Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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I

 

 

 

 

 

Le 6 novembre

1. Depuis deux ans, ma claire compréhension d'une distinction entre âme et esprit se révèle très pertinente.

Et puis il y a aussi tout ce qu'on pourrait appeler « la personne », qui n'est justement à proprement parler « personne », mais une sorte de jeu spéculaire de groupe.

 

2. Ni l'âme, ni l'esprit ne relèvent d'une « identité », d'une « personne », d'un « soi » ; mais certainement d'un « je ». Un « je » les relie. (L'image platonicienne du char dans Phèdre.) Le corps relèverait plus du « soi », en fait, que l'âme et l'esprit.

 

3. Le corps « reflète » une « identité ».

 

4. Le corps « reflète » autant une identité qu'il laisse l'âme « transparaître ». Ceci est très net quand on aime : Ce qui t'attire dans le corps, c'est bien sa « transparence », cette « transparition » de l'âme.

 

5. Comparer cette distinction entre l'âme et l'esprit avec celle de Frege entre logique et psychologique.

Ce n'est certes pas la même chose. D'abord, une machine peut être logique, mais elle n'a pas d'intuition logique.

 

6. La psychologie confond bien plus que l'âme et l'esprit. Elle confond aussi « je » et « identité ». Voir Laing comme exemple de cette confusion (son socle sartrien) et tout à la fois comme sortie de cette confusion.

 

7. Le Monde du à de Van Vogt montre comment résister au trouble de l'identité. Mais il ne voit pas plus loin que l'identité — que la mémoire identitaire.

 

8. D'une certaine façon on est (naît, n'est) ce qu'on nous dit être. Si ce n'est pas trop contradictoire, ça peut en général aller. En tout cas, quoi qu'on te dise que tu es, et quoi que tu en penses ou en croies, tu es ce que tu es.

Le choc est parfois douloureux entre ce que tu es et ce qu'on te dit être. On ne me fera jamais douter que l'issue est de devenir ce que tu es.

 

9. Certains ont une identité bien nette. D'autres ont une identité brisée. Il est bien évident que les bris d'une identité jouent un rôle dans le dérèglement de l'esprit. En attendant, ils sont moins déterminants qu'on veut bien le dire, si tant est qu'on ait des critères.

Ce qui brise l'esprit, c'est le reflet de l'identité qui nie l'âme.

 

10. La théorie sexuelle est une sorte de caricature de ce que je pose.

Pourquoi ? — D'abord parce que s'il est un domaine où « ce que je suis » s'oppose à « ce qu'on me dit être », c'est bien dans le désir érotique ; et ensuite, parce que c'est l'âme que l'amour cherche dans le corps, la transparition de l'âme.

 

Le 7 novembre

11. Par certains côtés, la célèbre maxime de Mallarmé qu'a faite sienne Paul Valéry, qu'on n'écrit pas avec des idées mais avec des mots, est une dénégation.

Bien sûr, énoncer c'est d'abord articuler des mots, au moins des signes. Si les mots nous manquent, on n'est guère avancé.

Il est vrai aussi que les mots devancent notre pensée ; et pour cause, ils sont faits pour ça — les mots, les signes. Ça ne fait aucun mystère avec les mathématiques, que nous ne connaissions pas le résultat de l'opération avant de la poser et de l'effectuer.

Tout cela est vrai, mais cette conception qui consisterait à attendre d'une articulation de mots comme un oracle, qui n'est d'ailleurs ni celle de Mallarmé ni celle de Valéry, est aux mieux une dénégation.

 

Évidemment, toute la confusion tient à la distinction quelque peu fallacieuse entre écrit littéraire et toute autre forme d'écrit.

 

Le 10 novembre

12. Le problème est celui de l'énonciation en tant que Urtext. (Et aussi en tant que procès.)

Le texte littéraire se donne pour tel, mais il ne l'est pas nécessairement. Le texte « non littéraire » se donne plus pour une « communication » que pour une « énonciation ».

 

On communique un savoir, une information. — Où est le savoir, l'information ? Existent-ils sous forme de texte ? Si oui, où est ce Urtext ? — Et si non, que veut dire « savoir », ou « information » ? (Ou encore « contenu » ?)

 

Le 13 novembre

13. Logique et psychologique.

Mais qu'est-ce que le psychologique ? Disons que c'est, dans la pensée, ce qui aurait à voir avec la perception, la sensation.

— Pourquoi pas l'intuition ?

Ce serait donc ce qui aurait à voir avec un sujet. Et la logique ferait l'économie de ce concept de sujet.

 

14. La logique serait donc de l'ordre de l'instrumental : le software de l'informatique. Le software n'est jamais qu'un fonctionnement de hardware ; certes, il est indépendant de tel ou tel hardware, mais jamais de tout hardware.

Et cet arrangement, il faut bien que quelqu'un le fasse ! Ça ne se fait pas seul.

 

15. En un sens, bien sûr, une machine peut être logique ; mais littéralement, elle ne l'est pas. Il n'y a logique que s'il y a intuition logique. "2+2=4" soit ; mais "2+2=4" ne veut dire quelque chose que pour quelqu'un, ne veut dire quelque chose que si quelqu'un le comprend : le conçoit, le perçoit.

 

16. Cependant cette distinction entre logique et psychologique fait sens et possède une consistance. Disons qu'on la comprend intuitivement. Elle tiendrait à un autre rapport au symbolique, et même au signifiant.

 

17. La logique est essentiellement un jeu sur les signes et les significations. La principale règle de ce jeu est que le sujet ne s'implique pas dans l'articulation des signes.

Voilà ce qu'est la logique, et l'opposer, dans ce cas, à la psychologie ne veut pas dire grand chose. La logique, à la rigueur, s'oppose au langage ordinaire, celui où le sujet s'implique dans la grammaire.

 

18. Dans la grammaire, le sujet s'appelle une « personne ».

Il n'y a pas de « personne » dans la logique. Il y a cependant un sujet de la logique : disons « la raison ».

 

19. La « personne » qui s'implique dans la grammaire de la langue (ordinaire) n'est pas sans liens avec la psychologie. Aussi la psychologie reste un leurre ; du moins est-elle leurrée.

 

20. Dans ses applications cliniques, la psychologie distingue très mal entre un délire des sens et un délire de la raison.

Le dérèglement des sens, celui dont parle Rimbaud, celui qu'expérimente Michaux, n'est pas n'importe quel délire. Chacun peut expérimenter de tels dérèglements dans des situations extrêmes. Ils peuvent être causés parfois par la fièvre, la fatigue, la faim, la grande frayeur, des drogues...

Ce dérèglement n'est pas sans effet sur la raison, cependant ce dérèglement des sens demeure très distinct de celui de l'esprit. Il n'est pas, par exemple, un délire d'interprétation.

Tout dépend encore des émotions qui accompagnent le dérèglement des sens. Il peut provoquer l'effroi comme il peut autoriser la quiétude. L'état émotionnel n'est pas non plus étranger au trouble de l'esprit.

En attendant, le remède au dérèglement des sens ne saurait être le même que celui au trouble de l'esprit.

 

21. Le dérèglement de l'esprit peut aussi induire un dérèglement des sens. Mais comment ? Il semblerait que le vecteur soit l'émotion. L'émotion est sans doute à la source de tout.

 

22. J'ai expérimenté quelques brefs dérèglements de la raison. Là encore, dans des situations extrêmes.

Ces situations m'ôtaient une part de mes capacités cognitives, et j'avais une interprétation erronée de la réalité. Je me souviens particulièrement bien de trois expériences. Dans les trois, le fait remarquable est que je n'étais pas dans un état de panique. Pas d'affolement, mais une sorte de « panne », de dérèglement de l'intellect. Pas de trouble sensoriel. J'étais pourtant à côté de la réalité.

La forte émotion m'a parfois induit au contraire à des comportements plus justes dans l'extinction complète de l'esprit. (Actes réflexes.)

 

23. Je pourrais peut-être dire que, dans ces situations extrêmes, mon intelligence était étouffée par une émotion qui l'était aussi, par une émotion qui, d'une certaine façon, n'existait pas.

J'aurais beaucoup aimé savoir si seulement mon cœur battait plus vite. J'avais gardé la tête froide, mais vide, déréglée.

L'actualisation de l'émotion peut, dans de tels cas, arrêter la panne. Pas instantanément, mais un court instant après.

 

24. Freud, dans Psychopathologie de la vie quotidienne, ne montre pas des cas proprement pathologiques. Et que serait une véritable psychopathologie de la vie quotidienne ?

Je ne sais quel sens donner à « pathologie » à propos d'un lapsus, mais il existe des quantités de cas où l'on passe, dans la vie quotidienne, par des états que l'on pourrait à juste titre qualifier de pathologiques — pathologiques parce que douloureux, invalidants, et aux conséquences néfastes.

 

J'aurais là encore tendance à en distinguer de deux sortes : ceux qui relèveraient d'une panique de l'âme ; et ceux qui relèveraient d'une panne de l'intelligence.

 

Le 15 novembre, 12 h, Terrail

25. Distinguer troubles de l'âme et troubles de l'esprit : Le trouble de l'âme se reporte sur l'esprit c'est évident, mais cette contagion est très différente du seul trouble de l'esprit.

J'ai souvent vu combien une raison demeure, même dans les pires désordres de l'âme. Évidemment, pour celui qui observe, tout cela ressemble à un même délire. Il n'en est rien. À vrai dire, pour celui qui est confronté au désordre de l'âme d'un autre, son esprit peut atteindre au plus grand désordre.

Pour celui qui vit au contraire le désordre de son âme même si son esprit reste ordonné, il réagit néanmoins suivant ce désordre. Il délire donc, pour quiconque.

 

26. Évidemment, on confond tout ça dans les troubles de l'identité. Mais l'identité est à la fois plus complexe et plus simple : plus complexe parce qu'elle suppose un faisceau de relations spéculaires ; plus simple, car relevant au fond d'une simple identification.

 

27. Il y a dans ce qu'on désigne par « pathologie » plus de 90% de telles relations spéculaires, mais on aurait tort d'y chercher un remède — justement parce que c'est un palais des glaces, en un mot : un leurre.

 

28. La grande erreur du Freudisme a été de croire que quelque chose me dépasse. En réalité, je me dépasse.

(Et pourtant : « Wo es war Ich muß werden ».)

 

Le 16 novembre

29. Dans la civilisation occidentale, le dérèglement mental est un phénomène extrêmement dérangeant, et tout est fait pour l'évacuer. Dans les autres, je n'en sais rien. L'Occident se construit une conception de l'esprit telle que le dérèglement mental la met en péril.

Toute la médecine mentale est construite pour sauvegarder cette conception (collective) de l'esprit des périls que lui fait courir le moindre cas de dérèglement mental (individuel), bien plus que pour remédier à de tels dérèglements.

On invente ainsi la maladie mentale. On dit anormal tout ce qui met en péril cette conception de l'esprit. La philosophie occidentale a tout fait pour éviter de penser la folie. Les meilleurs cliniciens ont tout fait aussi pour ne pas penser leur pratique d'un point de vue philosophique.

 

30. Pour la médecine du corps, il n'y a pas d'un côté des gens normaux et de l'autre ceux qui ne le sont pas ; des corps normaux et des corps anormaux. Il y a seulement des affections pathologiques, plus ou moins chroniques, plus ou moins curables. C'est que la pathologie du corps n'entre pas en contradiction avec notre conception du corps.

 

31. Il est vrai que la médecine mentale court vite le risque de devenir répressive. Qui peut s'arroger le droit de décider que l'esprit d'un autre est déréglé ? Le dérèglement doit donc atteindre un paroxysme pour qu'il puisse être désigné comme pathologique. Ce n'est manifestement pas sérieux ; et ça n'exorcise pas non plus tout penchant à la répression.

 

32. L'Occident réprime en effet le dérèglement mental. Il y a une histoire de cela : une histoire de l'institution asilaire. Mais la répression n'est pas seulement institutionnelle. Il y a une attitude répressive quasiment instinctive de chacun devant le dérèglement mental. Cette attitude constitue pour plus de 90% la pathologie. Je veux dire que sans cette attitude, le dérèglement mental ne serait vraiment pas grand chose.

Cette attitude est de toute évidence la réponse à une mise en péril d'une certaine conception de l'esprit.

 

33. Il serait utile de déconstruire la conception occidentale de l'esprit. Il serait utile de penser le dérèglement mental. Il serait d'abord utile de cesser d'isoler de tels dérèglements dans leurs cas paroxystiques et de les penser plutôt dans leurs formes quotidiennes.

 

34. Les cas paroxystiques sont de toute façon trop contaminés par les comportements sociaux pour défendre une conception de l'esprit. Les cas quotidiens ne le sont pas. Ils sont tout simplement ignorés, niés, refoulés.

 

35. Les échanges verbaux sont éminemment codés et ritualisés. En général presque rien ne « passe » à travers ces échanges. Chacun suit son idée ; la ritualisation permet à chacun de l'ignorer, de croire qu'il « communique ». C'est ce qui permet d'ignorer le dérèglement.

 

36. Les échanges verbaux, tout particulièrement écrits, permettent à chacun de tracer sa pensée, mais les moyens sont faibles de percevoir ce qui en « passe » chez l'autre.

 

37. En général, les échanges verbaux ne servent pas à transmettre le cheminement de la pensée de chacun, mais à s'assurer que le codage fonctionne. Ils accompagnent principalement un processus d'empathie.

Dans les discussions serrées, la recherche d'accord ne va en général pas plus loin que celui sur un lexique et une grammaire. Il n'y a pas alors proprement transmission de pensée, et peu de moyens, de toute façon, de vérifier ce qui en serait transmis.

Les dialogues zen donnent une idée de ce que serait une telle transmission, et de ses difficultés.

 

38. L'empathie masque presque complètement les dérèglements mentaux qui n'atteignent pas un paroxysme, aux autres d'abord, et même à soi. C'est quand l'empathie est elle-même déréglée qu'on parle de pathologie.

Ce qui veut dire au fond qu'on ne traite que de dérèglements empathiques. Quelqu'un nous paraît anormal quand il ne fonctionne pas automatiquement, subliminalement, sur des compulsions collectives.

Je ne nierai pas qu'il y ait bien là un dérèglement, et même une pathologie. Elle est en tout cas très dépendante du milieu.

Un tel dérèglement passera inaperçu, tant qu'il n'est pas excessif, et n'aura même aucune incidence dans un milieu où chacun est attentif à l'autre, à sa parole et à sa pensée, et peu au rituel. Il provoquera des réactions extravagantes dans un milieu plus fruste. Au contraire, le strict dérèglement de l'esprit sera vite repéré dans des relations intellectuelles, et pas dans un milieu fruste.

 

39. L'extravagance pathologique est en général reconnue à travers les dérèglements empathiques. Ce sont alors souvent les comportements collectifs qui sont les plus extravagants. C'est le procès empathique lui-même qui devient extravagant.

 

Le 17 novembre

40. Ce dont la littérature psychanalytique rend très mal compte, c'est qu'il n'est pas évident de faire raconter à un malade mental ses rêves — et quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. C'est en tout cas une difficulté que l'on mesure très mal à la lecture.

Je crois d'ailleurs que la principale faiblesse de la psychanalyse réside là aujourd'hui : pour pratiquer des analyses on a besoin de patients sains d'esprit. On est impuissant dans les situations critiques.

Au fond l'essentiel de la pratique thérapeutique aujourd'hui consiste à « attendre que ça passe ». Si « ça passe », tant mieux, alors on intervient.

Il me semble qu'il serait bon de savoir intervenir avant que « ça passe ». D'une part pour soulager la souffrance, de l'autre, et ce n'est pas rien, parce que les moments critiques me semblent privilégiés pour agir efficacement.

 

41. Si les états paroxystiques tiennent à la relation spéculaire (c'est pourquoi ils « passent » si vite dans l'hospitalisation), il ne serait donc pas impossible d'y remédier par cette relation. Ces sortes d'états normaux artificiels que provoquent les cachets ne permettent pas d'action efficace à ce niveau. Le problème est qu'on n'a de choix qu'entre la médecine de cheval et l'hôpital de campagne.

 

le 19 novembre

42. Il y a une esthétique des idées abstraites : une esthétique de la généralité — je veux dire un art décoratif, une bibeloterie même.

Quelques-unes de nos idées générales sont des outils avec lesquels nous agissons et travaillons ; un grand nombre sont des bibelots, des objets de décoration, de collection.

On a tous une fascination pour la belle idée, philosophique, religieuse, politique... Il y en a de toutes sortes et pour tous les goûts comme dans les arts décoratifs : des bibelots à mettre sur la commode aux œuvres des grands maîtres.

 

Le propre de tels objets est qu'on aime se les approprier : les avoir chez soi, bien en vue, les prendre en main, les faire siens... L'équivalent pour l'idée est qu'on puisse l'énoncer le plus simplement et le plus brièvement possible. Qu'on la tienne bien ainsi. On aime de telles idées dans des formes bien appropriables ; des aphorismes, des citations.

Comme on aime la beauté qui devient objet décoratif, on aime la pensée qui devient objet sonore. Ce sont des objets de collection.

À vrai dire on ne s'en sert pas ; ce serait aller contre leur nature. On en oublie que de tels objets aient un fonctionnement, puissent agir.

 

Extrait de correspondance :

... La folie est à 30% causée par l'institution psychiatrique et à 60% par une étrange conception, qui domine notre culture, de l'âme, de l'esprit, de l'identité... Les petits 10% qui restent font la faible part sur laquelle peuvent intervenir celui qui souffre et ceux qui l'entourent.

 

La vie en groupe, collective, sociale, n'est pour l'essentiel qu'un somnambulisme codé et ritualisé par de subliminaux processus d'empathie. Tant que ça marche seul, nul ne se soucie de rien, mais dès que quelqu'un sort de la bulle, il en résulte chez tous des états de panique proprement primitifs, qui entraînent immédiatement celui qui en est sorti, dans un état paroxystique. On dit : « il sort de la réalité » pour dire qu'il sort seulement de cette empathie somnambulesque. Pas si sûr : il peut en sortir davantage comme il peut s'en rapprocher.

Ce qui se passe ne général, c'est que celui qui sort ainsi de ce somnambulisme ritualisé, voit en face de lui une solidarité qui s'instaure pour sauvegarder la bulle et l'en expulser. Un cordon sanitaire se fait autour de lui et le ligote.

Je dis « en général », car nous ne réagissons pas tous ainsi. Certains esprits solides ne sont pas inquiétés ; s'inquiètent peut-être de l'état de l'autre, mais ne se sentent pas contaminés. Ces gens sont rares, même dans le corps médical.

 

« Que le dormeur ne s'éveille pas ! » « Assommez-le si nécessaire ! » Voilà les mots d'ordre.

Il est vrai que le sujet est peut-être en danger hors de la bulle, mais ce danger tient pour l'essentiel aux réflexes de ses semblables. Si chacun faisait seulement preuve d'une compréhensive patience en attendant que l'autre veuille bien reprendre sa place dans le jeu, il n'y aurait pas grand chose de dramatique.

Si quelqu'un sort de la bulle, c'est bien que quelque chose l'en fait sortir — quelque chose de plus grave, de plus réel, de plus sérieux.

Qu'importe pour la plupart. Si le somnambulisme se remet en place, tout va bien. Il peut se remettre pourtant en état d'éveil. Nous sommes bien capables d'être « normaux » tout éveillés, machinalement, subliminalement. D'autres (pourquoi pas nous quelquefois ?) peuvent l'être dans un état de torpeur et de complet abrutissement.

Je ne suis pas sûr que les médecins sachent faire la différence...

Le 21 novembre

43. Le principe de réalité : la réalité est ce qui offre résistance. Le réel se caractérise par sa résistance.

Le réel enveloppe le rationnel — la réalité du rationnel est sa consistance — pas l'inverse. Le réel n'est pas rationnel ; le rationnel est réel. (Principe d'incomplétude de Gödel. Intuition logique.)

 

44. L'esprit abstrait le rationnel du réel, mais il n'accède pas au réel par le rationnel. Ceci est un principe important dont l'ignorance entraîne beaucoup d'erreurs.

 

45. L'esprit n'accède pas non plus au réel par les simples données des sens ; pas plus que l'âme. L'appréhension primaire du réel est d'abord celle de sa consistance — consistance d'un schème spatio-temporel.

 

46. La production du rationnel est d'abord l'abstraction de cette consistance, généralisée au-delà de tout schème particulier.

L'application de cette abstraction à toute autre situation déterminée — inférence déductive — ne donne que du probable. Vérité virtuelle (au sens de G. G. Granger) = réalité probable.

 

47. La consistance spatio-temporelle suppose la rencontre du temporel — essentiellement du passé — dans l'espace, par essence présent.

Moins que « passé », la mémoire est présent — impression mnésique présente. En ce sens, le temps est dans l'espace ; et l'espace, dans le mouvement des corps. (Tout ceci n'est pas réductible au rationnel).

 

Le 22 novembre

48. Je suis ce que je crois être ; c'est à dire, je m'identifie à ce que je crois être. Ce « croire » a bien une réalité, mais il ne correspond pas, à proprement parler, à une réalité.

Si j'agis en croyant que je suis un poisson, il est probable que je me noierai. Si tout autre que moi en est également convaincu, il est probable que ça ne m'empêchera pas davantage de me noyer. Il est vrai aussi que de telles convictions peuvent parfois opérer des miracles. Il est vrai surtout que de telles convictions peuvent être agissantes, et ne sont pas dépourvues de consistance et de réalité. Cependant la réalité est telle qu'elle est — même si la conviction en fait partie.

 

49. On peut donner deux paramètres à la conviction : (i) Sa force : je peux être plus ou moins fortement convaincu. (ii) Son partage : elle peut être plus ou moins largement partagée.

On aurait tort de croire que les deux paramètres se renforcent mutuellement, et que je serais d'autant plus convaincu que ma croyance serait mieux partagée. C'est souvent le contraire : plus ma croyance est partagée, moins j'ai besoin d'être convaincu. Il me suffit de savoir qu'elle est partagée, qu'on s'entend là-dessus, et je n'éprouve aucun besoin de me convaincre davantage (ni de savoir davantage de quoi).

Dans la plupart des cas, si l'opinion se fissurait, si la conviction collective devait disparaître : j'en serais peut-être troublé, mais ma conviction n'y résisterait pas. Ce que « je croyais » ne tenait en fait que sur l'accord commun. Cet accord disparaissant, ma croyance disparaît aussi.

La croyance pas ou mal partagée est au contraire une croyance plus forte. — Et la réalité ?

 

50. Ces deux paramètres recoupent une autre distinction entre : (i) intuition du réel, (ii) système de représentation.

Il importe beaucoup moins qu'on veut souvent le croire qu'un système de représentation concorde avec les faits ou non. Il importe surtout qu'il fonctionne. Un système de représentation est beaucoup moins qu'il peut parfois le paraître un « objet de croyance ». Il n'est qu'un système de représentation. Il fonctionne à la fois dans le sens de l'intuition du réel — qu'il permet de représenter, éventuellement d'affûter — et dans le sens de la communication.

 

L'intuition du réel est, quant à elle, plus ou moins étayée par un système de représentation, lui-même plus ou moins élaboré. Dans certains cas, le système de représentation fonctionne sans qu'il y ait intuition quelconque. (On peut lire souvent dans la presse l'expression « dépouille mortelle », sans qu'elle n'induise la conception d'une « âme immortelle » qui l'aurait quittée. Dans d'autres, l'intuition s'impose sans système, et, par conséquence, ne peut se dire. (Doit-on en conclure qu'il y ait « intuition » mais pas « conscience » ? — C'est là justement une question de système. 1)

Parfois, il y a adaptation d'un système de représentation à une intuition qui lui serait étrangère sans cette adaptation. (C'est souvent le cas des multiples formes de mysticismes hétérodoxes, pas nécessairement « religieux ».) Quelquefois, il y a élaboration de système de représentation à partir de l'intuition. C'est ainsi d'ailleurs qu'apparaissent les systèmes. On trouve évidemment, et le plus souvent, toutes les formes intermédiaires.

 

51. Temps et causalité.

La perception du temps — de la consistance spatiotemporelle — est essentiellement celle de la causalité. À vrai dire, il n'y a de perception, de sensation, que de la causalité. La sensation d'une plus ou moins grande proximité dans le temps correspond à la force avec laquelle est ressentie la détermination causale.

Bien sûr, cette sensation de la temporalité ne correspond pas à la mesure du temps. Certains souvenirs nous paraissent lointains alors que nous les savons récents ; pour d'autres, c'est le contraire. Cette « apparence », ce « paraître » n'est pas qu'une illusion. La proximité de l'événement ancien qui nous semble proche tient à la force de ses effets dans le présent.

Certains événements présents peuvent d'ailleurs faire resurgir un souvenir d'événement lointain dans la proximité. Il nous semble soudain que « c'était hier ». Des événements très proches peuvent aussi bien être repoussés, paraître « d'un siècle ».

 

Le 23 novembre

52. Dans le dérèglement mental, 90% relève de rapports spéculaires d'identification. Dans ces 10%, 9% ne sont que des effets spectaculaires, de simples voiles à écarter.

Le 1% qui reste est, lui, extrêmement complexe. En fait il ne se distingue en rien de ce que j'appellerai « le dérèglement normal ».

(Ce serait encore à creuser : je vais bien vite dans cette dernière affirmation. Je devance ma pensée.)

 

53. Il y a énormément de plans, de champs, à travers lesquels aborder le dérèglement. Il y en a trop ; trop de systèmes de représentation.

Autant d'« univers » à travers lesquels on peut interpréter le dérèglement mental. Chacun de ces « univers » a bien son intérêt, mais aucune intelligence humaine ne serait capable de circuler à travers chacun sans s'y perdre.

Il n'y a pas une seule conception recevable de la « maladie mentale » ni du « dérèglement de l'esprit ».

 

54. La débauche d'univers (avec leurs vérités virtuelles et leurs réalités probables 2), devient un fléau dans les sciences contemporaines.

Un système de représentation fonctionne dans une pratique. Les systèmes tendent à se démultiplier avec les pratiques. Or l'intelligence théorique consiste précisément à forger des systèmes « polyvalents ».

Il n'est pas si évident de construire de tels systèmes. C'est à leur propos que la notion d'« expérience » prend toute sa signification. Dans ce cas, « expérience » se conjugue avec « intuition » (immédiate du réel).

 

55. Ici l'ancien concept d' « art », plutôt que de « technique », revêt toute son importance. Il y a sans doute un sens à isoler les dimensions chimiques, mécaniques, écologiques, sociologiques, économiques... des phénomènes, mais dans tout phénomène réel, toutes ces dimensions, et bien d'autres, se conjuguent. Le praticien est bien obligé de saisir une réalité complexe 3, où toutes ces dimensions peuvent trouver leur pertinence, sans qu'aucune intelligence humaine ne puisse les parcourir toutes, et moins encore les synthétiser.

Ou plutôt, les synthétiser supposerait la construction de systèmes polyvalents. Or ceux-ci ne pourraient se constituer que sur la pratique, sur l'intuition empirique.

La construction qui voudrait s'établir sur la seule synthèse des systèmes, qui voudrait donc produire des abstractions du second degré, serait vouée à l'impuissance. (C'est bien là la croyance de l'accès au réel par le rationnel.)

 

56. On tend à faire l'économie de toute forme de synthèse en lui substituant l'interdisciplinarité. Plutôt que de théoriser la pratique, on préfère associer les spécialistes. On appelle cela « le partage du savoir », sans trop savoir, justement, ce qu'on dit.

Chacun, intervenant dans son « univers », renonce évidemment à tout pouvoir sur la réalité complexe.

 

57. Chacun est à ce point convaincu de son impuissance qu'il se contente de gérer une situation, de jouer son rôle de pierre de la digue parmi les autres. Il est bien évident qu'aucun ne peut seulement se faire une idée de là où il veut en venir. Il n'a pas à vouloir en venir à quoi que ce soit. Il ne le pourrait pas.

 

58. La médecine mentale :

Seul l'effet de digue est réel. On pourrait se demander si cette digue évite ou provoque le pire. Mais qui saurait dire ce qu'est le pire ou le meilleur ?

On considère seulement que cette digue est une bonne chose en soi. Il vaut mieux se fracasser ou se noyer contre la digue qu'au large.

— Et pour celui qui se noie ? — La digue peut à la fois le rassurer et le terroriser. Qui sait ? Tout est égal dans le fond. Du moins rassure-t-elle ceux qui sont sur la digue.

 

59. Importe donc le dérèglement quotidien. Le reste n'est jamais qu'une sorte d'implosion de ce 1%. Nous ne pouvons pas être attentifs à tout en même temps. Notre attention est prise par un aspect de ce que nous vivons, ou encore est vacante, et tout le reste fonctionne en pilotage automatique. Ceci pointe déjà deux sortes possibles de dérèglements : celui de la conscience attentive, et celui du pilotage automatique. (Voilà qui est à observer attentivement.)

 

Il importe ici de laisser de côté les cas où de tels dérèglements deviennent réellement perceptibles par d'autres, et dérèglent la bulle empathique. On reste dans le cas où l'individu seul se dit : « Mais qu'est-ce que je fais ! »

 

60. On reste dans les cas « normaux », et l'on voit vite que « normal » ne veut pas dire grand chose. Il me semble souvent que certains dérèglements « normaux » sont bien plus graves que certains autres identifiables comme « pathologiques ». J'aimerais bien arriver à cerner ce que j'entends ici par « graves ».

 

61. Je suis en train d'approcher encore une fois une question que j'avais effleurée il y a vingt-cinq ans. Je me souviens de la notion de « folie latente » chez Jung, qui m'avait alors interpellée. J'ai refoulé alors cette question qui m'avait gêné. C'est qu'elle supposait de définir la pathologie, non seulement sans tenir compte de ce qu'en pense celui qui la subit, mais sans seulement tenir compte d'un consensus communautaire.

— Mais peut-on sérieusement définir la folie sur un consensus collectif ? Doit-on se fier à une sorte d'avis général ? « On ne sait pas ce qu'est la folie, mais on sait que, dans ce cas, tout le monde s'entend pour la reconnaître. » Où va-t-on alors ? Mais où va-t-on encore si l'on s'en passe ?

Un tel questionnement m'avait mis très mal à l'aise. Il a tenu son rôle dans mon abandon des études de psychologie. Cette question extrêmement troublante n'est autre que celle de la certitude.

 

62. Je dois tenir compte de ce que l'intelligence qu'exigerait notre attention consciente pour agir correctement, est très au-delà de celle que nous possédons effectivement. L'intelligence attentive ne fonctionne efficacement qu'en étant immédiatement et spontanément coordonnée au pilotage automatique.

 

63. L'action purement raisonnable serait aussi catastrophique, et même davantage, que l'action purement instinctive.

 

 

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