Le sujet :
J'ai évoqué le sujet de la raison, puis le sujet du monarque, de la loi, et encore le sujet de l'énonciation. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes, mais ils se prêtent à un certain métissage. À vrai dire, on les confond. Qu'en est-il du sujet de la saisie intuitive : de l'intuition esthétique, de l'intuition synthétique ? Il me semble que, là seulement, la notion de sujet, d'agent, devient pleine et entière.
Intuition esthétique, cela sonne à mes oreilles comme un pléonasme.
Je ne vois pas en quoi consisterait l'intuition synthétique si elle n'est perception esthétique. Je ne comprends pas davantage ce que signifierait « esthétique » s'il ne désigne une telle saisie, à moins que l'esthétique ne concerne que des normes décoratives.
Que fait le sujet de l'intuition ? Ou, aussi bien, par quoi cette synthèse intuitive se caractérise-t-elle ? Par un « mouvement continu de la pensée », un « mouvement continu de l'imagination », c'est à dire : un travail.
Ce travail est celui de l'imagination, et non de la raison, c'est à dire un travail de synthèse, et non d'analyse : déplacement, condensation. Ce travail, tel qu'il est décrit dans les Règles pour la direction de l'esprit par Descartes, ressemble à celui du rêve tel qu'il est décrit dans L'Analyse des rêves par Freud. Voilà qui autoriserait à dire que l'ego cartésien ressemble plus au es freudien qu'au ich.
Ce travail est essentiellement esthétique, et même poétique. Descartes ne l'ignorait pas : « Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. » (Olympiques, 1619-1620)
Ce travail, dans les Regulæ, est proprement produit par l'ego. Dans la Traumdeutung, il est, si ce n'est produit, du moins causé par la résistance du ich.
Pourquoi, et en quoi, le ich résiste-t-il ? Il résiste parce qu'il est, d'une manière ou d'une autre, sous l'instance de la loi (la loi, l'ordre du symbolique). Le ich est sujet de la loi. De quelle loi ? La loi sans sujet, objective, de la science, ou la loi assujettissante du droit ? La question contient ici la réponse, mais il vaudrait mieux y regarder quand même de plus près.
Aucun mécanicien ne dirait qu'une résistance produit un travail, mais plutôt qu'un travail produit une résistance. Aussi n'est-ce pas la résistance du ich qui produit un travail de condensation et de déplacement, d'où résulterait un refoulement dans l'inconscient. Plutôt est-ce le es qui produirait ce travail, qui ressemble à celui que produit l'ego, dans les Regulæ, provoquant la saisie par la conscience : l'intuition.
Qu'est-ce qui résiste au travail de l'imagination dans les Regulæ ? Disons : nos capacités d'embrasser d'un seul coup d'œil de longues chaînes d'inférences.
Cette réponse n'est pas fausse, mais demeure insatisfaisante. Plutôt importerait-il de dire ce qui dans de telles chaînes fait résistance. Et peut-être est-ce seulement la chaîne : sa consistance.
« Je sais que c'est vrai, mais je ne comprends plus ce que ça veut dire. » La résistance viendrait ici encore de la loi d'une « loi naturelle » de la logique ; du rationnel en tant qu'il est réel.
Je pourrais compléter mon schéma du réel, de l'imaginaire et du symbolique en lui introduisant la résistance :
symbolique | conception | rationnel |
imaginaire | perception | intuitif |
réel | sensitivité | réel |
En faisant du ich le sujet de la raison, il n'y a rien d'étonnant qu'il devienne l'agent de la résistance.
Vu ainsi, l'imaginaire la faculté d'imaginer, l'imagination devient une interface entre le réel la résistance du réel, voire son opacité et le rationnel la rationalité du réel, la réalité du rationnel.
Pour Freud, le passage à la conscience suppose la traduction en symbolique. Descartes ignore la conscience, et plus encore l'inconscient. Il ne parle que de la claire intuition, et elle suppose le passage de la raison à l'imagination. Plus exactement, elle suppose une transformation de la pensée d'exercice de la raison en exercice de l'imagination. Le symbolique deviendrait-il alors l'interface entre l'imaginaire et le réel ? C'est à dire, proprement une prothèse ?
Tout cela ne prend sens qu'avec les concepts de travail, de résistance et de puissance de puissance au sens de Poincaré, et même au sens pragmatique de pouvoir sur le réel.
Le travail d'analyse est un travail d'énonciation, et la résistance de l'inconscient n'est qu'une résistance à l'énonciation. Reste à savoir en quoi l'énonciation est ou non un travail.
On sait bien en quoi le travail de l'imagination, ce travail de synthèse, est bien un travail : en ce qu'il opère des déplacements, des condensations. On conçoit très bien ce que veulent dire là : force, déplacement, puissance. Ce travail est certainement le véritable travail de la pensée. Alors l'énonciation ne deviendrait-elle pas un véritable travail du moment qu'elle devient un tel travail d'imagination ?