L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, été 2014.

Sur la frontière - La vie de l’esprit - Retour à Tarporo - Les mystères de Tarporo - Suite

Table des matières - Chapitres précédents




Chapitre vingt-et-un - Sur la frontière

De l’inférence

« Je ne crois pas qu’il soit fertile pour les mathématiques de s’embarrasser de trop de nombres. » dis-je à Shimoun et Kilkov qui sont venus m’aider à passer ces nuits qui ne passent pas, autour d’une bouteille. « La plupart ne sont en réalité que des bandes de petits nombres qui font leurs malins en s’agglutinant pour paraître gros. Il est facile de les décomposer, et de toute façon, ils ne deviennent bons à quelque-chose qu’après avoir été réduits en produits de facteurs. Il n’y a pas tant de nombres intéressants, au point qu’on ne puisse pas les connaître chacun d’assez près. Il y en a quatre surtout. L’esprit humain est embarrassé pour compter au-delà. Il doit ruser, et la mathématique est toute la science de ces ruses. De ces quatre, on tire toutes les combinaisons qui font la suite des seize premiers. Puis on a les nombres proprement premiers, ceux qui n’ont pas de diviseurs. Il y a aussi tous les excentriques, tels que π, ou e. Il n’y en a pas tant qu’on ne puisse tous les connaître personnellement. D’ailleurs tous les nombres sont des facettes de l’unité. »

« Que veux-tu dire par là ? » Réagit Kilkov d’une voix basse et grave en avançant le buste et en allongeant devant lui ses bras croisés sur la table.

« Je veux dire que le calcul n’est concevable qu’à partir de l’unité ; non pas les unités dont les nombres seraient les sommes, mais de l’unité fondamentale dont ils sont tirés. »

« Je ne te suis pas vraiment. » Insiste-t-il.

« Songe à l’infini, que l’on peut assimiler à l’un des nombres excentriques. L’infini n’a de sens opératoire que s’il est dans un ensemble fini. Par exemple, tu peux dire qu’un segment contient une infinité de points, mais ton segment, lui, est bien fini. S’il n’était pas fini, qu’est-ce que ça voudrait dire ? Qu’est ce que ça pourrait vouloir dire d’autre que “deux secondes, je n’ai pas fini de calculer et de tracer mon segment” ? Cet infini qui effrayait Pascal, ne veut rien dire d’autre que : “En cours”. »

Silencieux, Kilkov continue à faire machinalement tourner son verre entre les doigts de ses deux mains réunies.

« De même, quand tu dis trois ou quatre », continué-je, « ces mots n’ont de sens que si tu les comprends à partir de la base avec laquelle tu comptes. Trois fois quatre ne donnent pas le même résultat selon que tu comptes en décimal ou en hexadécimal. »

« Quelle que soit la base », conteste Shimoun, « trois fois quatre sont toujours trois fois quatre ; et tu peux toujours convertir d’une base à l’autre. »

« C’est que tu ne comprends pas ce qu’est une opération de l’esprit », dis-je. « Tu prends une bûchette, tu en ajoutes une autre et tu dis qu’il y en a deux. En quoi est-ce une opération ? »

Je me saisis d’un vieux crayon qui traîne sur la table et je le casse en deux.

« Je prends un et je le casse », commenté-je en posant les deux bouts côte-à-côte, « et maintenant j’ai deux. Voilà une opération de l’esprit. »

« Intéressant… » commente Kilkov en riant.

Du temps et des causes

Kilkov n’est pas très grand ni très expansif. Une mèche de cheveux déjà grisonnants lui tombe sur le front. Son allure plutôt modeste contraste cependant avec une impression de grande stabilité. Ses gestes sont toujours calmes et assurés, précis, même lorsqu’il parle. Oui, ses gestes pendant qu’il parle donnent l’impression de réaliser une construction stable et solide.

« C’était une erreur intéressante », dit-il, « ou si tu préfères une astuce intéressante mais qui pourrait induire en erreur, que de considérer le temps et l’espace comme un contenant pour le réel, pour quelque-chose qu’on pourrait appeler la réalité. La réalité se situerait alors dans l’espace-temps comme, par exemple, de la farine dans un récipient gradué. Évidemment, l’espace-temps n’est pas un contenant du réel, même pas une propriété, il est sa structure même, sa trame causale. Cependant ramener le réel à la causalité serait tout aussi fallacieux s’il s’agissait de penser que les faits réels obéissent à des lois du déterminisme. En réalité, si j’ose dire, rien n’obéit à rien. Il y a seulement consistance, cohérence. Par exemple, lorsque tu vogues en direction de Tarporo, l’île se rapproche de toi. Tu comprends bien qu’il n’y a là quelque-chose de plus fondamental que la causalité ; de plus premier. »

« J’entends tes mots », interroge Yashima, « mais je ne vois pas bien où ils nous conduisent. »

« Pense au paradoxe de Langevin », répond Kilkov. « Un homme part dans un vaisseau spatial en laissant son fils sur terre. Selon les lois de la relativité, il vieillit moins vite que celui-ci, qui finit par devenir plus vieux que son père. Ce paradoxe ne tient que si l’on fait abstraction de l’accélération. De toute façon, ce n’est qu’une vue de l’esprit qui substantialise l’espace-temps, de penser que le temps se déroulerait plus ou moins vite dans deux espaces séparés. Les deux espaces-temps devraient tôt ou tard se rejoindre, au moins dans la pensée, pour qu’un tel paradoxe ait seulement un sens ; et s’ils se rejoignent, à une accélération devra correspondre une décélération. Dans les deux espaces-temps ainsi réunis, il se sera alors passé forcément le même temps, et le cosmonaute sera devenu un vieil homme plus âgé que son fils. Il n’est pas nécessaire pour le comprendre de résoudre des équations complexes, qui d’ailleurs le démontreraient. »

« C’est comme la devinette des nénuphars », avancé-je. « Un plan de nénuphars grandit dans un bassin de cinquante mètres carrés. Toutes les semaines, il double sa surface. En trois mois, il a occupé la moitié du bassin. Combien de temps lui faudra-t-il pour le recouvrir entièrement ? »

« Une semaine. » Répond Yashima. « Oui, c’est amusant, mais ça prouve quoi ? »

« Kilkov ne cherche à rien prouver », dis-je, « nous le savions déjà. Pour saisir des problèmes complexes, nous utilisons des expédients qui nous éloignent de l’intuition, et qui peuvent finalement nous induire en erreur. Nous le savons déjà, mais nous avons tout intérêt à jouer avec pour nous y familiariser. Le réel n’est pas rationnel, et la causalité est, pour le moins, à questionner. Si nous avons pensé le contraire, c’est de l’avoir entendu et répété trop longtemps. »

La Frontière

Nous nous sentons ici, à la limite de ce grand-nord, comme un peu hors du monde, plus exactement au-dessus – une sorte cime au niveau de la mer – et pourtant un peu au centre, en tout cas en un point offrant une vue, d’une certaine manière plongeante. Nous nous sentons un peu comme Krishna et Arjouna, dans la Bhagavad-Gîtâ, parcourant montés sur un char, la ligne de terrain déserté entre les deux armées prêtes au combat sur le champ de bataille de Kurukshetra. Nous nous trouvons en effet entre les lignes de deux armées parmi les plus puissantes du monde, dans ce point stratégique du Passage du Nord-ouest, et l’Anabasix y retrouve un peu la valeur symbolique du char d’Arjouna.

La Bhagavad-Gîtâ n’est qu’un petit livre sur l’étagère qu’occuperait le Mahâbhârata, un poème épique de l’Inde antique qui conte par le menu la vie de Krishna et du monde dans lequel elle se déroule. J’ai déjà lu de large extraits du Mahâbhârata, mais je serais bien en peine d’en trouver une traduction complète dans une langue qui me soit accessible. La Bhagavad-Gîtâ n’est qu’un chant de cette immense épopée, un petit livre de quelques dizaines de pages, et qui n’en est pas moins l’un des plus beaux et des plus profonds que l’humanité ait écrits.

Hegel voyait une faiblesse dans ce qu’il jugeait être une incapacité de l’œuvre – incapacité qu’il n’hésitait pas à étendre à l’esprit indien tout entier – à dissocier philosophie et poésie. Pour lui, l’esprit indien était incapable de libérer une pensée abstraite et générale des événements et des accidents de la vie.

On peut bien sûr comprendre Hegel qui était parvenue à cette séparation au prix d’un dur travail, dans le but de produire une philosophie occidentale qui renonce aux recours à la littérature, aux dialogues, aux récits, aux poèmes, aux épîtres et aux confessions. Depuis Hegel, les philosophes ne font plus appel à de tels procédés, et en sont devenus certainement incapables, sans qu’on en perçoive bien le bénéfice par ailleurs.

Hegel cherchait à déraciner l’esprit, à le désincarner pour qu’à ce prix, il atteigne la liberté de la subjectivité. Or, si Hegel avait été plus attentif, il aurait remarqué que la Bhagavad-Gîtâ traitait justement de cela, et il aurait peut-être appris qu’en s’enracinant solidement les plantes justement dressent leurs fleurs vers la lumière, et que, déracinées, elles se dessèchent.

Il y a évidemment une philosophie solide et profonde dans la Bhagavad-Gîtâ, et solidement enracinée au récit, aux descriptions et au style. Mais Hegel croyait en un ascétisme du style, parent de celui des saints du désert qui pensaient libérer leur esprit en détournant leur corps de son enracinement. Non, c’est l’esprit qui doit se détacher, et il n’y parvient que si la corporalité s’engage. Voilà de quoi traite la Bhagavad-Gîtâ.

Tels Arjouna et Krishna sur le champ de bataille de Kurukshetra, Shimoun et moi nous tenons sur la passerelle de l’Anabasix dans cette mer de Béring.

Béring était un Russe qui explora l’Alaska ; et l’Alaska était russe jusqu’à ce qu’elle soit vendue aux États-Unis. On retrouve d’ailleurs dans les ports d’Alaska de nombreuses églises à coupoles typiques de l’architecture orthodoxe. Naturellement, on peut considérer que ces appropriations de terres, de terres dont on n’a rien d’autre à faire d’abord que pourrir la vie de leurs occupants, avant d’en pourrir les sols d’hydrocarbures, relèvent de la clinique, sinon de cette religion du moderne, inaccessible au doute, et qui grignote ses aptitudes cognitives.

Bref, sur ce char marin tiré par des chevaux vapeurs dont nous tenons d’une main ferme le joug, nous nous disons, Shimoun et moi, que l’homme pense sur ses pieds.

Épaulards

Les orques sont de magnifiques prédateurs. Ce sont les plus gros carnivores de la planète, capables de s’attaquer aux plus grosses proies. On en a vu s’en prendre à des baleines, ou à des requins blancs de cinq mètres. Aucun animal en mer n’est capable de se mesurer à elles.

Un mâle adulte peut dépasser les neuf mètres, et sa mâchoire est garnie d’une soixantaine de longues dents avec lesquelles il croque comme un rien un éléphant de mer. Déjà redoutables seuls, ces cétacés vivent et chassent en hordes.

Curieusement, les orques ne s’attaquent pas à l’homme. On n’a aucun témoignage qu’une orque ait tenté d’attaquer un humain. Ceci mériterait des explications que personne ne semble avoir cherchées, si l’on excepte des légendes de peuples marins. Depuis des temps immémoriaux, les hommes et les orques auraient établi un pacte.

Profitant de l’aubaine, des propriétaires de parcs aquatiques ont eu l’idée d’en capturer pour en faire des attractions. Pour la première fois depuis des temps immémoriaux, des orques ont alors tué des hommes. Ces animaux sont intelligents et facile à dresser si on les torture un peu. Il n’est pas étonnant alors qu’avec leur puissance, ils aient noyé ou croqué quelques dresseurs. Comme le spectacle doit continuer, on ne l’a pas trop ébruité.

Même dans ces cas d’agression, on peut être étonné de la réticence de l’orque à s’attaquer à l’homme. L’orque est énorme, et il ne manque pas d’occasions pour constater qu’elle peut faire une seule bouchée d’un phoque de la taille d’un homme. Or, dans la plupart des attaques, le dresseur s’en est sorti avec un membre cassé ou luxé, ou à la limite de l’asphyxie mais indemne, comme si un très fort interdit retenait l’animal qui n’a pas coutume de montrer une telle mansuétude avec ses autres proies.

L’orque se rend-elle compte que son dresseur n’est qu’un salarié dans une situation pas si différente qualitativement de la sienne ? Ou bien devient-elle aussi un peu comme son dresseur, qui finit par croire à ce qu’on lui fait faire et à ce qu’on lui demande de raconter au public ?

On appelle aussi les orques épaulards. Le terme viendrait à la fois d'épaule et d'espaart, épée en ancien français. Ils sont magnifiques en plein océan, dans leurs mouvements lents et majestueux comme celui de l’eau ; et leurs cris sont plus parents de celui des oiseaux marins que du chant des baleines. Ils sont aussi un peu inquiétants avec leurs nageoires dorsales dressées qui ont inspiré ce nom.

Celui de « poissons noirs », que leur avaient donné les Indiens d’Amérique, leur va bien aussi. Ils sont noirs, en effet, avec le ventre blanc, et deux taches blanches au-dessus des yeux. Ils en ont encore une juste derrière leur nageoire dorsale. Un peuple de la région leur prêtait des fonctions psychopompes. Cette tâche blanche sur le dos, semblable à une selle, était précisément là où prenait place l’âme des noyés.

L’Arctique

Nous ne sommes pas montés plus au nord, et les jours déjà raccourcissent un peu. Pendant quelques minutes, autour de minuit, nous avons pu apercevoir des étoiles. C’était troublant, c’était même saisissant, ce ciel au plus beau de sa splendeur crépusculaire s’entrouvrant un instant sur son vide sidéral pour se refermer aussi vite.

Yashima se tenait près de moi sur la coupée. Elle a alors murmuré dans mon cou : « Les effets optiques de ces espaces en cours m’effraient ».






Chapitre vingt-deux - La vie de l’esprit

Profusion et privatisation du savoir

« J’ai encore reçu un nouveau courriel d’une université privée qui propose des cours accélérés pour obtenir des diplômes d’État », dis-je en parcourant le contenu de la corbeille de mon logiciel. Je vérifie ainsi de loin en loin que mes filtres ne fassent pas un ménage trop énergique dans ma boîte-aux-lettres.

« Le commerce du savoir est en pleine floraison », commente Shimoun de la passerelle sans se retourner. « Il s’accompagne hélas d’une privatisation de celui-ci, qui va assez nettement à l’encontre d’une autre floraison, celle des moyens de sa diffusion. »

Je l’ai rejoint avec Yashima après que nous avons déjeuné ensemble. Elle vient maintenant le relever de son quart. « J’observe encore une autre profusion », ajoute-t-elle, « celle des publications, qui me donne le vertige. »

« Pour ce qui est de cette dernière, j’aurais pu faire la même observation il y a vingt ans, ou même quarante. » dis-je en refermant le capot de mon portable. « En réalité, on aurait pu faire une telle observation déjà au premier siècle après que l’imprimerie a été introduite en Europe. Le nombre de titres publiés n’a jamais cessé de se démultiplier à chaque génération. Depuis de longues années on a ainsi pu craindre que la quantité croissante des publications ne finisse par atteindre un seuil critique, où elles allaient peut-être disparaître dans leur profusion même. »

« À ce compte », répond Yashima, « toutes les civilisations ont rencontré une telle profusion. Voilà sans-doute ce qui a conduit les autorités à déterminer des corpus canoniques. Le mot qui désigne la littérature dans de nombreuses langues asiatiques s’entend en effet par opposition avec celui qui désigne les écrits canoniques. »

« Ceci montrerait aussi bien », dis-je, « que la vie de l’esprit déborde irrésistiblement toutes les limites qu’on chercherait à lui donner. »

J’accompagne presque toujours Yashima quand elle va prendre son quart. Je m’attable alors sur la banquette derrière la coupée pour relever mon courrier. Shimoun m’accompagne de même quand je la remplace. Il n’y a qu’au petit matin qu’il vient seul prendre son quart quand Yashima dort encore.

« Ceci montrerait aussi », reprend-il, « que l’appropriation privée aujourd’hui accomplit la même fonction de légitimation destinée à contenir la profusion. » Il se tait un instant pendant qu’il débranche son portable après l’avoir éteint, puis ajoute : « Mais y a-t-il réellement une profusion telle qu’elle deviendrait inextricable si l’on ne la contenait pas ? Et ces mesures de contention ne seraient-elles pas au contraire ce qui en définitive produirait de l’inextricable ? »

« Voilà une approche intéressante que j’aimerais te voir développer. » Dis-je.

« Certainement pas avant un bon repas et une petite sieste », me répond-il.

Rites marins

Je suis moins regardant sur la sécurité depuis que nous sommes descendus plus au sud. La mer n’est plus très forte et les vents sont réguliers. De toute façon, le système nous prévient aussitôt qu’un changement advient ; variation du vent, de l’amplitude des vagues, obstacle repéré par le radar… Bien plus au sud seulement nous devrons redevenir plus attentifs, car des îliens ont coutume d’aller loin pêcher sur de simples radeaux que les radars parviennent mal à repérer sur la ligne de l’horizon.

À vrai dire, je n’ai aucune autorité pour imposer mes propres mesures de sécurité ; je le fais, c’est tout. Et je suppose que mes amis qui les acceptent sans discuter doivent les juger pertinentes. Depuis deux jours, la présence d’une bande d’épaulards qui nous accompagnent me rassure par ailleurs de façon irrationnelle.

Nous accompagnent-ils, ou suivent-ils par hasard la même route que nous ? Ils se sont livrés l’autre soir à un curieux balai autour de l’Anabasix. « Cherchent-ils à nous dire quelque-chose ? » s’était interrogée Yashima.

Je ne le crois pas. « Pendant d’innombrables générations, ces animaux ont eu tout le temps de se rendre-compte que nous ne comprenons rien à ce qu’ils voudraient nous dire, » lui ai-je répondu, « ils me paraissent plutôt se livrer à quelque rite. »

« Pourquoi ne penses-tu pas qu’ils jouent tout simplement ? » A interrogé Shimoun. « Jouer ? » Lui ai-je demandé. « À quoi ? » Les majestueux mouvements de ces formidables masses noires qui plongeaient silencieuses sous la coque pour resurgir de l’autre côté, ressemblaient à tout sauf à un jeu.

« Ils exécutent peut-être un rite de bénédiction », a suggéré Yashima, « nous devrions leur faire un présent en retour », et nous avons partagé notre pêche malgré les haussements d’épaules de Shimoun.

De la profusion inextricable

« On doit d’abord distinguer la profusion des savoirs de celle des énoncés. » Explique Shimoun. « Considère par exemple la géométrie in situ, ou la topologie, si tu préfères. Elle est difficilement dissociable de l’œuvre de celui qui peut s’en proclamer le père, Henri Poincaré. Il est pourtant possible que tu connaisses la topologie sans avoir lu une seule ligne de sa plume, et tu peux avoir lu plusieurs de ses ouvrages sans connaître très bien la topologie. Ce que tu en sauras pourtant, tu l’auras bien trouvé quelque-part, en l’occurrence dans des énoncés, ceux de Poincaré ou d’un autre. »

Nous nous sommes retrouvés comme de coutume sur la passerelle en fin d’après-midi, et comme convenu, Shimoun développe le raisonnement dont il nous avait privé pour un bon repas et une petite sieste.

« Tous ceux qui feront des énoncés sur la topologie ne la changeront pas notablement », continue-t-il, « ils la feront dans le meilleur des cas avancer. Il n’est donc pas nécessaire de connaître tout ce qui a été écrit sur la topologie. Nous en savons très vite assez pour être capable de comprendre tout nouvel énoncé à son propos, et ce qu’il risque d’apporter de neuf se réduit à peu. Dans ce cas, de quoi y aurait-il profusion, et profusion inextricable ? »

« D’autre part, la topologie n’est qu’une approche possible d’une même réalité qui demeure pour l’essentiel une », précise-t-il. « Aussi éclaire-t-elle bien d’autres disciplines, des pratiques et des activités diverses, qui l’éclairent à son tour. Quelqu’un qui a donc des pratiques confirmées comprendra aisément la topologie, tandis que celui qui voudrait comprendre la topologie seule aurait les plus grandes peines à y parvenir. »

« Je vois où ton raisonnement nous conduit », le devance Yashima. « Le savoir universitaire s’est fixé sur les principes opposés. Non seulement on cultive la spécialisation, mais le savoir tend à être articulé autour de disciplines, d’écoles et d’ouvrages bien structurés. Ces principes qui n’ont au départ d’autre but que de planifier, ordonner, et finalement faciliter l’accès aux connaissances, finissent rapidement par les rendre inextricables. »

Shimoun s’interrompt un instant, semblant se demander s’il voulait bien en arriver là. « Je ne sais pas », finit-il par conclure. « Dit ainsi, ça me paraît un peu simpliste. »

« Évidemment », les coupé-je, « dire ainsi, c’est oublier les prémisses : la commercialisation du savoir et de la culture. La question est comment s’y prend-on pour le vendre, pour vendre ce qui se prête par nature si mal au commerce. »

« Tu te souviens ? » lui rappelé-je. « Nous sommes partis du courriel que j’ai reçu proposant des cours accélérés pour obtenir des diplômes universitaires d’État. »

« Et d’abord », continué-je en riant, « pourquoi les clients désireraient-ils délier leur bourse pour acquérir du savoir et de la culture ? Parce que ça peut leur rapporter davantage, voilà l’argument de vente. Et comment ? En mettant en œuvre ce qu’ils auront appris ? Pas du tout, ça c’était avant. Non, en obtenant de bons emplois ou de bonnes charges en présentant seulement de bon diplômes. Voilà le véritable marché, et l’on ne le cache pas dans la publicité. C’est exactement les principes du mandarinat chinois à l’époque de la chute catastrophique et vertigineuse de l’empire, de la perte de Shanghai à l’occupation japonaise. »

« Là dessus », ajouté-je, « quelques couillons qui ont réussi, viendront dire à la cantonade que la philosophie ou la littérature ne sont pas très utiles pour gagner des sous. Ce n’est pas forcément vrai, mais à l’évidence, ce n’est pas leur fonction. Et des mathématiques, ils diront que vaut seulement ce qui s’applique à l’économie ; et des sciences physiques, le droit des brevets ! Alors que s’agit-il d’apprendre pour obtenir son diplôme de mandarin ? Les mêmes sornettes que sous les Qing ? »

« Ce que j’aurais aimé que tu m’expliques », terminé-je, « s’il est vrai que tu as des lumières sur la question, c’est comment cette restriction et cette rétention des savoirs pour en faire le commerce, participent-elles à rendre la profusion plus inextricable qu’elle n’est ? »

Une cartographie de l’esprit

Il serait difficile d’avoir une bibliothèque dans une cabine. Combien pourrait-on faire entrer de livres imprimée dans un si petit espace ? Il est déjà bien difficile d’y faire tenir toutes ses affaires. Une petite clé bus universel peut, elle, contenir une formidable bibliothèque, mais il lui manque quelque-chose. Je n’ai pourtant jamais entendu un fanatique du livre imprimé revendiquer la seule véritable supériorité qu’il possède sur le livre numérisé : le choix du classement. Il n’y a pas beaucoup de façon de classer un fichier numérique, en général, et un livre numérisé en particulier : par titre, par date d’acquisition, et par date de création. Je ne parle même pas des classements par taille et par type d’encodage, qui sont alors de la plus totale inutilité.

Personnellement, j’aime classer mes livres par date. Naturellement, je ne m’intéresse pas à la date de leur dernière édition, ni même à celle où je les ai acquis, ce qui serait aussi parfaitement inutile. Je les classe selon la date où ils ont été écrits. J’ai ainsi immédiatement sous les yeux et sous la main, une histoire de la vie de l’esprit.

Je ne vois aucun moyen de classer ainsi une bibliothèque d’ouvrages numériques. Il serait même assez difficile de retrouver des ouvrages à partir de la date de leur première édition. Celle-ci est d’ailleurs loin d’être toujours immédiatement accessible lorsqu’on tient l’exemplaire sur papier. N’est-ce pas pourtant l’indication la plus importante ? Quand je cherche un livre dans ma bibliothèque, j’arrive très vite par ce moyen à mettre la main dessus, et c’est toujours une excellente occasion de le replacer parmi ses contemporains.

Naturellement, les livres de ma bibliothèque ont des origines variées selon les époques. Il est des rayons qui ne contiennent presque que des ouvrages arabes et persans ; d’autres, grecs et indiens. À d’autres époques se concentrent des livres chinois ; à d’autres encore, japonnais. Les livres français, anglais ou allemands n’apparaissent évidemment qu’assez tard, peu après les italiens. Les ouvrages que je possède sont toutefois presque exclusivement écrits ou traduits en français. J’en ai quelques-uns en anglais. J’ai quelques éditions bilingues français-anglais, français-allemand, français-arabe, anglais-arabe, français-japonais, français-latin, etc. Une bibliothèque rangée d’une telle façon, une telle cartographie de l’histoire de l’esprit, me manque à bord.

Je n’ai même pas besoin sinon, comme le fait Yashima, de me déplacer avec une clé bus. Je n’ai jamais de peine à trouver en ligne les ouvrages que je cherche. Certes, beaucoup sont à la vente. Dans ce cas, qu’ils se les gardent. Je veux bien acheter des livres sur papier, mais des données numériques qui ne sont alors jamais transparentes, non merci ! Ces machins sont truffés de virus – je ne vois pas comment traduire autrement « DRM » en bon français. Je ne veux pas de ça sur mes disques durs.

Les livres imprimés ont un avantage irremplaçable : on les range les uns contre les autres, bien serrés sur une étagère, et l’on peut lire sur leur dos le nom de l’auteur, le titre et … le nom de l’éditeur, auquel je préférerais la date de la première édition ; mais une fois qu’on l’a bien rangé dans un ordre chronologique, son absence n’est plus si grave.

Oui, une telle cartographie de l’esprit me manque en mer.

Créer une base de donnée ? Elle permettrait évidemment de reclasser à la demande tous ses livres dans l’ordre que l’on veut. Personne n’a pourtant imaginé un moyen simple de classer ainsi des livres numériques sur un disque, et l’on ne va pas s’amuser à remplir une fiche chaque fois qu’on en acquiert un. Et puis, un livre, ça va et ça vient. On en trouve toujours de nouveaux et l’on se débarrasse d’autres, quand ils ne disparaissent pas inexplicablement.

Mais surtout, je ne crois pas aux vertus du changement d’ordre. On doit bien finir par en choisir un, celui qu’on veut, mais un seul qui détermine l’ensemble. Les bases de données, elles permettent de chercher et de retrouver, mais elles ne font pas un classement.

Un blogue, par exemple, place tout ce qui arrive de neuf au début. C’est un ordre qui vaut ce qu’il vaut, mais c’en est un. Il m’est plus d’une fois passé par l’esprit d’écrire un livre entier ainsi ; qui commencerait par où les autres ouvrages ont coutume de finir. Il me semble qu’une telle lecture récursive pourrait être intéressante. Naturellement, elle ne devrait pas s’interdire la réécriture.

L’ordre alphabétique apparemment arbitraire n’est pas sans intérêt non plus, bien que peu à mon goût. Avec son Dictionnaire philosophique, Voltaire en a fait un procédé efficace, mais à condition de lire son ouvrage du début à la fin.

Des mandarins

« J’ai lu des travaux de lettrés chinois du dix-neuvième siècle », m’a contredit Yashima hier soir sur la passerelle, « et je ne crois pas que les mandarins n’apprenaient que des sornettes. Leurs ouvrages contiennent des analyses sur les rapports sociaux qui soutiendraient la comparaison avec les sciences humaines contemporaines. »

Shimoun alors éclata de rire : « Tu lui donnes des arguments », lui a-t-il renvoyé.

Hélas, ce n’est pas si drôle quand on pense aux occupations, aux inondations, aux famines, aux massacres et aux déportations. Je reconnais toutefois que la Chine avait conservé des ressources et qu’elle a su s’en servir, la Révolution accomplie.






Chapitre vingt-trois - Retour à Tarporo

Le concept de dharma

Le concept de dharma est déterminant. Il ne l’est pas seulement dans la culture indienne, ni dans la culture asiatique par le truchement du Bouddhisme où l’on sait la place du dharmakaya ; il l’est dans la réalité, si j’ose dire.

« Dharma », nous le traduisons généralement par « loi ». Ça peut fonctionner la plupart du temps si l’on ne s’y arrête pas, mais le concept n’a rien à voir avec le droit ; plutôt avec le déterminisme. On traduit alors par « loi naturelle », mais ce n’est pas bon car deux mots confus ne traduisent pas un concept clair.

Peut-être vaut-il mieux renoncer à traduire, mais il n’est pas alors satisfaisant de désigner par un vieux terme sanskrit que personne ne connaît, un concept central, non pas pour la seule culture indienne, ni même asiatique, mais dans la réalité.

Oui, le dharma est bien le déterminisme si on pense à la trame des causes et des effets, et l’on ne fait pas un faux sens si on le traduit par « loi naturelle », qui fonctionne la plupart du temps. « Destin » serait un contre-sens. « Dharma » serait cependant plus près de « nature », dans le sens où l’entendait la « philosophie naturelle » des débuts de la modernité. « Nature » serait une bonne traduction à condition d’avoir un véritable concept de nature, dans le sens où l’a développé Whitehead dans son livre éponyme, le Concept de Nature. Le problème cependant n’est pas de traduire dharma, mais de nommer le concept.

La Bhagavad-Gîtâ est sans doute le texte le plus profond et le plus complet sur le dharma. Il s’en fait même l’ébauche d’une éthique en montrant comment y convergent « c’est ma nature » et « c’est mon devoir ». On y trouverait presque alors un arrière goût fouriériste si ne planait l’imminence du massacre, lorsque les deux armées s’ébranleront, lorsque cessera cette suspension du temps après qu’Arjouna aura soufflé dans sa trompe, accomplissant tout à la fois son devoir et sa nature.

Il y a là un déterminisme, mais comme inversé, plus proche de la mécanique d’Aristote que de celle de Galilée, de Newton et de Laplace ; mécanique certes fausse, comme l’on ne doit pas l’oublier. La différence ? Dans la mécanique moderne, la pierre est attirée par la terre ; dans l’ancienne, elle s’y jette. La pierre n’est pas soumise à une gravitation qui l’attire, mais habitée d’un « impetus » qui la constitue, et qui fait songer au concept de dharma, qui en a du moins la même grammaire : « sa nature ».

Dans la physique moderne, la pierre est la résultante du déterminisme d’un grand-tout, disons l’univers ; et celui-ci, accessoirement aussi bien qu’historiquement, d’une volonté divine. Dans l’ancienne, ce grand-tout est la résultante. N’oublions pas que l’ancienne est antérieure au monothéisme.

Cette ancienne mécanique est fausse, nous le savons bien et avons pu le vérifier, mais ce n’est pas le problème ; la nouvelle l’est de toute évidence autant, et déjà usée jusqu’à la corde. Je cite souvent Wittgenstein : « Vrai ou faux ont ceci de fallacieux que tout se passe comme si l’on disait “cela s’accorde avec les faits ou non”, alors que ce qui est question, précisément c’est cet accord. » Or, justement, dans les interstices où cet accord est imparfait, là où il laisse du jeu disons, le sens trouve l’espace où jouer le sien. Si une représentation était proprement vraie, elle n’aurait pas plus de sens que d’utilité. Elle serait au mieux un dispositif matériel, ou ne serait pas.

Je ne sais mieux expliquer cela que par ma métaphore de l’âne et du bâton, et du chariot métallique et de l’aimant. Si l’on fait pendre une carotte à un bâton attaché sur le dos d’un âne, il avancera pour l’attraper. Pendant combien de temps insistera-t-il avant de se rendre-compte qu’il n’atteindra jamais la carotte ainsi ? Cela pourrait être un test d’intelligence. Mais si l’on attache un aimant à un chariot métallique, celui-ci restera imperturbablement immobile. Pourrait-on dire qu’il s’en rend-compte immédiatement ?

À l’inverse, l’intelligence a-t-elle d’autres possibilités que se tromper pour se faire une représentation ? Se tromper en agissant, et donc se tromper pour agir ?

Inférences rapides

Yashima m’a écouté jusque-là avec beaucoup d’attention, sans paraître surprise par le cours imprévu qu’a suivi ma pensée.

« Si je te suis bien », conclut-elle avec un brin d’ironie, « il semble que la mort de Dieu annoncée par le bon pasteur Nietzsche nous laisse dans l’embarras. Dieu a servi pour esquisser l’ébauche de la nouvelle science, puis une fois le modèle bien dessiné, on efface le tracé crayonné. Mais peut-on comme Laplace, se passer de l’hypothèse dont on a tiré les conclusions ? »

« On le peut sans aucun doute », affirmé-je sans me laisser troubler par sa remarque elle aussi inattendue, « si l’on montre que les conclusions contredisent l’hypothèse, et si par un raisonnement récursif on revient à d’autres fondements. C’est en partie ce qu’a fait la science au cours du dix-neuvième et du vingtième siècles ; mais cette science demeure contenue dans la sphère très contrôlée de la technologie. Et cette technologie est elle-même contrôlée et contenue : si tout est fait pour que les objets technologiques envahissent la vie la plus quotidienne, tout est fait aussi pour que leurs technologies elles-mêmes y demeurent opaques. »

Je suppose que ma réponse la surprend au moins autant que je l’ai été par sa remarque.

« C’est en effet la question névralgique de notre temps. » Reconnaît-elle après un instant de silence.

« Je ne prône pas, bien sûr, un retour à l’ancienne mécanique », insisté-je. « Je suggère seulement que si les prémisses qui l’ont mise en question sont fausses, alors tout ce qu’on a cru devoir en rejeter ne l’était peut-être pas. »

Nous sommes revenus à Tarporo pour quelques modifications de l’interface matérielle du système. Nous y laisserons Shimoun en repartant.

Une cime au niveau de la mer

La banquise ne se trouve pas très loin. Au nord s’étend son vaste trait blanc sur l’horizon ; on ne la voit pas d’ici, mais le savoir change notre appréhension de l’espace, de l’espace plan. Cette surface plane de l’océan, son horizontalité, y gagne quelque-chose de vertical. On est en « haut » ; on est en hauteur par rapport à la planète. On est au niveau de mer, soit, mais en un point culminant quand même. Ce bout de rocher totalement stérile, en prend des airs de haute montagne, et l’océan immense qui nous cerne alimente alors une légère et énigmatique sensation de vertige.

À l’est de l’île, du côté du cratère opposé à la base, un laboratoire est livré quelque peu à l’abandon. Il est complètement encastré dans la roche. Il donne d’un côté sur le lac et sur un chemin qui conduit à la base ; de l’autre, sur la haute mer, où de larges marches descendent jusqu’à un débarcadère de pierre. Le lieu m’a plu, et personne n’a vu d’inconvénients à ce que j’y établisse mes quartiers. Yashima s’y est installée elle aussi. Deux minuscules pièces attenantes à la principale ont accueilli nos lits de camp. Comme il n’y en avait pas une troisième, Shimoun demeure à la base.

Le lieu semble faire fonction de débarras pour du matériel obsolète. Il possède plusieurs tables de travail dont il suffit de déplacer les objets qui les encombrent parfois. Les étagères sont chargées de dossiers, de registres, de fioles aux étiquettes incompréhensibles, de tubes à essai, de boîtiers électroniques… Ni moi, ni mes compagnons n’avons réussi à bien comprendre ce que l’on faisait ici, mais nous n’avons pas vraiment cherché. Nous aurions ressenti, en fouillant davantage, un absurde sentiment d’indiscrétion envers nos hôtes.

Je m’installe souvent pour travailler à la table à côté de la porte qui donne vers le débarcadère. Une petite baie vitrée y offre une vue sans obstacle sur le large, à l’ouest. J’ai la même, en format plus réduit, dans ce qui me tient lieu d’étroite cambuse et dont la fonction originale fut celle de débarras. L’autre côté, ouvrant sur le lac central n’est pas désagréable non plus. Nous nous y déplaçons selon l’orientation du soleil, qui peut devenir désagréable lorsqu’il plonge trop profondément dans la pièce. On y voit en face toutes les installations de la base et son long quai qui va jusqu’au milieu du cratère.

La crique n’a pas beaucoup de tirant d’eau, et elle est bordée d’une grève de quelques mètres de large sur la plus grande part de sa circonférence. Un étroit chemin protégé par une rampe métallique surplombe l’intérieur du cratère jusqu’à notre laboratoire. Devant la porte de celui-ci, il s’élargit d’une terrasse maçonnée en aplomb de la falaise. En soulevant une écoutille de métal, on y découvre une échelle d’acier qui descend jusqu’à la grève.

Un vieux divan avait été opportunément abandonné dans l’un des débarras dont nous l’avons sorti. Les baies vitrées sont suffisamment basse pour qu’on puisse y voir la mer même en s’y enfonçant. Nous y restons assis, Yashima et moi, pour de longues conversations. Souvent Shimoun se joint à nous, et quelquefois encore d’autres hôtes de la base. Nous avons déniché une petite table à roulettes sur laquelle nous posons les boissons, en général du thé.

La plupart du temps, j’y demeure cependant seul pour travailler, même si mon travail consiste principalement à contempler la mer pendant de longues heures. Les vagues sont toujours très belles, et bruyantes de ce côté de l’île. La montée rapide du fond vers la surface les rend hautes et puissantes. L’écume monte très haut les marches de l’escalier, au point que je me demande si le débarcadère est réellement utilisable en dehors de rares journées.

Yashima travaille le plus clair de la journée sur l’Anabasix avec Shimoun. Je les y aide aussi, mais je dois bien reconnaître que je leur suis de peu d’utilité. Je ne suis pas très habile avec les dispositifs électroniques, et je dois bien admettre que j’ai perdu avec l’âge de ma dextérité. J’ai des problèmes de vue aussi. Étant myope, ma vision n’a pas baissé, et je travaille même mieux sans lunette tant que je n’ai pas besoin d’y voir loin, mais j’ai du mal à accommoder. En vieillissant, les muscles oculaires deviennent moins vifs pour passer rapidement de la vision lointaine à rapprochée. Bref, je ne suis bon a rien sur ces minuscules circuits et à leurs couplages à d’aussi minuscules vérins. Il vaut mieux me parler de clés à molettes ou à griffe. Yashima au contraire se révèle d’une efficacité surprenante.

L’esperluette

« Tu nous agaces de nous obliger à traverser tout le cratère pour venir te rejoindre », dit Shimoun en entrant.

« Assieds-toi, Shimoun, contemple ce ciel et prends un thé », lui renvoyé-je en souriant. « Nous avons tout notre temps, mais nous ne pouvons nous permettre aucune erreur. Travailler vite et longtemps est totalement improductif pour ce que nous faisons. »

Pendant qu’il maugrée encore, je ferme le capot de mon portable pour l’entraîner sur le divan, et j’allume un bec bunsen du labo pour mettre l’eau à chauffer. « Prends ton temps, installe-toi bien, et appuie sur la touche esperluette. »

Mon image le déride enfin. L’esperluette est ce caractère d’imprimerie qui peut dans certains cas remplacer la conjonction de coordination « et » : &. C’est aussi une commande Unix qui met l’exécution d’un programme en arrière plan. Tapez « & » à la suite de commandes dans un terminal, et elles s’exécuteront seules en vous rendant la main. C’est ce qui se passe notamment, sans recours alors à un terminal et à ses commandes, lorsque nous lançons une impression, et où nous pouvons sans attendre reprendre notre travail.

« Pendant que tu interromps ta tâche pour passer à tout autre chose », expliqué-je, « des processus se déroulent à ton insu dans ton esprit, et qui la concernent. Il n’est pas rare qu’on découvre ainsi de meilleures façons de procéder, de meilleures solutions que celles qu’on avait mises en œuvre, des erreurs ou de mauvaises conceptions qu’on peut alors corriger avant qu’il ne soit trop tard… Même si ça n’arrive pas toujours, c’est du moins toujours ainsi que ça arrive et qu’on avance. Crois-moi : aucune activité qui fait appel à l’imagination ne peut en faire l’économie. »

« Mais si tu veux que ça marche », continué-je, « ne te livres pas dès que tu interromps ton travail, à une vaine agitation ou à des activités stériles et frivoles qui corrompent l’esprit et qui ni ne le vident ni ne l’absorbent. Ne fais rien, fais une sieste, contemples la mer, ou bien exécute des choses simples, comme arroser un jardin, ou alors qui te prennent entièrement, commences un jeu de stratégie, versifies, joues un ping-pong, pars à la chasse, ou, mieux, entreprends un autre travail, ou encore, prends un thé avec un ami. »

« OK », finit-il par dire en riant, « j’entre l’esperluette. » Il s’installe confortablement sur le divan tandis que j’approche la petite table à roulette avec le service à thé.

– Tu sais, ajoute-t-il en feignant la confidence, tu aurais des idées intéressantes pour des mouvements syndicaux.

– Ne t’y trompe pas, mes idées seraient intéressantes même pour des investisseurs. On ne compte plus les pertes considérables dues à de mauvaises conceptions qui provoquent des retards et infligent des surcoûts, et qui découlent directement de cette incapacité de s’arrêter et de reprendre la main sur les procès, de cette croyance aveugle qu’on accroîtrait la production en travaillant plus vite et plus longtemps. Il n’est pas difficile de vérifier qu’en s’y prenant autrement, c’est en milliards de dollars qu’on compterait les bénéfices. Bien sûr, d’un autre côté, les possibilités de racketter les travailleurs seraient, à terme, mises en péril.






Chapitre vingt-quatre - Les mystères de Tarporo

Sous la surface

Entre l’ancien labo que nous avons investi et la base, un mur aveugle fermé par une large porte de métal est incorporé dans la roche. Comme devant le labo, le chemin s’y élargit d’une terrasse en aplomb de la falaise, et sous une plaque semblable, une échelle d’acier descend jusqu’à la grève. Elle aboutit derrière une sorte de blockhaus métallique dont j’ignore la fonction. Des tuyaux de différents calibres parcourent sa surface avec des panneaux sous boîtiers. Des canalisations le relient à la base et au long débarcadère.

J’ai enfin pu passer cette porte métallique et voir ce qui se trouve derrière ce mur aveugle de béton et de pierres taillées. Pas grand-chose de prime abord : un large escalier qui s’enfonce dans la roche, surmonté d’un rail denté en acier, servant selon toute évidence à un palan qui devrait se tenir quelque part vers l’autre bout. Une humidité glacée règne dans ce souterrain mal éclairé. Relativement étroit au départ, il s’élargit très vite en une faille tellurique. Après peut-être une centaine de mètres, le chemin se prolonge par une passerelle de métal. Un bruit de ressac laisse imaginer qu’il y a de l’eau au fond dans les ténèbres, et que la faille rejoint la mer, ou peut-être la crique, ou les deux.

En revenant de la base, j’ai croisé hier matin par hasard, quelqu’un qui ouvrait cette porte, et je lui ai demandé si je pouvais voir ce qui se trouvait derrière. Apparemment, ça ne le dérangeait pas, mais comme il ne parlait ni le français, ni l’anglais, ni aucune langue que je sois capable de baragouiner, je n’ai pas pu obtenir d’explications.

À partir d’un moment, le chemin bifurque. On trouve encore des galeries taillées dans la roche, et des murs maçonnés. À en juger par leur facture, et par celle des dispositifs métalliques, l’installation date d’au moins un siècle. Il n’y a pas qu’un palan pour le rail d’acier qui parcourt tout le souterrain. J’en ai vu au moins trois. Ils sont actionnés à la pression et, attachés qu’ils sont à leur manche à air, ils ne peuvent parcourir chacun de trop longues distances.

Dans la faible lumière jaune des lampes qui jalonnent la manche électrique, entre la roche claire et poussiéreuse et le noir de la graisse et du métal, le contraste n’est pas sans sensualité. Il s’en dégage une forte odeur, où se mêle celle plus lointaine d’algues et de sel.

De la vaine profusion encore

Il y a toujours des quantités de choses que l’on ne comprend pas dans la vie ; par exemple à quoi sert cette grotte que j’ai visitée hier entre la base et le labo. À quoi sert ce bunker de métal sur la grève au fond du cratère ? Qui sont exactement tous ceux qui tiennent une part dans le projet Anabasix ? Quelles sont les motivations de chacun ? D’où vient exactement l’électricité que j’actionne à l’interrupteur ? Comment me suis-je retrouvé dans ce lieu perdu sur une planète qui suit sa course, entraînée par le soleil, dans un coin apparemment quelconque d’une galaxie ? Combien de livres ont disparu depuis que les hommes ont commencé à en écrire ? Qui est réellement Rafi ? Et ceux que je crois mieux connaître, que sais-je effectivement d’eux ? Et moi-même, qu’ai-je réellement dans le cœur ?

Il nous arrive de nous interroger, de chercher des réponses à de telles questions. On voit bien alors qu’aucune ne pourrait nous satisfaire entièrement. Elles ne sont la plupart du temps que les débuts d’un jeu de pistes.

Et le nom sur mon téléphone mobile, « Thomson », que se cache-t-il derrière ? (Là ça vaut bien la peine de chercher, si l’on aime vraiment les jeux de pistes !) Il y aurait des quantités de questions à se poser à tout instant. Mais toutes les questions ne conduisent pas quelque-part. La plupart ne mènent qu’à accepter par lassitude n’importe quoi comme réponse. On ne mesure pas combien souvent des philosophies se réduisent à des sortes de broderies provoquées par le désespoir d’une telle lassitude – pas seulement les philosophies : les écoles de sagesses, les églises, les diverses doctrines, et tout ce qui peut se monnayer dans le petit commerce ou la grande industrie de l’esprit.

Personnellement, je préfère éviter les questions qui ne mènent nulle-part. Je préfère les ignorer, même quand on me les pose. Je préfère les évidences qui s’imposent.

Ce n’est pas parce que des évidences s’imposent qu’on les perçoit facilement. Souvent nous ne les voyons pas même quand elles nous crèvent les yeux, comme on dit, même quand elles nous sont montrées. Voir les évidences criantes, voilà un enjeu plus important pour l’esprit, et qui lui demande bien plus d’éveil qu’à suivre de vains jeux de pistes où il s’endormirait.

Mais ce que j’en dis…

Sous la base

J’ai découvert qu’une partie importante de la base est creusée dans la roche, et j’ai parcouru quelques-unes de ces galeries. Il suffit d’ailleurs de pousser quelques portes sans demander de permission à quiconque. Rares sont ceux qui trouvent des raisons d’y descendre. Elles semblent laissées à l’abandon.

Seules quelques lourdes portes étaient bien fermées. Les autres s’ouvraient en tournant la poignée. Ces galeries sont anciennes et pour l’essentiel abandonnées depuis longtemps. Elles sont bien antérieures aux installations de la surface, faites de matériaux robustes, mais légers et récents. Elles demeurent faiblement éclairées par des lampes rivées dans la roche le long d’une manche électrique forcément bien plus récente.

Ces territoires de la mer de Béring sont restées inexplorées jusqu’au milieu du dix-huitième siècle sous le règne de Pierre le Grand, et les Russes n’ont commencé à les exploiter que bien plus tard, et très peu, avant d’en céder la partie occidentale aux États-Unis. Pour quel usage des gens se sont-ils alors donnés tant de mal à creuser ces galeries ?

Parmi les portes que j’ai pu ouvrir en tournant seulement la poignée, l’une contenait une petite bibliothèque. Les livres étaient écrits en ce qui m’a paru être du russe, et en d’autres langues aussi dont je n’ai pas reconnu les alphabets. L’éclairage fonctionnait. Il suffisait de tourner ces gros commutateurs à la substance noire et un peu caoutchoutée, qu’il me semble avoir déjà rencontrés sur certains navires.

La pièce était étroite, les meubles en bois n’avaient pas de style bien identifiable. Ils auraient pu dater du début du siècle dernier. Une sorte de profond bahut contenait des cartes marines rangées dans la superposition d’un douzaine au moins d’étroits tiroirs. Un compas et une longue règle de bois traînaient encore à sa surface. Un fauteuil était poussé devant un secrétaire à droite de la porte. C’est dans un tiroir de celui-ci que j’ai trouvé un vieux livre en allemand.

C’était un livre broché dans un format in-quarto, à la couverture d’un vert-de-gris délavé, dont toutes les pages n’avaient pas été découpées. Je peinais à le déchiffrer, non seulement parce que je maîtrise mal l’allemand, mais surtout parce qu’il était imprimé en caractères gothiques qui ont eu cours, si je ne me trompe pas, jusqu’à la fin de la Guerre Civile Mondiale. J’ai ouvert mon portable, que je transporte toujours avec moi entre le labo et la base, pour en traduire un paragraphe à l’aide de mes outils linguistiques. Il y était question des Unangas.

Les Unangas

Les Unangas, habitaient des logements souterrains. Ils vivaient en sédentaires dans des villages éparpillés à travers les îles d’où ils sortaient pêcher et chasser phoques et baleines. Ils ont vécu dans les îles Aléoutiennes pendant des milliers d’années avant d’entrer en contact avec des Européens. Le peuple unanga a cultivé des liens avec les missionnaires et les commerçants russes. Beaucoup d’entre eux se sont convertis au christianisme orthodoxe et se sont mariés avec des Russes. Certains accompagnèrent même les Russes dans leurs autres entrepôts coloniaux de Fort Ross au nord de la Californie, ou de Fort Elizabeth à Hawaï.

Quelques noms célèbres chez les Unangas : AhKahNeKak, Igadik, Ivan Pan’kov.

Plutôt que de continuer péniblement à traduire, j’ai recherché ces noms en ligne, et je n’ai vraiment pas trouvé grand-chose.

Il serait cependant bien étonnant que des Unangas aient creusé eux-mêmes ces galeries.

Une nouvelle vient de tomber

En allant chercher Yashima pour lui montrer ma découverte, et lui proposer d’explorer plus avant ces galeries avec moi, je la trouve à la cafétéria avec Shimoun, Kilkov, et un couple que je ne connais pas, dans un état d’énervement qui ne lui est pas habituel. Un nouvel avion de ligne malaisien vient de se cracher. Où ça ? Cette fois, on le sait : en Ukraine. Cet hiver déjà, elle supposait un coup tordu des États-Unis, maintenant elle dispose d’arguments plus sérieux. Elle bénéficie aussi de l’appui de Shimoun.

« Qui pourrait abattre » explique-t-il, « un avion de ligne d’un pays qui n’est en rien impliqué dans le conflit, mais peut-être pas dans des négociations avec les BRICS, volant à dix-mille mètres ? Les Russes ? Ni volontairement, ni par erreur. L’armée populaire ? On sait qu’elle s’est emparée de systèmes de missiles sol-air Bouk, et qu’elle en a peut-être fait usage contre les agressions aériennes des fascistes. Aurait-elle fait une erreur de tir ? À une telle altitude, ce serait très improbable avec des armes qui ont un système de guidage sophistiqué. Les bataillons de la mort des nazis ? Ils ne disposent heureusement pas de telles armes. L’armée régulière ukrainienne ? Elle a des brigades de missiles sol-air Bouk opérationnelles dans la région, mais elle ne ferait rien sans le commandement du Pentagone, et par ailleurs, seul le Pentagone aurait eu quelques raisons d’abattre cet appareil. »

Personne ne paraît avoir besoin que Shimoun donne ces raisons. J’aurais bien envie d’objecter, comme cet hiver, que si les États-Unis sont bien capables de tout, ils ne le sont pas discrètement. Mais je vois bien que cet argument ne tient pas : Alors qui ? Les martiens ?

Il est vrai que Kiev et le Pentagone avaient d’abord incriminé la Russie pour les avions ukrainiens abattus, mais on ne conteste plus aujourd’hui que l’armée populaire en avait les moyens. De là à dire qu’ils sont donc aussi capables d’en faire un usage pour tout dire « terroriste », il n’y a que quelques événements à forcer. L’opération n’est même pas « discrète » si l’on réfléchit un peu. Elle ne cherche même pas à convaincre sérieusement qui que ce soit, et peu importe si l’on voit les coutures, il s’agit seulement d’imposer une rhétorique, sinon « on est contre eux » – on en tremble déjà.

« Je trouve que tu prends cette affaire bien à cœur », dis-je finalement à Yashima. « Il me semble même que les Malaisiens dans leur ensemble sont très susceptibles quand on touche à leurs avions de ligne. » Cinq regards glacés se tournent vers moi avant que je continue. « Je me demande si s’en prendre à un nouveau vol malaisien n’était pas commettre une erreur. Je ne suis pas sûr que ces gens-là soient prêts maintenant à entendre n’importe quoi sur un sujet qui les affecte tant. »

« Le temps nous le dira », ajouté-je en profitant de leur silence. « Mais rien de tout cela, me semble-t-il, ne changera profondément le cours d’une réalité qui paraît déjà comme animée de sa propre force. »

Dans le cœur de l’île

Il fait très froid malgré juillet, mais c’est magnifique. Nous avons marché dans ces galeries de pierre, tentant, la plupart du temps avec succès, de pousser des portes, et découvrant des dispositifs énigmatiques, parfois presque totalement détruits, d’autres fois apparemment en état de marche. Nous avons parcouru des passerelles de métal dans des galeries qui s’élargissaient en gouffres ténébreux. Puis nous sommes arrivés dans une déchirure de la roche sur le large. Le tunnel a débouché sur le jour d’une immense fenêtre naturelle ovale d’où l’on voit la mer, et les rochers noyés d’écume lorsqu’on se penche.

Le battement de la mer, nous avons commencé à l’entendre quand nous marchions encore dans la pénombre. Le ciel était rouge quand le soleil touchait l’horizon où il s’est très lentement enfoncé. Il s’enfonce très lentement dans ces régions ; je devrais peut-être dans de prochaines pages expliquer pourquoi. Puis le ciel est devenu vert, d’un vert d’émeraude et de jade.

Nous étions parvenus jusqu’au nord-ouest de Tarporo. Nous avons marché sous terre plus loin encore que le laboratoire, jusqu’en face de la base de l’autre côté de l’ouverture de la crique. Cette île est un gruyère.

Le soleil couché, la nuit ne tombe toujours pas. Un groupe d’épaulards noctambules est passé à quelques encablures, leurs nageoires dorsales dressées. Nous ne sommes pas restés assez longtemps avec ceux qui nous avaient accompagnés plus au sud, pour que nous soyons capables de les reconnaître. Non, ce ne peut être les mêmes, mais comment savoir ? Leurs cris pourtant nous a semblé familier et nous avons crié aussi vers eux. Leur façon de se déplacer dans l’eau, plongeant et resurgissant comme des dauphins, mais lentement et majestueusement comme des baleines, est d’autant plus impressionnante qu’ils restent des animaux redoutables, même si pour des raisons inconnues ils ne s’attaquent pas à l’homme.

Il fait très froid et nous nous serrons l’un contre l’autre pour nous réchauffer.

– Tu es sûr de savoir retrouver le chemin du labo ? J’ai froid, me demande Yashima.

– J’en suis sûr, la rassuré-je en regrettant de ne pourvoir m’en convaincre autant qu’elle.



À suivre...








© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




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