L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, été 2014.

Langage et Histoire - Avant le départ - De la profondeur et de la surface - Tant et tant de projets

Table des matières - Chapitres précédents




Chapitre vingt-cinq - Langage et Histoire

Le rasoir d’Ockham

Le Président Obama parle quand il devrait se taire et se tait quand il devrait parler. L’homme qui ne savait pas qu’aucun référendum n’avait précédé l’indépendance du Kosovo, sait ce qui s’est passé pour le vol malaisien abattu en Ukraine avant toute enquête.

Nous autres qui ne disposons pas des mêmes services d’intelligence, nous avons au moins quelques certitudes : Les autorités nord-américaines et ukrainiennes dissimulent des informations et des preuves, et si elles servaient leur cause, elles ne les dissimuleraient pas. Nous savons aussi que l’armée ukrainienne avait tous les moyens et de bonnes raisons pour abattre l’avion. Nous savons d’un autre côté que l’armée populaire se serait peut-être saisie de quelques éléments de ces brigades antiaériennes, que certains seraient peut-être encore en état de marche, et qu’elle aurait peut-être des hommes capable de les utiliser. À moins que des spécialistes ne soient peut-être venus les aider de Russie, ou que la Russie ne leur ait peut-être fourni de telles armes. La résistance aurait alors peut-être pris le vol Malais pour un avion de guerre, et aurait peut-être lancé un missile vers lui. Ça fait vraiment beaucoup de peut-être. Si l’on applique le rasoir d’Ockham, il reste peu de doute.

Nous avons des certitudes : Les services secrets ukrainiens ont subtilisé la bande enregistrée des communications entre la tour de contrôle et le vol, l’armée de terre semble décidée à empêcher l’approche de la zone de l’écrasement aux enquêteurs, on éconduit les représentants de la Malaisie, etc. Ces faits que personne ne conteste vont tous dans le sens que suggère le principe de parcimonie.

Nous savons d’autre part que si l’armée ukrainienne a abattu l’avion, ce ne pouvait être que délibérément, alors que la résistance n’aurait pu le détruire que par erreur, se croyant attaquée, car elle n’avait rien à attendre de bon d’un tel incident. Même alors, les force de Kiev ne seraient pas innocentes, ayant fait survoler à l’appareil, après avoir changé sa direction, une zone où il risquait d’être abattu ; et elles pensaient qu’il pouvait l’être puisqu’elles accusaient les forces du Dombas de posséder des missiles Bouk et de s’en être déjà servi. Cela, tout le monde l’admettra dans quelques jours, quelques mois ou bien quelques années : le temps d’une trêve pour sortir de leur mauvais pas ce qui reste des divisions de l’armée régulière encerclées au sud ; le temps de faire voter quelques sanctions… d’ici là, on trouvera autre-chose.

Il n’est pas dit cependant que le gouvernement russe n’en tire pas plus d’avantages que ses adversaires sur le plus long terme.

Colloque souterrain

« Que le gouvernement russe n’en tire pas plus d’avantages !? » S’exclame Yashima.

Nous sommes retournés dans les galeries. Nous avons trouvé derrière une porte dont la poignée ne nous a pas résisté, un petit salon largement défraîchi mais agréable : petite table de bois et chaises aux pieds et aux dossiers pour une fois ornés de moulures ; bahut aux étagères décorées de quelques objets : petite sculpture décolorée d’inspiration lapone, élégante bouteille de cristal vide accompagnée de cinq petits verres, lourd cendrier de métal, petite boîte en bois, vide aussi, une sorte d’encrier en laiton qui permet de déposer sur son côté une plume… Pourquoi les habitants de la base n’utilisent-ils plus ces galeries et ces salles ? Peut-être parce qu’il doit être pénible de vivre dans des lieux d’où l’on ne voit jamais le ciel, si ce n’est la lumière. Le long hiver boréal doit être suffisamment dur à supporter à la surface.

La pièce s’offre aussi le luxe d’un tapis et d’une gravures sur un mur tapissé. La scène représente le naufrage d’un lourd navire du dix-huitième siècle contre des roches glacées et aussi acérées que la mer est agitée. Il est échoué sur un écueil tandis que l’équipage d’un autre, plus loin, assiste impuissant au drame. Sur une barque au premier plan, un homme debout tente de lancer un bout à un autre déjà sur un rocher près des débris d’un mat. La scène pourrait se dérouler aux abords de l’île de Tarporo elle-même.

Nous nous sommes attablés et avons sorti le thermos dont nous avons eu la prudence de nous équiper cette fois. Avant-hier, en effet, le retour au labo ne fut pas sans quelques tâtonnements, et nous aurions bien apprécié alors un thé chaud pour nous réconforter. « Que le gouvernement russe en tire avantages ? » S’exclame donc Yashima après que je lui ai résumé mon point de vue sur le nouvel avion malaisien abattu.

Son indignation, pas plus que le thé, ne l’ont suffisamment échauffée pour qu’elle ôte son anorak. Elle en garde même le capuchon sur la tête. Je demeure cependant surpris qu’elle se sente si particulièrement concernés parce que l’avion est malaisien. Je ne pense pas, s’il eût été français, que j’aurais fait la moindre différence. Français ou Malaisiens ne se valent-ils pas ? Bien sûr, si ce sont toujours les mêmes…

« Quoi ? » S’exclame donc Yashima, « le gouvernement russe en tirerait avantage ? »

Il me semble qu’en Asie on ne manifeste pas son indignation exactement de la même façon qu’à l’Ouest. Quand un Européen s’indigne, on a toujours l’impression que nous allons nous saisir d’un gourdin et défoncer un crâne. C’est différent en Asie, plus secondaire, plus posé, plus détaché de l’acte. Ce n’est pas nécessairement plus modéré, mais différent, ou plutôt différé. S’il y est tout aussi possible qu’ailleurs de recevoir des coups, ce sera avec moins de préparations et de signes pour l’annoncer ; et l’indignation exprimée ne paraîtra pas être une mise en garde pour son imminence.

Bref, Yashima s’indigne. « Que le gouvernement russe en tire avantages ? »

« Le gouvernement russe a deux problèmes. » Expliqué-je en réponse. « Le premier est de justifier son immobilisme à une part de ses citoyens qui ne l’approuvent pas. Le second est de rassurer ses alliés qui pourraient s’inquiéter s’ils se trouvaient eux aussi en situation d’avoir besoin d’un soutien militaire. Voilà les deux seules raisons qui pourraient pousser le gouvernement russe à intervenir, car il n’a pas plus d’intérêts en Ukraine que celui des États-Unis. Pour le gouvernement des États-Unis, cette crise qui a dégénéré en guerre, n’est qu’un moyen d’isoler l’Europe de la Russie, et de provoquer cette dernière à intervenir pour qu’elle achève son plan en résolvant, en quelque sorte, la crise à sa place, après qu’elle en ait fait la sienne. »

Je souffle une épaisse volute de vapeur, et bois une petite gorgée de thé encore fumant avant de continuer : « Les États-Unis saisissent la Russie à la gorge pour la pousser à l’intervention, mais contre toute attente, ils parviennent plutôt à convaincre toujours plus de monde qu’elle intervient déjà, quoique discrètement, avec une certaine maestria et beaucoup de discernement. Ils la dispensent peut-être ainsi de le faire. Ils accréditent alors son efficacité en proportion de leur propre manque de stratégie, mais aussi en masquant la détermination et l’ingéniosité de la résistance populaire du Dombas, et sans doute à leurs propres yeux. »

« En réalité, les autorités russes font surtout preuve de discernement et d’efficacité à ne pas se prendre les doigts dans l’engrenage », dis-je pour conclure. « Leurs amis chinois ont dû les initier à la pratique du Wou-weï. »

Je crois que Yashima est surtout amère de voir les autorités de son pays évincées de l’affaire. Mais que peuvent-elles dire sans preuves ? Accuser les États-Unis d’avoir commis un crime ?

Dîner avec Shimoun

Yashima étant invitée pour la soirée chez de nouveaux amis qu’elle s’est fait à la base, j’ai offert à Shimoun de dîner avec moi au labo où il ne manque pas de becs bunsen pour réchauffer un plat. Nous n’avons plus eu beaucoup d’occasions de nous retrouver en tête-à-tête depuis notre retour, et je le regrette d’autant plus que nous ne savons pas quand nous nous reverrons. Après le repas, j’ai sorti une bouteille de Garlaban ramenée de Phocée et que j’avais mise de côté pour la boire avec lui.

« L’homme qui parle quand il doit se taire et se tait quand il doit parler », dit-il en reprenant ma formule, « me semble s’être fourvoyé dans une situation dont il n’est pas près de sortir. » Nous nous sommes installé pour manger près de la baie vitrée qui donne du côté du large, et nous pouvons y apprécier les couleurs mauves et turquoises du soir. Nous avons sorti nos vapes sans défaire la table, et je ne suis pas surpris du sujet vers lequel s’est orientée la conversation.

« Pourquoi a-t-il loupé une aussi belle occasion de se taire ? » Continue-t-il. « Le job était fait, et il suffisait de laisser la presse accuser la Russie, comme elle l’aurait fait avec le systématisme d’un programme de synchronisation. N’importe quel petit journaliste voulant prendre du galon aurait fait ça très bien. Il aurait construit ses arguments, mené rondement et sous sa propre responsabilité ses petites investigations, et n’aurait en aucun cas compromis un chef de gouvernement qui pouvait attendre tranquillement les conclusions de l’enquête avec le sérieux qu’exige sa fonction. »

« Pourquoi a-t-il accompli ce job lui-même ? Quel Judas le lui a conseillé ? Que la presse commerciale désigne à la vindicte populaire, ou du moins de ses représentants, un coupable facile, et les appelle à des sanctions économiques, cela suffisait largement et ne mangeait pas de pain. Les détails se seraient noyés dans la diversité de ses formulations, et les imprécisions se seraient oubliées aussi vite que de nouveaux événements auraient requis l’attention. Mais un discours présidentiel, ça s’épluche. »

« Son propos se révèle plutôt emmêlé et assez peu concluant. Ce qui aurait fait l’affaire pour un article de presse qu’on lit rapidement et qu’on commente comme on fait courir une rumeur, ne va plus pour un discours officiel destiné à faire l’histoire et non le buzz. »

« L’homme dit avoir des informations. Pourquoi ne les partage-t-il pas, et agit-il comme un journaliste qui protégerait ses sources ? Il est des données que le monde entier attend et qu’on lui refuse : ce qui s’est échangé entre la tour de contrôle de Kiev et le cockpit, les consignes qui on fait dévier le vol de sa route habituelle, etc. »

« On s’étonne que le Président Obama soit le seul homme au monde qui sache tout sur des événements qui se déroulent dans un pays où il voudrait pourtant faire croire que le sien n’intervient pas. A-t-il eu accès à ces données qui intéressent tant de monde et qui semblent si dure à obtenir ? Pourquoi lui seul ? Et le voilà bien pressé de tirer les conclusions d’une enquête avant qu’elle n’ait commencé, pour imposer sa politique à sa Communauté Internationale qui se réduit comme une peau de chagrin, exiger une trêve, et tenter de sauver ce qui reste des forces Ukrainiennes imprudemment engagées sur le flanc sud. »

« Oui », dis-je, « pourquoi cette hâte imprudente ? Ça ne marchait donc pas tout seul ? »

« Depuis quelques mois », reprend-il, « je ne suis plus sûr que les États-Unis aient encore un gouvernement. On ne voit ni n’entend quand on s’y attendrait le président, ni les hommes qu’il a mis en place. La place, elle est vacante. Et quand, contre toute attente, le président parle, il dit proprement n’importe quoi. Il parle d’affaires dont il semble n’avoir été que superficiellement briefé pour la circonstance. Il rappelle irrésistiblement le Numéro Six de la célèbre série le Prisonnier, que tu dois connaître. Qui dirige alors les États-Unis-d’Amérique ? »

Faits de langage

Ce ne sont pourtant pas les questions qui me préoccupent le plus. J’aimerais connaître le rapport entre ces deux vols malaisiens disparus chacun d’une si singulière façon. « Deux avions en quatre mois, c’est un peu trop à mes yeux pour être innocent. » Confié-je. « Pourquoi la Malaisie ? Te l’es-tu demandé ? »

« J’aimerais comprendre aussi ce qu’il se passe dans ce nouvel État insurrectionnel entre l’Irak et la Syrie », ajouté-je après lui avoir proposé un café, « et savoir quoi penser de cet improbable Khalife, sur lequel tu ne peux imaginer à quel point je n’ai pas d’opinion. »

Shimoun me suggère pendant que je remplis ma tasse, que nous devrions en parler avec Yashima qui comprend peut-être mieux que nous ses coreligionnaires.

« Nous avons écouté plusieurs fois la proclamation d’Abou Bakr Al Baghdadi à l’ouverture du Ramadan, et nous demeurons aussi perplexe l’un que l’autre », dis-je en me servant aussi un verre d’eau glacée dont j’aime bien me rafraîchir la bouche avant de goûter la chaleur du café. « Comment peut-on utiliser si platement la langue arabe, qui se prête si naturellement à toutes les ressources de la poétique et de la rhétorique, au point qu’il est facile de s’y piéger ? Nous avons entendu une sorte de degré zéro du prêche, et je me surprends à ne pouvoir malgré tout nier tout efficace à ce contre-emploi de la langue arabe. La proposition d’Al Baghdadi est quand même considérable : si des hommes veulent un calife, il faut bien qu’un homme se décide à l’être. Voilà un discours qui joint le mythe à l’histoire avec une simplicité et une brutalité comparable à celle d’Alexandre tranchant son nœud ; il peut bien être mieux servi par une parole brute et sans relief, prononcée sur un ton trop rapide. D’un autre côté, ce discours pourrait n’être qu’une traduction en arabe basique d’une pensée conçue en globish. Une citation fautive du Coran l’accréditerait ; mais on pourrait la comprendre aussi comme l’allusion délibérée à une lecture mystique, ou encore comme un simple lapsus. Aussi ce discours est-il difficile à interpréter. »

« Il faudrait vérifier auprès de Joumra », tranche Shimoun avec ironie, « mais je crois savoir que l’une des premières fonctions d’un calife est de protéger les lieux saints, pas les raffineries. »

« On ne répondra pas à un tel énoncé performatif et sans manière en faisant de l’esprit », lui renvoyé-je, « ni même seulement en prouvant par les armes la faiblesse de celui qui le tient. Ce discours a des airs de famille avec ceux dont on fait l’histoire, pas le buzz. »

Shimoun me regarde un instant comme si je m’apprêtais à justifier les excès des hommes en noir, qu’il tient pour acquis, puis il semble percevoir l’inanité d’une telle idée. « Je te parle de faits », dit-il enfin en jouant avec son verre vide, « et tu me réponds langage… Non, pas exactement », se corrige-t-il, soudain songeur en en scrutant le fond, « tu me réponds faits de langage. »

« Mais toi aussi Shimoun, tu m’as parlé de faits de langage. »






Chapitre vingt-six - Avant le départ

Un énorme mammifère marin

La Rhytine, ou Hydrodamalis gigas, était un énorme mammifère marin de la famille des dugongidés. Elle vivait dans les eaux arctiques proches de l’île Béring et de l’île Medny. La découverte de nombreux fossiles témoigne d’une présence de rhytines le long des côtes du Pacifique nord, du Mexique, dans les îles Aléoutiennes et jusqu’au Japon avant l’apparition de l’homme. Elle a disparu au dix-huitième siècle, peu après sa découverte.

La rhytine pouvait faire jusqu’à huit mètres de long et peser près de onze tonnes. Elle avait un peu l’allure d’un lamantin ou d’un dugong au corps difforme et démesuré, avec une nageoire caudale semblable à celle des baleines. Selon Steller, qui la découvrit, sa peau était épaisse, très brune, avec de nombreux plis. Elle avait en guise de dents, deux grosses plaques masticatrices en corne avec lesquelles elle broyait les algues dont elle se nourrissait.

La rhytine fut découverte en 1741 par le chirurgien et naturaliste Georg Wilhelm Steller pendant l’expédition de Bering chargée par le tsar de trouver un passage entre l’Alaska et la Sibérie. La nouvelle de l’existence d’un animal, facile à chasser et dont on pouvait tirer un nombre considérable de ressources, attira l’attention des pêcheurs, marins, chasseurs et marchands de fourrures, qui la pourchassèrent sans merci. Sa graisse fut notamment utilisée pour en tirer une huile de lampe qui ne dégageait ni odeur ni fumée.

À l’époque de leur découverte, les populations de rhytines et leur répartition géographique étaient déjà réduites. Leur caractère placide, leur longue durée de gestation et leur lenteur leur furent fatales. En seulement vingt-sept ans, ce qui restait de leur population, environ deux mille individus, fut massacré.

Tradition et création

– Ton récit a tous les ingrédients d’un roman d’espionnage, me dit Yashima avec un feint sérieux : des îles du Pacifique, des souterrains, des avions qui disparaissent mystérieusement, la Maison Blanche passée sous le contrôle de conjurés, de jolies femmes…

– Je vois que la traduction automatique a encore fait ses ravages.

– Non, c’est Shimoun qui m’a parlé de ton récit qu’il suit épisodiquement en ligne.

– Le synopsis est-il de lui ou de toi ?

Je sais bien que Yashima plaisante et que c’est de son âge, mais j’apprécie médiocrement son esprit. Elle me répond encore sur le même ton : « Moi, je te donne seulement un conseil. Rajoute des scènes un peu chaudes. Ne te gêne pas pour moi, tu m’as déjà donné un surnom sous lequel personne ne me connaît. » Puis elle termine en riant : « Si je lisais sous ta plume quelques passages scabreux nous mettant en scène, je suis sûre que ça me ferait de l’effet. »

« Tu es une petite dévergondée », la grondé-je.

« Tu devrais commencer par épurer le récit de ses interminables digressions philosophiques que personne ne comprend et qui ne lui apportent rien », insiste-t-elle. « Ou plutôt, tu devrais n’en garder que quelques phrases simples et profondes ici ou là. Quelques évocations de questions philosophiques accompagnent toujours très bien les séries. Tu devrais savoir faire ça ? »

Cette sorte d’esprit potache m’agace toujours un peu et je préfère ne rien répondre.

« Allez, ne boude pas », reprend-elle. « On s’est un peu moqué de toi dans ton dos, mais ton ami Shimoun a dit de belles choses sur tes pages. Il a dit que tu parviens à montrer comment la plupart du temps on n’entend pas ce que l’on entend, ni ne comprend ce qu’on lit, ou même ce que l’on dit ou écrit. Et il a ajouté aussi – là je suis sûre que ça te plaira – que tu parviens à le montrer sans le dire tout en faisant comprendre ce que tu dis d’autre. »

Voyant mon attention se réveiller à cette dernière remarque, elle continue : « Il m’a traduit aussi des passages qui ne manquent pas d’humour. » Et elle ne peut s’empêcher d’ajouter comme on se parle à soi-même : « Quelques pointes d’humour sont toujours bienvenues dans les séries. »

Pendant qu’elle parlait Yashima n’a pas cessé de manipuler avec dextérité son fer à souder sur ses minuscules circuits imprimés. J’aurais bien été incapable d’en faire autant, fût-ce avec lenteur et en tirant la langue, et certainement pas en parlant, même pour dire des sottises. Pendant que je découpe des joints pour isoler le boîtier où ces circuits vont prendre place, les propos de Yashima me font songer à ce que pourrait être une littérature qui tournerait le dos à toute contrainte de vente et d’édition. À quoi ressemblerait un ouvrage qui ne se soucierait en rien de plaire ou de trouver des lecteurs, ou même de trouver sa place dans une collection ?

– Ça ne plairait pas, me répond-elle après que je lui aie livré ma pensée.

– Je ne plaisante pas, Yashima.

– Moi non plus. Je pense seulement qu’un tel ouvrage serait difficilement accessible à ses contemporains et qu’ils ne sauraient pas le lire.

– Tu as sans doute raison, mais c’est le cas de tous ce qu’il y a de fascinant dans les lettres. Il suffit bien qu’un ouvrage soit intelligible à un petit cénacle. Tout ce qui sort des sentiers battus paraît au premier abord extravagant, nul ou provocateur, alors que le temps ou l’habitude le rend vite presque trop classique.

– Tu as sans doute raison aussi, mais ne dénigre pas ce qui cherche la reconnaissance et le succès ; c’est aussi une façon de collaborer.

– Que veux-tu dire ?

– Que fais-tu si tu cherches à plaire à un lectorat ou à un public ? Tu vas corriger ton travail en prenant appui sur le jugement des autres. Ces autres ne sauraient peut-être pas penser leur jugement, ils sentiront seulement si ça leur plaît ou non, selon des conditionnements qu’ils auront reçus, des habitudes, des conventions. Il en résultera comme un faisceau de jugements, de conditionnements et d’influences réciproques qui convergeront dans une forme de création collective.

– Je veux bien le croire, mais es-tu sûre qu’une telle production collective aboutirait à quoi que ce soit de plus intéressant qu’un travail singulier ?

– Tu n’as peut-être pas tort, mais que donnerait, à l’inverse, une absence complète de contrainte ? Ne serait-elle pas plus stérilisante encore ? Et qu’est-ce qu’une langue, la langue je veux dire, sinon une telle production collective, avec ses faiblesses et ses limites ? Il y a là une part essentielle de mimétisme, et que ferait-on sans lui ?

– Oui, ta réponse est pertinente et profonde, mais sous les conventions, ne crois-tu pas qu’il existe des contraintes plus porteuses, plus fermes et plus fertiles ? Sous les conventions de langage, n’y a-t-il pas la rigueur logique, mathématique, poétique, et pour tout dire celle du réel ?

Nous travaillons en ce moment-même en écoutant une musique de gamelan sundanais que lit la tablette de Yashima à laquelle nous avons branché deux enceintes. C’est un exemple de création très conventionnelle, la tradition en remonte jusqu’au dixième siècle, et qui nous donne en partie raison à tous les deux.

– Que tu le veuilles ou non, dis-je, pour que ça marche, une certaine, comment dire ? une certaine ambition, collective ou non, est nécessaire.

– Quelle ambition ? Répond-elle. Ce n’est qu’une musique de cour.

– Toutes les cours n’ont peut-être pas les mêmes ambitions.

Longtemps après que les rhitiles ont disparues

Nous utilisons de minuscules vérins hydrauliques pour commander l’interface matérielle du système. On se demandera pourquoi on les dit « hydrauliques » puisqu’ils contiennent en réalité de l’huile. « Hydraulique » doit être compris ici dans son sens qui renvoie à la dynamique des fluides. La force développée par un vérin se calcule par le formule : F = P⋅A, dans laquelle F, la force, est mesurée en newtons ; P, la pression, en bars ; et A, l’aire d’application, en millimètres carrés.

Le principe du vérin est très simple : la pression est accrue en proportion inverse de la surface de pression, et la force pourra donc être moindre. C’est le principe du talon aiguille, où la pression sera d’autant plus forte que le talon est étroit. Ainsi, en générant une force assez faible par une stimulation électrique, nous en produisons une pression importante à l’aide de minuscules vérins. En sens inverse, par le même procédé, nous démultiplions l’énergie que nous récupérons dans l’environnement.

Il n’y a rien là de bien mystérieux, ni même de très ingénieux. Ce ne sont que des propriétés mécaniques de la matières que des générations d’humains ne sont pas parvenus à remarquer, mais qui sont évidentes à partir du moment où on les a découvertes. Tout cela nous a été donné avec la vie, c’est-à-dire avec l’existence au sein de la réalité physique, dont nous n’avons qu’à nous servir. Pas de quoi déposer un brevet, si ce n’est pour un divin architecte putatif. C’est quelque-chose d’aussi simple que le principe de la poulie ou du levier.

Il est bien dommage que les rhytines aient disparu, car leur huile ne dégageait peut-être ni odeur ni fumée, mais elle était surtout très fluide, comme celle des baleines. Si les baleines furent exterminées en parties parce que leur huile pouvait être utilisée à la fabrication de vérins, les rhytiles avaient disparu bien avant qu’ils fussent inventés. Plutôt qu’un réel utilitarisme qui aurait provoqué leur disparition, on devrait donc soupçonner davantage une simple pulsion de détruire, exacerbée par le système salarial : ce que le marché comprend par « travail ».

Sur le départ

Beaucoup d’oiseaux d’espèces les plus diverses nichent dans l’île. La saison de la ponte est déjà passée, et ses abords connaissent une grande agitation pour nourrir les petits. On est réveillé le matin par des piaillements qui emplissent l’air, et l’on voit les corps ciselés replier leurs ailes pour plonger, remonter à la surface et s’envoler avec un poisson dans le bec. Sur l’île elle-même, je crois bien qu’il n’y ait rien de comestible.

Les oiseaux de mer sont étonnamment à l’aise avec les vagues et le vent. Il n’y en a pas beaucoup ce matin, mais certains jours, je les voyais se laisser porter sereinement par des vagues monstrueuses, et prendre l’air adroitement quand leur en venait le désir. Même par les vents les plus violents, ils parviennent à se poser habilement sur une crête d’écume, alors qu’un homme se tiendrait péniblement droit sur la rive.

J’ai cependant un peu de nostalgie pour les oiseaux terrestres qui, invisibles dans les ramures, peuplent l’aube d’harmonies aussi complexes qu’émouvantes. Les oiseaux marins crient plus qu’ils ne chantent, poussant souvent des hurlements de démence, aux modulations pourtant complexes et articulées comme du langage.

Il y a des phoques aussi dans une île voisine aux rivages moins escarpés que la nôtre, qui provoquent la présence vorace et sonore d’épaulards. Ces derniers ne se privent pas à l’occasion de croquer quelques oiseaux de mer dont ils ne font qu’une bouchée comme d’un biscuit apéritif.

Je ne sais encore si je suis content ou triste de laisser tout cela, en contemplant derrière la vitre ce soleil d’hiver en plein été, auréolé d’une nébulosité d’or.

On n’a jamais inventé la roue

Yashima et moi avons promené encore dans les grottes de Tarporo.

Oui, le cratère central rejoint bien la mer à travers de larges failles du sous-sol. En descendant des marches de métal, nous sommes parvenus jusqu’au niveau où les eaux s’en rejoignent. L’escalier se prolongeait dans les deux sens d’une passerelle, elle aussi métallique, qui rejoignait d’un côté l’intérieur de la crique, mais qui s’interrompait de l’autre avant la sortie sur le large. La grotte devenait alors trop basse, et les vagues en touchaient presque la voûte qui plongeait en s’élargissant.

Toujours les galeries sont longées d’une manche électrique alimentant la faible lueur jaune des lampes.

Une autre grotte débouche sur la côte sud de l’île, à quelques mètres au-dessus de la mer, sur des roches où l’on peut s’avancer.

On ressent toujours une excitation de l’imagination à parcourir des constructions humaines dont on ne sait ni ne comprend rien de l’usage ni de l’origine. Mais comprend-on jamais quoi que ce soit à rien. Même la poulie dont je parlais tantôt, qui parait une évidence sans mystère, est totalement inexplicable, première en tout cas à toute sorte d’explication. Si l’on n’avait, je ne sais par quel hasard, trouvé un jour le principe de la poulie, et qui nous est apparu immédiatement évident et intuitif, on n’aurait jamais pu le produire par imagination ni par déduction. Il est à la fois trop simple et pourtant contre-intuitif quand on le décrit plutôt qu’on ne le voit à l’œuvre.

« Tu trouves la poulie contre-intuitive et inexplicable ? » S’est étonné Yashima. « Bien sûr », répondit Shimoun qui nous avait accompagné pour l’une de nos dernières promenades souterraines. « C’est comme le levier. Tu ne trouveras aucun autre point d’appui pour l’expliquer que le levier lui-même. »

« Bien sûr », approuvé-je en les suivant au-dessus des rochers pour contempler les vagues, « Moondog avait raison : non, on n’a jamais inventé la roue. »






Chapitre vingt-sept - De la profondeur et de la surface

L’État profond

On observe depuis quelques-temps l’apparition toujours plus fréquentes dans les analyses d’une nouvelle notion, celle de “deep state” : l’État profond. La traduction est évidente bien qu’on ne la voit jamais dans les textes en français. Qu’est-ce qu’un « État profond » ? Un tel paradigme concorde-t-il encore avec celui de l’État constitutionnel moderne ? Que devient donc celui-ci dans la configuration du monde actuel avec sa mosaïque d’États-nations ? Quels nouveaux rapports entretiennent les paradigmes d’État profond et d’État-nation ?

Cet État profond semble être enraciné dans des réseaux méta-nationaux, méta-étatiques, et pour tout dire, métastatiques. Aussi, les critiques contre cet État métastatique se donnent vite des couverts nationalistes. On se serait plutôt attendu à des critiques libertaires ; tout au contraire, les métastases semblent en mesure de récupérer les attitudes libertaires.

Les hommes effrayés par le monstre sont prêts à s’en remettre à toute forme d’autorité, mais des entrailles de la bête monte déjà une voix qui leur dit : « vous cherchez des maîtres, nous voilà. » Et cette voix est celle, féminine, d’une synthèses vocales, une voix d’hôtesse d’accueil. « Le monstre vous souhaite la bienvenue. Entrez votre identifiant et votre code. »…

L’auteur du courriel que je suis en train de lire à fait là une remarque intéressante, mais il se perd maintenant dans des sornettes. J’ai observé moi aussi ce nouveau paradigme de deep state depuis très peu de temps, depuis le début de l’été tout au plus, et j’aurais préféré qu’il m’apprenne depuis quand exactement il l’avait remarqué.

J’ai changé d’interface

J’ai changé l’interface Unity pour l’interface Gnome sur mon Lenovo. L’interface Unity plante de loin en loin ; oh pas plus qu’avec un système propriétaire, mais enfin, c’est désagréable. J’en connaissais bien la cause : le pilote propriétaire de la carte de graphique que j’hésite à changer. Le bureau quitte et se relance dans les secondes qui suivent sans avoir à redémarrer, mais dans certains cas le système se fige aussi. Je ne voulais pas renoncer à l’interface Unity car elle m’économise bien des petits gestes à la souris, même si elle est un peu plus gourmande en ressources et ralentit en conséquence la machine. L’interface Gnome a aussi l’inconvénient de m’ajouter une mince barre au bas de l’écran qui n’est déjà que trop panoramique.

Un écran panoramique permet de mieux voir les vidéos, parait-il. Mais un ordinateur portable a-t-il vraiment pour fonction de regarder des vidéos ? Le seul avantage que je trouve à ces écrans trop larges est de permettre l’affichage de deux pages côte-à-côte, ce dont je me sers peu même quand je travaille sur du code. Il offre aussi celui de laisser tout l’espace nécessaire à l’affichage de palettes d’outils sur les côtés de la fenêtre principale, mais si je pouvais trouver à des prix plus serrés des écrans plus hauts, je n’hésiterais pas. D’ailleurs je n’aime pas les vidéos au format panoramique, j’ai l’impression de voir le monde à travers une visière. Dans la vraie vie, il m’arrive quand même souvent de lever la tête.

Le bureau Gnome me paraît plus stable, mais il me faudra encore quelques jours pour m’en assurer. Il me rappelle mes premières expériences de Linux non sans quelque nostalgie. Il intègre cependant moins bien les menus, qui restent en haut de la fenêtre et non dans la barre du haut de l’écran, me mangeant encore quelques millimètres de hauteur.

L’interface Gnome a fini par planter aussi. Encore une fois, c’est arrivé en quittant une application et en revenant au bureau. Autant garder l’interface Unity ; les gains en réactivité étaient de toute façon en de-ça du perceptible.

À propos de Moondog

J’ai dû avant de partir expliquer à mes amis qui était Moondog : un grand barbu du Kansas, croisement inattendu de Wagner et de Diogène, métissant les musiques amérindiennes et afro-américaines sur des tonalités d’opéras allemands dans les rues de New-York, coiffé d’un casque à cornes.

On trouve quantité de ses musiques en ligne, des albums entiers. Shimoun et Yashima n’aiment pas. Je prétends qu’ils n’aiment pas parce qu’ils ne connaissent pas, parce qu’ils ne comprennent pas, parce que ça leur semble une culture de martiens, et je suis toujours surpris de voir combien la culture nord-américaine reste étrangère au monde contemporain depuis que le côté obscur a pris le pouvoir.

Nous avons longé les côtes de Mandchourie jusqu’à la mer du Japon pour éviter les eaux radioactives du côté Pacifique, et nous empruntons les détroits de Kanmon et de Bundo qui coupent l’archipel en deux, pour voguer droit cet après-midi vers la fosse d’Izu Bonin à travers les îles d’Izu. L’archipel nippon nous attendait avec son temps taciturne, ses gris humides et ses paysages qui semblent déjà peints à l’encre détrempée.

Pâle fleur d’été qu’agite le vent éclaire seule la grisaille.

Voilà les vers que m’ont soufflés à l’oreille avec les embruns ces terres que d’ici l’on distingue à peine. Je profite du lieu pour faire écouter le célèbre Fujiyama de Moondog à Yashima. Non, elle n’aime pas.

Passant au large du cap Ashizori, je me dis que le nom de Yashima que je lui ai donné sonne plus japonais qu’arabe quand on n’est pas prévenu. C’est d’ailleurs aussi un nom japonais qui désigne une célèbre bataille navale du douzième siècle et une ville de Shikoku.

Le bouddha des toilettes

De la pluie, des vagues, de l’eau, de l’eau partout. Les essuie-glaces de la passerelle poursuivent devant nos yeux leur mouvement hypnotique.

« Tu veux dire que si Duchamp avait gardé le nom de Bouddha des toilettes plutôt que Fontaine, pour son ready made », me demande Yashima, « il en réduisait la portée ? »

« Naturellement, ce n’était qu’attirer l’attention sur la silhouette inattendue d’un bouddha en position de méditation dessiné en creux dans l’urinoir. Disons que c’était l’équivalent d’un simple jeu de mot pour le langage. Le propos était bien plutôt de détacher la seule forme de l’urinoir de sa fonction, en faire un tout-autre objet à ne considérer que pour ses caractères plastiques et non plus fonctionnels. Ce n’est rien d’autre au fond que ce qu’aurait fait un artiste plus traditionnel en le peignant ou en le dessinant. C’est un peu la même chose que les godillots peints par Van Gogh et qui ont fait écrire tant de bêtises à Heidegger sur la signification de ces grolles, la condition paysanne, la noblesse du travail de la terre et autres sornettes à mille lieux de ce que Van Gogh écrivait dans ses lettres. »

« Je n’ose imaginer ce que Heidegger aurait écrit sur la Fontaine de Duchamp avec une telle approche. » Conclut Yashima, tandis que les bourrasques font trembler les parois et les vitres de la passerelle.

« Évidemment, Duchamp ne s’est pas donné la peine de reproduire l’objet d’une quelconque façon ; il s’en est saisi tel qu’il était et l’a offert à la contemplation pour sa seule valeur plastique. Naturellement, si l’on ne considère plus alors l’objet que pour ses propriétés plastiques, on ne peut que voir le bouddha dans le vide de la forme, et il est inutile d’en faire mention. »

Le Japon avec sa pluie et ses vagues immenses… Le bon côté est que nous ne risquons pas par ce temps de heurter ces petites embarcations de pêcheurs que le radar distingue au dernier moment. Elles doivent rester bien à l’abri en de-ça des digues, peut-être tirées à terre.

« Je comprends, mais alors pourquoi dis-tu qu’on en inverse aujourd’hui le sens dans les institutions artistiques ? » Me demande-t-elle. « Car c’est bien en présentant cet objet comme un ouvrage d’art dans un salon de peinture que Duchamp montre ses seules qualités plastiques. »

« Ce n’est justement pas ce qu’on dit dans les écoles. On ne dit pas qu’il ne retient en l’exposant que les caractères plastiques de l’objet, on dit au contraire qu’il lui confère ainsi le statut d’œuvre d’art. Ce n’est pas du tout la même chose. »

« Ce n’est pas la même chose, mais est-ce si différent ? » Demande-t-elle encore, pendant que des éclairs sillonnent le ciel de haut en bas, du nord au sud, et que le tonnerre couvre le bruit des vagues puis s’y noie.

« C’est très différent au contraire. Ce n’est plus exposer une forme plastique dépouillée de sa fonctionnalité, c’est au contraire exposer l’objet empreint de cette seule fonctionnalité, et lui conférer ainsi un nouveau statut par le simple culot de le placer avec incongruité dans une galerie. » Un éclair craque comme un coup de canon à nos oreilles et illumine le pont devant nous. « Or tu peux très bien remarquer toi-même », continué-je, « que regarder l’ouvrage ainsi ne montre plus la silhouette du bouddha en creux, mais la cache au contraire. Plus personne ne la voit. On ne voit plus que l’urinoir. »

« Tu as raison » reconnaît-elle impressionnée par mon argument, « tu es bien la première personne qui me l’as faite remarquer. »

Il n’y a plus d’heure avec ce ciel bouché. Depuis ce matin, il fait une lumière de fin de jour, mais le crépuscule ne vient pas, jusqu’à faire perdre tout sens de la durée. Et nous sautons les murs d’écume mollement et fermement, imperturbablement.

« Tu comprends donc bien que c’est un complet contre-sens. Ce n’est cependant pas une simple inversion de la signification d’un ouvrage isolé. C’est une façon d’inverser purement et simplement le sens des avant-gardes. »

« D’accord, alors explique-moi en quoi. » Insiste-t-elle.

Des milliers de mètres d’eau sous nos pieds, des milliers de kilomètres devant nous, de l’eau furieuse et hurlante avec les mouvements sauvages des vagues marchant à notre encontre au roulement des tonnerres.

« Les qualités plastiques de l’urinoir n’ont pas besoin d’être exposées pour exister et être vues. Il suffit d’ouvrir les yeux, il suffit d’être un peu éveillé, même quand on est aux toilettes. Placer l’objet dans une galerie ne leur apporte rien, ne le transforme en rien ; ce n’est qu’une façon de dire “regarde, tu as vu ?” Il n’y a pas de statut d’œuvre d’art ; la galerie, le musée n’apportent rien aux caractères plastiques de l’objet, n’en font pas plus une œuvre d’art que s’il était resté dans les toilettes. L’art n’est pas dans “le monde de l’art”, il est partout, partout où l’esprit veut bien s’éveiller, comme peut le suggérer de surcroît la silhouette de bouddha. »

« Oui, je te suis. » M’accorde-t-elle enfin. « Oui, c’est bien le contraire : c’est dire qu’il le fait entrer, quand Duchamp fait au contraire sortir l’art de la galerie. C’est faire dire à sa Fontaine, à Duchamp, au Dadaïsme et au Surréalisme l’exact contraire de ce qu’ils font. » Puis elle continue après quelques instants de réflexion : « C’est même plus encore. »

« Quoi donc ? »

« C’est distinguer et même opposer toutes les avant-gardes des autres époques et des autres civilisations à celles du vingtième siècles, alors que ces dernières y puisaient au contraire et s’en nourrissaient. »

C’est comme si l’océan et le ciel se faisaient la guerre ; ce n’est pas nous que les vagues et les rafales affrontent. Nous glissons sur la ligne de front, tranquilles dans le battement hypnotique des essuie-glaces, nous traversons la mêlée. Des masses d’eau s’abattent sur le pont, le font résonner et vibrer. Livides, elles s’affalent bruyamment et ruissellent par toutes les écoutilles, renforcées par les trombes de pluie.

« Bon, alors maintenant que je t’ai bien compris », reprend Yashima, « explique-moi quel est le rapport avec Moondog. »

L’orage la nuit

Dans la nuit, on voit à peine la proue de l’Anabasix dans la lumière du falot, et, quand elle plonge, les proches crêtes blanchâtres des vagues qui se pressent vers nous. Perpétuellement des éclairs viennent élargir un instant cet espace convulsivement chaotique en lui donnant des airs illimités.

Je me sens merveilleusement bien derrière les vitres de la passerelle. Le confort très relatif du lieu est comme démultiplié par la furieuse hostilité du dehors.

Un nouveau typhon s’est formé au sud, en face les Philippines, et il remonte vers nous. Nous l’éviterons. Entre le Japon, Taïwan et les Philippines, la mer atteint des profondeurs abyssales, puis est coupé à l’est du reste du Pacifique par une longue faille volcanique qui descend droite vers l’équateur. Nous allons dépasser cette faille et la longer pendant que le typhon nous croisera à l’ouest. Nous rencontrerons bien sûr des vents violents, mais certainement pas de deux-cents-cinquante kilomètres heures, et ils nous seront favorables.

Yashima est allée se coucher. Nous avons veillé tard ensemble. Je ne sais pas si elle dort maintenant. Il lui est peut-être dur de trouver le sommeil par un temps pareil. Moi au contraire, je sens que je m’endormirais très vite s’il me prenait l’envie de m’allonger ; ce temps me berce et m’apaise.

Je ne veux pas m’assoupir, je veux profiter de ces instants. Je me réjouirais volontiers de ce déchaînement des éléments si je pouvais m’enlever de l’idée que ces typhons qui se succèdent dans cet été 2014 font des victimes dans les pays qu’ils traversent.

Je veux profiter de la nuit que je laisse régner dans l’habitacle et qui entraîne mon âme au dehors. J’ai été tellement privé de nuit ces derniers temps, et celle-ci est merveilleusement chaotique.






Chapitre vingt-huit - Tant et tant de projets

Free Software on the final frontier

L’International Sun-Earth Explorer-3, or ISEE-3, fut lancé en 1978 par la NASA pour observer l’activité du soleil. Après trois ans, la NASA changea la fonction du satellite, pour en faire le premier engin spatial à visiter une comète. La mission s’acheva en 1999, quand la NASA abandonna l’ISEE-3 en orbite autour du Soleil, en dépit du fait que douze de ses treize instruments fonctionnaient toujours.

En 2008, quand on découvrit que le satellite transmettait encore un signal et se déplaçait près de la Terre, la NASA se rendit compte qu’elle ne disposait plus de crédits ni d’équipements pour en reprendre le contrôle. Alors un groupe de scientifiques, de programmeurs, et d’ingénieurs bénévoles organisa le Projet de Redémarrage de l’ISEE-3, financé par une souscription publique de plus de 150 000 dollars de dons, et entreprit de reprendre la communication avec l’engin, rallumer son moteur, et le rapprocher de la Terre pour poursuivre sa mission originale.

À cette fin, le groupe s’est tourné vers GNU Radio, une boîte-à-outils de programmes libres pour implémenter des programmes et des systèmes de traitement de signaux. En modifiant le programme pour qu’il communique avec les protocoles des années soixante-dix du satellite, les membres du projet de redémarrage parvinrent à accéder à l’engin spatial et à rallumer ses propulseurs en début juillet, et ils vont tenter bientôt de déplacer le satellite vers une orbite plus proche.

Le succès de l’ISEE-3 Reboot project démontre l’importance du développement, de la maintenance, et de la promotion du logiciel libre. Avec des dizaines de contributeurs et des milliers d’utilisateurs, GNU Radio est écrit pour être partagé, étudié, et modifié par n’importe qui, n’importe où – contrairement aux outils de communication propriétaires utilisés par la NASA, et perdus.

C’est la deuxième fois que nous saluons l’utilisation de logiciels libres pour l’exploration spatiale au cours des deux dernières années. Voir notre blogue de 2013 sur le choix de GNU/Linux comme système d’exploitation de la Station Spatiale Internationale.

« Cette ouverture de la recherche, cette collaboration, et cette “assise sur des épaules de géants” est au cœur de toute science », écrivait John Gilmore, un membre fondateur du GNU Radio project, dans un courriel à la FSF. « Le Projet GNU a institutionnalisé ces principes dans une vaste communauté d’auteurs et d’utilisateurs de programmes. Et la liberté légalisée par GNU de partager [...] permet à beaucoup de monde de les utiliser et d’y contribuer – comme ces bénévoles. »

Voici le dernier courriel que je viens de recevoir de la Free Software Foundation. Cette nuit-même le satellite doit être déplacé. Nous allons bien voir.

Même si le projet de redémarrage de l’ISEE-3 devait échouer cette nuit et ne pas aller plus loin, il conserverait une réelle importance. Il marque le dépassement des limites atteintes par les appareils d’état et les moyens de production privés pour continuer à guider les projets de l’humanité. Ce n’est pas une raison non plus d’ignorer ses propres limites ; le projet reste sur bien des points modeste, et la société Google a déjà fortement posé son empreinte sur lui. On pourrait aussi bien n’y voir qu’un expédient des appareils d’état pour pallier les restrictions budgétaires. On ne doit pas ignorer de telles considérations, mais on ne doit pas en être dupe non plus. Il y a là un travail collaboratif d’envergure, émancipé des relations de subordination de l’ancien régime, et qui donne toutes les raisons d’espérer en l’avenir de l’homme.

Bonjour chez vous

J’ai retrouvé en ligne les épisodes de la série le Prisonnier que m’avait rappelée Shimoun l’autre soir avant notre départ de Tarporo. Je ne les avais pas suivis en 1968 quand ils furent diffusés en France, j’en avais seulement vus trois ou quatre. C’était suffisant pour que j’en apprécie l’originalité, mais ce n’est que maintenant que j’en goûte le côté prémonitoire. Les esprits n’étaient pas préparés alors à concevoir cette sorte de totalitarisme de luxe, ce camp de prisonniers si proche du village de vacances, et si semblable à ce dont au fond de son cœur, chacun rêvait un peu. Pour l’essentiel, ce « village » du prisonnier est ce que les publicités et les documentaires nous présentent toujours comme un souverain bien ; un monde de confort, de loisirs, près de la mer dans un pays chaud, où l’on n’a à s’occuper de rien, ni chercher à comprendre quoi que ce soit. De tels villages de rêves se sont multipliés dans ces îles du Pacifique pendant ces dernières années, chassant les images de la guerre contre les japonnais, puis celles des maquis.

En soixante-huit, les esprits étaient loin de tout parallèle entre le camp de travail et le camp de loisir, entre le dénuement de l’un et le confort de l’autre, entre la brutale cruauté des rapports chez l’un et la froide civilité chez l’autre. Certains pourraient toujours prétendre deviner dans la série des prémisses de l’idéologie néolibérale et néoconservatrice qui s’est si bien imposée dans les décennies qui l’ont suivie. Je n’exclus pas qu’ils s’y fussent trouvés, mais elle va plus loin, et en dit un peu plus qu’elle ne le voulait peut-être quand elle fut réalisée.

Je me suis retrouvé ces jours-ci dans ces nouveaux lieux qui envahissent le pacifique, ces lieux touristiques pour les étrangers et les nationaux aisés, et je ne m’y suis pas senti à l’aise. Pourquoi ? Je ne saurais le dire bien raisonnablement.

Je n’ai peut-être pas les moyens de me loger à l’hôtel, ni de m’offrir le restaurant, mais ce n’est pas mon problème. Je peux me nourrir et me loger correctement sur l’Anabasix. Je n’y cherchais que l’occasion de me dégourdir les jambes et de passer quelques instants dans un bar pour prendre mes notes en buvant un café. De tels luxes sont largement à la portée de ma bourse.

Je peux promener aisément sans être indisposé par la foule ou la circulation, m’asseoir sur des sièges confortables devant des tables larges et propres, les bruits environnants ne sont pas dérangeants, ni parfois les musiques de fond, le personnel est d’une courtoisie irréprochable. Assis sur une large terrasse de bois ombragée, avec une vue sur la mer et la plage, dont des pelouses et des plans de palmier atténuent la chaleur et la luminosité, de quoi pourrais-je me plaindre, moi qui ai travaillé dans des lieux publics exigus, parfois à proximité d’un baby-foot, parfois cerné de gens qui parlaient fort parmi des fumées de cuisine et de cigarettes, avec de mauvaises chansons beuglées sur des amplis aux basses mal réglées ? Tout répond à l’usage que j’entends faire du lieu, et pourtant je n’y suis pas à l’aise.

Quelque-chose manque que je ne saurais dire ; ou plutôt je le saurais bien, mais à quoi bon ? Il y manque de la vie, fût-elle moins confortable. Il manque la présence du travail.

Pourtant, tout le personnel qui entretient ce lieu a bien l’impression de travailler ; mais travailler à quoi ? Travailler à entretenir l’oisiveté régnante, dominante, écrasante, qui pénètre jusqu’au fond de l’âme, et attaque comme un acide tout ce qui ressemble à de la volonté et du désir.

Qu’importe, ce n’est pas raisonnables. Je ne peux pas prétendre que je serais mieux dans un bar populaire bruyant ouvrant sur une rue étroite et embouteillée, malgré l’impression de maison de repos que je ressens alors.

Encore à propos de nains et de géants

Depuis une heure-et-demi une petite roue tourne dans la barre du haut de l’écran. Elle indique que la synchronisation entre mes deux ordinateurs est en train de se faire à travers le réseau local. Oui, mais une heure-et-demie pour deux petits fichiers de texte modifiés sur un dossier d’à peine deux cents mégaoctets, c’est vraiment très long. Quelques dizaines de secondes à l’application pour se lancer, autant pour scanner le dossier et moins encore pour le synchroniser, voilà qui serait plus raisonnable.

J’ai appelé Yashima à l’aide, mais elle n’a pas l’air de bien comprendre ce qui se passe. Je vérifie quand même sur les deux machines que mon travail récent est bien synchronisé, et si je me fie à un coup d’œil rapide sur les répertoires, tout semble l’être aussi, mais la petite roue tourne toujours, et le programme reste actif sur le moniteur d’activité.

« De quoi t’inquiètes-tu alors ? », me demande-t-elle. « Laisse le programme travailler. »

Que se passerait-il cependant si j’éteignais l’appareil ? Je pourrais devoir l’éteindre. « Mais tu ne le dois pas », me dit-elle encore. Je pourrais travailler dehors et devoir rentrer rapidement. Elle hausse les épaules.

Nous jouons notre survie sur la fiabilité de programmes, quand il n’en est pas qui se mettent à vouloir récupérer des engins spatiaux, et ni moi ni Yashima ne savons bien ce qu’il se passe dans le réseau entre deux ordinateurs à bord. Il s’agit pourtant d’une opération aussi simple que si je me servais d’une clé pour copier manuellement un dossier d’un appareil à l’autre.

Parfois j’ai l’impression que nous ne comprenons rien à ces machines et à ces systèmes. Comment d’ailleurs le pourrions-nous, ne nous en étant jamais donné les moyens ? Si j’étais le seul à n’y comprendre rien, je ne m’inquiéterais pas trop, mais il me semble parfois que personne n’y comprend bien plus que moi.

Quand des hommes ont découvert l’écriture, car ce fut plus à mes yeux une découverte qu’une invention, combien leur fallut-il de temps pour découvrir aussi qu’ils venaient de franchir un pas qui les engageait tôt ou tard à apprendre aussi à écrire et à lire ? Apprendre à écrire, ce n’est pas inaccessible, comme tous ceux qui me lisent en ont fait l’expérience, mais ce n’est pas rien non plus. Ça ne se fait pas seul.

« Mais personne ne peut tout comprendre », me répond Yashima qui m’agace. « Nous ne tenons chacun qu’une pièce du puzzle ; nous devons coopérer. »

Coopérer, oui ! nous avançons seuls, avec Singh qui vient de nous rejoindre, sur des milliers de mètres de fond avec des creux de plus de dix mètres et des requins qui rodent à la surface. Qui viendra coopérer si nous n’avons seulement plus de réseau ? A-t-on au moins pensé à une bonne police d’assurance avant de partir, si jamais des orques devaient conduire nos âmes errantes au paradis des cinglés ? Des nains qui sont montés sur les épaules de géants ? Ah oui, les nains, je les vois bien, mais les géants, je les cherche.

« Plutôt que du thé ou du café, nous avons des infusions. Si tu veux, je t’en fais une », finit-elle, souriante, par m’exaspérer.

Singh

Singh n’est pas un Hindou, malgré ce que pourrait laisser croire son nom. Il est moins encore un Sikh. Singh est chinois, un Chinois de Singapour, et c’est ce qui lui vaut son nom : « Singh », le lion, Singapour, « la ville du lion ».

Il habite Singapour, mais il est né en Chine, à Nankin, je crois, et y a fait l’essentiel de ses études. Singh est un quinquagénaire sobre et maigre, vêtu plutôt à la mode populaire d’Indonésie, ou si l’on préfère à la chinoise de l’époque des gardes rouges. Cette sobriété accentue en lui quelque-chose d’aristocratique que possèdent naturellement certains Chinois – je pense par exemple à Chou Enlay, ou à l’écrivain Lu Xun. Syngh possède quelque-chose chose de ces personnages sans pourtant leur ressembler, d’ailleurs ils ne se ressemblaient pas.

« Que veux-tu dire exactement », me demande Singh qui avait contemplé nos échanges en silence, sans manifester seulement de signe d’intérêt, « quand tu compares l’apprentissage du numérique avec celle de l’écriture ? Qu’on devrait l’enseigner dès l’école ? »

– Non, bien sûr, je me demande d’ailleurs où l’on pourrait trouver les enseignants. Je pense plutôt qu’on devrait commencer par se donner des outils cognitifs plus adaptés, et concevoir d’autres jeux de paradigmes.

– Tu peux nous donner quelques exemples ?

– Oui, on pourrait commencer par ne plus se satisfaire des signes du système décimal pour écrire et prononcer des chiffres hexadécimaux. C’est un peu comme si l’on cherchait à faire de l’algèbre avec des chiffres romains.

Singh sort de son étui une nouvelle cigarette et l’allume calmement comme s’il s’agissait d’un précieux cigare réservé à une occasion exceptionnelle, ce qu’il a l’habitude de faire avec une fréquence qui nous inquiète pour sa santé. Il aspire et projette une longue traîne de fumée après l’avoir consciencieusement savourée, puis sourit légèrement comme s’il était rassuré qu’elle soit aussi bonne que celle du précédent quart d’heure.

Singh achète son tabac à des paysans locaux et le roule avec une petite machine. Il utilise un mélange comme on le fait dans la région, parfumé aux clous de girofles. J’y ai goûté et je dois reconnaître qu’il est très bon.

« Oui, oui… », répond-il enfin. « Tu me donnes à réfléchir… »

Je suppose que pour avoir le fruit de ses réflexions, nous devons envisager un plus long délai.

Encore un projet

Singh est venu nous parler d’un nouveau projet : celui d’envoyer un engin dans l’espace. Il s’agit d’un projet collaboratif et en source libre et lisible, comme l’Anabasix, ou le redémarrage de l’ISEE-3.

Si nous sommes capables de bâtir un navire tel que l’Anabasix, juge Singh, nous pouvons l’être de construire un vaisseau spatial. Je pense en effet que nous le serions. La navigation sidérale impose finalement moins de contraintes que la navigation maritime. La principale difficulté concernerait surtout les températures extrêmes, mais elle n’est pas insoluble. Construire un engin spatial n’est pas inimaginable, mais c’est une autre histoire de le lancer.

Cet aspect prééminent du problème a déjà été pensé par l’équipe qui nourrit le projet, nous apprend Singh, mais il est trop tôt encore pour en faire connaître les détails.

« Ce qui serait formidable », s’écrie alors Yashima, « Ce serait de faire un vol habité ! »

« Et pour redescendre, tu songes à quoi ? » m’exclamé-je, « Tu fais du stop à un Soyouz ? »

« Ce serait en effet le principal obstacle » Ajoute Shingh avec le plus grand sérieux.









© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




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