Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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II 1

 

 

 

 

 

Le 29 novembre

90. Francine faisait dire à l'un de ses personnages, dans Personnages dans la fuite du temps : « Je ne sais pas faire la part de l'amour physique et de l'amour intellectuel. » Et un autre répondait : « L'amour peut aussi bien n'être ni l'un ni l'autre. » Ce court échange pèse très lourd dans le roman, en est peut-être la clé.

A priori, ce parallèle est plutôt étonnant entre « amour physique » — on comprend — et « amour intellectuel » — on comprend moins. « L'amour peut aussi bien n'être ni l'un ni l'autre » : une façon de refuser de comprendre.

À s'y arrêter, c'est plutôt ce « ni l'un ni l'autre » qui me devient incompréhensible, d'autant plus incompréhensible que nous sommes à peu près tous spontanément portés à faire mine de le savoir, en vertu d'une sorte d'accord tacite.

 

91. Une femme qui voulait divorcer sous prétexte qu'elle et son mari ne s'aimaient plus, s'était vue répondre par son avocat qu'un contrat de mariage ne stipule nullement l'amour réciproque. Voilà qui est un rappel intéressant.

Il est des choses que nos mœurs tendent à associer, mais qui ne sont pas associées par essence : l'amour, le mariage, l'enfantement. C'est justement parce qu'ils ne sont pas par essence associés, et qu'ils peuvent se vivre en toute indépendance les uns des autres, que les associer signifie quelque chose.

 

92. L'amour physique, on sait ce que c'est : on bande. On bande pour quelqu'un.

Désir. On dit « désir ». Désir de quoi ? À vrai dire ce n'est pas clair.

Désir d'un corps, d'un autre corps. Pour quoi en faire ? Ce n'est pas si clair là non plus. En général (cas normal), le coït vient résoudre la question autant que l'éluder.

Aspect non négligeable de ce désir, quoique souvent négligé : il passe par un rapport bien particulier à son propre corps. Pas de désir érotique d'un autre corps sans érotisation du sien. On bande.

 

93. Le désir vise sa satisfaction. Qu'est-ce qu'une satisfaction du désir ? Cela peut se dire ainsi : le désir est une tension qui vise à se faire cesser ; la satisfaction du désir est tout simplement l'arrêt de la tension.

Ceci me rappelle le Gorgias de Platon et l'humoristique réponse de Socrate à la longue énumération des couples de désirs et de plaisirs que fait le disciple de Gorgias : « Et la gale pour se gratter. » On aurait toujours pu répondre à Socrate que se gratter ne fait pas cesser la gale, comme manger fait cesser la faim, il n'empêche que sa pointe fait mouche.

Si tout désir, toute impulsion, toute tension, n'étaient orientés que dans le sens de leur apaisement, de leur extinction, la vie ne serait qu'un cheminement vers la mort ; non seulement chaque vie individuelle, qui ressemble en effet à un acheminement vers la mort, mais le sens même de l'évolution serait inversé. Au lieu d'aller vers des formes de vie toujours plus sensibles et élaborées mais plus fragiles, elle irait dans le sens de l'insensibilité et de l'indestructibilité : L'évolution irait de l'homme au cristal, du vivant à l'inerte.

 

Il me semble plutôt que le désir va dans le sens de sa réalisation. Et qu'est-ce que ce peut être, la réalisation d'un désir ? — Si c'était seulement un désir de réalité, d'appréhension plus affûtée du réel, et dont le strict objet de désir ne serait en fin de compte que la mire ? — Un désir de réalité au prix de la tension, et même de l'accroissement de la tension.

 

94. À supposer que le coït soit une satisfaction de l'amour physique, qu'en résulterait-il ? — Rien. Strictement rien. Que résulte-t-il du festin qui assouvit le désir gastronomique ?

Comme le suggère en substance Marguerite Yourcenar, on attend le jour où l'on verra quelqu'un pleurer pour une daube.

 

95. Pourrait-on qualifier d' « intellectuelle » une appréhension plus affûtée du réel ? Pourquoi pas ? Ce n'est pas pire que si l'on disait « spirituelle ».

Littéralement « spirituel » serait plus juste en ce qu'il s'agit bien d'une expérience de l'esprit, mais le mot revêt vite des connotations suspectes. Associé à « amour », « intellectuel » est assez juste.

 

96. Un perspicace lecteur de Freud ne serait pas loin de distinguer derrière cette alternative d'amour physique et d'amour intellectuel, les fameux « instinct de mort » et « instinct de vie » (libido). Ce que j'appellerais plutôt « désir de repos » (repos éternel) et « désir de réel » (libido).

 

97. Qu'est-ce que pourrait bien être « ni l'un ni l'autre » ?

La jouissance orgastique, si tant est qu'elle advienne, peut bien apaiser la tension orgastique, elle n'assouvit en aucun cas la libido. J'aurais presque envie de dire : heureusement !

C'est bien là toute la limite de la théorie de Reich, qui bien sûr ne comprend pas l'instinct de mort, ne voit que de l'instinct de vie et de l'énergie d'orgone. Aussi explique-t-il mieux les aurores boréales que le comportement amoureux humain (et même celui des mammifères).

Ce « ni l'un ni l'autre » ne pourrait être que le décor affectif de notre vie quotidienne.

 

17h

98. Le théâtre affectif de notre vie quotidienne : que vient y faire l'amour ? On donne beaucoup trop de sens au mot amour pour qu'il lui en reste encore un.

Nous sommes des mammifères, et d'un genre particulier. Pas question d'échapper à cette condition. Nous devons bien satisfaire aux nécessités affectives du mammifère qui vit en nous. Doit-on en déduire que lorsque le mammifère est satisfait, l'homme l'est aussi ?

Bien sûr que non. Mais on peut toujours décider de faire ensemble (en-semble) comme si.

 

99. Cet entre-deux me paraît instable. Je vois plutôt toute vie humaine entraînée vers deux pôles : celui du repos, celui du réel.

D'un côté : moins réalisation du désir que désir de réalisation. De l'autre : désir de sécurité, de tranquillité, de paix, d'immobilité, de repos.

Le repos le plus absolu ne peut être qu'éternel, mais celui qui désire le repos ne veut pas mourir ; au contraire il veut continuer à être, à être douillettement. La mort se fait rarement douillette. Celui qui désire la réalité ne tient pas davantage à la payer de la souffrance et de l'inquiétude.

 

100. Le théâtre de la vie quotidienne : pourquoi ne serait-ce pas un théâtre tragique ? La tragédie grecque : Nietzsche a raison : combien les Grecs ont dû souffrir.

Freud et Lacan ont très bien perçu ce théâtre tragique, et personne ne peut penser qu'ils donnaient pour fonction à la psychanalyse de transformer la tragédie en comédie, de passer de Sophocle à Aristophane. (Mais on peut, bien sûr, faire comme si.) Cependant la tragédie demeure du théâtre.

 

101. « Docteur, aidez-moi à transformer mon drame en comédie. » De part et d'autre, nombreux prennent une telle demande au sérieux. « Tu veux faire de ta vie une comédie ? Eh bien fais donc le pitre. »

 

102. On pourrait aussi songer à sortir du théâtre. Il y a deux façons de le désirer : soit désirer faire cesser la souffrance, soit désirer rejoindre le réel.

Cela pourrait bien se ressembler : j'en ai marre du spectacle, je me lève et je sors. Qu'importe que ce soit parce que le spectacle m'est pénible, ou parce que ce qui se passe dehors m'attire plus. Ces deux options se recouvrent souvent. Pourquoi fait-on des ruptures dans sa vie ? Parce qu'elle est trop « dure » ? ou trop molle, au contraire, trop douillette ? Et cela nous fait-il seulement sortir du drame ? Échappe-t-on à la volonté des dieux ?

 

103. A-t-on bien vu que ce qui nous fait rire dans la comédie est exactement le même mécanisme que celui de la tragédie : les personnages sont pris dans une situation qu'ils ne maîtrisent pas et qui se joue d'eux. La différence est que, dans la tragédie, la situation se fait destin, alors que dans la comédie, elle n'est que quiproquos, concours hasardeux de circonstances. Il est curieux que cette infime différence suffise à nous bouleverser ou nous faire rire.

 

Le 30 novembre

104. On ne sort certainement du théâtre que les pieds devant. Ou bien, sortir du théâtre serait en faire un « théâtre des significations ». Il s'agirait d'un déplacement sur la triade réel, symbolique, imaginaire.

 

105. Tout ceci résonne furieusement avec les choses de la religion. Dans leur extrême diversité, les traditions religieuses sont très ambivalentes en ce qui concerne la tendance au repos et la tendance au réel. Leur diversité finit par être moins frappante que la diversité d'interprétation au sein de chaque tradition.

Toutes les religions semblent reposer sur des techniques de sortie au réel. Elles ne sont certes pas les mêmes. De ce point de vue, il y a bien savoir religieux, et même « science » religieuse, qui ne se réduit sans doute pas à la théologie. Ce savoir est plus « initiatique », ou « empirique », que proprement « manuélisé ». En même temps, toute religion est théâtralisation ; aussi, entrer en religion n'est qu'abandonner un théâtre profane pour un théâtre sacré.

 

106. Je pense à une nouvelle de Pierre Boulle. Un prêtre et un médecin sont de vieux amis. Le médecin est athée et rationaliste. Le prêtre est convaincu de la réalité des miracles et en fait la matière de ses sermons. Un jour, une femme dont le fils est devenu aveugle le supplie, convaincue, de demander à Dieu un miracle. Le prêtre ne peut se dérober et prie sans conviction. Le miracle a lieu, et son ami médecin ne peut que constater la guérison inexplicable. D'autres encore la confirment et le miracle est reconnu par le Vatican. Le prêtre ne peut s'en convaincre, malgré les arguments de son ami médecin, et cherche toujours d'autres explications.

Dans cette nouvelle, Boulle pointe un aspect essentiel de la chose religieuse. Le croyant place sa foi dans le théâtre sacré pour l'isoler du réel.

C'est ce qui fait toute la complexité des choses de la religion. La ritualisation, l'appartenance collective, opèrent un décalage du savoir objectif — aussi empirique et initiatique fût-il — fait « croyance » de ce « savoir » (ou aussi bien « savoir » de la « croyance »). C'est un aspect important de la chose religieuse, qui fait qu'elle est ceci et son contraire et qu'il est extrêmement dur d'en parler sans dire de sottise.

 

107. Une fois repéré cet aspect du religieux, il n'est pas difficile de le retrouver dans la chose laïque, dans le profane. On pourrait très bien imaginer à la place du prêtre de Boulle un militant révolutionnaire confronté à une situation révolutionnaire.

Il n'est qu'à regarder sincèrement en soi pour découvrir la quantité de choses dont on est « intellectuellement » convaincu et qu'on est « en réalité » incapable de croire.

Lorsque de telles convictions — auxquelles nous ne croyons pas réellement — se heurtent à la réalité, deux choses peuvent se produire : soit elles ne correspondent effectivement pas avec les faits, soit elles y correspondent. On pourrait croire que ce soit la non-correspondance avec les faits qui ébranle la foi. Pierre Boulle a raison : c'est la concordance qui nous méduse.

 

108. Quand j'étais enfant j'étais passionné d'astronomie. Je savais « reconnaître » la marche des étoiles 6. Une nuit à la montagne, j'ai vu le ciel étoilé, et j'ai vu que cela concordait bien avec les modèles astrophysiques que je connaissais. J'ai dû m'allonger sur le sol en attendant que le vertige me quitte et que mon pouls redevienne normal.

 

109. Un soir, un sympathique jeune homme m'aborde dans un bar et m'assure que Dieu me cherche. Je lui réponds qu'Il sait certainement où me trouver. Il en convient et conclut que c'est la raison pour laquelle Il l'a envoyé à moi.

Il m'invite à son Assemblée Pentecôtiste, où j'assiste au culte. Le Saint Esprit descend sur l'assemblée. C'est délirant mais pas théâtral : à l'extrême opposé d'une messe catholique. Ce n'est pas proprement un « rituel ». Ça s'arrête aussi simplement que ça commence, et que ça se déroule en fait.

On bavarde. Je vois bien que je les ennuie. On parle des mêmes écritures, mais pour moi elles sont datées et localisées. Pour eux, ça parle au présent. Nous ne sommes pourtant pas dans des univers différents, et nous n'avons pas de réels problèmes de langage. Ils ne doivent pas être fâchés que je m'en aille, même s'ils me disent poliment de revenir. Après tout, le jeune homme a fait la commission.

Dieu me cherchait-il ? m'a-t-Il envoyé ce jeune homme ? Et pour me dire quoi ? Que je ne savais pas lire ? Et eux, avaient-ils bien rencontré Jésus ? Le saint Esprit les habitait-il ? Pour moi cette question ne peut avoir qu'un sens dont je suis incapable de décider ; un sens qui renvoie à la nouvelle de Pierre Boulle.

 

Le premier décembre

110. La tragédie grecque témoigne bien de l'essence « familiale » du drame — familiale au sens mammifère. L'homme est un animal familial (un animal familier).

Il est aussi un animal social. Il est les deux. La fourmi, par exemple, n'est pas distinctement familiale et sociale — famille et société sont immédiatement pour elle la même chose. Les sociétés de mammifères sont des sociétés de familles — et de quelques oiseaux.

 

111. La société humaine est extrêmement plus complexe que celle des mammifères. Elle est à la fois mal délimitée et elle est schizée.

 

112. La société humaine est guerrière. (L'homme est un animal guerrier.) Elle a des ennemis extérieurs et intérieurs. Elle tend à jeter hors frontières les ennemis intérieurs et à absorber les ennemis extérieurs pour les assimiler.

Ainsi la société humaine n'est jamais entièrement une société humaine, et une seule. Une société humaine tend à être une nation, mais une nation n'est pas une entité stable et compréhensible en toute indépendance du jeu entre nations, et des contradictions qui la traversent.

 

113. En cela, les sociétés d'hommes, contrairement à celles des autres mammifères, sont moins réelles que virtuelles.

Elles sont plutôt civilisation, et culture : Assimilation par chaque homme réel de systèmes de représentation et de modalités opératoires qui lui permettent d'associer son travail. C'est cela la communauté virtuelle. Cela recouvre logique, esthétique et éthique.

 

114. Le caractère virtuel de la société humaine tend à théâtraliser son côté actuel. Le théâtre familial est essentiellement tragique ; le théâtre social est, lui, plutôt militaire. Le commerce, l'économie, est une forme latente de la guerre.

 

115. La nation — et, à travers elle, le droit et la politique — est la théâtralisation de la société virtuelle.

 

116. La psychologie moderne a fini par construire sa boutique sur le théâtre familial. Elle promet un happy end à la tragédie. Elle fait alors du théâtre social l'ultime réalité : la réalité à laquelle on ne peut que se soumettre.

La psychologie moderne se réduit au pur et simple oubli de la mort. La mort n'y est que mort de l'autre : deuil.

 

11h Terrail

117. Ce qui ne cesse de me frapper dans le dérèglement de l'esprit, c'est le passage à l'état de crise. Il y a un seuil, un seuil qualitatif, pourtant imperceptible.

La distinction de l'âme et de l'esprit : dérèglement de l'esprit, dérèglement des sens. On perçoit l'articulation : perception, conception.

 

118. On pourrait distinguer deux plans : celui du dérèglement et celui de la crise, qui est sa théâtralisation, sa dramatisation.

Le dérèglement, au fond, c'est le champ du transfert.

Pour la jeune fille que décrit Freud dans Psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine, le dérèglement se réduit à l'amour idéalisé que cette jeune fille porte à une femme plus âgée qu'elle. (Mais où y a-t-il là un dérèglement ? Il y a sans doute un jeu de transfert et de frustration d'objets symboliques, mais pourquoi n'idolâtrerait-elle pas cette femme ? Où pointer exactement un dérèglement ?) La crise intervient au moment où elle se jette d'un pont de chemin de fer et manque de se tuer.

Ce cas a la caractéristique d'être propre et net, si je puis dire, presque pas théâtralisé. En général, le passage d'un plan à l'autre, celui du jeu de transferts à la crise, passe par une sorte de « théâtre panique », qui est la caractéristique la plus saillante de la pathologie.

En fait, la folie, ce qu'on nomme « folie », n'est que cette théâtralisation. Remise à plat, il ne resta que les deux pôles, qui apparaissent épurés dans ce cas que décrit Freud. D'un côté, un « dérèglement », qui n'en est un en réalité qu'au regard de l'entourage, et de l'autre, une issue qui aurait pu être plus tragique.

En laissant toujours les choses à plat, qu'y a-t-il entre les deux ? Tout simplement une situation invivable. Même pas un choix cornélien : son impossibilité même.

 

119. Ici, plutôt que de se laisser prendre au spectacle, il serait bon d'interroger la fonction de l'entourage. Et d'abord, cet entourage ne se réduit pas à la somme des individus qui le constituent. En fait, chacun a une liberté très limitée dans son « rôle » d'entourage. Chacun n'est en réalité qu'un « personnage » du drame.

 

120. Dans ce cas que décrit Freud, on serait vite tenté de dire que c'est l'entourage qui provoque la crise, et, notamment, le père. Ce ne serait pas tout à fait faux, mais pas tout à fait juste non plus. Le père est lui-même « personnage du père », un personnage imaginaire si l'on veut, un personnage imaginaire en premier lieu pour la jeune fille qui provoque, dans tous les sens du terme, son rôle répressif.

Maintenant le véritable dérèglement se perçoit mieux : il n'est pas en réalité le comportement homosexuel, mais son simple affichage qui provoque sa condamnation. Cette prétendue homosexualité se réduit d'ailleurs à son seul affichage. La jeune fille « montre » une attirance homosexuelle, mais elle ne la « vit » pas. L'inverse n'aurait posé de problème à personne, quand bien même aurait-elle été malgré tout connue.

 

121. Entre l'homosexualité affichée, qui se réduit à son simple affichage, et le saut du pont de chemin de fer, il n'y a pour ainsi dire rien. Aussi n'est-il pas étonnant que la psychanalyse se révèle stérile du point de vue de l'efficacité, mais pas du point de vue de l'élucidation.

Ce qui dans ce cas se réduit à « rien », fait quasiment le « tout » de ce qu'on appelle « la folie ».

 

122. À supposer que la médecine mentale, l'institution psychiatrique, consiste à ramener ce « tout » de la folie à un « rien » similaire au cas de cette jeune homosexuelle, en quoi serait-on avancé ? Que va-t-on faire de ce « rien » ? va-t-on repartir pour un tour ? Sauter du pont, ou repartir dans la folie ?

 

123. Manifestement, on saute dans la folie pour ne pas sauter du pont (quand ce n'est l'inverse). On théâtralise l'irrémédiable.

 

Le 2 décembre

124. J'ai été enthousiasmé par la psychanalyse dès que je l'ai connue. Je n'avais que seize ans lorsqu'un livre de Jung m'est tombé entre les mains et j'en suis très vite passé à la lecture attentive de Freud. Passionné, et pourtant agacé : je n'ai jamais pu cesser de considérer ces relations inter-personelles sur lesquelles s'articule le travail de l'inconscient, comme éminemment ennuyeuses et stériles. (Je tente de dire au plus près de ce que je ressens.) 7

Ces matériaux de romans photo m'ont toujours assommé 8. Je ne doute pas qu'ils constituent dans le freudisme une structure toute superficielle, un simple support du fonctionnement réel de la pensée, mais cet écran passé, ce fonctionnement se trouve singulièrement désincarné. 9

C'est sans doute la raison de mon indulgence envers Jung, qui cherchait au moins une autre profondeur, si ce n'est une consistance, à cette superficialité.

 

125. Certes, mais il n'en demeure pas moins que ces matériaux apparaissent aussi souvent, sous le regard freudien, comme l'horizon ultime du réel. Je me demande si, au fond, dans l'esprit de Freud, l'issue ne se réduit pas à hausser le roman photo à une dignité tragique. Ce serait là tout le malentendu des guerres d'écoles de sa postérité. Les goûts du temps aurait penché plutôt pour une issue comique (à la Woody Allen). 10

 

Miramar, 17h

126. La critique que j'ébauche de ci de là de la théorie sexuelle de Freud ne me satisfait pas. Il est vrai d'abord que la notion même de sexualité est trompeuse. Elle assimile au moins deux choses distinctes : la dynamique érotique et la dynamique de la famille.

Il n'est pas moins vrai qu'à seulement formuler ceci, force est d'admettre que ces deux dynamiques communiquent. La théorie freudienne se situe précisément à l'articulation de ces deux dynamiques.

 

127. Je pourrais me dire, et c'est bien de moi, que je tends à nier comment on fait des enfants. Mais n'est-ce pas un peu trop évident justement, comment on fait des enfants ?

Les deux dynamiques se rejoignent, certes, mais ce n'est là qu'une histoire de mammifère ; elles n'en demeurent pas moins tout à fait distinctes. Nos pulsions érotiques sont tout à fait autonomes de nos désirs de progéniture, et réciproquement. (C'est encore ambigu ce que j'avance là.)

 

128. Rien ne nous autorise à prêter à la bête en rut un désir de se reproduire. On dit « instinct de reproduction », mais ça ne veut rien dire. Elle est en rut, c'est tout. Mâles et femelles se cherchent, c'est un fait. On ne peut ignorer cette quête du sexe opposé, ou du même aussi bien. Mais nulle part on ne peut pointer un signe quelconque d'une quête de progéniture. Il y a seulement effet de procréation, pas but.

 

129. On n'ose d'ailleurs parler de « désir », ou même de « pulsion », mais seulement d' « instinct ». On n'aurait jamais eu besoin d'une telle notion pour la copulation, et nul n'a d'ailleurs jamais parlé d' « instinct de copulation ».

L'un conduit à l'autre, y conduit causalement, non finalement. Pour le genre humain, la crainte d'un enfant est bien plus courante que son désir, au cours de la copulation. D'autre part, sans en exclure a priori toute possibilité, je ne crois pas qu'un désir d'enfantement soit propre à provoquer des excitations érotiques.

 

130. Mâles et femelles, du moins chez les animaux à sang chaud, peuvent bien différer dans les émotions que leur procure un nouveau-né. Sans doute est-ce même sur ce point que la différence sexuelle est la plus sensible dans le genre humain.

Ce qu'une femme éprouve en portant un enfant, en accouchant, en l'allaitant, ou seulement en l'imaginant, en le fantasmant... quel rapport, quelle proximité, quelle ressemblance cela peut-il avoir avec une excitation érotique ? C'est ce dont je ne peux préjuger. C'est en tout cas une question qui n'est pas concevable pour l'homme.

 

131. Est-ce que je n'irais pas ainsi à reculons vers une forme de freudisme inversé, remplaçant l'enfant, comme substitut du phallus, par le phallus comme substitut de l'enfant ? Et pourquoi pas ? Au « complexe de castration » de la petite fille, pourquoi ne s'opposerait pas un « complexe de stérilité » du petit garçon ?

Le petit garçon ne découvre-t-il pas à un moment donné qu'il ne pourra jamais enfanter ? Il voit ses sœurs avec leurs poupées et découvre qu'il y a là quelque chose qui n'est pas pour lui. Mais il a autre chose : le phallus comme substitut de ce que l'enfant est pour sa mère.

 

132. L'importance que nous donnons à notre phallus est troublante quand même. Si nous devions choisir, nous préférerions perdre n'importe quel organe plutôt que celui-ci, fût-il vital, et donc la vie avec. Et pourtant, à quoi me « sert-il » ? Ou plutôt, n'est-ce pas un peu moi qui « le sers » ?

 

133. Dans le fond, je suis prêt à reconnaître à Freud cette prédominance du phallus. Incontestablement, dans le vécu, la « castration » paraît plus forte que la « stérilité ».

 

134. Résumons-nous : l'enfantement on n'en a rien à cirer. C'est le rut qui nous intéresse. La procréation advient, et seulement advient. Le rut nous mobilise. (Je dis « nous » ici pour le règne animal.)

À partir de là seulement, il y aurait chez quelques espèces, notamment mammifères, mobilisation partielle sur l'enfant advenu, de la part de la femelle, ou du mâle et de la femelle, dans le prolongement, disons, de l'énergie libidinale.

 

135. La notion d'instinct est fondamentalement trompeuse ; elle supposerait un lit tout tracé au libre cours des pulsions, alors que c'est leur jeu, manifestement, qui le trace.

 

136. À ce propos je me souviens d'avoir été surpris, enfant, par ce que tentait de faire la chienne de ma sœur avec mon ours en peluche. (Surpris n'est pas le mot — irrité contre l'animal sans aucun doute, mais secondairement — plutôt intellectuellement stimulé.)

 

137. En fait voilà ce qui me passionnait quand j'ai découvert Freud : il m'entraînait au-delà de l'humain — vers « l'inhumain » si cher à Russell — par ce qu'il y avait en apparence de plus humain. (Et il m'agaçait, au contraire, en m'y retenant.)

Je redirai encore que toute la grandeur de l'homme est d'être capable d'atteindre à l'inhumain. (Les singes ne sont que simiens.)

 

138. Chez certains arthropodes, fourmis, abeilles... ce « prolongement » ne s'est pas concrétisé par des organes particuliers comme des mamelles, ou la poche des kangourous, mais par un troisième sexe, dit asexué quoique largement conçu comme féminisé, qui s'occupe des larves.

 

139. Lamarck était bien mieux inspiré que Darwin : La pulsion crée l'organe, pas la fonction.

 

Le 3 décembre

140. Chez les autres espèces, voire chez la nôtre, nous ne percevons pas ce qui pousse chacun à agir comme il le fait. — Est-ce que je le conçois mieux pour moi seul ? Je le conçois du moins différemment. Nul autre que moi ne peut éprouver ma faim, mon désir, ma douleur, mon plaisir, ma peur...

 

141. Je connais mon état, je connais ce qui me fait agir, en ce sens que je l'éprouve. En ce sens-là, je le connais comme je ne peux même pas imaginer le connaître pour qui ou quoi que ce soit d'autre. Et pourtant, il semble bien que, dans le sens où je peux entendre « connaître » à propos des états et des motivations d'un autre, je ne peux connaître les miens.

Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que « connaître », appliqué à l'autre, serait connaître quelque chose comme des « raisons ».

Et qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire quelque chose comme « je comprends 'x' en vertu de ce qui n'est pas 'x' ».

Nous sommes ici très proches de ce qu'est l'explication pour la science. J'explique la chute de la pomme en vertu de tout ce qui n'est ni la pomme ni sa chute : la gravitation, etc... Ainsi je m'explique les états et les comportements de quelqu'un en vertu de ce qui n'est proprement ni ses états, ni ses actes.

 

142. Il y a là deux approches inconciliables et irréductibles l'une à l'autre, mais qu'on tend irrésistiblement à concilier. Cela peut se dire : « chercher à se voir de l'extérieur » (ou, à l'inverse : « se mettre à la place d'un autre »).

 

143. Voilà qui rend bien clair le concept d'inconscient. L'inconscient est précisément ce qui résiste de cette tentative de se voir de l'extérieur, de se voir comme un autre. (Ne serait-il pas pour autant ambigu de dire « l'inconscient est le discours de l'autre » ?)

L'inconscient, c'est un peu la résistance irréductible à l'inversion de la formule cogito ergo sum en est ergo cogitat.

 

 

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