Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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VI 2

 

 

 

 

 

Miramar, 16h

Le sujet :

J'ai évoqué le sujet de la raison, puis le sujet du monarque, de la loi, et encore le sujet de l'énonciation. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes, mais ils se prêtent à un certain métissage. À vrai dire, on les confond. Qu'en est-il du sujet de la saisie intuitive : de l'intuition esthétique, de l'intuition synthétique ? Il me semble que, là seulement, la notion de sujet, d'agent, devient pleine et entière.

 

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Intuition esthétique, cela sonne à mes oreilles comme un pléonasme.

Je ne vois pas en quoi consisterait l'intuition synthétique si elle n'est perception esthétique. Je ne comprends pas davantage ce que signifierait « esthétique » s'il ne désigne une telle saisie, à moins que l'esthétique ne concerne que des normes décoratives.

 

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Que fait le sujet de l'intuition ? Ou, aussi bien, par quoi cette synthèse intuitive se caractérise-t-elle ? Par un « mouvement continu de la pensée », un « mouvement continu de l'imagination », c'est à dire : un travail.

Ce travail est celui de l'imagination, et non de la raison, c'est à dire un travail de synthèse, et non d'analyse : déplacement, condensation. Ce travail, tel qu'il est décrit dans les Règles pour la direction de l'esprit par Descartes, ressemble à celui du rêve tel qu'il est décrit dans L'Analyse des rêves par Freud. Voilà qui autoriserait à dire que l'ego cartésien ressemble plus au es freudien qu'au ich.

 

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Ce travail est essentiellement esthétique, et même poétique. Descartes ne l'ignorait pas : « Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. » (Olympiques, 1619-1620)

Ce travail, dans les Regulæ, est proprement produit par l'ego. Dans la Traumdeutung, il est, si ce n'est produit, du moins causé par la résistance du ich.

 

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Pourquoi, et en quoi, le ich résiste-t-il ? Il résiste parce qu'il est, d'une manière ou d'une autre, sous l'instance de la loi (la loi, l'ordre du symbolique). Le ich est sujet de la loi. De quelle loi ? La loi sans sujet, objective, de la science, ou la loi assujettissante du droit ? La question contient ici la réponse, mais il vaudrait mieux y regarder quand même de plus près.

 

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Aucun mécanicien ne dirait qu'une résistance produit un travail, mais plutôt qu'un travail produit une résistance. Aussi n'est-ce pas la résistance du ich qui produit un travail de condensation et de déplacement, d'où résulterait un refoulement dans l'inconscient. Plutôt est-ce le es qui produirait ce travail, qui ressemble à celui que produit l'ego, dans les Regulæ, provoquant la saisie par la conscience : l'intuition.

 

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Qu'est-ce qui résiste au travail de l'imagination dans les Regulæ ? Disons : nos capacités d'embrasser d'un seul coup d'œil de longues chaînes d'inférences.

Cette réponse n'est pas fausse, mais demeure insatisfaisante. Plutôt importerait-il de dire ce qui dans de telles chaînes fait résistance. Et peut-être est-ce seulement la chaîne : sa consistance.

« Je sais que c'est vrai, mais je ne comprends plus ce que ça veut dire. » La résistance viendrait ici encore de la loi — d'une « loi naturelle » de la logique ; du rationnel en tant qu'il est réel.

 

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le 4 janvier

Je pourrais compléter mon schéma du réel, de l'imaginaire et du symbolique en lui introduisant la résistance :

 

symbolique conception rationnel
imaginaire perception intuitif
réel sensitivité réel

 

En faisant du ich le sujet de la raison, il n'y a rien d'étonnant qu'il devienne l'agent de la résistance.

Vu ainsi, l'imaginaire — la faculté d'imaginer, l'imagination — devient une interface entre le réel — la résistance du réel, voire son opacité — et le rationnel — la rationalité du réel, la réalité du rationnel.

 

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Pour Freud, le passage à la conscience suppose la traduction en symbolique. Descartes ignore la conscience, et plus encore l'inconscient. Il ne parle que de la claire intuition, et elle suppose le passage de la raison à l'imagination. Plus exactement, elle suppose une transformation de la pensée d'exercice de la raison en exercice de l'imagination. Le symbolique deviendrait-il alors l'interface entre l'imaginaire et le réel ? C'est à dire, proprement une prothèse ?

Tout cela ne prend sens qu'avec les concepts de travail, de résistance et de puissance — de puissance au sens de Poincaré, et même au sens pragmatique de pouvoir sur le réel.

 

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Le travail d'analyse est un travail d'énonciation, et la résistance de l'inconscient n'est qu'une résistance à l'énonciation. Reste à savoir en quoi l'énonciation est ou non un travail.

On sait bien en quoi le travail de l'imagination, ce travail de synthèse, est bien un travail : en ce qu'il opère des déplacements, des condensations. On conçoit très bien ce que veulent dire là : force, déplacement, puissance. Ce travail est certainement le véritable travail de la pensée. Alors l'énonciation ne deviendrait-elle pas un véritable travail du moment qu'elle devient un tel travail d'imagination ?

 

 

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