Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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VI 1

 

 

 

 

 

Le 31 décembre

Les Passions de l'âme constituent une approche des plus fertiles des pulsions. J'aimerais en trouver une de similaire qui soit plus actuelle.

Je n'ai pourtant pas compris tout de suite où Descartes voulait en venir : qu'est-ce que ça m'apprend de connaître cette correspondance entre états mentaux et états physiologiques ? On tend à chercher un rapport de causalité entre les deux. C'est une fausse piste. Il n'est pas de rapport : c'est tout un.

Est plus intéressant de voir comment un état peut passer à l'autre. Il est forcément un circuit entre les états psychophysiologiques, avec des sens obligatoires et des sens interdits.

Il est aussi un temps, qui entre nécessairement en ligne de compte. Les processus chimiques et mécaniques supposent une durée, et des limites extrêmes à ces durées.

On touche là à la nature matérielle des états mentaux, on les saisit à travers des propriétés de matériaux. S'il s'agit, en fait, d'une même chose perçue de façons tout à fait différentes, il ne fait aucun doute qu'en articulant ces deux façons de les percevoir on en aura une saisie bien plus pénétrante.

 

C'est comme voir une maison de l'intérieur et la voir de dessus. On peut bien sûr ne pas la reconnaître, croire qu'il s'agirait de deux maisons différentes. Si on reconnaît la même maison, il est probable que la façon de la voir sera changée : autant la façon de la voir de haut que de l'intérieur.

Pour prolonger l'image, je dirai qu'on peut aussi la voir de l'extérieur et à l'horizontale

À quoi correspondraient ces trois points de vue en ce qui concerne ce que Descartes appelle l'âme ? La vue aérienne, ce serait l'introspection ; la vue horizontale de l'extérieur, l'observation des autres ; la vue de l'intérieur, l'étude physiologique.

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Il est bien évident que l'introspection seule est extrêmement limitée. Elle l'est tellement qu'elle est en fait impossible : Il est impossible d'envisager le contenu de nos pensées sans faire intervenir d'une façon quelconque l'observation des autres, du moins notre connaissance des autres et de leurs comportements, nos inférences à leur égard, nos empathies. Inévitablement, nous nous mettons « à la place de ».

L'attitude comportementaliste n'en est que le symétrique opposé, et elle comporte les vices opposés et complémentaires. Nos réactions physiologiques : rythme cardiaque, échauffement, tremblements, intonations de la voix, respirations, etc... n'échappent pas entièrement à nos perceptions, et même, dans une moindre mesure, à notre contrôle.

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Le 3 janvier

Thérapie, pédagogie, éthique, voilà une partition qui mériterait d'être questionnée de plus près. Va-t-elle autant de soi qu'il y paraît ?

L'éthique, dans l'extrême contemporanéité, s'estompe. Les problèmes éthiques sont médicalisés. D'autre part, l'éthique se dissout dans la politique, et la politique confond, et identifie, juridique et économie.

Enfin, médecine et enseignement passent sous la coupe du politique. Ils sont soumis à la loi de l'échange marchand.

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La loi de l'échange marchand, en généralisant le salariat, se retourne contre ce qui fait son essence. Le salaire, conventionné, stipule une relation de subordination, et les prélèvements obligatoires achèvent d'instaurer que « nul ne doit rien à personne », à plus forte raison de la politesse. En développant le principe que « tout travail mérite salaire » on en vient à le nier ; à nier même que le travail mériterait un « signe de reconnaissance ».

« Soumis à la loi de l'échange marchand », cela ne veut pas dire rentabilisé, au contraire, mais mis au service d'un système mondial de circulation de la valeur.

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La question n'est pas de savoir si tout ceci serait bon ou mauvais, c'est à dire si tu dois t'y soumettre ou y résister. Une telle chose, plutôt, te résiste. À toi de savoir ce que tu dois faire d'une telle résistance. Tu dois prendre la mesure des lois auxquelles sont explicitement et implicitement soumises thérapie et pédagogie.

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AM Terrail

Je me suis principalement posé jusqu'ici des questions sur l'âme, l'esprit et leurs dérèglements du point de vue de l'agent, ou du patient, de ces dérèglements. Elles passent par une critique de la thérapie, et par la réflexion sur ce que serait une possible thérapie. Elles abordent aussi les limites de la thérapie, de la pédagogie, de l'éthique. Il serait bon de se déplacer du point de vue de ma propre pratique, et d'interroger celle-ci.

Ma pratique est très éloignée de toute thérapie. Elle l'est peut-être moins de la pédagogie. Elle ne se veut pas toutefois pédagogique. Elle est peut-être moins encore étrangère à l'éthique, mais veut résolument l'être de la politique. Ma pratique se situerait plutôt dans l'esthétique, à sa jonction avec la philosophie, et peut-être la science.

(Je dis bien « la science » et non « les sciences » ; une approche scientifique de l'esthétique, plutôt qu'une approche à l'aide des sciences déjà constituées.) Il est vrai aussi que je ne veux pas m'enfermer dans des préoccupations esthétiques. Je ne veux pas davantage faire un système philosophique, ni créer une science nouvelle. Je revendiquerais plutôt une approche du travail esthétique, du travail poétique, apparentée à ce qui s'est appelé « philosophie naturelle ».

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Cette pratique ne peut pas manquer de rencontrer, d'une part, la logique, en tant qu'élaboration normative de règles de la raison — et avec elle tout ce qui peut être science du langage, du signe, du système symbolique — et, d'autre part, la médecine mentale — tout ce qui peut commencer par le préfixe « psy » aussi bien, et encore la neurologie —, en tant que champ d'étude de tous les dérèglements. Elle ne peut non plus manquer d'éclairer l'une et l'autre sous un angle inédit.

 

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