas vraiment très pratique d'écrire et de publier en même temps. Ce n'est pas très pratique parce qu'évidemment, on ne peut lire qu'un brouillon en mutation perpétuelle.

C'était un peu le cas des revues du siècle dernier. La revue Utopie était quasiment une publication des travaux en cours de Jean Baudrillard, qui en avait écrit la plus brande partie, puis en avait recomposé ses premiers livres, synthétisés et reconstruits. Il m'a pourtant semblé parfois que ses livres avaient quelque-chose de moins que la revue, qu'il y avait comme une sorte de déperdition, dans des ouvrages pourtant plus aboutis.

Georges Sorel aussi réécrivait ses livres en reconstruisant ses articles. Comme je n'ai jamais lu, ni seulement trouvé les exemplaires des revues dans lesquelles il publiait, je ne peux pas comparer. Je peux seulement dire que les ouvrages de Sorel me semblent passablement construits. La volonté de construction y est évidente ; on ne devinerait plus les articles distincts si l'on n'en était pas prévenu dans les notes.

Je suppose que réécrire des livres comme Réflexions sur la violence, ou Matériaux pour une théorie du prolétariat, était, sans ordinateur, un travail de titan. J'imagine le profit qu'aurait pu tirer Sorel du numérique et de l'internet.

En tout cas, une telle relecture du livre après avoir lu les articles, et une telle réécriture, me semblent laborieuses — la relecture surtout. Réécrire est toujours écrire. l'auteur invente et découvre encore en réécrivant, car son attention et sa décision y sont fortement sollicitées.

En relisant, l'attention du lecteur se dérobe au contraire. Qui va relire d'un ouvrage la réédition ou la nouvelle traduction, sauf peut-être de ce qui est pour lui un livre de chevet ?

21 Germinal 219

Re : Je vais bientôt passer à autre-chose

Oui, tu as raison, comme un journal ou une revue dont on ne lit que les articles qui nous intéressent, on picore dans un travail en cours. On picore la seule partie qui concerne et nourrit. Ensuite, éventuellement, il peut être intéressant de faire un grand tour pour voir comment ces morceaux dont on avait l'usage, et auxquels on a peut-être contribué, fonctionnent dans un ensemble avec d'autres.


Abeille  Abeille  Abeille

Avril

De la syntaxe à la poétique des saveurs

Le printemps est fatiguant à Marseille. Contrairement à l'automne qui est tempéré, le printemps est torride et glacé ; torride et glacé en même temps. Aujourd'hui c'est un mistral, léger mais bien frais pour le soleil brûlant. Mardi dernier, c'était une brume qui montait de la mer, un peu comme sur les photos que j'avais prises l'an dernier à la même époque. Sa fraîcheur pénétrait jusqu'aux os, même si elle ne baissait sans doute pas si sensiblement le thermomètre, et, comme le mistral d'aujourd'hui, elle pouvait changer complètement le climat à quelques rues de distance.

En tout cas, les saisons changent les saveurs. Elles changent la saveur des vapeurs comme celle de la fumée des tabacs.

J'apprécie toujours plus le Ruyan 4 qui ne m'avait pas vraiment convaincu cet hiver, une saveur typiquement chinoise. Ruyan signifie d'ailleurs en chinois « comme de la fumée ». Maintenant, au printemps, je le trouve délicieux. La saveur du Ruyan 4 s'accommode aux senteurs végétales. Elle exalte celle des platanes de la place du Terrail. Demain peut-être, s'il n'y a pas de mistral, j'irai vapoter sous les tilleuls du cours Julien.

Les saveurs de la vapeur changent donc aussi celles du printemps.


À propos, je pense que ce doit être entre le Traité de la servitude volontaire et le Léviathan, à l'aube de la modernité, que le tabac s'est introduit en Europe.


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