Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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II

 

 

 

 

 

Le 24 novembre

64. La principale difficulté de toute vie humaine consiste à savoir employer son attention consciente au sein d'un ensemble de mécanismes qui restent automatiques, qui fonctionnent à l'insu de la conscience attentive.

Cet « insu » ne peut être appelé proprement « inconscient ». S'il n'est certes pas conscient, il ne résiste pas pour autant à la conscience.

 

65 — Pourquoi ne dirais-tu pas que l'inconscient est proprement la résistance de l'insu ?

Résistance, ici, peut s'entendre comme consistance, cohérence.

La résistance de l'insu est en un certain sens, son cœfficient de réalité — et par certains côtés aussi de sa rationalité. (Ceci est à peine croqué.)

 

66. Il est assez évident, si l'on s'y arrête, qu'une résistance à la conscience ne saurait être seulement une résistance réelle, mais essentiellement une résistance du réel.

Disons : une résistance du réel au rationnel. Ou, en termes lacaniens, une résistance du Réel à l'Ordre du Symbolique.

(Il est bien évident que Lacan n'a jamais osé cette affirmation. Il n'a même jamais osé s'en approcher autant que son maître, dont il revendique la littéralité.)

 

67. La résistance du réel à l'ordre symbolique ? Cela signifie au moins la production d'une certaine étrangeté dans cet ordre symbolique. Ici le symbolique ne « représente » plus le réel ; se distord au contraire.

On pourrait dire « délire », que j'entends alors : « dé-lire ». Le réel ne se « lit » plus dans le symbolique. Il se « dé-lit » : il s'y imprime et se distord.

 

68. Cette étrangeté peut bien être inquiétante (Freud : L'inquiétante étrangeté) ; elle peut aussi bien être merveilleuse (Breton : Le merveilleux contre le mystère), elle est en tout cas attractive, attractive et fascinante.

 

69. Lorsque le réel distord l'ordre symbolique, il est très rare qu'on s'obstine très longtemps à douter du réel.

C'est là que la médecine mentale devient dangereuse, même dans sa formule lacanienne. Elle alimente une peur du réel. Sur la peur du réel est bâtie l'essence terroriste de notre culture. Même un analyste lacanien est bien plus terrorisé par l'irruption du réel, de ces « dé-lire » du réel, que ne pouvait l'être l'homme moyen d'une autre culture, d'une autre civilisation.

Cette peur ne peut que renforcer des états paroxystiques chez les bien nommés « patients ». Elle encourage l'obstination à douter du réel et à s'accrocher à un ordre symbolique qu'il a pourtant déjà fait craquer.

 

70. Cette expérience du réel, cette expérience de distorsion de l'ordre symbolique, me semble au contraire une expérience constitutive de l'humanisation.

 

71. Ici l'on doit bien chatouiller un peu la notion de « Révolution ». Le terme de « révolution » est assez récent, mais il désigne des réalités qui le sont beaucoup moins 4. La révolution, c'est à dire, la violence fondatrice. Toute institution humaine est issue d'une violence fondatrice : table rase et reconstruction, mais les deux sont toujours inachevées, toujours en œuvre et en question.

Ceci est une banalité difficilement contestable, on se laisse pourtant aller à considérer une (des) société(s) comme si elles étai(en)t simple(s), non conflictuelle(s), non en révolution ; une société semblable à celle des animaux. Et l'on dit « l'homme est un animal social ». Or la société est pétrie d'un « bien » et d'un « mal » constitutionnels (ô combien !), qui s'opposent dans une lutte constitutionnelle.

La Révolution Française instaure un ordre nouveau, renverse l'Ancien Régime. Elle instaure et est elle-même renversée : la Réaction, la Restauration de l'Ancien Régime. À l'échelle des siècles, les pôles se renversent. C'est bien cela la Révolution : ça tourne. Instauration et restauration se recouvrent.

Je ne dis pas que tout soit égal et qu'on ne puisse s'y retrouver. Je dis seulement qu'on ne s'y retrouve pas sans effort, et que l'homme ne peut se laisser couler dans un ordre social, ou dans un ordre symbolique, tout simplement parce que de tels ordres n'existent pas, mais plutôt une guerre, une guerre sociale, dans laquelle il est jeté et qu'il est bien obligé d'affronter.

Le système le plus totalitaire, ou le plus consensuel, ce qui revient à peu près au même, se peuple d'ennemis intérieurs ou extérieurs, de séditieux, de terroristes, et ne se contente pas de se laisser accepter, d'offrir de s'y intégrer, mais appelle à une collaboration militante. Bref, en aucun sens du terme, l'homme n'est « laissé en paix ».

On peut en conclure qu'aucun ordre symbolique ne tient ni ne fonctionne sans un certain engagement ; sans que « je » ne le fasse fonctionner : que je le tienne et le maintienne et même que je lutte pour ça. Aussi, je suis irrésistiblement pris dans la guerre. Je dois combattre — fût-ce pour mes maîtres, fût-ce pour collaborer.

 

19h

72. Grave, qu'est-ce que ça veut dire ? Je verrais comme définition la plus satisfaisante : durablement invalidant. C'est à dire que la notion de gravité englobe deux notions : celle de durée, éventuellement d'irréversibilité, et celle d'invalidité.

(Le Littré et le Larousse invoque plutôt la notion de danger, de risque, de risque de mort — ce qui est grave en effet.)

La durée, éventuellement la chronicité, sont des critères assez objectifs, en tout cas mesurables. L'invalidité est au contraire très relative. Une blessure au doigt n'a pas la même importance pour un pianiste que pour tout un chacun, ou une cicatrice au visage pour un mannequin. En parfaite santé, nous ne pouvons pas tous réaliser les mêmes performances, n'en avons en fait nul désir, et n'avons pas de fait les mêmes critères d'invalidité. La notion de gravité est a fortiori plus relative en matière de dérèglement mental.

 

Le 25 novembre

73. De fait, la gravité se définit en fonction de l'intégration à la bulle — bulle empathique, plus ou moins identifiée au réel. Lacan, dans son introduction au Séminaire sur la Relation d'Objet (la quatrième, 1956-57), ébauche bien la critique d'une telle conception.

Il est remarquable qu'une telle conception (identifiant la bulle au réel) 1) soit constitutive de la médecine mentale, 2) ait contaminé la psychanalyse, qui se fondait au contraire sur des bases tout autres, et 3) que le fondamentalisme lacanien, qui a fait la critique radicale et de cette conception et de sa contamination de la psychanalyse, critique somme toute bien reçue dans les années précédant et succédant 1968, n'ait finalement pas éviter d'y tomber.

Lacan lui-même ne manque pas de s'y nouer les pinceaux. Le simple fait que son séminaire sur la Relation d'Objet débute en critiquant une telle conception de l'objet et du réel, plutôt qu'en affirmant la conception qui devrait être opératoire, constitue ce qu'il nommerait lui-même une Verneinung, une dénégation.

De fait, la médecine mentale est prisonnière de la bulle qu'elle prétend saisir, est à l'intérieur de ce qu'elle tente de saisir de l'extérieur. — La médecine mentale ? Autant dire l'Homme. — Heureusement, il n'existe pas.

 

74. Une célèbre toile de Bruegel montre un aveugle conduisant des aveugles. C'était un thème de l'époque, et il illustre la question très sérieuse (grave) que je suis en train de poser.

Que l'aveugle soit seul dans le noir, ou qu'il s'accroche à l'épaule d'un autre, ne le protège pas de tomber dans le faussé, ne le protège en rien de se heurter au réel. Au contraire, ajouterais-je, il ferait mieux de se fier à sa seule canne comme à une prothèse visuelle. (Le tableau Bruegel résonne en moi avec la Dioptrique de Descartes.) En se fiant à sa seule canne, l'aveugle non seulement pourrait éviter la chute, mais peut-être aussi l'éviter à d'autres. En se fiant aux autres, il se rend plus vulnérable, et impuissant pour eux.

 

75. Il est remarquable qu'aucune forme de médecine mentale ne se prouve capable d'échapper à son destin aliéniste.

Aliénisme : rendre étranger tout ce qui tend à menacer l'étanchéité de la bulle.

(Un destin, un fatum.)

 

76. Peirce, dans The regenerated logic, opposait ces connaissances indiscutables, qui peuvent peut-être rester longtemps ignorées, mais qui, lorsqu'elles sont découvertes, ne laissent plus prise à aucun doute, à celles qui n'épuisent jamais le doute, la critique et le questionnement.

On peut certes distinguer ces sortes de connaissances, et pourtant la limite entre les deux est bien plus difficile à déterminer qu'il n'y paraît.

Je cherche moins à critiquer la distinction de Peirce, qui est juste et opératoire, qu'à m'en servir pour discerner dans ces deux sortes de connaissances une tendance à s'étayer mutuellement et, en s'étayant, à se cacher, se recouvrir mutuellement.

Schématiquement, les une seraient comme la charpente, le squelette des autres, sans lequel elles s'effondreraient ; les autres seraient comme les muscles, les tendons, sans lesquels le squelette ne s'effondrerait pas moins, en tout cas ne fonctionnerait pas.

 

Généralement, ce qui ressemble à ces « connaissances molles » cache un solide squelette. D'ailleurs, toutes ces « connaissances dures » dont parle Peirce, ne sont jamais apparues seules, par « concrétion spontanée » dirais-je, mais plutôt au sein d'un placenta de divagations pour le moins subjectives.

On peut bien isoler les coordonnées cartésiennes des Méditations métaphysiques, comme le calcul différentiel de l'Harmonie préétablie, on le fait même systématiquement. On apprend en cours de mathématiques les charpentes solides, et l'on voit bien qu'elles sont amovibles, comme les divagations molles qu'on apprend en philosophie. On sait pourtant qu'on s'enlise très vite au sein de tels cloisonnements, et que celui qui veut chercher un peu loin dans les mathématiques doit faire retour à la philosophie, comme celui qui ne veut pas s'enliser dans les divagations spongieuses doit revenir aux solides infrastructures.

Ces réflexions, au fond triviales, je dois les ramener à mes affirmations précédentes : d'abord que la conscience attentive fonctionne dans un plus vaste jeu d'automatismes, ensuite qu'on n'accède pas au réel par le rationnel (ni le sensuel).

 

77. Notre pensée est capable de se soutenir sur un échafaudage beaucoup plus puissant qu'on n'est capable de le concevoir. On peut percevoir la solidité — on peut l'ignorer aussi bien — sans percevoir (concevoir) la charpente. Qu'on ne perçoive pas la charpente, si ce n'est à travers une simple sensation de solidité, un sentiment de certitude, ne signifie pas qu'elle n'existe pas.

 

78. Pourquoi d'ailleurs devrais-je percevoir la charpente si elle me soutient ?

La bonne question ici serait de chercher à discerner la résistance de la charpente et la résistance à sa conception, et le rapport entre les deux.

 

79. Comment peut-il paraître à certains et à certains moments, beaucoup plus grave qu'un aveugle lâche l'épaule de celui qui le précède que s'il tombait avec lui dans le faussé ? Comment peut-il paraître préférable de chuter ensemble plutôt que d'éviter seul le faussé, et peut-être même en prévenir les autres ; voire, au pis-aller, y tomber seul ?

Allons plus loin : l'aveugle qui se guide seul n'est plus tout à fait aveugle, puisque, à l'aide de sa canne, d'une certaine façon, il « voit » où il va. Il est de toute évidence « moins aveugle », si l'on peut dire, qu'en se laissant guider. Bref, le « taux de gravité » ne serait-il pas le « danger de devenir moins aveugle » ?

 

Le 26 novembre

80. Il y a bien une part d'injustice, plutôt d'injustesse, dans mon jugement sur la théorie freudienne de la sexualité : j'attribue à Freud un primat du sexuel qui n'est pas strictement sien, qu'il n'a fait que reprendre, corriger et entraîner dans un sens qui n'est pas le pire. Très précisément, le freudisme a déplacé le sexuel du réel vers le symbolique.

La sexualité est un peu à la vie individuelle ce que l'échange marchand est à la vie collective. Freud fait davantage une critique de la sexualité, dans le même sens ou Marx fait une critique de l'économie politique. Le maître mot, dans les deux cas, est « fétichisme ».

 

81. Le principe de plaisir et le principe de réalité : se méfier d'une articulation trop rigide entre les deux. La réalité peut certes, ô combien, se faire obstacle au plaisir, au désir, il n'empêche que le désir en fait plutôt son support.

Il n'est peut-être pas désir d'un objet réel, mais au moins désir de réalité. (Principe de plaisir et principe de réalité sont particulièrement bien articulés dans la Gradiva de Jensen.)

À vrai dire, le désir est plus orienté vers le réel que vers l'objet, plus ou moins hallucinatoire, qui lui tient lieu de mire.

 

82. Dans Gradiva il y a deux objets réels : le bas-relief représentant une femme qui marche, et une femme réelle. Et il y a aussi un pied, dans une position bien particulière, illustrant toute la légèreté et la vigueur d'une démarche. Il fait le lien entre ces deux objets réels : une démarche commune. Il y a donc aussi la marche, la démarche, et un nom : Gradiva, qui est celui du bas-relief et du roman.

Le pied, la position du pied, me paraît avoir une fonction essentielle sur laquelle le commentaire de Freud passe un peu vite, si je m'en souviens.

 

83. Le pied et la chaussure constituent la grande majorité des cas de fétichisme. Ce n'est a priori pas évident, et c'est, à ma connaissance, inexpliqué. Ils n'occupent pas une place bien remarquable dans les stades de l'évolution sexuelle. Dans le rapport de l'enfant à sa mère, ils tiennent une place plutôt négligeable, le pied n'est pas absent de la pièce de Sophocle, mais disparaît dans l'&œlig;dipe freudien.

Gardons les pieds sur terre, comme on dit justement : à quoi servent les pieds ? À marcher. À se tenir droit également. À les garder sur terre. Ce n'est pas rien. Et l'apprentissage de la marche n'est pas rien non plus dans l'évolution du petit homme. Il y a déjà là peut-être de quoi ne plus s'étonner du choix privilégié du pied comme objet fétiche.

 

84. Les pieds sont le contact le plus élémentaire que nous ayons avec le monde dit « extérieur », c'est avec eux que nous faisons l'expérience et prenons la mesure de l'espace et du temps, du schème spatio-temporel et de sa consistance.

Ce n'est pas tout : c'est par eux que ce monde dit « extérieur » se révèle en définitive pas si extérieur que ça. Les pieds sur terre, nous expérimentons la force de gravitation qui s'exerce à travers notre corps et qui n'est pas plus extérieure qu'intérieure. C'est à dire qu'il s'agit là d'une expérience forte : celle d'un dépassement de l'intériorité.

Un musulman se déchausse avant la prière. Il y a là une signification très forte, mais on n'est pas dans le seul registre de la signification, du symbolique, on est dans celui de l'expérience corporelle réelle. C'est dire que le pied, éventuellement la chaussure, fût-ce en tant que fétiches, renvoient au principe de réalité.

 

85. Le principe de plaisir tendrait vers un état d'équilibre, c'est ce que pose Freud : un état de résorption des tensions. Le plaisir serait ce point où le désir se dissout. Je me demande alors si le désir ne tendrait pas davantage vers le réel que vers le plaisir.

Disons encore : vers l'objet que vers la jouissance de l'objet. Reste encore à savoir ce que peut être un « plaisir réel » — ce que veut dire « réalité » pour un plaisir — et un « objet », ou la « jouissance d'un objet ».

 

86. Le modèle de Freud de cette boule sensitive primitive est extrêmement intéressant (Au-delà du principe de plaisir). Le but ultime de cette boule serait de se perpétuer. Que peut alors signifier se perpétuer si ce n'est maintenir cette appréhension du monde environnant, et celle de soi dans ce monde ? Bref, cette appréhension du réel ?

 

87. Ce maintient au réel (rester réel) me semble tenir d'une sorte d'équilibre entre deux formes d'extinction, de mort ; plus que d'une simple opposition entre un instinct de vie et un instinct de mort.

Deux formes d'extinction, de mort : la dissolution dans le réel, le refermement de soi au monde, aux agressions du réel.

 

Le 27 novembre

88. Nous sommes des mammifères. Ça tient quand même une place dans notre rapport aux autres ; notre rapport aux autres mammifères. Car il est vrai qu'une tendresse toute mammifère trouve son compte avec un chien, un chat... aussi bien qu'avec un humain. La vie d'un animal à sang froid est manifestement plus simple — dans tous les sens du terme.

C'est dire que la tendresse n'est qu'une histoire de mammifère, d'un désir de corps tiède, de bouche humide. Rien d'autre. Mais le désir est là. Et aussi, et surtout, le désir du regard, de l'échange du regard, du son adressé, pas même des mots, des paroles, mais des simples sons échangés. 5

Ceci n'est pas qu'une histoire de primates, supérieurs ou pas. Le mammifère le plus solitaire, la panthère par exemple, en est là.

 

Les signes sonores ne sont pas seulement parole, langage. Ils fonctionnent comme les regards. Ce ne sont que des sons mais ils sont adressés. Cela suffit à faire « fondre » un mammifère. Le regard, la voix, la caresse.

— Et que conclure de cela ? — Je n'en conclus rien. J'essaie d'en prendre la mesure.

 

89. Il est manifestement, dans la parole, quelque chose qui n'est pas de l'ordre signifiant, de la structure logique du signifiant. (Je ne sais pas bien manipuler le vocabulaire à ce propos.) Il y a de la pure « caresse sonore ». (J'ai déjà creusé cela cet été.)

 

 

 

 

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