144. Entre la jouissance charnelle et le plaisir intellectuel, rien au fond ne m'intéresse beaucoup. Y aurait-il ailleurs de la réalité ?
145. Un repas « tient au ventre » ou pas, une toile « tient au mur », un raisonnement « tient » ou non, un projet « tient la route », un bateau « tient la mer », une construction « tient le coup »...
On peut aussi « tenir à... » : je tiens à ceci, à cela, je tiens à lui, je tiens à elle. Qu'est-ce à dire ?
Tenir ? On dit aussi « d'un seul tenant ».
« Tenir à la vie » J'avais écris il y a quatre ans que je préférais faire en sorte que « la vie tienne à moi ».
146. Avec l'âge, je me soucie de moins en moins des conséquences. Je fais ce que je dois, quoi qu'il en coûte. Je sais de mieux en mieux ce que je dois faire : où est mon « devoir ». J'y trouve solidité.
147. Ce que ça coûte. L'idée de coût, donc de valeur d'échange, a une consistance en mécanique : échange d'énergie. Alors elle rejoint le réel. Dans le « symbolique », dans l'économie, elle devient vulgaire.
Ce que je veux, je le veux ; mieux : je le dois. Qu'importe le prix. Sinon : qu'importe aussi le prix.
148. Créativité et folie, une histoire du jugement médical. Intéressante mise en perspective, sur un siècle et demi, du jugement psychiatrique.
Qu'est-ce au fond que la folie ? On n'a jamais su le dire.
149. Je verrais deux formes de folies (peut-être trois : avec ce qui échapperait à ma partition), ou plutôt que des « formes », une possibilité de classer en deux. Dans l'une, le « fou » vit des choses qui n'entrent pas dans l'ordre du dicible. Il tente de dire, mais n'a que des concepts non appropriés. Il vit des expériences mais ne les comprend pas. Elles sont hors modèle. S'il tente de rationaliser, c'est pour s'expliquer, se faire comprendre. Son expérience est revêche au langage, à la communication, à la rationalisation. Dans l'autre, la folie est immédiatement rationnelle. Elle paraît même s'articuler immédiatement sur des raisons. Elle naît rationnelle et sa rationalité incline irrésistiblement dans l'exorbitant.
150. Oui mais ça ne définit pas la folie, car tout humain est perpétuellement balancé entre ces deux tendances : celle de l'intuition indicible qui le fait dériver hors du formulable, et donc du formulable à soi-même et celui du délire d'interprétation. On peut même aller très loin dans de tels dérapages sans relever de la clinique.
Pour relever de la clinique, des tels glissements doivent s'insérer entre les deux pôles que je relevais dans le cas de la jeune homosexuelle analysée pas Freud : entre un vécu intenable et un acte aux conséquences dramatiques, comme se jeter d'un pont.
151. Tout ceci, pris ensemble ou séparément, ne permet de dégager aucun critère précis : aucun critère pour dire comment une situation intenable pourrait être définie comme « pathologique », comment le serait ou non un acte aux conséquences dramatiques, ou un délire d'interprétation, ou des intuitions indicibles ; ni davantage pour dire comment pourrait être pathologique leur articulation. Et pourtant...
152. Les actes du procès de Jeanne d'Arc sont très intéressants de ce point de vue. Diagnostiquerait-on la folie ? Tous ses propos, et j'en fus surpris, dénotent à mes yeux un esprit clair et solide.
153. Les délires (dé-lire) se divisent en délires d'interprétation et d'intuition. Il me semble qu'on ne sait plus bien faire cette distinction aujourd'hui. Qu'on ait qualifié Christian Guez de psychotique est énorme, et surtout pour conclure à l'évolution d'une psychose grave en névrose légère. 11
154.
Le vocabulaire des naturalistes possède les qualités de précision, de clarté, exigibles d'un langage scientifique. De tels éléments font, des observations naturalistes, de véritables documents cliniques susceptibles d'être réduits en observations médicales et de donner matière à une discussion diagnostique. Nous croyons pouvoir grouper ces qualités d'impartialité, de véracité de précision sous un même vocable et dénommer les naturalistes d'authentiques cliniciens ès lettres.
Voilà une remarque qui n'éveille pas en moi le jugement critique de F. Gros. Je suis bien d'accord, surtout en pensant à Flaubert et Maupassant.
Ce n'est pas ce que dit Ségalem de la littérature naturaliste qui est critiquable, et les écrivains naturalistes ne le contesteraient certainement pas, c'est plutôt le point de vue psychiatrique qui le devient à partir de tels travaux littéraires.
La psychiatrie ne détermine la pathologie qu'à partir et à travers le sujet malade. Flaubert, à travers ses héros, tels que ceux de Mme Bovary, Un Cœur pur ou Bouvard et Pécuchet, introduit ce qu'on pourrait appeler l'analyse clinique à l'échelle du fonctionnement social.
À mes yeux, c'est cela qui est saillant dans les citations qu'assène F. Gros : la psychiatrie isole le dysfonctionnement sur le sujet seul, le « fou », alors que ses symptômes se jouent sur une scène où il est loin d'être seul.
À mes yeux, Flaubert annonce déjà des travaux comme ceux de Gabel ou de l'IS.
155. Faire tomber le dérèglement tout entier sur la société ne me paraît pas pour autant justifiable. Au fond, les deux attitudes se renvoient l'une à l'autre. Elles sont également stériles.
À quoi cela m'avance-t-il de savoir que la société est malade ? Je remplace la difficulté de soigner un seul être par l'impossibilité de soigner la société.
156. Il est à remarquer qu'une telle idée de « médecine sociale », dans le sens où il s'agirait de « soigner la société », est sous-jacente au contenu de tout discours social, politique. Le discours social est toujours marqué de cette hypothèse : « la société n'a jamais tourné rond... À partir de dorénavant... » Voir la présentation de La Nature humaine de Hobbes. La notion même de « citoyen » revient à instituer l'individu en médecin de la société. Le simple et élémentaire bon sens met en garde face à une telle hypothèse.
157. Une voie plus juste consisterait à chercher des méthodes pratiques et efficaces permettant à chacun de se protéger de dysfonctionnements sociaux. De ce point de vue, Flaubert reste un précurseur.
158.
Chacun sait que la plume à la main, l'homme est en général plus ouvert plus confiant, plus expansif qu'en un récit, et qu'il confie au papier des choses qu'il ne dit point ; or l'aliéné n'échappe pas à cette loi commune et bien souvent, alors que l'interrogatoire, même le mieux conduit, n'a soulevé qu'un coin du voile qui cache ses aberrations psychiques, ses écrits les découvrent tout entières et mettent son âme à nu.
Voilà une remarque fort intéressante mêlée à une grossière erreur. « ... Ses écrits [...] mettent son âme à nu ». C'est là une sorte d'idée fixe de l'Occident Moderne : le langage dénude l'âme ; et l'on peut à juste titre la pousser à sa commutativité limite : l'âme est ce que dénude le langage.
On doit comprendre d'abord ce point limite, qui constitue une définition implicite (et seulement implicite) de l'âme, du psychisme, et comprendre ensuite en quoi elle est aberrante. Quand on a compris que le langage au contraire « voilerait » plutôt l'âme qu'il ne la « dénuderait », on peut mieux saisir le fond de justesse de la remarque de Régis : la plume donne à la pensée une plus grande consistance que la langue. Mais de cela, quiconque pose une opération parce qu'il échoue au calcul mental, n'en doute pas.
159. « La langue voile l'âme ». J'ai envie de jouer ici sur les différents sens de « voile ». On a d'abord « le voile » qui masque, mais qui peut en même temps rehausser, accuser la silhouette. On a aussi « la voile » : la langue « voile » l'âme dans le sens où elle lui fait gréage. Il y a enfin « le voile » dans le sens où l'on dit qu'une roue est « voilée. le langage gauchit, infléchit, la pensée.
La langue est masque de la pensée.
La langue est gréage de la pensée.
La langue est gauchissement de la pensée.
Frege dit qu'en passant à l'écrit, la voile carrée devient triangulaire (elle remonte le vent).
Que devient le voile qui masque, en passant à l'écrit ? Et le voile qui gauchit ?
160. Ce qui est critiquable dans la citation que fait Gros c'est l'idée de dévoilement où est en réalité un voilement. On lui opposera la très juste remarque d'Althusser quand il distingue la psychologie de la psychanalyse. La psychologie prend la conscience pour objet, qui lui échappe. La psychanalyse prend pour objet l'inconscient ; nommément, la résistance de la conscience. La conscience n'est saisissable, ne devient objet réel, que dans sa résistance.
La voile résiste au vent.
161. L'erreur, l'illusion, c'est croire dévoiler qu'en baissant la voile, on découvre le vent. En tombant la voile, on ne découvre rien rien dans la voile, rien derrière. C'est l'histoire de la peau de l'oignon : il n'y a rien sous la peau de l'oignon, si ce n'est d'autres peaux.
162. Aussi, au vingtième siècle, la psychiatrie s'attache plus à la forme de l'écriture qu'à ce qu'elle voilerait-dévoilerait.
« On retrouve là sans peine les études de Ballet : distinction du mot écrit (image visuelle graphique), du mot lu (image visuelle imprimée), du mot parlé (image motrice d'articulation), et du mot entendu (image sonore), altération différencié, avec effets spécifiques, de chaque image ou des connexions qui les relient. » (Gros, page 45, note 3).
163. On peut trouver gênant, dans son ouvrage, que Gros, mêle résolument des discours qui vont dans des sens opposés. Les uns tendent à identifier les créateurs à des fous, à définir la création comme morbide ; les autres, au contraire, à relativiser la folie à la lumière de la création. Ce n'est pas la même chose, c'est même le strict opposé.
D'abord, l'idée que l'artiste, le poète, soit plus ou moins « inspiré », soit « habité », pour ne pas dire « aliéné », n'est pas une thèse proprement psychiatrique, mais un lieu commun vivace. De là à dire qu'il est un fou en liberté, il n'y a qu'un pas.
Ceci est une chose et il en est une autre : parcourant les chefs-d'œuvre des arts et des lettres, force est d'admettre qu'on en a enfermé pour moins que ça.
Pour un psychologue et un médecin, l'œuvre de Pœ est intéressante à un double point de vue : elle reflète absolument l'état mental du poète et elle présente des descriptions véritablement scientifiques des phénomènes morbides par celui-là même qui les a éprouvés.
Le poète est, disons, à la fois le fou et le psychiatre. Voilà qui est en réalité surtout troublant pour le psychiatre, le vrai, et la psychiatrie. C'est une vivante critique de la psychiatrie qui ne sait concevoir et aborder le dérèglement mental qu'en l'aliénant, littéralement, en le faisant un complet alien du fonctionnement normal.
Ici, nature et fonction du poète rejoignent celles du psychanalyste, qui doit être à la fois analyste et analysé-analysant. Ce qu'écrit Petit de Pœ peut s'appliquer mot pour mot à Freud, par exemple.
Ceci implique la conclusion radicale que la folie n'est pas où on la cherche.
164. Schéma positif de la folie :
* 1 Choix impossible > * 2 "dé-lire" > * 3 passage à l'acte
L'individu pris dans cette chaîne devient l'objet d'un diagnostic psychiatrique. Ce diagnostic se focalise, et se limite, sur la phase 2. On a ainsi une classification des délires.
Ensuite, et c'est l'objet de l'ouvrage de Gros, on étend cette classification aux œuvres littéraires. Or cette extension se révèle consistante ; mieux, elle s'impose à l'esprit (on en a enfermé pour moins que ça).
À ce moment-là, on n'a de choix qu'entre deux conclusions : 1 - Créativité et folie sont de même nature, elles n'ont pas de frontière tangible ; la création est donc morbide. 2 - On découvre les mêmes caractères dans les œuvres littéraires que dans celles des fous, donc on les retrouve dans tout écrit où le sujet de l'énonciation s'implique. Ou encore : il n'y a que ceux qui n'écrivent pas, dont les textes ne recèlent pas de symptômes morbides.
Donc : là où la psychiatrie croit décrire la folie, elle ne décrit que l'esprit humain, le fonctionnement réel de l'esprit (CQFD). Elle loupe la cible.
165. En prétendant ranger sous le registre de la folie le fonctionnement réel de... la pensée, l'esprit, l'âme, le psychisme...?, la psychiatrie construit, ou du moins reproduit et accrédite une bizarre conception de... l'esprit, l'âme, le psychisme, la raison, la conscience...?
166. Par là je rejoins les questions éludées de mes vingt ans : celle de la « folie latente », du quotidien dérèglement, du dérèglement dans le quotidien, et toutes celles, embarrassantes, qu'elle draine.
167. La femme. Je parlais hier de la femme. Bien sûr, elle n'existe pas. La femme vient toujours me hanter sous la forme d'une femme particulière.
Je peux aussi me demander jusqu'à quel point cette femme particulière existe aussi, et moi aussi bien. Je veux dire que nous sommes chacun autant de couches d'identifications comme les peaux de l'oignon qui ne recouvrent rien.
Alors qu'est-ce qui existe ? Le monde, et mon corps, où viennent s'entrecroiser des faisceaux de sensations, et un second corps qui vient trianguliser cet être-au-monde et l'objectiver pour le coup.
168. Supposons les stades d'évolution controversés du psychisme infantile : narcissisme primitif, distinction entre ce qui est soi et ce qui n'est pas soi, distinction dans le « monde extérieur » entre l'autre sujet et la chose objective.
« Distinction dans le monde extérieur entre l'autre sujet et la chose objective. » Dit ainsi, il va de soi que, d'une telle distinction, nous n'en finissons jamais vraiment. Le freudisme en tout cas n'en sort pas. Il me semble étrangement flotter entre sujet et objet.
169. Pour le coup, il me semble qu'il n'y ait pas que la psychanalyse qui flotte : l'homme flotte. Tantôt on parle à des objets, croyant même qu'ils répondent, tantôt on prend ses semblables pour des choses inertes. (Observe seulement ce qui se passe quand nous parlons en face à face, quand je parle d'une chaire, quand je parle à la télévision.)
170. La notion d'objet n'est pas claire. Que pourrait être une sensation de soi qui ne soit en même temps sensation de quelque chose ? Même avant de naître, l'enfant dans l'utérus doit bien en être là.
L'autre étape consiste à distinguer l'autre, à partir d'objets partiels, comme autre complet et à part entière. Disons même à peu près semblable à soi. De cela, on n'en sort sans doute jamais.
Passer du sein à une représentation à peu près complète de la mère, on peut concevoir ce que ce peut être. Cela se fait très tôt certainement. Ce qui n'est pas moins certain, c'est qu'il est dur d'aller au-delà d'un simple « à peu près ». Il est évident que cet « à peu près » tient au moins autant à la représentation qu'on se fait de soi-même.
171. « Ce qui dépend de toi et ce qui ne dépend pas de toi », disait Epictète. Très bien. Ça devient quand même un peu inextricable si l'on s'y arrête. Les caprices de mon aimée, pas plus que la gravitation terrestre, ne dépendent de moi, et j'ai d'ailleurs assez de sagesse pour les aborder avec un égal stoïcisme. J'admets qu'Epictète soit de bon conseil ; malgré tout je ne peux confondre les deux.
172. Je suis narcissique. Je n'ai pas de mal à me reconnaître dans la description freudienne, qui correspond aussi à quelques descriptions qu'on fit de moi.
Le narcissique a besoin d'aimer, mais peu de l'être. Il n'a guère besoin que l'amour qu'il donne lui soit rendu. Il en tire un goût d'indépendance et donne aux autres une image de solidité. N'étant pas un « mendiant de l'amour », ses actes paraîtront guidés par l'équité, la vertu, le devoir, plus que par la passion. Ses passions, ses pulsions, sont ordonnées. Il paraîtra froid, insensible dans certains cas, dans d'autres, sa compassion et son abnégation surprendront. Le surmoi du narcissique est rarement négatif. Le narcissique n'en est pas pour autant indulgent avec lui-même ni envers les autres, mais son surmoi l'incite plus à se reprendre qu'à se culpabiliser.
Le narcissique serait donc plutôt séducteur et agréable à vivre, mais sa froideur et son indépendance peuvent frustrer. Il est insaisissable, il glisse entre les doigts. L'anaclitique a au contraire besoin d'être aimé. Il n'existe que par et pour l'amour de l'autre. On pourrait croire que le narcissique et l'anaclitique soient faits l'un pour l'autre ; pas plus que le sadique et le masochiste.
173. Voyons les choses un peu autrement. Le caractère saillant du narcissique n'est-il pas d'être particulièrement sensible au monde objectif ? Le terme de « narcissisme » est trompeur en ceci que le narcissique est moins capté par sa propre image que par le monde concret. (Le terme « anaclitique » est aussi trompeur si l'on connaît le Grec.) De ce fait bien sûr, il néglige les autres. À vrai dire il ne s'intéresse pas plus à lui-même qu'aux autres. Plutôt ne s'intéresse-t-il pas à lui-même en tant que « moi » parmi les autres mais en tant qu'âme sentante dans un monde sensible, esprit concevant dans un monde intelligible. C'est aussi bien d'ailleurs ainsi qu'il aimera. Aussi est-il plus à l'aise avec les problèmes concrets qu'avec les complications psychologiques.
174. L'anaclitique tend au contraire à oublier le monde. Il est habile à jouer avec ses semblables et à se jouer d'eux. Pour lui le monde se réduit aux autres ; les choses concrètes ne sont que des objets « transitionnels ». Pour lui, le narcissique n'est qu'un dadais immature, et pour le narcissique il n'est qu'un velléitaire caractériel. Chacun est incapable de concevoir ce que recherche l'autre : l'un poursuit des ombres, celles d'objets transitionnels ; l'autre, des fantômes, ceux des personnages imaginaires de ses transferts. Russell et Sartre sont des cas typiques des deux extrêmes. On se demande si Sartre à jamais su qu'il habitait une planète en rotation autour du soleil. On se demande si Russell s'est aperçu qu'il était entouré d'êtres semblables à lui, et s'il pouvait seulement concevoir ce que signifiait « semblable à lui ».
175. Je renvoie les deux types dos à dos, mais ne les mets pas pour autant sur un pied d'égalité. Ce qui pour l'un n'est que des ombres est bien réel, est la réalité même ; ce qui pour l'autre n'est que fantômes est bien produit de l'imagination.
L'un est dans le réel, l'autre dans l'imaginaire. Certes l'un est réellement un dadais immature autant que l'autre est réellement un velléitaire caractériel. Néanmoins le premier tient le bon bout pour percevoir en quoi tout cela est réel, a des effets et des conséquences réels.
Ceci dit, le velléitaire caractériel vit aussi réellement, et se montre tout aussi capable, ou incapable selon de quel point de vue on se place, de mener une vie aussi réelle que le dadais. Rien n'autorise quiconque à dire que l'un ou l'autre devrait changer. Il est probable d'ailleurs que ça ne modifierait pas grand chose à la souffrance, à la vieillesse et à la mort.
176. Pour Lacan, le phallus est symbolique 12. Non. Si je suis Lacan, sa propre construction s'effondre. Il manque un noyau de réalité pour donner à cet objet symbolique une telle puissance.
Le pénis, qui lui est bien réel pour Lacan, ou n'est pas, n'attend pas la puberté pour cesser d'être une excroissance de chair inerte. Il n'est pas un organe insensible attendant le stade phallique pour manifester sa sensitivité, si ce n'est son érectilité. Lacan ne pouvait l'ignorer. Tout ne tient donc pas à ce que le petit garçon sache qu'il a un pénis, mais qu'il le sente. Or il ne le sent pas à un stade donné. Il le sent et il le sent réagir. (Il peut bien cependant y avoir un stade où il sache qu'il sente.)
Le petit garçon se découvre un organe qui en principe ne lui sert qu'à « faire pipi ». En réalité, il ne sert à rien, si ce n'est qu'il est un organe érogène qui est le seul organe externe dont les réactions échappent au contrôle de sa volonté.
Les mouvements phalliques sont involontaires, et pourtant liés aux sensations et aux émotions. Il en est d'ailleurs de même des mouvements vaginaux. Comment ne pas comprendre ce qu'il y a là de massif et de déterminant ? Proprement, le phallus nous est étranger pour ce qui relève de la volonté, mais pas du tout étranger, au contraire, pour ce qui relève des sensations les plus intimes.
177. On dira qu'une émotion est « sexuelle » en ce qu'elle excite un organe sexuel. Mais rien dans cette émotion, si ce n'est l'effet sur cet organe, n'est à priori sexuel. Quand, entrant dans l'eau froide, pénis et testicules rétrécissent et durcissent, rien n'est fondamentalement sexuel.
Et d'ailleurs, les réactions phalliques ne se limitent pas à l'érection. Il peut y avoir contraction et durcissement, durcissement sans contraction, contraction sans durcissement, durcissement avec extension, durcissement sans extension, extension sans durcissement. On aurait tort de croire que seule l'érection soit sensible, et même jouissive.
178. Face au danger à l'agression, il est notable que le pénis et les testicules durcissent, mais il n'y a pas d'érection ; ce qui serait dangereux pour l'organe en cas de choc.
Si l'on est trop surpris, ou effrayé, il y a contraction mais non durcissement, ce qui peut entraîner le relâchement de la vessie. Le passage de l'agression à la peur provoque le même résultat. Pour celui qui n'a pas peur et dont les testicules restent durs, l'expression populaire dit « il a des couilles ».
Il doit bien se passer des phénomènes similaires chez la femme.
Il est vrai que chez nombre d'animaux, les mâles sont plus agressifs que les femelles. On peut même y discerner une certaine jouissance de la violence : une jouissance qui est sans doute plus provocatrice de violence qu'elle n'en est un produit.
179. Les statuts grecques représentent toujours des sexes énormes en érection, ou minuscules et tendus. Je pense que dans une société accoutumée à la nudité chacun devait savoir que lorsqu'un homme a son sexe dans cet état il n'est pas bon de le contrarier.
180. La médecine mentale n'a jamais su cerner son objet. Elle ne sait dire ce qu'elle soigne ; elle ne l'a jamais su. Elle ne sait davantage définir ce qu'elle vise, le but qu'elle poursuit. Elle vise en principe la « normalité » mais elle ne sait pas plus définir cette normalité.
La normalité, elle tiendrait à un certain nombre de coutumes et de comportements, une façon de vivre, de sentir et de penser. On la dessine en flou artistique. On parvient à s'en faire quand même une idée suffisamment nette pour qu'il devienne visible que cette normalité est morbide.
181. La vie normale est morbide. On peut s'en tenir à ce constat, qui finit par soulever plus de questions qu'il n'en résout.
Et d'abord, cette « vie normale », est-ce bien la vie que la plupart des gens vivent ? Plutôt un cadre à la vie, un vague scénario sur lequel la vie s'improvise. Un vague plan sans consistance, qu'on ne peut dire suivi qu'à n'y pas regarder de trop près.
182. Les sciences humaines, la politique et le droit (l'ordre inverse serait plus historique) ont une curieuse conception de la vie normale. Elle paraît prendre un sens quand on l'oppose à une « anormalité » ; mais toute anormalité à son tour ne se définit que par rapport à une normalité.
183. Cette vie normale, à supposer qu'elle soit viable, on devrait déjà, pour la vivre, lui ôter toute importance, toute signification, tout intérêt. C'est ce que paraissent faire tous les gens « normaux » qu'on dit « normaux » parce que leur vie n'éveille pas la curiosité, ni pour eux, ni pour d'autres, d'y regarder de plus près. Nous ne prenons pas cette vie normale au sérieux, nous réservons notre sérieux à ce qui en vaut davantage la peine.
Je serais tenté d'en poser l'hypothèse : le malade mental serait celui qui a mal à sa « vie normale », et ne peut donc la reléguer dans l'insignifiance qu'elle mérite. Il a mal à ses rapports affectifs, mal à son statut social, mal à son activité professionnelle, à sa situation de famille... L'hypothèse est intéressante, mais tourne en rond : prend-il au sérieux parce qu'il a mal, ou a-t-il mal parce qu'il prend au sérieux ? Où le cercle se brise-t-il ?
Ce qu'on peut dire, c'est que les appareils médicaux et sociaux ne prennent pas la bonne voie pour le briser. Ils sont morbides.