Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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VI

 

 

 

 

 

Le 27 décembre, 8h Miramar

384. La pensée rationnelle tend à trouver des solutions aux problèmes.

Comme elle tend à s'élever dans l'abstraction, elle tend à chercher « La Solution », la solution en général, la solution de tous les problèmes. C'est son problème. Mais La Solution n'existe pas. Il n'y a que des solutions à des problèmes.

 

385. Il n'est même pas dit que la pensée rationnelle soit le bon moyen de résoudre des problèmes.

La pensée rationnelle se contente de déplacer les problèmes de quelques degrés dans l'abstraction. Déplacer un problème de quelques degrés dans l'abstraction, cela peut permettre de le résoudre ; de résoudre des problèmes concrètement, par déduction. Encore faut-il un problème concret au départ.

 

386. La pensée rationnelle me donne une idée de l'infini : infinité de problèmes concrets, horizon infini de la solution à tous les problèmes.

 

387. — Quelle image pourrais-tu te faire de l'infini ?

— Un moulin. Voilà ce que j'imagine. Un moulin qui peut tourner gratuitement, comme ceux que je faisais sur les ruisseaux quand j'étais enfant, pour le plaisir des yeux, ou des oreilles ; ou un moulin qui peut entraîner des mécanismes.

— Ton image de l'infini, c'est donc aussi une image de la puissance, et ce peut être l'image d'un moulin à eau ou à vent.

— Oui, la puissance : comme on dit « en puissance ». Le moulin est bien littéralement « image » dans le sens où il manifeste, rend visible, la puissance du courant.

 

388. La pensée rationnelle te dévoile un certain aspect du réel : la puissance. Quand tes sens te révèlent l'actuel, ta raison te fait voir le virtuel.

 

389. La raison serait un sixième sens.

Pour bien pénétrer la signification de ceci, tu devrais être en mesure de te faire une idée assez précise de ce que sont les cinq autres sens. (Considérations d'un profane sur le vivant)

À chaque sens correspond une certaine classe de propriétés matérielles. Le toucher et le goût correspondent respectivement à des propriétés mécaniques et chimiques des matériaux. L'audition et l'odorat correspondent aux mêmes propriétés, traitées alors par un appareillage sensoriel plus sophistiqué, puisqu'il s'agit d'un toucher et d'un goût à distance.

La vue correspond à de nouvelles propriétés des matériaux, et elle ne peut fonctionner qu'en coordination avec les sens précédents, qui nous donnent le schème spatio-temporel sans lequel la sensibilité à la lumière ne produirait aucune vision.

 

390. La raison perçoit des propriétés de la matière inaccessibles aux autres sens. Là où ils ne perçoivent que des qualités actuelles, elle perçoit des qualités virtuelles, ou potentielles.

Il importe de comprendre que la raison perçoit, perçoit aussi bien que les autres sens, et en coordination avec eux.

Tes sens perçoivent une force qui s'exerce. Ton toucher sent une force que tu heurtes ou qui te heurte. Ton esprit perçoit une force statique, potentielle. Lui seul peut la percevoir.

 

391. Je me trompais donc en supposant que la pensée rationnelle cherche des solutions. Elle n'en cherche ni plus ni moins, et dans les mêmes acceptions, que les autres sens.

— Et peut-être aussi bien ne s'élève-t-elle pas plus dans l'abstraction. Ta langue qui sait reconnaître le goût du vin du goût de l'eau est tout aussi capable d'accéder à la généralité.

 

392. Les « données de la raison » ne sont pas plus abstraites que les « données des sens » ; ce ne sont que des sense data. De même que ses produits ne sont pas plus produits, ni moins, que ceux des sens. La puissance motrice de l'hélice, que tu perçois, en quoi serait-elle moins concrète que sa couleur ? En quoi serait-elle plus ou moins une abstraction ?

 

Terrail 10h

393. Je viens peut-être de définir une maladie de l'esprit. Cette maladie consisterait à utiliser la raison pour chercher des solutions qui ne seraient pas techniques, à des problèmes qui ne le seraient pas non plus. Elle consisterait à utiliser la raison à des fins qui ne lui sont pas accessibles, même pas concevables.

 

394. — Pourquoi seulement la raison ? Pourquoi pas aussi les autres sens ? — Oui, tous les sens.

 

395. Cette maladie, je crois, a été isolée depuis très longtemps. C'est, me semble-t-il, ce qu'Epictète désigne sous le terme de « divination » (et aussi bien la Bible et le Coran).

— Qu'est-ce en réalité que la divination ? C'est chercher à travers les inférences des sens et de la raison ce que tu dois faire.

Ni tes sens, ni ta raison ne savent te le dire. Tout au plus sauront-ils t'apprendre ce que tu peux faire, et comment. Pas ce que tu dois.

 

396. Dès qu'on parle de divination, on ricoche sur quelques faux problèmes : peut-on prédire l'avenir ? Les moyens utilisés sont-ils rigoureux ou fantaisistes ? Plus sérieusement, on peut dériver aussi sur les problèmes de probabilité et de déterminisme.

Ces questions ne changent pas grand chose à la maladie. Même si je voyais l'avenir avec les yeux du démon de Laplace, je n'apprendrais en rien ce que je dois faire.

Et d'ailleurs, dans ce cas, je n'aurais plus rien à faire, puisqu'il n'y aurait proprement plus de temps.

 

Terrail 14h

397. Kant me paraît avoir tracé l'horizon ultime de la maladie que distinguait Epictète.

 

398. Je n'ai pas besoin de me servir de ma raison pour lancer mon poing ou tendre ma main. Et je n'en ai pas plus besoin pour me retenir.

« C'est plus fort que moi. » Voilà comment on pourrait dire la chose. Sur ce « plus fort que moi », la raison a bien matière à travailler, mais elle ne fonde rien.

 

399. Où est exactement la place du « moi » dans cette affaire ? Et que fait-il ? Qu'est-ce exactement que « je » fais ?

 

Miramar 17 h

400. « Plus fort que moi. »

Le « moi » dont il s'agit ici est manifestement le « moi » sujet du juridique : le « moi » en tant qu'il est assujetti, le « moi » en tant qu'il est en relation à « la voix de son maître ».

« Plus fort que moi », cela veut dire alors « plus fort que mon maître » ; plus fort que tout maître, plus fort que toute loi. Plus fort, certes que tout code pénal, mais plus fort même que les lois de la raison.

 

401. C'est ce que le chrétien romain appelle, au vocatif, « Domino », et auquel il s'adresse à la deuxième personne, et que le Coran appelle « Rabuka », « ton seigneur » et dont il parle à la troisième personne.

C'est aussi bien ce que Proust met complètement à plat dans sa Recherche du temps perdu.

 

402. C'est plus fort que moi, donc ce n'est pas moi. À supposer que je n'aie ni maître, ni juge, pourquoi nier que ce soit moi ? Pourquoi devrais-je plaider l'irresponsabilité ? Pour quelle réduction de peine ?

 

403. Quand Moïse tue le maître qui maltraite un esclave, comment sait-il qu'il est lui ? Et pourtant, « c'est plus fort que lui », et en un sens ce n'est pas, ce n'est déjà plus tout à fait lui. C'est un autre lui, une autre identité qu'il endosse, cessant d'être un prince égyptien pour devenir un musulman.

Dans le même geste, il prend la place de l'esclave et s'affranchit en même temps de tout servage. Il n'a plus d'autre maître qu'Allah.

Si Moïse eût été bouddhiste, il n'aurait peut-être pas endossé une autre identité. Il n'y aurait donc rien eu de « plus fort que lui » puisqu'il n'y aurait pas eu de « lui ».

Tout ça, ce ne sont que des façons de parler, mais elles veulent bien dire quelque chose, de précis, et qui n'est au fond pas si « sacré » (au sens sociologique).

 

404. « Je n'étais plus maître de moi ». Il y a des quantités de choses que je fais ainsi, comme : retirer ma main d'une casserole brûlante, ou accorder un participe...

 

405. Ce qui est trompeur ici, c'est que tu tends à te demander rétrospectivement si c'était bien « toi », si « tu » étais alors « conscient » et « responsable », alors que c'est plutôt ce que tu appelles « moi » en ce moment même qui serait en question.

 

406. C'est en fait la question que soulève et masque tout à la fois la raison juridique. Et l'expert psychiatre est là pour lui prêter main forte.

Pour comprendre le problème de la responsabilité juridique, mieux vaut laisser là l'éthique et la psychologie, et observer comment fait le dresseur d'animaux. Il se demande seulement en quoi les récompenses et les punitions qu'il accorde à l'animal contribuent à modeler son identité, ses émotions et ses fixations d'animal dressé.

C'est vers cela que tend une conception « libérale » du droit. Mais le droit ne se réduit évidemment pas au dressage, c'est pourquoi une opposition « conservatrice » ne permettrait pas de renoncer à son autre principe : la vengeance.

 

407. J'ai souvent remarqué que, lorsqu'on est en situation d'agir, il arrive qu'on le fasse de façon très différente de ce qu'on avait pensé, n'étant pas dans cette situation. Ceci place souvent en face de difficiles dilemmes. Le double sens du mot « engagement » — engagement par la parole, engagement dans les actes — aide à en témoigner. Ce pour quoi l'on a engagé sa parole peut changer complètement de valeur quand on s'engage dans les actes. Il est bien légitime de changer d'idées, mais ça peut exiger de trahir sa parole.

Cela ne veut pas dire qu'on verrait mieux les faits en agissant, ni davantage en prenant du recul, mais seulement qu'on les voit différents. Ou tout simplement que « je » ne suis pas le même quand je médite ou discours ou quand j'agis.

Ce qui est certain, c'est que mes pensées vont orienter mes manières d'agir, et que mes actes vont aussi orienter mes pensées. On peut souhaiter une certaine confluence, que toute situation nouvelle remet d'ailleurs en jeu.

 

408. Quelque chose me dit que je serais plus moi quand je pense que quand j'agis. Et moi je pense que ce quelque chose est morbide. Que c'est une maladie de l'esprit.

 

409. Je pense quand j'agis. Je pense avec mes actes. Je dois, aussi peu que ce soit, agir pour penser — au moins me mesurer à des signes.

 

410. Si « je » n'agis pas, « je » ne pense pas : « Ça » pense. Ça pense donc ça suit. C'est exactement cela la maladie de la « divination » : Ça pense donc ça suit.

 

Le 28 décembre, 10h, Terrail

411. La vie est difficile. On a bien raison de le dire. Mieux vaut ne pas se la compliquer davantage.

On survient apparemment de rien, et l'on se retrouve dans un certain état de choses, parmi d'autres. Apparemment, ta place est toute faite, et peut-être fais-tu bien de t'y glisser.

Il se trouve toujours quelqu'un pour te dire ce que tu dois faire, et tu as sans doute raison de ne pas te compliquer la vie à te demander comment il le sait. Parfois nul n'est là pour te le dire, mais tu peux regarder autour de toi, copier les autres, voir comment ça se passe.

 

412. À suivre des aveugles tu peux bien te retrouver dans un faussé, peut-être ferais-tu mieux de te fier à une bonne canne qu'à l'épaule d'un mal voyant.

La canne blanche de ta raison t'évitera peut-être des embûches, mais elle t'épargnera moins le souci et l'angoisse qu'une épaule que tu crois sûre. Laisse-toi donc guider si ton esprit y trouve le repos, ta canne, de toute façon, ne te sauvera pas de tout.

Elle t'apporte seulement une plus intense perception et une plus grande jouissance du monde. La sécurité que tu perds, elle ne te la rend pas vraiment.

 

413. La vie serait si simple si l'on pouvait se laisser guider. Qu'importe d'être guidé à l'abîme, à l'abattoir, si on l'ignore. On n'échappera pas à la mort : autant y aller dans la quiétude et la chaleur des siens, autant ne pas y aller seul.

Mais pour cela, on doit l'ignorer. Si on ne l'ignore plus, la sécurité devient l'angoisse de l'impuissance, et les autres se mettent à paraître des monstres. Mieux vaut alors avoir une canne à laquelle se fier. Elle seule chasse l'angoisse, et fait voir les autres comme des semblables, plus semblables que jamais.

 

414. Du seul fait que je sois un mammifère, j'ai bien dû me fier à des aveugles ; j'ai dû m'abandonner en toute confiance à d'autres.

Est-ce que les mammifères, et les oiseaux, demeurent toute leur vie dans cette dépendance ? Dur à dire. Assurément non, pour un grand nombre.

Et pour l'homme ? L'homme met terriblement longtemps à devenir adulte. La croissance biologique est lente, mais souvent plus lente encore sont les imperceptibles acquisitions qui en font un adulte. L'homme adulte demeure-t-il dans cette dépendance ?

La réponse n'est pas facile. L'adulte reproduit avec la société la dépendance qu'il avait avec sa famille ; ceci est affirmé, confirmé, illustré de mille manières qui sont aussi bien mille manières de dénier le contraire. Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire, et dans la préhistoire, l'homme devient, adulte, un animal aussi solitaire que la panthère.

 

415. Chez les panthères, dès que les petits sont capables de chasser, leur mère les abandonne. Elle les abandonne justement pendant qu'ils sont occupés à chasser. Les panthères ne se rencontrent que pour s'accoupler, soit assez rarement, et se séparent tout de suite après. Pourtant, quand une panthère renifle l'urine qu'une autre a déposée pour marquer son territoire, elle s'y roule avec la plus intense sensualité.

Il est des quantités de façon d'être ensemble, et rien n'est moins clair que ce que signifie « être ensemble ».

 

416. L'histoire commence avec l'écriture, et les textes ne manquent pas pour nous apprendre ce qu'est un homme adulte. Je n'ai sans doute besoin d'aucun texte pour l'apprendre, pas plus que la panthère ; les textes m'apprennent plutôt combien il peut y avoir de multiples façons d'être un homme adulte ; ou aussi bien de ne pas l'être.

 

417. les textes se laissent assez bien diviser en trois grandes familles selon qu'ils font appel : 1) à la volonté des dieux, 2) aux commandements de Dieu, 3) à la pure vacuité.

C'est tout, il n'y a pas d'autres façons d'être adulte, mais ces trois rubriques recouvrent une infinité de variations.

 

418. Posées ainsi abstraitement, ces trois postures paraissent irrémédiablement inconciliables, et en un sens elles le sont, mais il serait stupide de les opposer abstraitement. Toutes, dans leurs infinies variations, supposent un ensemble cohérent de conduites et d'attitudes dont le schéma abstrait perd la chair.

Personne ne s'interroge sérieusement sur l'existence des dieux de l'Olympe, et peut-être personne ne l'a jamais fait. L'important est plutôt comment ça se vit. Et ça se vit, en effet, ça donne des types humains bien particuliers.

 

17h, Vieux-Port

419. L'homme adulte est un rebelle. On ne comprendra jamais rien à l'espèce homo sapiens tant que l'on ne comprend pas que l'adulte est un rebelle. Cela ne veut pas dire que, pour devenir adulte, l'homme devrait se rebeller à un moment quelconque. Ce n'est pas nécessaire : la loi en fait un rebelle. Il n'a pas le choix : la maturité tombe sous le coup de la loi.

 

420. On peut trouver l'ébauche de ce que je pose chez plusieurs espèces de mammifères. Dans celles-ci, les jeunes mâles doivent affronter leurs aînés pour accéder aux femelles : les onguligrades, les canidés, les primates, les pinnipèdes... et quelques autres espèces en font leur occupation principale. C'est comme une première ébauche de la loi.

Les lois de la horde font que les bêtes s'affrontent, elles ritualisent les combats, tracent les limites entre ce qui doit, peut et ne doit pas être fait. Chaque mâle est toujours en situation d'affronter un ou plusieurs autres, de s'associer éventuellement pour cela, ou d'être affronté. Mais jamais un, ou plusieurs, ne s'en prendraient à la société tout entière. La société toute entière s'en prendrait-elle à un seul, ou quelques-uns ? Tués ou non, ils disparaîtraient de la société, n'existeraient plus pour les autres.

 

421. Ce n'est manifestement pas ce qui se passe chez les humains. En devenant adulte, le jeune homme n'a pas à affronter d'autres adultes, mais la société tout entière — ou encore, la loi. Elle lui tombe en fait dessus bien avant, du seul fait qu'il soit un adulte potentiel.

L'homme n'a donc pas à s'insurger contre quoi que ce soit ; il n'a, en somme, à s'occuper de rien ; la loi s'est déjà rebellée contre lui. Nul n'aurait d'ailleurs osé faire l'inverse.

Peut-être est-ce toujours un peu de cette façon que l'homme devient adulte : en découvrant qu'il n'a plus à se révolter, car la loi s'est déjà par avance révoltée contre sa maturité. Il est devenu un rebelle, un maquisard, un guerrier, un waldganger, un mujahid, un camisard... il apprend à se cacher et à ruser. Rebelle, il devient parfois martyr, même alors sa silhouette ne disparaît pas, et peut grandir encore dans l'esprit d'autres rebelles.

 

422. Ce que j'avance peut trouver quelques échos dans le mythe Freudien de Totems et Tabous. Dans l'ensemble, je trouve son mythe éclairant : la loi est bien fondée avec le « meurtre du père » par la horde des fils. J'ajouterai seulement que ce meurtre se fomente à nouveau et perpétuellement sur chaque nouvel adulte, chaque père virtuel ; la loi de la horde continue à s'attaquer à chaque adulte. J'ajouterai aussi, et c'est essentiel, qu'en général le « père » gagne, le nouveau « père », le « père » virtuel ou non. Chaque adulte incarne cette « loi du père » devant laquelle celle de la horde est impuissante.

La loi de la horde ne peut que suivre le père rebelle, et elle se modifie, évolue, est remodelée, et même amplifiée, dans ses « poursuites ». (Intéressant, le terme juridique de « poursuite ».)

 

423. Au fil des millénaires, les lois ont reçu l'apport de la culture, et de multiples révolutions les ont fait évoluer. Il demeure cependant perceptible que leur essence va prendre ses racines dans le comportement animal. L'essence de la loi est dans les comportements sociaux compulsifs des mammifères. C'est dire que les lois ne sont qu'une émanation des lois naturelles, qu'elles sont même un phénomène naturel.

Cela ne signifie pas, au contraire, qu'elles seraient comme les lois des sciences naturelles qui, tout à la fois, sont celles auxquelles obéissent les phénomènes naturels, et leur formulation à l'aide d'un langage et de mesures. Les lois de la cité sont tout le contraire. Aussi épais que soit le code, il ne saurait « dire » la loi (qu'il est pourtant). Plutôt est-il l'assujettissement du langage au fonctionnement du droit en tant que phénomène naturel.

Peut-être verrons-nous un jour de véritables lois scientifiques des lois. (L'ambiguïté du terme ici est criante.)

 

424. Le principal effet de la loi — effet naturel, dirais-je —, est qu'elle contraint l'homme adulte à lâcher l'épaule de celui qui le précède, et à se fier à sa canne, à ses prothèses cognitives. Il se sert aussi bien de sa canne comme d'une arme.

 

425. C'est la fonction naturelle que la loi exerce sur moi, sur toi.

— Il n'y a donc aucun sens à dire qu'une loi serait bonne ou mauvaise ?

— Si, comme on dit d'une saison ou d'une terre qu'elle est bonne ou mauvaise.

— Il n'y a du moins aucun sens à chercher à modifier les lois ou à les défendre.

— Au contraire, ça peut avoir un sens : c'est ce que nous faisons tous, les uns et les autres, quand nous avons quelque avantage à en tirer ou quelque inconvénient à éviter. Tout le reste n'est que rhétorique ou puérilité.

 

Le 29 décembre

426. Résumons les pensées désordonnées qui précèdent :

(1) - La pensée rationnelle tend à trouver des solutions aux problèmes. (384)

(2) - la raison serait un sixième sens. ((389)

(3) - Une maladie de l'esprit consisterait à utiliser la raison pour résoudre ses problèmes de conduite : ce qu'on doit faire. (393-97)

(4) - Si « je » me prends pour « sujet de la raison », je m'y « assujettis », et ce qui lui échappe paraît « plus fort que moi ». (398-410)

(5) - Devenir adulte, pour un mammifère, c'est s'émanciper de la dépendance de sa mère et plus généralement des autres adultes.

(6) - Les diverses façons dont l'homme se fait adulte peuvent se sérier en trois, selon qu'il est fait appel (i) à la volonté des dieux, (ii) aux commandements de Dieu ou (iii) à la pure vacuité. (417)

(7) - La loi émancipe l'adulte en le faisant un « hors la loi ».

 

427. Voilà sept prises dont on peut pressentir les diverses articulations possibles.

On peut pressentir que l'appel à la volonté des dieux, aux commandements de Dieu ou à la pure vacuité, sont autant de façons de se soumettre à « ce qui est plus fort que soi » (4-6). Cette soumission au « plus fort que soi » consiste aussi bien à faire disparaître l'assujettissement de soi et à le réunifier avec ce qui est « plus fort ».

 

428. On peut pressentir aussi que cette émancipation envers la mère et les autres adultes suppose pour l'homme de s'émanciper aussi des lois de la raison. Ce qui peut signifier précisément se les assujettir, en faire un sixième sens — en faire des prothèses cognitives. (5-2)

On devine que la maladie de la « divination » — que l'on pourrait appeler, pour plus de précision « prévision », ou même « prévoyance » — est l'échec de cette émancipation. Elle est l'assujettissement de ses actes à la prévision, la prévoyance. (2-3-5)

 

429. On soupçonne bien aussi quelques souterrains, quelques racines enfouies qui relient les lois de la raison et les lois de la cité, de la horde. Celui dont les lois de la horde font un « hors la loi », est le même « hors la loi » de la loi scientifique : celui qui la fait et l'utilise. La loi scientifique n'a pas de sujet. Son sujet est hors la loi. La loi est objective.

 

15h

430. Sans rire, en souriant à peine, je suis en train de tracer les grandes lignes de ce que pourrait être une véritable médecine mentale.

Je pourrais d'abord dire ce qu'elle ne serait pas. Elle ne saurait être de la psychiatrie, ou tout ce qui en a tenu lieu dans les diverses civilisations, et qui se donne pour mission de résorber les délires, de gérer les situations de crises de protéger le fou comme, aussi bien, d'en débarrasser les autres.

Elle ne saurait être non plus une éthique, une direction de conscience. Elle ne saurait être davantage une sorte de pédagogie de règles normatives du raisonnement, du « comment on doit penser » : une sorte de logique. Elle devrait justement commencer où la prétendue médecine mentale, l'éthique et la logique s'arrêtent.

 

431. La médecine mentale s'arrête dans ses difficultés à définir ce que serait précisément la maladie mentale et donc la santé mentale. Elle s'arrête, en fait, à dire que la santé mentale serait la pure et simple adaptation à la vie collective. Si un rhumatologue, un chirurgien ou dermatologue disaient une chose pareille, on l'inviterait à consulter son collègue psychiatre.

La médecine sait ce qu'est une infection ou une lésion. Quand une lésion est cicatrisée, le malade est guéri, fût-ce sur un fauteuil roulant, ce qui ne favorise pas la vie collective sur les trottoirs ou dans les transports en communs marseillais. Une légère inflammation bactérienne peut, et doit, être soignée et guérie, même si elle n'a aucune véritable incidence sur la vie sociale du patient.

L'inadaptation est tout plutôt qu'une maladie, ou même seulement un symptôme de maladie ; quand bien même un symptôme pourrait rendre inapte à la vie en commun. La médecine mentale est soit contrainte d'aller chercher sa définition de la santé dans une invraisemblable normalité, ou bien d'entreprendre une critique de cette normalité, cette « vie normale », telle que l'a entamé la psychanalyse. Force est de voir alors que ces « comportements normaux » ne sont pas purs de toute morbidité.

La médecine mentale s'arrête ainsi aux portes de l'éthique. En attendant, elle ne peut qu'inviter le « patient » à s'adapter, à faire avec, ou bien à devenir plus patient encore, et attendre que les normes changent. (La jeune homosexuelle de Freud n'aurait aujourd'hui plus rien eu à faire sur un divan.)

 

432. Et l'éthique où s'arrête-t-elle ? Vaste question. D'autant que l'éthique, on ne saurait plus trop la distinguer dans ce tournant du millénaire — la distinguer du moins du politique. Comme la politique tend à n'être elle-même que la confusion de l'économie et du droit, mieux vaut ne pas trop s'avancer dans cette voie.

En tout cas, l'éthique consiste à énoncer comment on doit se comporter parmi les autres : c'est sa définition. Mais qui « on » ? C'est bien sûr cette question que l'éthique commence, et aussi bien s'arrête.

Des quantités de réponses pertinentes ont été données au fil des temps. Comme la réponse est nécessairement à l'amorce même de l'énoncé, qu'elle en est, en quelque sorte, le préalable, elle n'est pas toujours très lisible. Plutôt est-elle sa condition de lisibilité.

En restant dans le siècle, le « wo es war, ich muß werden » de Freud est une bonne amorce. Tout au plus pourrait-on la modifier en « wo Mench war, ich muß werden ». Où on était, je dois être.

 

433. Il serait aussi nécessaire de faire une critique du « ich » comme « sujet de la raison ».

Freud en ouvrirait presque une piste quelques lignes plus haut : « On peut aussi se représenter sans peine que certaines pratiques mystiques sont capables de renverser les relations normales entre les différentes circonscriptions psychiques, de sorte que, par exemple, la perception peut saisir, dans le moi profond et dans le ça, des rapports qui lui étaient autrement inaccessibles. »

 

434. Poser l'ego comme sujet de la raison, c'est en réalité très ambiguë. On ne saurait bien comprendre ce que signifie sujet. L'ego est-il sujet comme il le serait d'un monarque ? Ou serait-il lui-même le monarque de la raison ?

On ne comprend pas non plus très bien ce que signifie raison dans de telles occurrences. Elle pourrait même se réduire à l'ego, celui qui s'aliène en perdant sa raison. À moins qu'au contraire la raison ne soit la logique, et la logique un système de signes, un système de règles d'articulation des signes.

La raison serait alors un instrument, un instrument de l'ego, de « je ». Un instrument que je ne peux me soumettre qu'en me soumettant à ses règles, ses « modes d'emploi ».

 

435. On pourrait alors envisager que « je » gagne du territoire sur « ça », ou sur « on », en apprenant à employer des règles. Alors la logique serait aussi bien une pédagogie qu'une éthique, et même une thérapie, proprement une « médecine mentale ». C'est sans doute ce qui devait un peu tourner en tête de Wittgenstein quand il écrivait son Tractatus.

Ceci récuserait aussi bien la conception platonicienne du Ménon, que celle, plus fertile, de Descartes, ou encore de Arnauld et Nicole quand ils écrivaient, dans leur Logique de Port-Royal, qu'on n'a pas besoin d'apprendre la logique pour savoir bien raisonner. Il suffirait donc que « je » me mette à apprendre à employer des règles.

 

436. Je veux bien ne pas trop me demander d'où sortent de telles règles. Après tout « on » me les donne. « Je » les ai donc.

Mais voilà qu'on ne trouve plus de je. Il n'y a plus que des jeux, des jeux de règles.

 

437. Or il faut bien un joueur pour jouer, pour que « ça » joue. Et c'est bien là que s'arrête la logique, précisément sur l'empirisme logique.

Qu'est-ce que l'empirisme logique, qu'est-ce que l'expérience de la logique, si ce n'est faire intervenir « ich » là où « es war ». Et qu'est-ce que « je » vois, quand « je » me fais le joueur de ces jeux de langage ? Que « ça » part tout seul, que « ça » marche tout seul. J'y vois même « une forme de vie ».

 

438. Voilà donc un type possible de ce que Freud appelle « pratique mystique », de nature à transformer « les relations normales entre les différentes circonscriptions psychiques ». C'est en fait une expérience intellectuelle. Une expérience certes bouleversante pour celui qui la fait, puisqu'elle est capable de transformer la « personnalité psychique ».

 

439. C'est de tout cela que devrait partir une médecine mentale. Il lui resterait alors à trouver ce qui blesse l'esprit, ce qui l'infecte ; ce qui nous fait mal à l'esprit, ce qui s'attaque à la vie de l'esprit.

 

 

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