Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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V

 

 

 

 

 

Le Roucas, 19h

318. Quelques points :

I. J'ai sérié quelques émotions-mouvements fondamentales. (Ce néologisme ne me sert d'ailleurs qu'à redonner son sens littéral au mot « émotion ».) Parmi les six que j'ai définies, les cinq premières me satisfont : voracité, dégoût, solidarité, cruauté, éros. La dernière, la peur, ne me satisfait pas.

Pourquoi les premières me satisfont-elles ? Je ne sais pas pourquoi je le sais.

Pourquoi la dernière ne me satisfait pas ? Parce que je ne la trouve pas identique aux autres. Je ne sais pas la nommer : le mot « peur » me semble un mot fourre-tout qui recoupe des choses distinctes et que j'identifie mal.

J'observe qu'un autre mot manque, à l'autre bout, dans la langue française, et dans la plupart des langues d'ailleurs. On dit « amour », « sexualité », qui sont impropres, ne sont que des tropes. On emprunte au Grec le mot « éros », et au Latin « libido ». On nomme ce « qui ne se dit pas » : l'interdit (dit entre les mots), le maudit (mal dit).

C'est comme un pôle où les aiguilles de la raison s'affolent. Et l'autre pôle serait du côté de la peur.

 

319. Second point :

J'ai évoqué une médicalisation de l'éthique. La médecine doit bien avoir une éthique. On l'appelle déontologie. Il n'est pas trop inextricable (quoique...) de la définir en ce qui concerne la médecine physiologique, c'est une autre histoire avec une médecine mentale.

Si la médecine mentale se coupe en deux, entre chimiothérapie et psychothérapie, tout se complique encore, l'une visant à rétablir la raison, et l'autre perdant de ce fait son principal objectif.

On peut se demander si le rétablissement de la raison est bien un objectif si prioritaire et si urgent. C'est une question qui a été trop caricaturée dans un sens ou dans l'autre et qui reste essentielle. Laing y a apporté des éléments de réponse d'une incontestable richesse.

Du côté de la psychothérapie, les questions déontologiques deviennent plus insolubles encore, insolubles d'abord parce qu'on commence à ne même plus savoir comment les poser. Je pressens que la psychologie médicalise toujours plus des choses qui ne sauraient en aucune façon, ni en aucun sens, être médicales 17. La psychothérapie médicalise des problèmes qui ne le sont pas : et celui qui « va » en psychothérapie y « amène » ses problèmes, les amène dans le médical, pour en attendre donc des solutions médicales, alors que personne, à commencer par le thérapeute, ne saurait dire en quoi, et en quel sens, ces solutions sauraient être médicales.

Ce qui aurait pu être « médical » dans de telles solutions sera géré de toute façon par la chimiothérapie. Tout le monde le sait, ou le pense, le croit, ce qui revient au même. Ceci est un fait relativement nouveau (une génération).18

 

Le 18 décembre

320.

« Aucune hypothèse ne me paraît plus naturelle que de dire qu'il n'y a pas dans le cerveau de processus corrélatif à l'association ou à la pensée : de sorte qu'il serait par conséquent impossible de lire des processus de pensée à travers les processus du cerveau. Voici ce que je désigne par là : quand je parle ou j'écris, il sort de mon cerveau — je le suppose — tout un système d'impulsions conjugué à ma pensée parlée ou écrite. Mais pourquoi ce système devrait-il se prolonger en direction du centre ? Pourquoi cette mise en ordre ne pourrait-elle pas, pour ainsi dire, procéder du chaos ? Il en serait comme pour certaines plantes qui se multiplient par graines de telle sorte qu'une graine produit toujours le type de plante qui l'a produite, — alors que rien dans la graine ne correspond à la plante qui naît d'elle ; aussi est-il impossible d'inférer des propriétés de la structure de la graine à partir de celles de la plante qui en naît. Ce n'est qu'à partir de son histoire qu'on peut le faire. De la même façon, un organisme pourrait donc naître de quelque chose de complètement amorphe, pour ainsi dire sans cause ; et il n'y a aucune raison pour qu'il n'en soit pas réellement ainsi en ce qui concerne notre pensée, par conséquent, en ce qui concerne la parole, l'écriture etc. »

Wittgenstein, Fiches, fiche 608. Relue et partiellement retraduite à partir de différentes versions.

 

15h, Terrail

321. Il n'est pas nécessaire de forcer un passage de la partition freudienne entre ich et es à ma distinction entre âme et esprit, pour constater que Freud est un rationaliste radical.

— Si fou est celui qui perd l'esprit, le soigner doit bien être, d'une manière ou d'une autre, permettre à l'esprit de reconquérir sur l'âme le terrain perdu. Wo es war, ich muß werden.

 

322. Freud est un rationaliste radical ? Le rationalisme le plus radical irait jusqu'à identifier la conscience à l'égo. Freud ne va pas jusque là ; plutôt en reviendrait-il.

Il identifie quand même l'égo et l'esprit. Certes, il ne le dit pas. Peut-être même ne le sait-il pas. C'est moi qui le dis : son concept de ich correspond à ce que j'appelle « esprit » (et non « je », « moi » ou « égo »). Lui n'emploie pas le mot « esprit » (Geist).

 

323. On pourrait imaginer disons un « type psychologique » pour lequel les limites — de toute façon indistinctes — de l'esprit et du moi se recouperaient à peu près. Freud pourrait bien appartenir à un tel type psychologique. Si j'appartenais à ce type, « je » ne me reconnaîtrais pas dans « mon » âme. Mon âme serait « mienne », mais pas « moi ».

Tout ceci peut paraître bien abstrait, comme le paraissent aussi bien souvent certaines constructions théoriques de Freud, qui en fait ne le sont pas, mais sont plutôt comme des façons de forcer le trait autour de faits concrets. Le type psychologique dont je parle, Freud le décrit lui-même dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci.

Certaines phrases de Léonard de Vinci peuvent bien être interprétées dans ce sens :

 

« De la verge. Celle-ci a des rapports avec l'intelligence humaine et parfois elle possède une intelligence en propre ; en dépit de la volonté qui désire la stimuler, elle s'obstine et agit à sa guise se mouvant parfois sans l'autorisation de l'homme ou même à son insu ; soit qu'il dorme, soit à l'état de veille ; elle ne suit que son impulsion ; souvent l'homme dort et elle veille ; et il arrive que l'homme est éveillé et elle dort ; maintes fois l'homme veut se servir d'elle qui s'y refuse ; maintes fois elle le voudrait et l'homme le lui interdit. Il semble donc que cet être a souvent une vie et une intelligence distinctes de celles de l'homme et que ce dernier a tort d'avoir honte de lui donner un nom ou de l'exhiber, en cherchant constamment à couvrir et à dissimuler ce qu'il devrait orner et exposer avec pompe, comme un officiant. »

 

On pourrait considérer qu'un tel profil psychologique est particulièrement bien adapté aux conceptions qui dominent l'Occident Moderne, et qu'il doit s'y épanouir facilement et en grand nombre. Il serait bien aventureux d'en faire pour autant un type universel. On l'imaginerait déjà moins à sa place dans la Rome Antique.

 

324. Pourtant la formule me semble lumineuse : Wo es war, ich muß werden. Elle devient plus lumineuse encore si l'on veut voir le modèle donné pour universel, comme un simple profil psychologique possible. (Voir figure du 17/12 - 9h) Il ne s'agirait plus alors de faire conquérir à l'esprit le territoire de l'âme, mais de faire plutôt que « je me reconnaisse dans mon âme ».

 

325. Wo es war, ich muß werden. Je l'entends un peu en résonance avec la phrase de Francine : « Il faut mettre son cœur là où l'on met ses actes. »

 

326. Ça change quoi tout ça ?

Tout d'abord, il semble bien que Freud ne fasse pas la distinction entre l'investigation que constitue la cure, et qui doit donc rendre la santé mentale au patient, et l'autre investigation que constitue la recherche psychanalytique, qui doit, elle, élargir le champ de la connaissance humaine.

Cette confusion est toujours latente dans les écrits de Freud, elle devient particulièrement évidente dans les Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse.

 

327. On croirait que Freud n'a jamais pratiqué que des « analyses didactiques ». (Il va d'ailleurs jusqu'à avancer que l'analysé doit posséder un niveau culturel suffisant : drôle de médecine qui ferait passer des diplômes avant de soigner ! On peut chercher pourquoi ce n'est pas devenu aussi un tabou.)

Plus je parcours les récits analytiques de Freud, plus il me semble que la thérapie repose sur la pédagogie. Les résultats thérapeutiques semblent sous-tendus par la dimension pédagogique.

 

328. On se demande quelquefois si Freud a obtenu de réels résultats. On cherche des preuves, on les conteste. Il me semble évident qu'il en obtenait : que les symptômes cessaient. On arrive certes aux mêmes résultats avec moins de peine, à l'aide de gouttes et de cachets.

 

329. Que comprendre fasse cesser des symptômes, ou des tournures d'esprit, des comportements, des états mentaux... rien n'est moins évident. On peut lire Proust pour s'en faire une idée. Aucune théorie n'a jamais rendu compte d'un tel phénomène ; ni les travaux de Freud, ni ceux d'un autre. Les théories de Freud et de quelques autres rendent seulement compte de certains phénomènes psychiques : elles offrent seulement de possibles explications du fonctionnement mental (et seulement « possibles »). Se pourrait-il que ce soient ces seules explications qui aient des effets thérapeutiques ?

 

330. Se pourrait-il que je mette ici le doigt sur l'impensé freudien ? Freud en tout cas n'a jamais pensé la question que je soulève.

Posons-la alors cette question ; et d'abord quelques hypothèses :

1. L'analyse décrypterait des pensées latentes sous des pensées manifestes. Les pensées manifestes seraient comme un papier plié, dont les plis opéreraient sur la surface des « déplacements » et des « condensations ». L'analyse consisterait à déplier la feuille.

1.1. Ceci ne serait que le travail habituel de la pensée, qui plie et déplie sa feuille, la déplie quand elle analyse, la plie quand elle cherche des intuitions synthétiques (par « le secours d'une sorte de mouvement continu de la pensée... » — Voir Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 387-88 19)

2. Des plis résisteraient : « Je » (ich, le « moi ») ne voudrais pas savoir ce qu'il y a sous certains plis, les ayant d'ailleurs fait pour ne pas le savoir. Le but de la cure serait donc de vaincre ces « résistances ». (Résistances du moi.)

3. Le pli, « je » l'aurais fait à un moment de mon histoire, pour ne plus savoir. « Je » dois, pour le défaire, revenir à ce moment. (La « scène initiale ».)

4. Revenir à ce moment est aussi bien faire revenir ce moment dans la relation analytique, le vivre donc.

5. Au cours de ce travail sur les résistances, l'image que je me fais de l'analyste se modifie (transfert). Celui-ci doit s'en méfier, mais surtout s'en servir (comment ? c'est son problème) pour vaincre les résistances.

 

Je ne suis absolument pas convaincu par la suite de ces hypothèses. (Je cesse de l'être dès la seconde.) Si c'est cela une psychanalyse, je ne conteste certes pas qu'il en résulte quelque chose, mais je ne crois pas qu'il en sorte quoi que ce soit de convainquant.

Les effets seront aussi bien dommageables que bénéfiques, et l'on ne saura, de toute façon, discerner des effets.

Si c'est cela la psychanalyse, je partage l'avis de ses adversaires, mais ce n'est pas exactement ce que je découvre à travers mes lectures de Freud.

 

331. Ce que je découvre dans Freud, j'avoue ne le voir que par dessus son épaule. L'analysé (l'analysé n'est pas « l'analysant », il est bien « analysé » par Freud) lui livre ses associations, et Freud les analyse. Il les analyse et, tout en analysant, il lui livre en retour sa méthode d'analyse.

Cet aspect saute aux yeux à la lecture (par dessus l'épaule) : Freud veut livrer ses « secrets ». L'analysé lui livre ses pensées, privées, particulières, et Freud lui rend des pensées générales, publiques. Freud est furieusement prosélyte, plus encore que thérapeute. Il veut convertir ses patients ; c'est ainsi qu'il les guérit (peut-être).

 

332. C'est net du seul fait que Freud ne distingue jamais très bien le but de la pratique thérapeutique (la cure) et le but de la recherche théorique.

Il cherche moins à « guérir » le patient qu'à comprendre l'esprit, et il apprend au patient comment il s'y prend. Curieusement, ça paraît marcher. Et comme il semble que ça marche, il ne s'interroge pas plus.

 

333. C'est pourquoi je disais que si Freud avait vécu plus longtemps, il aurait fini par penser que la psychanalyse ne s'accordait pas à un rapport thérapeutique, devait du moins prendre ses distances avec le « médical ».

 

334. Freud se fiche complètement des secrets qu'on lui livre. Il n'a pas à se forcer pour trouver une bonne distanciation. L'intéresse seulement ce que ces secrets recèlent de connaissances générales : et c'est en réalité cela l'analyse. C'est vers quoi il conduit l'analysé.

 

335. Ceci fait penser à la boutade bien connue : « Je fais toujours pipi au lit, mais maintenant ça m'est égal. » En réalité, ce serait plutôt : « Je ne le fais plus car maintenant ça m'est égal. »

« Ça » n'a plus de sens. Es hat nicht mehr Bedeutung. Jetzt, ich gibe bedeutung.

(On n'est pas passé de la tragédie à la comédie, de Sophocle à Aristophane, ou de Bergman à Woody Allen.)

 

Le 19 décembre, 9h Terrail

336. La relation d'objet : sujet V objet

La grammaire française connaît au moins deux formes de relations d'objet : l'objet direct V l'objet indirect. Complément d'objet V complément circonstanciel.

La langue Arabe, elle, connaît trois cas : nominatif (sujet), accusatif (objet direct) et génitif. Nominatif : désinence en "ou". Accusatif : désinence en "a". Génitif : désinence en "i".

L'Allemand en connaît davantage, le Latin plus encore.

Je veux dire que l'alternative entre relation d'objet et relation intersubjective est un peu simpliste. Qu'est-ce que ce serait une relation intersubjective ? D'un point de vue grammatical ?

 

337. Le pronom es n'a pas exactement le même usage que le pronom anglais it. Le français « ça » a un usage plus différent encore. Le Français possède encore le pronom « on » ; il est une sorte de synthèse de « ça » et de « nous », mais il reste singulier. « On » est la contraction de « l'homme ». L'Allemand emploie Mench. (Certes les langues se traduisent, mais traduire est difficile.)

Il est des langues qui se passent de pronoms sujets au nominatif : Arabe, Latin, Occitan... Il n'est pas évident de traduire es en Latin.

 

338. Le Latin utilise volontiers la deuxième personne à la manière du « on » français. L'Occitan aussi. Moi-même, j'utilise souvent « tu » pour « on ». A la place de la deuxième personne latino-occitane, ou du « on » français (du Mench allemand), l'Anglais emploie souvent la voie passive.

Ce n'est pas tout à fait égal pour la pensée, d'employer la deuxième personne, un pronom indéfini ou la voie passive ; à mon sens la deuxième personne l'affûte. Wittgenstein, qui est pourtant bien étranger aux tournures latines, tend à réintroduire dans l'Anglais et dans l'Allemand l'emploi de la deuxième personne. Locke le faisait aussi, mais il pratiquait le Latin.

 

339. Revenir à mes remarques sur la forme liturgique du Thou anglais et du ouwa arabe. (Luther : « La théologie est la grammaire du mot « Dieu ».)

 

340. Freud convertit son patient au rationalisme. C'est ainsi qu'il conçoit « recouvrer la raison ». (Ich=Geist)

Jung entendait le convertir au spiritualisme, Reich au matérialisme. On pourrait chercher autant de thérapies-conversions : au réalisme, à l'empirisme, au nominalisme, au pragmatisme, au positivisme, au naturalisme...

 

341. L'hypothèse 1.1. que je posais hier, est celle par laquelle se fait la liaison entre le Surréalisme et la psychanalyse. Elle est en fait la seule, mais elle est importante.

Par là se fait aussi la liaison avec Descartes — du freudisme et du Surréalisme (Voir F. Alquié, quant aux rapports entre le Surréalisme et Descartes.)

 

342. Breton (Les Vases communicants) accusait Freud d'être « bourgeois », ce qui était un peu synonyme de « rationaliste ». Il est vrai que le rationalisme est bien la philosophie de la bourgeoisie : la personne privée comme sujet de la raison, le moi comme identité à la fois privée et sociale. D'un point de vue sociologique Lacan n'était pas moins bourgeois que Freud, mais il n'était pas rationaliste.

Lacan a une lecture surréaliste de Freud. Tout le monde le sait, et lui-même le savait. Chez Lacan, la psychanalyse n'est pas rationaliste — on le sait moins. Reste encore à savoir si elle reste rationnelle.

 

343. Chez Lacan, le es devient proprement Sujet (S : prononcer « es »). C'est un coup de force qui outrepasse largement la pensée du maître. Et pourtant, c'est très net dans les quatre premiers séminaires, il n'y a pas à forcer beaucoup l'interprétation des textes pour en arriver là.

344. Lacan modifie plus profondément le système freudien qu'il ne l'aurait avoué. La place fondamentale du ich se trouve changée : il est réduit quasiment à ce qui n'était que ses « identifications ». On ne le distingue quasiment plus entre le es — le Signifiant : 'S', prononcer 'es' — et l'objet a.

Apparaissent aussi les trois concepts fondamentaux du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire, qu'on retrouve bien dans le texte freudien mais comme à l'état latent. Le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire fonctionnent bien dans le texte freudien, mais leur mise en lumière, leur éclosion, leur fait subir quelques modifications.

 

345. Le réel, chez Freud, c'est à quoi la pulsion va se heurter. (Moi, je dirais plutôt ce qu'elle va affronter — car c'est quand même la pulsion qui va le chercher, non ?)

Le ich est finalement ce qui résulte du choc : le produit du système Perception-Conscience : le ich se construit sur le choc des pulsions venues du es, qui se heurtent au réel.

Le ich se retrouve alors pris entre deux forces : celles qui viennent, via les profondeurs du es, de l'intériorité somatique, et celles de l'environnement externe. C'est ce qui le contraint à ses travaux de pliage : le ich résiste au passage de certaines pulsions à la conscience. C'est proprement le travail de l'imaginaire.

 

346. Chez Freud, le rapport de l'imaginaire au symbolique est strictement celui du sens manifeste au sens latent. Le travail d'analyse, le travail d'interprétation, consiste à « déplier » un sens manifeste pour y trouver un sens latent, donc à convertir l'imaginaire en symbolique.

 

347. Qu'est-ce que convertir l'imaginaire en symbolique ? C'est d'abord considérer une image autotélique, une image qui ne revoie qu'à elle-même, une image qui peut être belle, émouvante, terrifiante, absurde, étonnante... par elle-même. Cette image peut être onirique, ou esthétique, c'est à dire qu'elle établit un lien bien particulier avec le réel — ou plutôt n'en établit pas : elle est réelle, en tant qu'image, comme un tableau, un film ou un roman. Et, en même temps, elle n'est pas réelle, ou plutôt ce qu'elle représente ne l'est pas, ne prétend pas l'être. Quand on rêve, lit un roman, ou regarde un film, on éprouve des émotions sans avoir à se convaincre de la réalité de ce qu'on vit. En fait on ne se pose pas de question : on est dans une « autre réalité » : l'imaginaire.

Convertir l'imaginaire en symbolique, c'est chercher dans cet imaginaire des référents. C'est chercher dans cette « autre réalité » des éléments qui sont mis pour d'autres éléments réels. Cette « autre réalité » n'est jamais faite que de choses réelles mises à la place d'autres choses réelles : donc des symboles, des signes. Voilà exactement le rapport qu'établit Freud entre réel, imaginaire et symbolique.

Cela veut dire que l'imaginaire est immédiatement symbolique, il est seulement un symbolique immédiatement indéchiffrable et incompréhensible. Ce symbolique est seulement inaccessible à la conscience. « Je » ne veux pas le savoir (ça-voir), ou bien, ça ne m'intéresse pas.

 

348. Je ne suis pas convaincu que l'imaginaire soit immédiatement symbolique. Je pense plutôt qu'il devient symbolique par le travail d'interprétation. L'imaginaire ne veut rien dire tant que « je » ne lui fais rien dire.

(Wo es war, ich muß werden. C'est l'ambiguïté freudienne que critique Wittgenstein et que Lacan ne lève pas.) (Cependant Wittgenstein loupe partiellement la cible en ne voyant pas que ce n'est qu'une ambiguïté, une contradiction interne. La contradiction wittgensteinienne est en fait ouverte dans le freudisme, elle ne lui est pas extérieure.)

 

349. Cette contradiction est à la fois contenue et masquée par l'identification du ich à l'esprit (à la raison). Cette contradiction ne peut être que déplacée si elle n'est levée, par Lacan.

 

Miramar 16h

350. Proust écrit que lorsqu'on a compris son penchant, on n'est en rien plus avancé pour le retenir, bien au contraire, c'est comme si comprendre lui avait encore ouvert la voie. Il le montre très bien.

Une telle observation va contre toute raison — c'est bien le cas de le dire — mais chacun, avec un peu de lucidité, peut découvrir qu'il en a déjà fait l'expérience.

Quand je découvre pourquoi j'agis (à mon insu) d'une certaine façon, soit ça ne m'aide par beaucoup si je décide que j'ai bien raison d'agir ainsi — je peux y perdre ma spontanéité — soit ça me dessert carrément, si je décide de cesser.

Voilà qui paraît aller à l'opposée de la découverte freudienne. — Pas tout à fait cependant car l'analyse ne prétend pas expliquer des comportements, des penchants ou des pulsions, mais des pensées, restées latentes sous un contenu manifeste. C'est très important, et on devra s'en souvenir.

En attendant, les observations de Proust vont bien à l'inverse de tout ce que pourrait souhaiter obtenir une psychothérapie.

 

351. Ce sont de telles observations qui donnent toute leur consistance à ma distinction entre âme et esprit. La conversion de l'imaginaire en symbolique a bien un effet sur l'esprit, mais il ne change pas grand chose à l'âme — au contraire.

 

352. Le fonctionnement de l'esprit que décrit Proust 20 s'ajuste parfaitement à ce qu'écrit Russell 21 à propos de ce qu'il appelle des « inférences » sensorielles. La fréquence avec laquelle s'opèrent certaines connexions à travers nos neurones, fait qu'elles se reproduiront avec plus de facilité.

Se créeront en même temps, sur des plans différents et sans relations unilatérales de causalité : des connexions synaptique, des enchaînements de comportements (ou de répressions de comportements), des associations d'impressions et d'idées, des raisonnements.

Aussi, en définitive n'est-il pas si étonnant que des dosages chimiques aient eux aussi un effet sur l'esprit — l'alcoolique ou le drogué, eux, n'en ont jamais douté —, un effet à peu près identique à celui de la conversion de l'imaginaire en symbolique. Mais l'âme n'en serait pas directement affectée.

 

353. Il semblerait que Lacan mette sur un même plan le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire, qui, chez Freud, ne le sont pas. On pourrait les voir comme trois pales d'une hélice qui tournerait autour de son axe.

C'est ainsi que Christian Prigent semble les voir, et ainsi qu'il semble écrire de la poésie. (Je me demande, quant à moi, ce qui pourrait en faire l'axe ; je me demande si ce ne serait pas une certaine sacralisation de la langue...)

 

354. J'y verrais plutôt une architecture étagée :

 

Symbolique esprit conceptions cognitives
Imaginaire âme impressions sensibles
Réel corps impulsions sensitives

 

Il est bien évident que chaque étage repose sur l'autre et ne l'abolit pas. Il ne l'est pas moins que chaque étage inférieur supporte l'étage supérieur mais ne le cause pas.

Je peux bien imaginer une impulsion sensitive sans impressions sensible, mais pas une impression sensible sans impulsion sensitive. Je peux imaginer une impression sensible sans conception cognitive, pas une conception cognitive sans impression sensible ni impulsion sensitive.

 

355. Freud s'installe au dernier étage : dans le symbolique. C'est là qu'il a placé son ich. Il veut bien aller jusqu'au deuxième étage, où il a quand même installé sa chambre et où il côtoie son es. Il prétend ne jamais descendre jusqu'au rez-de-chaussée. Freud s'est bien décrit à travers Léonard de Vinci.

 

356. Comme le remarquait Althusser, en doctrinaire mais avec pertinence, Freud ne pouvait qu'identifier son « moi » au « sujet », selon l'idéologie bourgeoise de la psychologie de son temps. Lacan a dégagé, toujours selon Althusser, la découverte freudienne de l'idéologie qui la parasitait. C'est très bien observé. Chez Lacan, le « moi » devient objet (objet petit a) et c'est le es qui devient sujet (le Signifiant : S, prononcer 'es').

 

357. C'est bien ainsi qu'un jeune apprenti psychiatre qui devait être à la fondation du Surréalisme avait spontanément interprété Freud. Or ce n'est pas une correction de détail. Ich et es changent carrément de places ; et l'on se demande pourquoi l'on n'inverserait pas jusqu'au bout : Wo ich war, es muß werden. Ce qui est à peu près le principe de l'écriture automatique.

 

358. Quand on en est là, on doit bien se dire qu'on n'y comprend plus rien. Non pas tant qu'on cesse tout à coup de comprendre, mais plutôt qu'on découvre qu'un certain nombre de systèmes qui, jusque là, semblaient apporter des lumières et des saisies sur quelque chose ne débouchent que sur du vide.

 

359. Sans vouloir faire de Descartes un prophète, je constate que son œuvre fait fonction de charnière. Il peut bien être considéré comme le premier philosophe moderne. Qu'il le fut bien, et fut le seul, est en fait sans importance. L'important est qu'il put être pris pour tel. Son œuvre possédait ce qu'il fallait pour ça : elle faisait table rase du passé et affichait des ambitions sans commune mesure avec d'autres. En cela, il fut fondateur ; mais les successeurs d'un fondateur ne suivent pas nécessairement ses traces, et ceci amène toujours une sorte de dédoublement de la pensée fondatrice : elle se double d'une vulgate.

Quelles sont les principales différences entre l'œuvre de Descartes et la vulgate cartésienne ?

1) Descartes affirme le primat des intuitions de la raison, infaillibles, sur les intuitions des sens, qui sont trompeuses, et sur les déductions de la raison, qui peuvent être fautives. La vulgate retient le primat du rationnel sur le sensible (et donc de la déduction sur l'intuition).

2) Descartes conçoit l'ego comme sujet de l'intuition — qui peut être fallacieuse à travers les sens, et infaillible à travers la raison. La vulgate fait de l'ego le sujet de la raison.

3) L'œuvre de Descartes repose sur une expérience initiatique du détachement de l'ego de tous ses attributs, de toutes ses qualités, de tous ses contenus.

La vulgate identifie ego, sujet de la raison et personnage, personne civile, le sujet social, le citoyen.

 

360. Qu'est-ce que j'essaie de montrer là ? Comment le langage voile la pensée. Non pas, en l'occurrence, lui fait masque, ou lui fait gréage, mais la gauchit.

 

23h

361. Lacan dévoile la théorie freudienne, non pas dans le sens de l'interprétation analytique, qui en ferait apparaître le sens latent, mais dans le sens où il la dégauchit du côté du sujet. En même temps, je crains qu'il ne l'ait gauchie davantage du côté de l'objet.

 

562. Si je rêve d'une licorne, je dois bien, pour la rêver, avoir quelques traces mnésiques de cheval et de narval. Ces traces sont réelles, en ce qu'elles sont celles d'objets réels que j'aurais perçus — fut-ce en photo ou en dessin qui, eux-mêmes, devaient bien puiser dans le réel. Bref, l'objet imaginaire est une construction d'objets réels, un bricolage, un cut up fait de déplacements et de condensations.

L'objet symbolique n'est pas moins réel et, d'une certaine façon, il reste aussi imaginaire. Il acquiert une transparence : l'objet imaginaire n'arrête plus le regard sur lui, mais il me sert à saisir à travers lui la réalité qu'il symbolise.

Ceci est très important, car ce que la licorne symbolise pour moi dépendra en majeure partie de la vivacité de l'image que je m'en fais ; et cette vivacité dépendra de celle des traces mnésique. Ce qu'elle symbolise pour moi a peu à voir avec un symbolisme abstrait de la licorne en général.

Peut-être devrais-je retrouver le souvenir vivace d'un cheval emballé qui s'était cabré devant moi dans mes jeunes années, et celui des paquets de tabac que je fumais quand j'étais étudiant : du Narval, dont les paquets étaient ornés d'une corne de narval.

Voilà ce que signifie cette instance du réel, en tant que ce que l'Anglais nomme actuality. En découvrant cette réalité dont est fait l'imaginaire, je découvre, par conséquence, ce qu'elle symbolise.

 

363. C'est aussi bien la fonction de l'œuvre d'art. L'œuvre d'art est une construction imaginaire déjà interprétée, ou encore, un symbolique revêtu d'imaginaire. Une œuvre d'art ne nous intéresse jamais pour son contenu manifeste : une toile de Van Gogh, par exemple, ne nous intéresse pas parce qu'elle représente une paire de godillots, même s'ils sont bien peints. Les godillots de van Gogh ne nous intéressent même pas pour ce qu'en dit Heidegger : ce n'est toujours que du sens manifeste, d'ailleurs discutable ; comme Proust ne nous intéresse pas pour sa peinture des mœurs de la haute société de Basse-Normandie, ni Genet pour ses frasques de voyou homosexuel. Tout ceci n'est pas l'ultime référent mais le matériau du travail de l'esprit.

C'est pourquoi ces œuvres fonctionnent comme œuvres esthétiques, et ni comme témoignages, ni comme œuvres théoriques.

 

364. Freud n'est jamais loin d'identifier la réalité avec la réalité sociale. Il n'a pas tout à fait tort, et pour plusieurs raisons.

Les premières sont qu'en effet notre rapport au monde extérieur est largement médiatisé par celui à nos semblables. D'abord parce que rares sont les hommes qui vivent en ermites sur une terre sauvage, et parce que, même dans ce cas, leur perception des choses est médiatisée par un patrimoine d'outils, plus ou moins cognitifs, largement collectifs.

Les secondes sont que nous naissons d'une mère, au sein d'une famille, et que son petit monde nous paraît être, dans un premier temps, le monde extérieur lui-même.

Il n'a pas tout à fait raison non plus, et pour des raisons symétriques. La première est que nous devons bien en venir à voir plus loin que ce cercle familial. Notre simple développement biologique de mammifère suffit à nous en rendre réellement indépendants.

Nous ne devenons peut-être pas aussi indépendants de notre culture et de nos rapports à nos semblables ; cependant la notion même de culture suppose que nous les intégrions, les ingérions, en fassions notre propriété.

Le petit enfant croit peut-être que l'essence surgit magiquement des pompes de stations services, l'électricité des interrupteurs ; il croit peut-être que le papier-monnaie ou les cartes de crédit suffisent seules à faire apparaître ex nihilo des richesses concrètes. Aussi inculte et stupide que demeure un adulte, il ne pourra ignorer qu'il existe, au-delà de toute « réalité humaine » une réalité tout inhumaine, dont la première ne peut s'affranchir.

 

365. Prenons, par exemple, le massif alpin et les frontières politiques de la CEE. La différence entre ces deux réalité n'est pas une simple question de plus ou moins de réalité. La différence est plus qualitative que ça : les frontières ne sont réelles que si nous sommes assez nombreux et déterminés à nous comporter comme si elles l'étaient (en-semble). Je ne peux croire qu'il en aille ainsi pour le massif des Alpes.

Certes, pour moi, la croyance des autres et le comportement qu'elle induit, sont aussi réels que les cimes alpines. Je sais aussi que de telles réalités peuvent coïncider, s'étayer, se travailler les unes les autres. Je ne sais pas moins lesquelles se briseront si elles doivent se heurter violemment. Aussi je préfère m'appuyer sur de solides rocs tertiaires que sur les croyances collectives.

 

366. Je sais aussi que, si ces « réalités humaines » ont une existence, c'est que je ne suis ni le seul ni le premier à leur chercher appui sur des bases plus solides.

Ces « réalités humaines » ne différeraient sinon pas des réalités simiennes des singes, ou ovines, ou canines, si l'homme n'était justement capable d'en sortir, de sortir de l'humain, et même d'y rencontrer d'autres hommes. Ce qui fait que des rapports humains ne sont pas tout à fait semblables à des rapports simiens, c'est qu'ils peuvent être médiatisés par l'inhumain.

Je pourrais dire que, par exemple, non seulement Galilée a été capable de penser seul « elle tourne », mais qu'il n'a pas été le seul à être capable de le penser seul.

 

367. Que ceci doive commencer par un petit mammifère qui tête sa mère, je n'en disconviens pas, mais l'homme ne devient réellement homme que lorsqu'il se met en quête d'une réalité inhumaine ; et il commence très tôt.

 

Le 21 décembre

368. On peut ramener l'inférence à un processus physiologique. On peut même, si l'on s'en donne la peine, la ramener à un processus mécanique : un ordinateur est une machine à opérer des inférences.

À ce compte, toute machine est un dispositif fixe pour opérer des inférences à la place de celui qui l'utilise. L'informatique revitalise le « dualisme cartésien » avec ses concepts de hardware et de software.

 

Imagine a desert in which no rain has ever fallen, and suppose that at last a thunderstorm occurs in it; then the course taken by the water will correspond to a reflex. But if rain continues to fall frequently, it will form watercourses and river valleys; when this has occured, the water runs awayalong the pre-formed channels which are attribuable to the past 'experience' of the region. This correspond to 'learned reactions'.

Russell, An outline of Philosophy, p 17.

 

The whole affair is a matter of degree and we cannot draw any sharp line between perception and inference.

An outline of Philosophy, p 52.

 

369. Je retrouve une certaine affinité entre les raisonnements de La Recherche du temps perdu et ceux de An outline of Philosophy. Ça colle très bien, et ça s'élucide. (Voir aussi Contre Sainte-Beuve.)

 

370. J'observe le côté « dur » des processus que Russell et Proust mettent en lumière : le côté résistant et persistant.

À l'inverse Freud met en lumière des côtés fluides et plastiques. Cela tient-il à une simple différence de points de vue sur le même objet ?

Il y a certes une différence de point de vue. Freud est thérapeute et veut intervenir sur l'esprit, mais il y a bien quand même une différence d'objet. (Et puis comment percevoir l'invariable sans le mouvant, et inversement ?)

 

371. Le neuropsychiatre moderne me semble, lui aussi, attentif à un objet fluctuant : les liaisons synaptiques. De ce point de vue, la psychanalyse et la neuropsychiatrie sont beaucoup plus proches qu'on et qu'elles ne le pensent. Et le freudisme est plus éloigné de Proust, comme la neuropsychiatrie l'est du positivisme logique, que chacun ne le croit aussi.

 

372. Les liaisons synaptiques, il est aujourd'hui devenu possible de les « voir ». On peut voir le cerveau fonctionner. De là il n'y a qu'un pas pour dire qu'on peut voir la pensée fonctionner. En fait, on ne voit pas mieux l'heure en ouvrant le boîtier du réveil.

 

373. Qu'est-ce que la neurologie nous montre du dérèglement mental ? Elle nous montres les channels de Russell qui débordent.

 

374. Certains neurologues n'ont pas hésité à nous montrer des cerveaux plus ou moins « sains ». Il y aurait des cerveaux sains et des cerveaux de fous. Le problème est que les cerveaux patraques ne sont pas nécessairement ceux des fous.

Il n'y a pas, comme on aurait pu le croire et comme certains l'ont cru, un rapport de cause à effet, ni même une symétrie, entre des déficiences physiologiques cérébrales et des dérèglements mentaux. On peut avoir une raison saine avec un cerveau déficient, ou l'inverse. Celui à qui « il manque une case » n'est guère plus handicapé que celui à qui il manque quelques dixièmes de vue. Qu'importe le cerveau tout dépend de comment on s'en sert.

 

375. Prenons au sérieux la « bosse des math ». Par la conformation de son cerveau, un tel à plus de faciliter à compter qu'un autre. Cet autre a du mal à percevoir l'évidence et la généralité de certaines tautologies mathématiques. Cela ne va-t-il pas le contraindre à mieux les comprendre ? Il se posera des questions qui échappent peut-être à celui qui a « la bosse des math » et qui emploie des règles machinalement, et il pourrait bien en venir à comprendre des problèmes que l'autre pourrait bien n'être même pas capable de concevoir.

 

376. Cependant des produits chimiques peuvent bien mettre de l'ordre dans des liaisons synaptiques. Ils résorbent les fuites, fluidifient les flux, les ralentissent.

 

377. — Dis ce que tu veux, prendre un cachet ou analyser ses rêves, ce n'est quand même pas la même chose.

— Oui et non. Leur point commun est celui du pliage et du dépliage de la pensée.

Quand je fais entre deux réalités un « rapprochement lointain et juste » (voir Reverdy et Breton dans Du Juste et du lointain), il est bien probable que j'établis avec mes synapses quelques branchements audacieux. Je fais alors ce que des états de crise peuvent provoquer à d'autres moments malgré moi. La différence ici entre tropes, coups de génie et délire, ne tient qu'à ceci : les premiers, « je » les fait ; les seconds « se font » — « ça » se fait.

Une étanchéisation des liaisons synaptiques peut aussi bien mettre fin aux trois. C'est principalement une question de dosage : un verre de vin peut me détendre, et accroître mes performances mentales, me donner ce qu'on appelle de « l'esprit ». Un troisième verre va exercer un effet tout contraire. Les circuits se font étanches, mon corps et mon esprit deviennent lents et lourds. Les suivants provoquent cette fois des liaisons en tout sens, délirantes et stupides. Le premier verre assouplit la feuille, et je peux faire des pliages et des dépliages intéressants. Le troisième la rigidifie, et je ne peux que difficilement faire des associations. Les suivants me font perdre tout contrôle.

 

378. Freud et Russell insistent sur des aspects plus persistants. Saoul ou à jeun, « je » ne suis certes pas dans le même état, mais « je » demeure toujours « le même ».

In vino veritas, disaient les anciens.

 

18h

379. Il se pourrait bien que, saoul, je sois encore plus moi-même qu'à jeun. L'alcool, dira-t-on, fait tomber des « défenses ». Ne pourrait-on assimiler ces « défenses » face à certaines pulsions venues du plus profond de moi, aux « résistances » que le « moi » exerce pour refouler certaines pensées dans l'inconscient ?

On refoulerait, et le refoulé, comme le naturel, reviendrait au galop. Non : ce que j'ai refoulé dans l'inconscient, ce sont des pensées, non des émotions ou des comportements, pour lesquels le terme d'inconscient a peu de sens.

Les « défenses » peuvent tomber sans que mes « résistances » ne cèdent rien. C'est pourquoi l'ivresse n'est pas une hyper-lucidité, au contraire ; c'est pourquoi il y a confusion d'esprit. La tombée des « défenses » ne fait en rien tomber les « résistances ». On appelle plutôt ça : ne plus savoir ce qu'on fait.

 

380. Peut-être est-ce l'inverse : la levée des résistances pourrait renforcer mes défenses. Et je crois que là est plutôt le pari freudien. Pour donner une image : si &œlig;dipe avait su qui étaient ses parents, il n'aurait ni tué son père, ni épousé sa mère.

Proust a l'air de dire, un peu comme Sophocle, que ça n'aurait pas changé grand chose. Et il est vrai que si &œlig;dipe n'a pas su qui étaient ses parents, c'est parce que ceux-ci ont su qu'il allait les tuer.

Ceci n'est qu'une image qu'il ne faudrait pas pousser trop loin, car il y est seulement question de « savoir », et non proprement de « conscience ». En attendant, la tragédie de Sophocle fonctionne bien selon le principe de Proust : parce que les parents savaient, en croyant l'éviter, ils favorisaient l'issue qu'ils redoutaient.

 

381. On peut se demander si une cure psychanalytique n'aurait pas finalement sur notre vie la même conséquence que les prédictions de Tirésias.

On n'achète pas ainsi la volonté des dieux.

 

382. Les psychanalystes ne seraient pas loin de l'admettre. C'est ce qu'on appelle le « deuil » le « travail de deuil ».

Tu n'as pas les moyens de te payer à la fois des sorties toutes les fins de semaines et des vacances de fin d'année. Tu dois faire ton deuil des unes ou des autres.

Le dilemme peut être plus grave ; il peut aussi être plus embrouillé et difficilement discernable sous une forme aussi nette. On peut imaginer que quelqu'un ait besoin qu'on l'aide à le poser, et même à le trancher ; qu'on l'aide à voir qu'il est tranché d'avance.

 

383. Savoir trancher et savoir que c'est tranché d'avance, ce n'est pas la même chose. Sans doute, en sachant ce qui est tranché d'avance, on tranche plus efficacement ce qui ne l'est encore.

C'est ce que j'appelle « faire la part du feu ». Quand les pompiers savent qu'ils ne peuvent plus sauver la pinède, ils concentrent leurs efforts sur les habitations.

Donc : Il n'y a de sens à faire cette part du feu, ce deuil de ce qui est par avance perdu, que pour sauver ce qui doit l'être. Dans ce cas, on doit agir comme des pompiers : vite et sans état d'âme. Sinon, s'il est trop tard, s'il n'y a rien à faire ni à trancher, alors qu'importe. Nul ne peut plus rien pour personne, si ce n'est compatir.

 

 

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