L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, été 2014.

La cité Cebdrî - Avec Rafi - Dans l'épaisseur du temps - Yashima ou de l’évidence - Suite

Table des matières - Chapitres précédents




Chapitre dix-sept - La Cité Cebdrî

Entre Mer Blanche et Mers du Sud

Un cylindre métallique de douze centimètres de long et d’un diamètre de seize millimètres. Le bouton d’allumage est intégré dans le corps de la batterie et brille d’une lumière bleu clair quand elle est pleine, rougeâtre quand elle est presque vide. À la base, la molette est robuste, massive. Le corps de la batterie est moucheté de petits points en relief près du bouton, facilitant la saisie. Il est suffisamment lourd et agréable au toucher.

Ce cylindre est surmonté d’un autre plus étroit de quatorze millimètres de diamètre. Le vaporisateur est totalement démontable en cinq pièces distinctes et commodes à nettoyer. Sa partie centrale est constituée d’un cylindre de pyrex gradué serti entre deux autres de métal. La tête et la base se vissent solidement dans les parties métalliques du cylindre central. Le bec est amovible et l’on peut le changer pour celui de son goût. L’ensemble est d’une austère et robuste élégance.

« J’ai été un fumeur de pipe pendant une quarantaine d’années. Je ne la regrette pas. Je laissais des brins de tabac partout et des traces de cendre. Je devais perpétuellement en nettoyer le filtre. Elle s’éteignait dès que je cessais de tirer. Je ne supportais pas de rester enfermé tellement la fumée rendait vite l’air d’une pièce irrespirable. Je me demande comment on a pu si longtemps se contenter de tels objets avant d’inventer la vape. »

Yashima teste la nouvelle que j’ai acquise, après en avoir remplacé le bec par celui de la sienne. Elle tente en vain de faire comme moi des ronds de vapeur.

Une vape ? Oui, un mod. Cependant le mot mod n’a pas tout à fait la même acception pour tous. On réserve souvent ce nom à ces gros cylindres dans lesquels on charge des piles, objets assez lourds et encombrants, pour les opposer aux petites cigarettes électroniques imitant celles de tabac, qui doivent sans cesse être rechargées et ne dispensent pas beaucoup de vapeur. Depuis quelques années, on a des produits intermédiaires, de 650 à plus de mille milliampères, le plus souvent à réglage variable, qui ont les mêmes propriétés que les premiers mods avec une taille qui se limite à celle d’un petit ou d’un gros cigare.

Ces batteries sont appelées ego pour des raisons que je ne suis pas parvenu à éclaircir. Ce nom a été donné par les fabricants bien qu’il ne concerne aucune marque spécifique. C’est aujourd’hui ce que les amateurs utilisent presque exclusivement. Pour les trois, on emploie le terme générique de vape, en français comme en anglais, avec le verbe vaper, ou to vape.

Une vape est avant tout un objet composite. Il est constitué d’un batterie et d’un vaporisateur que l’on visse l’un à l’autre. Ils ont presque tous les mêmes pas-de-vis, sinon on peut se procurer des adaptateurs. Il est rare qu’on achète une vape complète. On la monte selon ses goûts avec des batteries, des vaporisateurs ou des atomiseurs de son choix. Non seulement la quantité de vapeur, mais sa saveur aussi peuvent varier notablement selon la batterie, le vaporisateur et la résistance utilisés.

J’ai profité de notre séjour chez Onyx pour m’y faire livrer une nouvelle batterie de 1650 milliampères à réglage variable. Je l’utilise avec un vaporisateur à double résistance changeable de 1,8 ohms. Comme l’embout est amovible, j’ai aussi commandé un bec plat. C’est peut-être une vielle habitude de fumeur de pipe, je n’aime pas les embouts cylindriques. Réglé sur 4,8 volts, je fais plus de vapeur qu’une locomotive, mais je n’éprouve pas souvent le besoin de monter au-delà de 3,8, sinon quand la batterie finit de se vider.

« Je la trouve un peu trop grosse pour mon goût, me répond Yashima. Mais, moi, je n’ai jamais été une fumeuse de pipe. »

Le temps dehors est épouvantable. Des vagues impressionnantes secouent l’Anabasix, pendant que des trombes d’eau frappent les vitres de la passerelle. Même par cette fin de printemps, le temps est froid dans ce grand sud.

Je suis content d’avoir convaincu Yashima de goûter au rosé chez Onyx. Je lui ai expliqué que nous ne contrevenions en rien aux commandements du Saint Coran. Il ne s’agit pas de boire du vin comme nous boirions, par exemple, du Coca-Cola ou de la bière en canette. Déguster un Coteau de Provence est tout autre-chose, comparable à la cérémonie du thé. Onyx est allé le chercher à la coopérative, il n’a pas circulé en wagons et en camions-citernes, été mis en bouteille à la pression, n’a pas été surchauffé par le soleil et refroidi dans des entrepôts réfrigérés, il n’a pas navigué ni été secoué sur des cagettes jusqu’à ce qu’il ne soit plus reconnaissable qu’à son étiquette. Un tel breuvage est le fruit d’une civilisation qui au fil des siècles a affiné les cépages, amélioré les tonneaux, produit un verre parfait pour les ballons dans lesquels nous pouvons contempler les jeux de la lumière dans sa robe. C’est en somme du vin halâl.

C’est comme les systèmes d’exploitation de nos machines, aucun n’est semblable ; nous avons chacun hacké patiemment le nôtre qui ne ressemble à aucun autre. Chaque programme que nous utilisons a lui-même été minutieusement codé, testé et recodé par des hackers indépendants aidés par les retours de tous les autres utilisateurs. Ce ne sont ni des systèmes Microsoft, ni Apple.

Mon argumentation a amusé Yashima qui sait bien que je ne suis pas dupe. Le vin est aussi menacé que les phoques moines de Méditerranée. Les vapes aussi peut-être, et les systèmes libres. Après tout, c’est le propre de la vie d’être précaire.

Nous n’avons pas emprunté le Passage du Nord Ouest pour rejoindre la mer de Béring. Nous sommes passés par le sud, par les Mers du Sud, pour faire d’abord escale à la cité Cebdrî.

Le port d’attache de l’Anabasix

La cité est tout entière bâtie autour d’un plan d’eau ; ou plutôt, plan d’eau et cité s’interpénètrent : digues conduisant à des constructions au milieu du bassin, canaux pénétrant jusqu’au cœur des blocs. Rien pourtant n’incite ici à la douce paresse des clubs balnéaires ni à leurs amusements lénifiants.

Les berges n’affleurent pas à plus d’une dizaine de centimètres de la surface, quel que soit le débit du fleuve qui contourne le site de l’ouest au sud, ou le coefficient de marée de l’estuaire à l’ouest. Un jeu complexe d’écluses contrôle parfaitement le niveau du bassin. La cité semble ainsi flotter sur cette surface miroitante et parfaitement immobile qui reflète le ciel.

La cité se dédouble dans l’eau et elle en devient aérienne. On y ressent vite l’impression d’évoluer dans un monde qui n’a ni haut ni bas, mais incontestablement une surface, une surface impondérable et pourtant sur laquelle tout repose et trouve son ordre.

L’intérieur des bâtiments dans lesquels j’ai eu l’occasion de pénétrer fait un usage tout aussi intéressant de l’espace. Pas de couloirs aux rangées de portes closes, mais pas non plus de ces open space si infâmes que la langue française n’a même pas cherché à en traduire la notion. L’espace est ouvert, en effet, mais cloisonné, éparpillé. On n’en voit que ce qui en laisse soupçonner l’étendue ; des recoins, des colonnes portantes, des escaliers, des arcades intérieures, le brisent et le recomposent comme un kaléidoscope quand on s’y déplace.

Des alcôves donnant sur des plans d’eau font autant d’espace où des gens ont installé un bureau et travaillent sur leur ordinateur, ou bien encore sont assis à même le sol pour lire ou discuter à deux ou en petit groupe. Beaucoup transportent avec eux un petit tapis à cet effet, souvent en fines lattes de bambou ou en raphia, roulé sous le bras. L’eau attiédit agréablement l’atmosphère. Des ventilateurs tombent des hauts plafonds pour maintenir l’effet d’une légère brise.

Cette cité est le port d’attache de l’Anabasix. Un navire peut-il avoir un port d’attache qui ne soit pas un port ? C’est une question dont je ne me suis pas moi-même occupé, mais au-delà des marais au nord-ouest, une route conduit à un débarcadère où nous avons mouillé.

Dans les alcôves de la cité Cebdrî

– Personnellement je trouve la notion de recyclage plutôt ambiguë, dis-je. Je lui préfère le bon vieux concept de réparation qui a fait ses preuves. Réparer un objet consiste à prolonger sa durée de vie, et donc rendre inutile la production d’un ou de plusieurs objets semblables. C’est aussi utiliser les pièces d’objets qui ne sont pas réparables pour d’autres qui le sont. Le concept de réparation contient donc celui de recyclage, mais le concept de recyclage ne contient pas celui de réparation. Recycler peut se résumer à utiliser les matières premières des objets usagers pour en fabriquer des neufs, et ce n’est pas la même chose. Le recyclage des matériaux et la fabrication de nouveaux objets seront nécessairement coûteux et pollueurs.

Nous sommes assis dans un recoin de la cité, Yashima, Shimoun qui nous a rejoint, et Rafi, un vieux barbu, grand et maigre, vêtu d’une tunique d’un blanc impeccable. Ses longs cheveux sont attachés en chignon sur sa tête. Il pleut encore ce matin, et la surface du bassin, de l’autre côté de la grande vitre en est toute striée de vaguelettes concentriques. Il fait chaud et lourd, et la pluie dégage une odeur de jardin humide, bien que nous ne voyions pas beaucoup de végétation de la où nous nous trouvons.

– Seulement, ajouté-je, la réparation doit être pensée dès la construction. Produire des objets réparables suppose de penser leur réparation à la source, de concevoir des éléments homogènes et interchangeables, des connexions et des pièces de rechange standards, des pas-de-vis relativement identiques, etc.

– Certes, dit Rafi, mais ce n’est pas la solution idéale pour le commerce, qui a besoin d’une obsolescence rapide.

Rafi participe aussi au projet Anabasix. Nous sommes ici un peu son hôte. Je ne suis toujours pas parvenu à très bien comprendre ce qu’est exactement cette cité Cebdrî, ni le rôle qu’il y joue réellement, mais je sens bien qu’il est ici un personnage important.

– C’est exact, l’approuvé-je. Et l’on pourrait l’excuser, ou du moins le comprendre de la part d’un commerçant préoccupé par ses seules affaires, mais ce principe de la rotation rapide des biens est intégré aux doctrines de l’économie les plus officielles et les plus universitaires. Tu seras automatiquement considéré comme plus riche si tu achètes deux paires de chaussure tous les six mois, même si tu dois les jeter après une saison, que si tu en achètes une par an et que tu ne saches plus très vite où les ranger. C’est une curieuse évaluation de la richesse si tu y songes, où l’on ne compte que ce que tu as payé, et non ce dont tu conserves effectivement l’usage.

– Tu as raison, dit Shimoun, mais si l’on te suivait, il en résulterait automatiquement une baisse de production et de croissance.

– Pas du tout en réalité, insisté-je, ce n’est qu’une question d’habillage des chiffres. N’importe comment que tu comptes, j’aurais une douzaine de paires de chaussures en bon état dans mon placard, et non trois ou quatre qui commenceraient à s’élimer. Les sophismes économistes jouent sur les coûts et les profits en négligeant que les profits des uns son les coûts des autres et inversement. La question est celle de la richesse effectivement produite et en usage à un moment donné. Tu veux de la vraie croissance, fais des chaussures qui durent quatre ou cinq ans et qui se réparent. Celui qui a une douzaine de paires de chaussures en bon état sera toujours plus riche que celui qui en a trois élimées, et il en aura aussi l’apparence, quel que soit le nombre de paires que chacun aura en définitive achetées. Et je dis bien « croissance » et non pas « décroissance ».

Il peut paraître étrange que je sache si peu de choses de là où je me trouve et que je ne m’en soucie pas davantage. C’est ainsi que je suis et je ne vais pas changer. On ne peut de toute façon pas chercher sans cesse des réponses à toutes les questions.

Tâches de fond

« Le plus difficile est de passer d’une activité à l’autre avec tous ses moyens, en sachant que toutes ces activités ne s’arrêtent peut-être jamais, elles se maintiennent en tâche de fond. » Écrivais-je dans un courriel du mois dernier que je suis en train de relire.

De ma chambre, je vois le bassin de la cité. La pluie du soir a laissé les dalles humides, et les murs s’y reflètent comme sur le plan d’eau. Je n’arrive pas à trouver le sommeil avec ce temps lourd, mais je ne me sens pas fatigué ; autant donc profiter de cette nuit.

Je concluais mon courriel ainsi : « Pour des raisons les plus diverses, j’ai l'impression que nous avons tous plus de mal à y parvenir, comme si chacun avait vu le nombre de tâches à mener de front s’accroître ces temps-ci, peut-être très peu, peut-être d’une seule, mais en dépassant un seuil critique. »

En vérité, j’ai bien quelques petits soupçons sur ce qui grignote ainsi nos ressources cognitives : les petits comptes d’apothicaires auxquels nous sommes, par nos conseillers financiers, nos caisses de retraite, ou autres courriers indésirables, perpétuellement sommés d’épuiser notre raison, et qui continuent eux aussi à travailler en arrière-plan.

« Moins cher ! » proclament nombre de pourriels que je reçois quotidiennement sans que soit très identifiable ce qui serait moins cher et que quoi.

Quand enfin une humanité un peu saine se décidera-t-elle à se débarrasser de ces réducteurs de têtes plus ou moins institutionnels ? Car on ne peut pas toujours se payer le luxe d’envoyer tout ça à la poubelle. Tôt ou tard, on doit bien se mettre à compter, à budgétiser, et souvent en étant responsable de l’argent des autres. On doit bien dans ce cas trouver le « moins cher ». Mais pourquoi est-il nécessaire alors de passer par des calculs si embrouillés et si irrationnels ?

« Cent euros remboursés ! » titre un pourriel. Sur combien ? Pour acheter quoi ? C’est insultant. Je cherchais l’an dernier les ouvrages publiés d’un ami disparu lorsque j’ai lu : « Achetez les produits Xavier Verley et profitez de la livraison gratuite ». Qui viendra protéger de ces charognards ce qui reste de nous, quand vivants nous ne sommes capables de rien ? Ce sont de telles choses qui nous rongent l’esprit.

À la fin de la semaine, nous levons l’ancre vers la Mer de Béring. Elle est séparée de l’Océan Pacifique par un chapelet d’îles volcaniques, les îles Aléoutiennes, qui dessinent un arc de cercle presque parfait de la pointe de l’Alaska à celle du Katchatka. Naviguer par ces régions n’est pas une petite affaire de nos jours. On est à la frontière des eaux territoriales russes et états-uniennes. Les plus occidentales des îles Aléoutiennes, les îles du Commandeur, sont russes. On n’est pas loin non plus des eaux disputées entre le Japon et la Chine, ni non plus de la frontière entre les deux Corées. La zone est donc sous haute surveillance. C’est pourquoi Shimoun nous a rejoint ; lui seul est capable de nous conduire à bon port.

Il est déjà à bord avec Yashima. Ce prochain départ contribue sans doute lui aussi à m’ôter le sommeil.






Chapitre dix-huit - Avec Rafi

Dialogue matinal

Ce matin, j’ai rencontré Rafi qui sortait de cette sorte de cafétéria près de la grande salle de conférence, avec une théière pleine et un bol à la main près du bassin central. « Vas te chercher un bol toi aussi et viens prendre le thé avec moi au bord de l’eau », m’a-t-il proposé.

C’était une bonne occasion d’en apprendre un peu plus sur cette cité et sur le rôle exact de Rafi dans le projet Anabasix, mais il était davantage préoccupé par la situation du monde. Je l’ai rejoint sur la berge, assis en tailleur sur son tapis de bambou, ses babouches bien rangées sur le côté. Je me suis installé près de lui. Rafi m’a presque immédiatement parlé de la guerre en Irak.

« Je trouve moi aussi stupéfiante cette attaque par un prétendu Émirat d’Irak et du Levant sur la vallée du Tigre », lui ai-je répondu en me versant du thé. « En quelques jours, ses combattants ont pris le contrôle d’un gros tiers du pays, de zones urbaines et de zones pétrolières considérables ; et je ne suis pas moins étonné de la panique ainsi répandue à Bagdad et à travers le monde. »

La théière de métal sombre, peut-être de fonte, était lourde et plate, décorées d’arabesques en relief sur lesquelles je n’ai pas pu résister à passer mes doigts en me servant.

« D’après ce que m’ont raconté tes amis, a-t-il continué, tu ne devrais pas être autant surpris. Shimoun m’a dit que tu émettais déjà des doutes depuis quelques mois sur les comptes-rendus de la presse de tous les pays, réduisant peu ou prou ce prétendu Émirat d’Irak et du Levant à un simple réseau terroriste. »

« Je suis moins étonné en effet par les événements que par les réactions qu’ils suscitent », lui ais-je avoué. « Tout ceci ressemble de loin au soulèvement populaire d’une région historiquement homogène, plutôt qu’à un réseau particulier de résistance, et c’est ce qui me paraît surtout inquiéter tous les camps. Je suis d’abord stupéfié par le coup porté aux diverses narratives rivales qui paraissent n’avoir rien vu venir. On croirait que ces combattants sont sortis tout armés des pierres du désert si l’on synthétise ce que dit la presses des camps en principe les plus contraires. »

« Peut-être tous ces camps ne sont-ils finalement pas si opposés que ça », a commenté Rafi ironiquement. « Et toi, qu’en penses-tu exactement ? J’aimerais le savoir. » A-t-il ajouté.

J’avais ôté mes sandales pour laisser tremper mes pieds dans le plan d’eau. J’avais déjà noté que ce sont des choses qui se font ici. Je suppose que ces bassins doivent être alimentés par le fleuve ou par les marais, et je ne suis pas certain que leurs eaux soient très pures, mais j’ai vu des gens s’y baigner le matin.

« Je n’en pense strictement rien, lui ai-je répondu. Je n’ai aucune information de première main, et je connais de toute façon très mal ces régions du nord-ouest de l’Irak. J’observe seulement qu’une force qui n’était pas censée exister obtient des succès militaires disproportionnée et fait l’unanimité contre elle. J’en suis surpris. Tu ne penses pas, toi, que les narratives convenues en paraissent quelque peu prises de court ? Tout ce qu’on lisait et entendait de tous les coins du monde ne devait donc pas être si vrai, ou, pour le moins, si bien pensé. Et pourtant, comme tu l’observes justement, si je ne suis pas si surpris par les faits eux-mêmes, c’est à causes des conclusions que ces analyses contradictoires et faussaires m’avaient déjà fait tirer. »

« Mais encore ? » A-t-il insisté en repliant un genou pour y poser son coude et approcher la tête vers moi.

« Je ne sais pas. Et toi, qu’en penses-tu ? » Lui ai-je renvoyé.

« Je fais deux observations », a-t-il commencé, en ponctuant ses paroles comme il le fait souvent d’un index levé. « Je me demande d’abord à qui profite en dernière instance l’attaque : aux milices Chiites d’abord, qui assurent leur emprise sur la plus grande partie de l’Irak, aux combattants Kurdes, qui étendent leur contrôle sur leurs territoires historiques, et à l’État Syrien enfin, qui passe d’ennemi irréductible au rôle d’allié objectif pour pratiquement tous les camps. »

« D’un autres côté », l’ai-je coupé sans me soucier de ce qui devait suivre son d’abord, « les adversaires dont tu parles ne tirent profit de l’offensive que s’ils en demeurent les ennemis les plus résolus. »

« Aucun camp n’a donc un réel intérêt à porter des coups trop décisifs à ses ennemis, ne penses-tu pas ? » M’a-t-il renvoyé. « Une victoire trop nette pourrait en effet avoir des conséquences fatales pour celui qui la remporterait. »

Je me sers un nouveau bol de thé et je tire ma vape de ma poche. En soufflant vers le ciel une vapeur tiède et abondante, je remarque que les oiseaux de mer ici aussi s’enfoncent bien loin dans les terres au-dessus de la cité. Sans doute sont-ils intéressés par les décharges en amont du fleuve et des marais.

« Je te trouve bien songeur », a continué Rafi. « Mes questions te troubleraient-elle ? »

« Non, je me demande seulement si de telles réflexions ne conduisent pas au cynisme, si ce n’est pas manquer de sagesse que de se préoccuper ainsi des soubresauts du monde, de camps qui me semblent si peu homogènes et dont on ne sait presque rien. »

« Bien sûr que non », a-t-il répondu péremptoire. Il s’est servi lui aussi du thé et a continué. « D’un autre côté, tu n’as pas tout à fait tort ; voilà ce qui est réellement important : l’effondrement d’une rationalité qui se croyait dominer sans partage. »

« Oui, tu résumes bien là mon point de vue » ai-je convenu. « J’observe que, malgré les moyens extravagants donnés aux services d’intelligence, ils sont réduits à la plus complète innocuité par manque d’une intelligence véritable, qui, elle seule, suffirait bien. Mais je suis d’accord avec toi ; l’Empire hésitera à frapper trop durement les uns de craintes que les autres n’en tirent profit tant qu’aucun ne tentera de pousser trop loin ses avantages. Il a perdu l’initiative, et par là, l’intelligence de la situation. Ceux qu’il tient en respect vont échapper à son contrôle. »

L’Évangile de Marie

[Page 15] « Je ne t’ai pas vu descendre, mais maintenant je te vois monter », dit la Convoitise. « Pourquoi mens-tu, puisque tu fais partie de moi ? » L’âme répondit : « Moi, je t’ai vue, toi, tu ne m’as pas vue. Tu ne m’as pas reconnue ; j’étais avec toi comme avec un vêtement, et tu ne m’as pas sentie. » Ayant dit cela, elle s’en alla toute joyeuse. Puis se présenta à elle le troisième climat, appelé Ignorance ; celui-ci interrogea l’âme, lui demandant : « Ou vas-tu ? N’as-tu pas été dominée par un mauvais penchant ? Oui, tu étais sans discernement, et tu as été asservie. » L’âme dit alors : « Pourquoi me juges-tu ? Moi je n’ai pas jugé. On m’a dominée, moi je n’ai pas dominé ; on ne m’a pas reconnue, mais moi, j’ai reconnu que tout ce qui est composé sera décomposé sur la terre comme au ciel. »

[Page 16] Libérée de ce troisième climat, l’âme continua de monter. Elle aperçut le quatrième climat. Il avait sept manifestations. La première manifestation est Ténèbres ; la seconde, Convoitise ; la troisième Ignorance ; la quatrième, Jalousie mortelle ; la cinquième, Emprise charnelle ; la sixième, Sagesse ivre ; la septième, Sagesse rusée. Telles sont les sept manifestations de la Colère qui oppriment l’âme de questions : « D’où viens-tu, homicide ? Où vas-tu, vagabonde ? » L’âme répondit : « Celui qui m’opprimait a été mis à mort ; celui qui m’encerclait n’est plus ; ma convoitise alors s’est apaisée, et je fus délivrée de mon ignorance. »

« Que lis-tu ? » Me demande Yashima, attirant ainsi l’attention du petit groupe où chacun se livrait tranquillement à sa propre occupation dans une salle de la cité que nous avons réquisitionnée, semble-t-il tacitement.

« L’Évangile de Marie. C’est une traduction de Jean-Yves Leloup. L’ouvrage est incomplet ; on n’en a retrouvé que dix pages sur dix-neuf. C’est un livre plutôt petit. »

« Marie de Magdala, c’est celle dont nous parlions cet hiver avec Onyx », m’interroge Shimoun, « la compagne de Jésus, qui aurait converti les Phocéens ? »

« Il y a une version en anglais ? » Demande Yashima en me prenant l’ordinateur des mains et en faisant défiler la fenêtre jusqu’au début du texte.

« C’est très intéressant », dit Rafi en parcourant les deux mêmes pages en anglais sur un nouveau site The Gospel According to Mary Magdalene. « Je connais la Gnose ismaélienne mais j’ignore tout de la Gnose chrétienne. »

« On ne peut chercher toutes les réponses à toutes les questions », avancé-je un peu agacé par toute cette attention non sollicitée.

« Certes, répond-il. Nos expériences nous fournissent en général toutes les questions et toutes les réponses dont nous avons besoin. »

La cité céleste de Cebdrî

Je ne saurais bien décrire l’architecture de la cité Cebdrî. Elle est moderne. Les murs sont blancs, comme les volets qui ont été préférés à des stores, blancs et gris avec quelques rehaussements de métal et de bois. Il me semble deviner aussi de discrètes influences de l’architecture moghole, notamment dans les fausses arcades en ogives aux arcs outre-passés, qui parcourent les façades. Je la perçois aussi dans les semblants de bulbes métalliques qui décorent les toits, protégeant certainement les machineries diverses de monte-charges ou d’aérations.

L’ensemble dégage une impression apaisante, mais qui tient surtout à la réflexion des bâtiments et des nuages sur le plan d’eau, lui donnant un aspect éthéré, assurément plus céleste qu’aquatique. La cité était très belle ce matin vue des marais en revenant de l’embarcadère de l’Anabasix, parmi le vol et les chants d’oiseaux les plus divers.

Rafi a un regard rieur ; à moins que ce ne soit ses yeux qui paraissent un peu bridé, bien que son visage n’ait rien d’asiatique, avec son nez long et droit. Rien d’angulaire dans ses traits, même ses rides évoquent des arrondis, bien qu’il soit maigre et longiforme. « Pourquoi n’embarques-tu pas avec nous », lui demandé-je. « Je n’ai pas beaucoup le pied marin », se dérobe-t-il.

– Shimoun ni Onyx ne m’avaient parlé de toi.

– J’étais pourtant sur ce projet avant eux.

– Rafi, dis-je, je ne sais quasiment rien de toi, et moins encore de cette cité où nous sommes.

– Elle est dédiée aux recherches sur les algorithmes.

– Qui la dirige ?

– Ici n’est pas différent du reste du monde, ce sont des bureaucrates, des mandarins, des maharadjas, patrons et autres féodaux qui croient diriger. Ils sont comme ces enfants qui ne voient pas qu’on leur tient la cuillère pour manger. Ils ne soupçonnent pas que s’ils s’en saisissaient réellement comme il leur en vient parfois l’envie, elle se dissiperait bien vite comme le mirage qu’elle paraît être.

– Pourquoi, comme dans le reste du monde, leur tenez-vous alors la cuillère ?

– Parce qu’ils ont aussi leur fonction et leur utilité, du moins tant qu’ils restent sages et béats devant leurs beaux jouets.

Parfois je trouve Rafi semblable à sa cité, un mirage toujours sur le point de se dérober.

Sur le départ

Ce matin en partant, la cité était dans les nuages. Un brouillard s’y répandait venant de la mer et des marais, se mêlant à ses façades, ses canaux et ses bassins. La cité semblait s’immerger dans cet impondérable sur lequel elle flottait tous ces jours.

Elle paraissait alors plus consistante, plus massive, mais toujours douce pourtant, comme cette brume pâle dans laquelle elle se noyait, et qui se fondait en elle aussi bien, dans la réflexion de ses vitres et de ses plans d’eau, de ses murs et de ses dalles humides qui étouffaient nos pas. Je ne saurais pas dire si les constructions de Cebdrî se diluaient dans la lumière, ou si au contraire elles lui prêtaient leur substance.

Pendant que nous roulions sur la petite route qui traverse les marais, attentifs à la ligne du talus qui se devinait à peine sur quelques mètres, j’ai confié à Shimoun que j’aimerais bien connaître celui qui avait dessiné la cité Cebdrî. « C’est Rafi Al Mansour », m’a-t-il répondu.

Des lettres et de la culture

J’ai maintenant bien en main les commandes de l’Anabasix, et Shimoun en connaît les arcanes. Aucun de nous n’est cependant un bon marin ; aucun ne connaît bien la mer, et je regrette qu’Onyx ne soit pas à bord. Je sais bien que l’Anabasix est quasiment insubmersible, mais le Titanic l’était aussi. Je suis donc attentif, par ces eaux dangereuses, à ce que toujours quelqu’un soit de garde sur la passerelle, et à ce que toutes les installations soient perpétuellement surveillées. Shimoun fait le quart du matin, Yashima de l’après-midi, et moi qui n’ai jamais eu besoin de beaucoup de sommeil, je fais la nuit. Aussi nous nous retrouvons tous les soirs sur la passerelle après le repas.

« Nous savons très bien identifier ce que nous appelons “les lettres” au moins depuis Vâlmîki », dis-je, « bien que nous soyons incapables d’en donner une définition qui recouvre toute leur diversité à travers la longue histoire des civilisations. Nous pourrions tout au plus avancer des définitions négatives : ce n’est pas cultuel, ce n’est pas canonique, ce n’est pas dogmatique, ce n’est pas didactique, ce n’est pas anonyme, ce n’est pas distractif… Jamais les lettres n’ont été pratiquées pour se distraire ; à plus forte raison sous le couvert d’une industrie du spectacle et du loisir. »

« Es-tu sûr de cela ? » Me demande Shimoun. « Où places-tu le théâtre et l’opéra ? »

« À la marge, mais dans la mesure où ils entrent dans la définition des lettres, ce n’est pas par leur aspect distractif. À ce compte, il y a aussi des poèmes spirituels et des romans politiques. »

Ce que je suis en train de dire, je sais que l’idée m’en est venue en bavardant avec Rafi ; et j’y pense précisément en ce moment car des oiseaux de mer me rappellent ceux que j’avais remarqués en prenant le thé avec lui.

« Il se trouve que ce qu’on appelle “culture” aujourd’hui », continué-je, « et qui, comme les lettres, dans quelque langue qu’on le traduise est très identifiable, bien que nous soyons tout aussi incapables d’en donner une définition exhaustive, a explicitement partie liée avec l’industrie du spectacle, des loisirs, et même du tourisme. Par voie de conséquence, les lettres n’ont rien à voir avec cette culture ; plus généralement, les arts et les lettres. »

« Et alors, où veux-tu en venir ? » Demande Yashima.

« Je veux en venir précisément là où cette observation nous mène. »






Chapitre dix-neuf - Dans l’épaisseur du temps

Le Majapahit

L’empire Majapahit est né en 1293 après J.-C., quand un prince utilisa à son avantage les armées de la Chine des Yuan qui envahissaient le pays, pour écraser ses ennemis, et ensuite les expulser. L’empire Majapahit, centré sur l’est de Java, était fortement influencé par le bouddhisme et l’hindouisme. Il fut la puissance centrale dans le monde maritime de l’Asie du Sud-est. Sa position lui permettait de contrôler le commerce entre la Chine, l’Inde et le Moyen-Orient. Il garda cette place jusqu’au seizième siècle avant d’être évincé par le sultanat de Malacca et la montée de l’Islam dans le monde indonésien.

Le sultanat de Malacca, qui s’étendait sur la Malaisie et Sumatra, était lui aussi un royaume hindouiste avant de devenir musulman, quand le roi de Singapour Parameswara en devint le sultan en 1402. Sa capitale Malacca, sur l’île de Sumatra, fut conquise par les Portugais en 1511. La péninsule Malaise se divisa alors en plusieurs petits sultanats.

Nous sommes déjà bien loin de cette Asie du Sud-est sur laquelle il me resterait tant à apprendre. Ici dans ce Grand-Nord, des combats ont opposé la marine japonaise à celle de l’Union-Soviétique et des États-Unis lors de la Guerre Civile Mondiale de 14-45. Ce fut même le seul endroit où les Japonais purent prendre pied sur le sol des États-Unis.

À Tarporo

Nous voici aux antipodes de la cité Cebdrî. Tout est dur ici, dur et brutal, la roche volcanique, les vents glacés, les lames aussi longues que violentes ; et aussi le métal sombre qui résonne lourdement sous nos bottes, les rampes froides qui nous glacent les doigts.

Le combat contre la rouille doit être un effort quotidien avec ces embruns qui volent un peu partout. Il est manifestement victorieux : tous les points de soudures ont été consciencieusement piquées, et l’on n’y distingue pas les boursouflures camouflées sous des épaisseurs de peintures qui caractérisent tant de navires et d’installations portuaires. Ce soin contraste avec l’impression de désordre et d’usure générale : revêtement élimé des fauteuils, vitres noircies de poussières et de fumées de tabac, revêtements écaillés des tables et des bureaux, coques rayées des ordinateurs et des écrans, apparent fouillis de dossiers et de registres parmi des outils aux poignées polies par l’usage. Dans le bruit du vent et des vagues sur fond de paysage grandiose, je trouve l’ensemble assez beau.

Sur le temps

Le temps est une chose curieuse, qui nous paraît d’abord simple, mais qui nous embarrasse si nous cherchons à l’expliquer. Le temps nous parais simple, et même donné. Il est donné par la succession des jours et des nuits, des saisons et des ans, par le déplacement des ombres… Nous vivons dans une immense pendule céleste. Notre univers entier nous donne le temps. Nous ne connaissons en réalité rien d’autre que cette horloge céleste, et pourtant nous ne savons pratiquement rien du temps.

Shimoun nous présente sa traduction du texte de Kilkov. Pour plus de facilité, il a activé la synthèse vocale de Libre Office, et nous entendons le texte prononcé en même temps qu’il s’affiche en plein écran. Kilkov est avec nous, qui comprend la langue mais ne la maîtrise pas assez bien pour assurer cette traduction lui-même.

Avec ces journées, ces mois et ces ans, ces minutes et ces secondes que nous donnent les mouvements du ciel, nous savons bien mesurer le temps, mais que savons-nous de ce temps lui-même que nous mesurons ? Le temps se réduirait-il à ces unités de mesure ? Et si nous n’avions plus ces mesures du temps, saurions-nous encore le concevoir ?

Cette question n’est pas si formelle. Le temps des philosophes, celui dont se servent les sciences physiques, s’émancipe de la mécanique céleste. On dit que la terre est vieille de quatre ou cinq milliards d’années. Cela voudrait-il dire qu’elle aurait tourné quatre ou cinq milliards de fois autour du soleil depuis qu’elle existe ? Non, elle tournait plus vite au début. Alors de quelle sorte d’années parle-t-on ?

On a déduit de l’année réelle, celle du tour que fait la terre autour du soleil de nos jours, une année abstraite avec laquelle on mesure des temps où la terre n’était pas ce qu’elle est. On la prend comme une unité de mesure, et on la déplace comme on le ferait d’une règle de laiton ou d’un mètre déroulant, pour prendre des mesures dans d’autres espace et dans d’autres temps. Comment est-ce possible ? Comment s’y prend-on ?

Ce à quoi nous prétendons donner des unités de mesure, nous devons être capable d’en produire d’abord des concepts qualitatifs, et d’en tirer alors des valeurs quantitatives. Ne semble-t-il pas lorsqu’il s’agit du temps, que de simples mesures empiriques, nous tirions par sophisme du qualitatif ?

« J’aime beaucoup le style de Kilkov », dis Yashima, « Il donne à son texte une saveur intemporelle. Il pourrait avoir été écrit à n’importe quelle époque et en n’importe quel lieu ; si ce n’est l’âge de la terre, mais ce n’est pas essentiel, il aurait dit cinq mille ans que le raisonnement tiendrait toujours. Un texte intemporel sur le temps, voilà une posture intéressante. »

Sur la réalité du temps

Libre Office utilise sur Linux la voix du programme de lecture Orca, qui continue à débiter imperturbablement le texte traduit pas Shimoun. Quoiqu’un peu mécanique, elle ne prononce pas si mal un texte bien ponctué, et, chose pas si courante, elle respecte bien les liaisons.

À côté de ce temps abstrait qui n’est qu’une construction de l’esprit, il en existe un autre, sans-doute plus réel, ou du moins plus sensible, qui s’éprouve plus immédiatement. Je parle du schème des enchaînements des causes et des effets. Cette trame de déterminations est exactement la même que celle du temps. Les causes sont nécessairement antérieures aux effets ; et les faisceaux de causes aux faisceaux d’effets.

Le chasseur qui lance son harpon sur un phoque évalue intuitivement le temps que mettra celui-ci pour parcourir la distance qui le sépare de sa cible, en même temps qu’il estime la distance que le phoque continuera à parcourir avant que le harpon ne l’atteigne.

On peut dire que le sort du phoque est scellé à partir du moment où les muscles du chasseur se détendent ; mais le phoque peut changer promptement sa course. La chaîne des causes et des effets est toujours en jeu, mais il est vrai que l’instant précédent détermine toujours celui qui suit. Or, si le phoque parvient à échapper au chasseur, il y réussit précisément pour avoir pressenti que le sort était jeté en même temps que le harpon.

En fait, il n’y a pas deux temps ; il n’en existe qu’un, la trame réelle des déterminations. Ce qui pourrait en paraître un autre est sa seule mesure abstraite, déduite des mouvements réguliers et cycliques de la mécanique céleste et de l’électromagnétisme.

Parfois, l’application d’une telle mesure abstraite au déploiement du temps réel produit des impressions paradoxales de dédoublement. Pour le dire plus simplement, nous percevons des événements plus proches ou plus lointains qu’ils ne sont. Un événement qui nous paraît plus lointain qu’un autre se révèle être nécessairement postérieur quand nous y réfléchissons. La construction abstraite du temps peut nous sembler alors plus réelle que ce que nous suggèrent nos impressions vécues.

Ce n’est pas exactement ainsi pourtant que notre esprit se fourvoie. Parmi les événements passés, il en est dont les conséquences sont toujours vivaces, alors que d’autres sont comme morts. Par exemple, tant que le harpon menace le phoque, sa présence exerce une très forte prégnance sur l’instant présent, mais dès qu’il l’a atteint ou loupé, cette forte prégnance cesse immédiatement pour l’animal comme pour le chasseur. L’un comme l’autre sont projetés brutalement dans de nouveaux enchaînements de causes et d’effets qui se soucient peu du comportement des montres et des horloges.

Ainsi il peut arriver que la perte ou la rupture avec un être cher paraisse plus lointaine que des souvenirs vécus avec lui, alors qu’ils sont nécessairement plus anciens. Pour autant, nos impressions nous trompent moins alors qu’on pourrait l’imaginer, puisque ces souvenirs lointains exercent une plus grande prégnance sur l’instant présent quand la rupture, elle, peut n’avoir plus d’effets directs.

Sur la portée où nous le mesurons, le temps réel joue des notes, des mélodies, des rythmiques et des harmonies bien plus subtiles, et notre esprit ne se trompe pas quand il les perçoit.

Sur le texte de Kilkov

« Ce qu’écrit Kilkov », dit Yashima en se tournant vers moi quand la lecture est finie, « m’aide à mieux comprendre cette dimension subjective dont tu penses qu’on ne devrait pas dépouiller le réel. »

« Plutôt que de s’investir sur des sciences qui se prétendent humaines », lance Shimoun qui ne perd plus une occasion de répondre à ma place, « et qui pensent gagner en scientificité lorsqu’ils traitent en objets les facettes de l’esprit humain, il aurait mieux valu construire une science attentive à la part subjective des objets du monde sensible. »

« Il existe pourtant bien au moins une science subjective », objecte Yashima, « et pas des moindres : la mathématique. »

« Tu veux dire », interroge Kilkov, « que la mathématique ne nous dit pas comment les nombres se comportent d’eux-mêmes, mais enseigne plutôt comment on doit les utiliser ? »

« … et surtout les intuitionner » complète-t-elle.

Le soleil qui n’est jamais très haut ici, même par ces journées de début d’été, mais qui ne se couche plus, frappe la large vitre blanchie de sel qui donne sur la mer tumultueuse. Sur les rochers que battent les vagues, je regarde l’eau ruisseler avec son étonnante lenteur.

Le long ruissellement des vagues

Shimoun regarde longuement la mer. Nous sommes tous les deux accoudés sur une rampe de la base de Tarporo. Il fait frais mais pas froid. Sans le vent, le temps ensoleillé serait même agréable avec un simple blouson.

« Je comprends mieux maintenant ce que tu disais l’autre jour à propos des lettres », finit-il par répondre.

Les vagues sont toujours monstrueuses sur cette île. Elles sont renforcées par les courants marins qui remontent le long des côtes de l’Asie. Avec un vent du sud, elles atteignent des amplitudes considérables lorsqu’elles approchent de la ligne d’îles volcaniques qui ferment la mer de Béring. Que fait une vague lorsqu’elle rencontre subitement de hauts fonds ? Toute sa poussée est alors projetée vers le haut, et elle se dresse avec une formidable crinière d’écume.

L’île serait à peu près inabordable si elle n’était creusée d’un cratère ouvert sur l’océan par le nord-est, c’est-à-dire du côté du continent d’où les vagues ne sont jamais aussi hautes que celles du large ou du Grand Nord.

« Ta formule m’a éclairé », continue Shimoun, « quand tu m’as dit qu’au début du vingtième siècle les avant-gardes ne concevaient pas une œuvre littéraire ou artistique autrement que comme un acte cognitif radical. »

« La formule n’est pas de moi », précisé-je.

« En tout cas, je veux bien te concéder que toutes les œuvres de tous les temps et de toutes les civilisations ne valent qu’à s’être voulues des actes cognitifs radicaux. Qu’il s’agisse de Vâlmîkî, d’Hésiode, de Lucrèce, de Li Po, de Sokan, de Khayyam, de Farid-ud-Din’Attar…Quelle que soit l’infinie diversité des postures, je crois qu’aucune ne saurait être bien compatible avec la distraction, le tourisme ou le loisir. »

Il se tait un instant, contemple les vagues immenses qui s’abattent bruyamment sur les rochers et ruissellent si longuement.

« Même si elle n’est pas de toi, la formule me plaît, et je la retiendrai », reprend-il enfin. « Un acte cognitif radical… », répète-t-il encore.

Entrer dans le cratère par l’étroite passe du nord-est reste un exercice périlleux dans lequel je n’ai pas voulu que nous nous risquions seuls lorsque nous sommes arrivés. J’ai insisté pour que nous soyons tirés par le robuste remorqueur de l’île, et que nous ayons un pilote à bord. Même ainsi, il n’était pas commode de contrebalancer les courants.

« Je comprends mieux aussi », ajoute-t-il, « pourquoi la plupart des créations contemporaines échouent à maintenir de telles postures ; et pourquoi en se voulant dérangeantes, elles ne sont finalement qu’insupportablement complaisantes. Tu as raison, la faiblesse n’est pas à chercher dans la valeur ou l’authenticité intrinsèque de chaque œuvre ou de chaque auteur. Elle réside d’abord dans le statut contemporain de ce qu’on appelle la culture. »

« Je vais te faire un aveu, Shimoun », lui dis-je sans transition après avoir maintenu moi aussi un silence. « Je n’ai jamais pu m’habituer au long ruissellement des vagues. Après soixante ans de vie, j’en reste étonné comme au premier jour. »






Chapitre vingt - Yashima ou de l’évidence

Comment les choses viennent à la conscience

« Comment les choses viennent à la conscience. Si tu savais comment les choses viennent à la conscience. Si tu le voyais avec les yeux de la certitude. » Dit Yashima en paraphrasant visiblement la célèbre sourate cent-un, Celle qui fracasse, quand nous commentons le texte de Kilkov.

Il est pratique de posséder en communs quelques acquis culturels ; la transmissions des pensées en est sensiblement accélérée. La seule « venue à la conscience » en est même facilitée pour chacun. Yashima sait bien se servir de son éducation musulmane comme accélérateur de l’esprit, sans que je n’aie par ailleurs jamais décelé chez elle de façon de penser nettement différentes des miennes.

Après en avoir convenu avec moi, elle m’a même demandé un jour pourquoi je ne me disais pas musulman. « Je ne crois pas en Dieu », lui ai-je fait remarquer. « Tu ne crois pas pour autant qu’il y ait d’autres dieux que Dieu », m’a-t-elle répondu, « ni que Mouhammad ne soit son prophète. »

« Vu ainsi… », ai-je plaisanté. « Mais je ne crois pas que la terre soit creuse, et ça ne m’engage pas plus que ça avec ceux qui ne le croient pas non plus. »

« Ne mélange pas tout », a-t-elle insisté, « l’important est que tu considères Mouhammad comme un prophète dans la lignée des prophètes. »

« Et non que je ne croie pas un Dieu ? »

« Tu es d’un formalisme ! » A-t-elle soupiré. « Je pourrais aussi bien te dire que moi je ne crois pas au Vivant mais seulement aux organismes vivants. »

Il est parfois difficile de contester Yashima. Je comprends cependant son point de vue, et il se défend. Il est vrai qu’au début de l’Hégire, l’Islam s’identifiait à une reconnaissance de principes minimaux, l’unicité de Dieu et l’authenticité de la prophétie mouhammadienne, rien de plus, et tout le reste était confié aux lumières des hommes et des communautés. Inévitablement au cours de l’histoire, de tels principes sont amenés à se colorer de mœurs locales, de conventions et de droits positifs. On peut certes toujours contester de telles évolutions, et ceux qui le firent ne manquent pas ; mais même ceux qui les contestent se retrouvent rapidement dans la même posture et dans le même paradoxe.

D’un autre côté, on est toujours d’une communauté. On est toujours embarqué avec les siens, quoi que pense et enseigne cette communauté. Bien que, de nos jours, entre les communautés nationales et les communautés Facebook, les communautés professionnelles et celles de consommateurs, on a plutôt intérêt à s’embarquer sur l’Anabasix.

J’ai bien eu envie de lui dire encore que je suis porté à élargir la lignée des prophètes à Zarathoustra, mais telle que je la connais, elle aurait été capable de me répondre par ce hadith du Prophète, certes bien contesté, et qu’elle connaît certainement : « Ne parlez jamais en termes hostiles de Zarathoustra, car Zarathoustra fut envoyé en Iran par le Seigneur d’Amour. »

Quoi qu’il en soit la lecture que fait Yashima de Kilkov, pour être hasardeuse, n’en est pas moins intéressante. L’idée de Yashima est que les choses viennent à la conscience en laissant se croiser en tous sens divers fils de pensées, en tressant une trame solide entre des enchaînements d’idées qui n’ont pas de rapports nécessaires entre elles.

« Reconnais qu’il y a là » ajoute-t-elle, « une relation intéressante avec la théorie du temps de Kilkov. Car en réalité, à la source de l’espace et du temps, il y a le mouvement ; et le mouvement de la pensée est un mouvement comme les autres. Je ne vois donc pas pourquoi il s’émanciperait des lois physiques et mathématiques du mouvement. »

« Certes », approuvé-je, « tu peux y retrouver la Théorie des rayons d’Al-Kindî, et même ce double sensualisme de Sohrawardi dont tu me parlais en mer ; mais sans modèle mathématique, nous ne brassons que de la confusion. »

« Qui dit le contraire ? Certainement pas Al-Kindî, pas plus que Leibniz, ni Poincaré » Conclut-elle.

Évidence et croyance

Malgré les apparences, Yashima est une bonne musulmane. Je dis malgré les apparences car elle ne s’embarrasse pas beaucoup de rituels ni d’observances ; mais comme pour beaucoup de ses coreligionnaires, Dieu relève plus de l’évidence pour elle que de la croyance ; de l’évidence et de la présence. Je mets au défi quiconque de me montrer un écrit musulman où il serait question de croyance et de doute, comme on en trouve tant dans la littérature chrétienne.

Pour qu’un moderne comprenne de quoi je parle, je lui conseille de se reporter aux Méditations métaphysiques de Descartes. Comme pour les philosophes musulmans, pour Descartes, Dieu est la seule certitude, l’évidence qui résiste au doute systématique. On peut voir dans ses réponses aux objections que son approche est solide. Comme avec les philosophes musulmans encore, son propos devient particulièrement troublant lorsqu’il aborde l’identité des lois de la nature et celle des mathématiques – il dit, de la géométrie.

Personnellement, je doute de cette identité, et j’y vois même la faiblesse fondamentale du cartésianisme. Je ne crois pas, pour parler comme Hegel, à cette identité du réel et du rationnel. C’est ce qui me distingue des bons musulmans, comme des bons rationalistes.

Ce doute lui-même, par ailleurs, ce doute sur l’identité des lois de la nature et de celles des mathématiques, n’ébrèche pas dans le fond la certitude cartésienne, celle de la présence divine. Seule n’est en définitive capable de s’y substituer qu’une autre évidence : celle du grouillement désordonné de la vie.

Comment dire mieux ? Pour employer un terme leibnizien, il ne saurait y avoir de monade constituée de toutes les monades. Si l’on veut, une monade constituée de toutes les monades, disons l’univers, ne serait qu’une monade parmi les autres, pas différente qualitativement ni supérieure. Mieux, une monade constituée de toutes les monades supposerait une autre monade qui la contiendrait de même que toutes les autres, et ainsi à l’infini. Je ne vois pas où pourrait se tenir une intelligence et une volonté qui coifferait le tout.

Ceci n’est qu’une image pour me faire comprendre, ce n’est pas un raisonnement, et moins encore une démonstration. À ce point, il n’y a qu’évidence, sinon rien.

Rien non plus ne pourrait faire douter Yashima de l’évidence que le monde soit le cadeau d’un Père affectueux, ou d’une mère, ou d’un amant, destiné à ce qu’elle en dispose comme elle veut, pour peu qu’elle le comprenne et en fasse le vecteur d’une communion plus intime. Je ne chercherais d’ailleurs pas, croirais-je le pouvoir, à la faire douter. Et douter de quoi au fond ? Du plus intime de nos sensation ? Ou de façons de dire ?

Les modernes, eux, ne croient plus en Dieu, ni n’en doutent davantage. Ils croient en la société ; ils y croient comme les bons musulmans croient en Dieu : comme une évidence et une présence, dont on ne saurait plus, de ce fait, douter. Le moderne allume son ordinateur de poche et il ne connaît plus le doute. Son esprit exécute en tâche de fond les calculs d’apothicaires auxquels il est invité, et il remplit ses dossiers et ses formulaires.

Aucun moderne ne se demande sérieusement si la société existe ni ce qu’elle est. C’est une immanence qui ne laisse aucune prise au doute. Je ne connais que l’ouvrage de Pierre Livet, la Communauté virtuelle, qui ose à ce propos quelques questions très pertinentes quand on les creuse. C’est un ouvrage d’une bonne facture et d’inspiration au premier abord très nord-américaniste, mais qui révèle en filigrane une critique au goût feuerbachien.

Je crains que des musulmans modernes, si j’ose un tel raccourci, ne se mettent à croire aussi en une société musulmane.

De singularités culturelles

La région est quadrillée d’installations et de bases militaires russes et états-uniennes, et ni les uns ni les autres n’aiment qu’on vienne y tourner autour. On peut comprendre leur nervosité, mais les Nord-américains sont particulièrement inquiétants avec leur obsession que si l’on n’est pas avec eux, on est contre. On peut toujours avoir une conversation normale avec des autorités russes autour d’un verre de vodka ou de rosé de Provence, mais les autres restent méfiants même entre eux, ils ne boivent que du Coca et doivent aller fumer dans les chiottes. Heureusement, Tarporo est une base scientifique dans les eaux territoriales russes. Elle n’en abrite pas moins quelques nord-américains, et qui peuvent fumer leur atroce blend génétiquement modifié même à table.

Une perpétuelle matinée de printemps

Il ne fait jamais nuit ici en cette saison. Si je veux voir un ciel étoilé, je dois ouvrir mon programme Stellarium et masquer l’atmosphère. Jamais d’étoiles dans ce ciel qui vire tout au plus à l’indigo autour de minuit. Je ne trouve pas le sommeil. J’ai beau tirer les stores, j’y vois le jour se faufiler. Mes rythmes circadiens en sont bouleversés.

Ça m’a plu au début, j’y trouvais l’impression d’un matin de printemps qui ne finissait jamais. Je crois que ça me plaît toujours, une éternelle matinée dans laquelle je veux demeurer. Un matin vivifiant, un merveilleux début de journée, mais où le midi n’advient pas.

J’ai beau sortir le rosé et les olives dont j’ai chargé un tonnelet entier en passant par la Turquie, je n’y crois pas. On est toujours à l’heure des croissants. Un matin qui n’aboutit jamais et revient perpétuellement à son point de départ.

Nuages

« Il ne faudrait pas oublier que le projet Anabasix n’est pas de faire un bateau de plaisance », insiste Yashima. « Le sens de ce que nous faisons est d’abord de débrancher ce cordon ombilical qui nous relie à une source d’énergie qui ne nous appartient pas, ces fils qui font de nous des marionnettes, cette laisse par laquelle les corporations de l’énergie nous tiennent et nous promènent. Nous cherchons avant tout à rompre de telles chaînes. »

Une curieuse affection s’est installée entre nous depuis que par la force des choses nous ne nous quittons plus. Parfois pourtant cette proximité me pèse. J’aimerais me retrouver seul dans ce jour perpétuel, n’avoir à croiser que la lointaine présence des orques et des phoques. Même le voisinage moins intime de la vingtaine de personnes qui habitent la base me pèse.

« Je me demande comment tu peux avoir des idées si bien arrêtées sur l’Anabasix » soupiré-je. « Il ne m’avait pas frappé que nous en eussions tous débattu si précisément. Je ne suis pas aussi sûr non plus que tu parais l’être que nous ayons tous les mêmes points de vue sur la question, et je me demande comment tu en serais tellement mieux informée que moi. »

« Nous en avons parlé ces jours-ci avec Rafi », répond-elle. « Et nous en avions tous longuement discuté sur le forum. »

Ah oui, le forum… Nous n’avons même pas en commun une langue qui nous permettrait de tous nous comprendre. Babel, babillage. « Pour ma part » avoué-je, « il y a bien longtemps que je ne cherche plus à comprendre pour quelles obscures raisons je trouve des gens à mes côtés sur une même route. »

« À tes côtés ? », me reprend-elle, « ce n’est pas toi bien sûr qui serais aux côtés de qui que ce soit. »

« Si tu veux » admets-je. « La relation est complètement réflexive, et je n’éprouve pas davantage la nécessité de me faire comprendre. Il me suffit que nous coopérions efficacement. »

« Tes rejets sont parfois inacceptables », dit-elle agacée, « tu manques de sommeil. Tu ferais mieux de dormir. » Elle disparaît en claquant la porte.

Sur le moment, je suis plutôt satisfait de me retrouver seul dans cette petite pièce qui me sert de chambre et de bureau. Je peux concentrer mon attention sur l’étroite fenêtre, et sur la ligne sombre à l’horizon, au-dessous de nuages blancs et gris. C’est une ligne très sombre dans le ciel, au-dessus de la mer aussi pâle que les nuages, plus blanche par endroits.

La présence de Yashima m’est pourtant agréable, et dans le fond, je crois que c’est plus encore ce plaisir que j’éprouve à me retrouver avec elle qui finit par m’agacer par moments. Mais de son côté, ne sait-elle donc pas profiter de mon absence ?

J’ai suivi moi aussi bien sûr les débats sur le forum, et j’y ai participé. Mais ces échanges ne sont jamais ni assez profonds ni assez pratiques, même si les intervenant ne manquent assurément ni d’intelligence ni de finesse. Les échanges n’y deviennent pertinents que lorsqu’ils s’adossent solidement à des aspects techniques. Dans tous les cas on doit bien en finir par rédiger des documents plus substantiels, plus réfléchis, et qui ne sont plus du tout alors collectifs, comme l’excellent travail qu’a accompli Shimoun sur la coque de l’Anabasix. Après cela seulement, des éclaircissements sur le forum trouvent leur intérêt.

Sur le fond, je ne suis pas certain non plus que la possibilité de se débrancher d’un réseau centralisé de l’énergie suffirait à quoi que ce soit. Les hommes ont toujours trop besoin de fils à la patte, fussent-ils purement imaginaires. Ils ont bien trop peur de la solitude pour être suffisamment attentifs et efficaces les uns envers les autres. Ils sont trop prompts à oublier qu’il y a entre nous un monde réel, et qu’on ne peut faire l’économie de son expérimentation solitaire avant d’espérer peut-être s’y rencontrer. Et surtout, je ne suis pas sûr que le plus grand nombre de ceux qui portent le projet soient d’accord avec moi sur ce point.

De telles réflexions sont de toute évidence pessimistes, et elles n’apportent rien d’utile s’il ne s’agit que d’en débattre ; je ne vois donc pas l’intérêt de les partager.



À suivre...








© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




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